ESPACES DE CULTURES ,ANTHROPOLOGIE,PHILOSOPHIE,VOYAGES...
SUIVEURS DE PISTES,DE SAISONS ,LEVEURS DE CAMPEMENTS DANS LE PETIT VENT DE L'AUBE ; Ô CHERCHEURS DE POINTS D'EAU SUR L'ECORCE DU MONDE. Ô CHERCHEURS,Ô TROUVEURS DE RAISONS POUR S'EN ALLER AILLEURS"...
SAINT JOHN PERSE .ANABASE.
Conférence-débat organisée par les associations nantaises LE MUVACAN et CASA AFRICA
Le mardi 5 Mai à 18 H
dans le Forum de l'Espace International COSMOPOLIS,
18 rue Scribe (passage Graslin derrière le Théâtre)
Entrée gratuite
Bien souvent perçue, à tort ou à raison, comme un pouvoir délibéré d'attenter de façon motivée ou non à la vie d'autrui, la notion de sorcellerie soulève superstitions, angoisses et laisse parfois perplexe. Mais au-delà de cette réalité, que recouvre-t-elle? Que traduit-elle? Quelle lecture peut-on en faire?
Modérateur Jacques Barrier, Président du MUVACAN (muvacan.org)
Penser la sorcellerie dans le monde africain par Alfred Romuald Gambou, Président de Casa Africa, chercheur associé au laboratoire du CREN, Département des Sciences de l'Education, Université de Nantes
La sorcellerie en Afrique mais aussi ailleurs... en France.? par Yvan Etiembre, philosophe; il anime le site "Regard éloigné" et a réalisé une conférence qui a eu un grand succès lors de l'exposition récente du MUVACAN "les arts de guérir en Afrique traditionnelle". Cette conférence le 10 décembre 2014 traitait la guérison dans le système de pensée vaudou.
UNESCO / TABLE RONDE – « De l'esclavage aux discriminations contemporaines : une généalogie du racisme »
L'UNESCO a organisé le 19 mars dernier à Paris, une table ronde sur le thème : « De l'esclavage aux discriminations contemporaines : une généalogie du racisme ». Différents spécialistes ont débattu de la question à l'occasion de la Journée internationale de commémoration des victimes de l'esclavage et de la traite transatlantique. Compte-rendu d'une de ces rencontres d'échanges et de débats.
Dominique Sewane lors de sa conférence.
Dominique Sewane, Chaire de l'UNESCO « Rayonnement de la pensée africaine – préservation du patrimoine culturel africain », à l'Université de Lomé a été l'une des intervenantes à la table ronde de l'UNESCO. Et son intervention a conduit le modérateur, Ali Moussa Iye, Chef, Histoire et mémoire pour le dialogue à l'UNESCO de lui poser trois questions :
1. Comment la préservation et la promotion des héritages culturels participent –elles à la lutte contre le racisme et les discriminations ?
2. Quels types d'héritages contribuent le mieux au renforcement de l'estime de soi au combat contre les effets du racisme ?
3. En s'appuyant sur votre recherche, quelle politique, stratégie ou programme d'éducation faudrait-il mettre en place pour s'attaquer à la croyance encore persistante d'une inégalité des cultures ?
Dominique Sewane : Vastes questions. Saurai-je y répondre dans l'intervalle des sept minutes qui me sont imparties ?
On ne parle bien que de ce que l'on connaît. Je répondrai à ces questions en rappelant la leçon de sagesse et de tolérance que m'ont donnée les Batammariba lorsqu'ils m'ont accueillie sur leur territoire, le Koutammakou, qui s'étend parmi les monts et la vallée de l'Atakora, au nord du Bénin et du Togo. Une leçon que je me donne pour mission de transmettre à travers mon enseignement et mes écrits.
Quand je suis arrivée dans l'un de leurs villages – il y a bien longtemps déjà – je me suis vite aperçue qu'en tant que Blanche, ils me considéraient comme la descendante des ennemis que leurs aïeux avaient combattu au début du siècle précédent. Allemands puis Français : pour eux, pas de différence. Ces Blancs les avaient poursuivis avec une rare violence. Que peuvent des flèches, même lancées par des braves, contre des fusils ? Ces Blancs tentaient de contraindre – difficilement - à travailler sur les plantations du sud des hommes qui ont toujours abhorré l'esclavage, et s'en sont défendus. Ils préféraient se faire tuer, plutôt qu'être asservis. Les Batammariba, qui ne portaient alors pour tout vêtement que leurs parures de guerriers, les confortaient dans le bien-fondé de théories aberrantes, qui font sourire aujourd'hui, selon lesquelles l'humanité serait divisée en races distinctes, les Noirs se trouvant au bas de l'échelle de l'évolution.
« La nudité a-t-elle jamais empêché un être humain de réfléchir et de créer ? » remarque à juste titre Maître Pierre André Netter, célèbre avocat.
Au début, je logeais dans une case à l'écart, objet d'une indifférence polie qui dissimulait mépris et ressentiment larvé. Tout a changé lorsque j'ai rejoint une famille dans l'une de ces splendides takienta de terre, habitat traditionnel des Batammariba, partageant les repas servis sur la terrasse. D'autres Occidentaux vivaient alentour, aucun avec eux. Par la suite, les chefs religieux m'ont autorisée à assister aux grandes cérémonies initiatiques et de deuil, sans faire beaucoup de commentaires. Les Batammariba usent avec modération de la parole. Ils aiment à se taire et méditer. Implicitement, ils m'ont demandé d'être leur porte-parole auprès des miens, c'est à dire leurs anciens ennemis. A ma troisième mission, un jeune homme scolarisé m'a révélé la raison de ce retournement. « Au temps de mes grands parents, me dit-il, au plus fort de leurs combats contre les Blancs qu'ils fuyaient en se réfugiant dans les grottes de la montagne, un vieillard leur disait ceci : « Un jour, les Blancs mangeront à notre calebasse ! » On le prenait pour un fou. Quand tu es venue chez nous, nous avons vu qu'il disait vrai ». Les Africains ici présents savent ce que représente le partage d'un repas : une alliance. Les ennemis d'hier deviennent des amis. Non que les horreurs et humiliations du passé soient pardonnées ou oubliées, mais les Maîtres du savoir tammariba ont la sagesse de penser aux générations futures. Le malheur doit un jour s'arrêter pour que leurs enfants puissent aller de l'avant et construire leur avenir.
Touchés par le fait que les Blancs, en mon nom, aient fait un pas vers eux, ils ont voulu montrer à leur représentante ce qu'ils ont de plus sacré : leurs cérémonies. Je crois n'avoir pas trahi leur confiance. Sur l'une des images, vous voyez le docteur N'Baah Santy, formé en Ukraine, remettre au Professeur Jean Malaurie les armes emblématiques de son village pour le remercier d'avoir fait reconnaître la profondeur de la pensée de son peuple en publiant mon livre, « le Souffle du mort », dans la collection Terre Humaine qu'il dirige et a fondée chez Plon.
La leçon donnée par les Batammariba le fut aussi par Homère. On se rappelle qu'à la fin de l'Illiade, au plus fort de la guerre de Troie, Priam partage un repas avec Achille qui vient de tuer son fils Hector, traînant le corps mutilé à son char. Achille lui-même est devenu fou de rage après avoir perdu son cher ami Patrocle. Le soir, assis autour d'une table, ils se taisent. Peu à peu, la fureur du combat, la haine et le mépris de l'un envers l'autre, laissent place à la tristesse. « Ils observent l'un de ces silences absolus où s'engouffrent le fracas de la guerre, les vociférations des hommes et des dieux et le grondement du Cosmos », écrit Rachel Bespaloff[1]. « Le devenir de l'univers est suspendu à cet impalpable qui ne dure qu'un instant et demeure ».
Et Homère tient ces surprenants propos : « Priam regarde Achille et le trouve beau. Achille, lui aussi, découvre la beauté et la grandeur de Priam, qu'il vient d'humilier… Achille prend la main du vieux, doucement l'écarte, et lui dit : « Laissons dormir nos douleurs dans nos âmes, quels que soient nos chagrins».
« Tous les hommes vivent dans le chagrin, l'égalité fondamentale des humains n'a point d'autre fondement » ajoute Rachel Bespaloff.
Africains et Occidentaux sont aujourd'hui devenus des alliés. Ils s'estiment réciproquement, sans que les uns ni les autres n'oublient un passé d'horreur. Ils oeuvrent ensemble. Le fait que des Africains – des Togolais – aient nommé une Blanche, Française, descendante de leurs ennemis, Responsable de la Chaire Unesco « Rayonnement de la pensée africaine – Préservation du patrimoine culturel africain », est un honneur qui me touche toujours aussi profondément.
Je voudrais terminer par cette réflexion d'Alfred Koestler :
« Depuis l'aube de la conscience humaine, l'homme a du vivre dans la perspective de sa mort en tant qu'individu. Depuis qu'elle a hérité de la puissance du noyau atomique, l'humanité doit vivre dans la perspective de sa mort en tant qu'espèce. Elle est devenu un trait permanent de la condition humaine. Point d'autre alternative qu'essayer de faire taire nos haines et vivre ensemble… ou périr tous ensemble. »
L'extraordinaire leçon de sagesse reçue des Batammariba comporte en filigrane les réponses à vos questions, Monsieur Ali Moussa Iye.
[1] Rachel Bespaloff De l'Iliade, ed. Alia, Paris.
Source : UNESCO
COMMENTAIRES Le 17 avril 2015, Marcus Boni Teiga a dit :
Les Natemba ont la même perception des choses. Cette phrase est d'une étonnante vérité: « Les Batammariba usent avec modération de la parole. Ils aiment à se taire et méditer ». Il en est de même de: « Non que les horreurs et humiliations du passé soient pardonnées ou oubliées, mais les Maîtres du savoir tammariba ont la sagesse de penser aux générations futures. Le malheur doit un jour s'arrêter pour que leurs enfants puissent aller de l'avant et construire leur avenir. » C'est d'ailleurs pour cela que dans le cadre du Centenaire de la guerre de résistance de Kaba contre la colonisation française (1914-1917) au Bénin, il est prévu un rituel pour dire à nos ancêtres: nous ne sommes plus des ennemis mais des alliés avec les Français. C'est la fameuse cérémonie pour se dédire. Pour totalement libérer les générations futures des serments faits en temps de guerre.
Une fois la situation posée - série des malheurs, échec de la science légitime, médiation d'un «annonciateur», appel parfois résigné à un guérisseur - la lutte à mort peut alors débuter. La victime va tout d'abord chercher à nommer l'agresseur pour sortir de son isolement et va donc consulter un devin ou désorceleur(les deux fonctions peuvent être distinctes).La divination reste bien indirecte : le leveur de sorts pratique une sorte de technique d'anamnèse, amenant le client à se remémorer les rancœurs, querelles, suspicions à l'égard de voisins ou d'autres membres de la famille .Un nom (ou plusieurs) vont finir par sortir, quoiqu'il seront toujours désignés indirectement dans les récits
L a guerre sorcellaire qui débute suppose un tiers le désorceleur, étranger au village dont on suppute l'addition des dons, du savoir-faire rituel, de l'expérience. Si la force est suffisante et le rituel approprié (dont l'origine se perd dans la nuit des temps, ainsi que certains livres mentionnés mais que personne n'a vu- faire frire des clous dans une poêle, percer d'aiguilles un cœur de mouton),la force du sorcier est affaiblie et le malheurs éliminé. Mais le jeteurs de sorts, qui se sent menacé à son tour par le malheur fait l'opération inverse et fait appel à un autre désenvouteur : s'engage alors une crise de sorcellerie, une vendetta illimitée dans le temps, une lutte à mort, selon ces règles.Ce qui frappa l'ethnologue c'est la violence d 'une situation où seule la mort du sorcier, de la victime, des désenvouteurs semble être la solution et mettant en jeu tout un flux de forces énergétiques .S'il faut éviter le contact ,le toucher -ne jamais serrer la main du présumé sorcier. c'est que celui-ci est censé affaiblir la force vitale de la victime ,une force vitale qui lui permet d'entretenir son exploitation à laquelle le sorcier s'en prend en s'en prenant au chef de famille. Le sorcier est donc suspecté de vouloir s'enrichir aux dépens de sa proie.
L'attaque de sorcellerie définit un champ de forces à l'œuvre. La crise de sorcellerie mettrait en évidence l'existence d'un monde de forces invisibles concomitant du monde visible ; les deux formant l'environnement de tout homme,un environnement apparent social, économique biologie et un monde ontologique « secret » celui du malheur. Les accidents, les maladies, les échecs seraient les effets matériels d'une cause efficiente (la malveillance d'autrui) qui les aurait provoqués dans l'invisible. La sorcellerie rejette la culpabilité à l'extérieur de chacun qui ne serait finalement cause de rien.
La force vitale fait exister chacun . L'auteur met l'accent sur le fait que la « force » d'un exploitant, est investie dans les limites de sa famille et de son exploitation et sert à les maintenir florissantes . C'est la surface cadastrée, celle de l'ordre symbolique, qui dit aux autres tout ce qu'est l'agriculteur. De même, c'est la propriété immobilière qui indique le rang social du commerçant dans sa rue, son quartier ou sa ville. On est dans le registre des médiations symboliques ordinaires : travailler, produire, se reproduire, échanger. Le nom de l'exploitant définit donc un espace vital légitime ; il n'y aurait ici aucune magie, mais un « potentiel bioéconomique » du propriétaire. Il se composerait de ses savoirs et savoir-faire qui assurent la survie économique et sociale de la famille ; de sa capacité de production (force de travail, outils de production) et de sa capacité de reproduction tant humaine qu'animale ou végétale. Autrement dit, il s'agit de tout ce qui, par les sorts, sera justement sujet à la maladie, la mort, la stérilité et la détérioration. Si le propriétaire désire s'agrandir il le fera par les voies ordinaires et légales, les circuits de l'échange.
Le sorcier (mais aussi le désenvouteur, lui-même étranger au village et à la normalité) c'est l'altérité, l'anormalité, en ce sens qu'il incarnerait une force magique parce qu'excédentaire de tout lieu, une force nomade en quelque sorte,(c'est pourquoi on ne nomme pas d'entrée t le sorcier). Celui-ci n'aurait pas de domaine propre, au sens où sa force est toujours excédentaire et qu'il cherche à investir, poussé par elle, d'autres territoires. Il faudra une autre force excédentaire, celle du désenvouteur, pour éventuellement rétablir l'équilibre ou anéantir la première dans une lutte à mort. On comprend alors le processus de reconnaissance du « sorcier » .puisque sa force ne pourrait se maintenir dans les limites d'un Topos, elle devient manifeste par ses « débordements » quotidiens, la jalousie, l'avidité, la haine, tous signes qu'on peut, si on les cherche, détecter chez les voisins ou même à l'intérieur de la famille en quête d'héritage par exemple. On peut dire, en suivant Jeanne Favret-Saada, qu'une force est magique parce qu'elle n'est plus contrôlable par les devoirs, les prescriptions et les interdictions inclus dans le système des noms qui ordonne la vie sociale d'un lieu.
Pour se protéger, l'ensorcelé interpose le désorceleur entre lui et son agresseur. Or, pour que celui-ci accepte de remplir le rôle d'isolant entre les deux, il faut qu'il soit lui aussi doté d'une force magique sinon supérieure du moins égale à celle de l'ensorceleur. Le désorceleur est sans doute censée respecter les règles sociales en cours mais il reste suspect et ambivalent justement par la possession de ce surplus de force-aussi est-il lui-même étranger au village ou même à la région.Son activité de magicien est connue de ses seuls clients, car il est toujours menacé d'inculpation pour escroquerie ou pour exercice illégal de la médecine. Assez souvent, il conserve d'ailleurs une profession pour la façade, dans l'agriculture ou l'artisanat. Chaque désorceleur a ses propres méthodes de désenvoûtement, ses propres façons de faire et de parler qu'il a rodées au cours d'années de pratique solitaire, en s'inspirant à la fois de l'enseignement de son initiateur et d'un petit nombre de « livres » qui sont tombés entre ses mains.
Dans une crise de sorcellerie, son travail consiste en principe à « rabattre le sort sur le sorcier », c'est-à-dire à pratiquer un rituel. Par exemple, le désorceleur, en présence de la famille ensorcelée et d'elle seule, fait bouillir un cœur de bœuf, y plante mille épingles, défie le sorcier désigné, et paraît soutenir une lutte féroce avec lui. Mais finalement ce rituel (résidu et survivance culturelle ?) n'a guère d'importance, seul compte le fait que le désenvouteur ait la « force ». Quoiqu'il en soit, ce combat rituel produirait un effet réel instantané sur le sorcier désigné, pourtant absent de la ferme où opère le magicien : le sorcier se tord de souffrance comme s'il était victime de piqûres ou de brûlures ; et cette réaction violente qu'il enregistre dans son corps est le prélude à une série de malheurs incompréhensibles, répétés, comparables en nature et en gravité à ceux que connurent les ensorcelés, Lesquels récupèrent la totalité de leur potentiel productif-reproductif : santé, fécondité des bêtes, fertilité des terres. Mais comme on l'a vu, le présumé sorcier devenu victime peut alors faire appel, lui aussi, à un autre magicien dans une lutte à mort illimitée.
« Quand une ferme et ses habitants connaissent une crise grave, l'une des réponses possibles est la sorcellerie. Il est communément admis (du moins en privé, car en public on le désavoue) d'invoquer les « sorts » pour expliquer une catégorie particulière de malheurs, ceux qui se répètent sans raison dans une exploitation : les bêtes et les gens deviennent stériles, tombent malades ou meurent, les vaches avortent ou tarissent, les végétaux pourrissent ou sèchent, les bâtiments brûlent ou s'effondrent, les machines se détraquent, les ventes ratent... Les fermiers ont beau recourir aux spécialistes — médecin, vétérinaire, mécanicien... —, ceux-ci déclarent n'y rien comprendre.
Tous ces malheurs sont considérés comme une perte de «force» pour le chef d'exploitation et de famille. C'est à lui seul que s'adresse l'annonce rituelle de l'état d'ensorcellement - « N'y en aurait-il pas, par hasard, qui te voudraient du mal?» —, c'est lui seul qu'on dit ensorcelé, même s'il ne souffre personnellement de rien. Vaches, betteraves, tracteurs, enfants, porcheries, épouses et jardins ne sont jamais atteints pour eux-mêmes, mais pour leurrelation au chef d'exploitation et de famille, parce que ce sont ses cultures, ses bêtes, ses machines, sa famille. Bref, ses possessions. En principe, l'ensorcellement l'affecte d'abord comme un sujet de droit (le titulaire des capacités propres à un possesseur) et seulement par voie de conséquence comme un sujet psychologique (une personne privée avec ses particularités biographiques, son stock de traumas et de conflits intrapsychiques).
D'un fermier dont l'exploitation est frappée de malheurs répétés, on suppose qu'«un sorcier lui "rattire" sa force». (Selon toute probabilité, personne, dans le Bocage, ne jette de sorts, ce qui n'empêche pas certains d'en recevoir.) Le sorcier est, lui aussi, un chef d'exploitation / chef de famille : proche mais non parent de l'ensorcelé, il est censé vouloir capter la «force» normale ou vitale de celui-ci, c'est-à-dire sa capacité de production, de reproduction et de survie. Le sorcier est pourvu d'une « force anormale », toujours maléfique, qu'il est censé exercer en pratiquant des rituels précis, ou bien en utilisant les canaux ordinaires de la communication, le regard, la parole et le toucher. La « force anormale» du sorcier, pompant la «force» normale de sa victime, constitue les deux exploitations en vases communicants : à mesure que l'une se remplit de richesses, de santé et de vie, l'autre se vide jusqu'à la ruine ou la mort.
Tout contact avec le sorcier - mais aussi bien avec sa famille - provoquant des ravages, l'ensorcelé n'a d'autre solution que de solliciter l'intervention d'un magicien professionnel, le «désorceleur», lui aussi pourvu d'une « force anormale », bénéfique pour son client et maléfique pour les agresseurs de celui-ci. Son activité de magicien est connue de ses seuls clients, car il est toujours menacé d'inculpation pour escroquerie ou pour exercice illégal de la médecine. Assez souvent, il conserve d'ailleurs une profession pour la façade, dans l'agriculture ou l'artisanat. Chaque désorceleur a ses propres méthodes de désenvoûtement, ses propres façons de faire et de parler qu'il a rodées au cours d'années de pratique solitaire, en s'inspirant à la fois de l'enseignement de son initiateur et d'un petit nombre de «livres» qui sont tombés entre ses mains. Quand il est requis par des fermiers pris dans des malheurs répétés, le désorceleur mobilise sa «force» à l'occasion d'un rituel spectaculaire qui a pour objectif d'annuler celle du sorcier, tout en permettant à l'ensorcelé de récupérer son potentiel bioéconomique : santé, fécondité des bêtes, fertilité des terres... C'est du moins ce qui se passe en principe. Mais on verra que notre travail sur les matériaux que j'avais rapportés du terrain nous a conduites, Josée Contreras et moi, à qualifier l'action du désorceleur comme une thérapie du collectif familial des exploitants d'une ferme. » J.Favret Saada. Désorceler. eds de l'olivier.
« En désignant comme magique la force du sorcier ou du désorceleur, je me conformais d'ailleurs à un usage courant dans les sciences humaines : ethnographes et folkloristes invoquent cette notion chaque fois qu'ils entendent caractériser une force qui serait distincte de celles qui opèrent dans la nature ou dans le champ de la physique, des forces empiriquement repérables et mesurables. Mais ce n'est là, on en conviendra, qu'une définition négative et qui renvoie l'indigène à son altérité, épargnant ainsi à l'ethnographe tout questionnement sur la nature et le mode d'action de cette force « magique » : qu'il existe une telle force, c'est un Zandé qui le dit, commente en substance l'ethnographe; c'est seulement un Zandé qui parle, mais vous et moi sommes bien d'accord sur le fait que cette notion est fondamentalement absurde.
L'objet de mon livre est, tout au contraire, de prendre la force magique au sérieux, sans qu'il me suffise de la désigner comme une erreur de logique ou comme la croyance de l'autre . Si donc j'ai fait usage de cette expression jusqu'ici, c'était de façon provisoire et pour marquer la place de ce qu'il fallait élucider. J'en ai d'ailleurs, comme tout un chacun, donné une définition négative qui tienne compte des particularités de la pensée bocagère : dire qu'il existe des êtres pourvus de force magique, c'est leur supposer la capacité d'accroître leur ni par aucune des médiations juridico-économiques ordinaires. Mais je n'en ai pas été plus éclairée pour autant. Au surplus, il me paraît qu'il est temps de me demander pourquoi les Bocains n'éprouvent nul besoin de distinguer deux genres de forces et n'utilisent qu'un seul terme — celui de « force » — pour désigner ce qui fait circuler et ce qui circule, dans une crise de sorcellerie. Peut-être, tout de même, est-il possible de parvenir à un exposé de leur système de représentations qui fasse droit à leur choix lexical… »… J.Favret-Saada. Les Mots, Les Sorts, La Mort. Gallimard
A cette question laissée en suspens, J.Favret-Saada répondra quelques années plus tard par la publication d'un ouvrage Désorceler,reprenant les matériaux d'une dizaine d'articles écrits de 1981 à 1987, dont certains en collaboration avec Josée Contreras. Elle va se situer d'un tout autre point de vue, en s'attachant à la personne du désorceleur, au sein d'une anthropologie des thérapies. Dans les Mots, Les Sorts.., seule comptait l'efficacité pratique, du « praticien » le « faire » sans aucune justification théorique. « ça y fait ou pas! » l'auteur s'aperçoit vite que celui-ci mettait ait en œuvre bien plus que les maigres rituels ,conduisant en fait les victimes dans ce qu'elle considère comme une véritable thérapie collective, dispositif très complexe existant bien avant le rituel proprement dit. Mais pour le comprendre cet élément de dramaturgie là encore, il faudrait « être pris », y participer parce qu'il ne peut être observé. Dans celui-ci jouaient par exemple, des discours tenus à la victime ,deux types de discours oraux qu'elle nomme « exemplaires » et « incitatifs ».le premier montrait la redoutable efficacité de la sorcellerie et la kiriade de malheurs qu'elle engendrerait si l'on en restait là , le second serait une invitation , en énumérant les succès, à entreprendre une cure de désorcèlement, et donc cesser d'occuper la place de victimes.
Un des paradoxes de l'étude vient donc du fait que l'anthropologue ,lors de son travail de terrain, avait pu s'informer en étant considérée comme « prise »,ensorcelée, par ses interlocuteurs et adressée à une désenvouteuse et cartomancienne ,madame Flora dont elle avait pu ainsi suivre le travail pendant deux ans .Madame Flora étant impotente, désorcelait à domicile en utilisant la divination par les tarots.
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Une séance, d'environ deux heure (d'un coût équivalent à peu près à 6 euros actuels) réunissait madame Flora et les époux victimes, souvent accompagnée des enfants.Les ensorcelés se présentaient comme des innocents accablés de malheurs répétés et incompréhensibles avec une question lancinante : pourquoi moi ? Pourquoi moi qui suis honnête et bon chrétien, ne m'arrive-t-il que du mal ? C'est de ce contact avec le mal, un mal toujours subi, qu'ils demandaient au désorceleur de les isoler.
Le tirage des cartes (le très réaliste tarot de Mlle Lenormand du 19è) était moins une prédiction habituelle de l'avenir, qu'un jeu de langage sur le bien et le mal et une identification des problèmes de la vie quotidienne. La fin de la séance prescrivait des rituels que les consultants devait accomplir chez eux, faits d'une multitude de petites tâches (parmi lesquelles réaliser des sachets en toile rouge et les garnir avec des ingrédients spécifiques ou encore disposer sous le lit des planchettes hérissées de clous) mais le caractère hétéroclite importait moins que le fait de retrouver de l'initiative.
Pendant la séance, l'incitation était « énergétique » : madame Flora ne cessait pas de tirer des cartes catastrophes qui ne manqueraient pas de se produire si les consultants ne quittaient pas leur place de victimes. Ceci joint à un discours ambigu dont elle laissait les consultants extraire le sens .Tirant, par exemple, la « veuve noire » elle sous entendait que la femme était en fait plus forte que le mari et quelle serait bientôt veuve (si celui-ci ne réagissait pas.). Le mari semblait en effet, tout en se reconnaissant impuissant, « y croire » moins que sa femme d'où la nécessité de guérir celle-ci en premier.
« La seule chose qui intéresse la voyante, dans cette débauche de signes et de dessins, ce sont les sujets. Et encore, pas tous. Sur les 156 que comporte le jeu, elle en commente un tiers environ : ceux-là seuls qui montrent la mort, la dévoration, l'empoisonnement, l'enlèvement, la guerre (que se font des héros de la mythologie grecque), un prodige - bref, ceux qui sont aptes à nourrir son inspiration sur la haine, la violence, la « force » et la mort du sorcier... Bien sûr, le sens qu'elle donne à ces images n'a strictement aucun rapport avec celui que leur assigne l'inventrice supposée du jeu ; et, de la mythologie grecque, Madame Flora ne retient que son expression plastique, interprétée au pied de la lettre (une action violente, un prodige...).
A partir de ces images, la désorceleuse se livre à des proférations inspirées auxquelles les consultants résistent rarement. Même les plus obstinés à maintenir une certaine distance craquent devant une figure rhétorique particulièrement bien envoyée et se mettent à réclamer la mort ou des tortures sans fin pour leur sorcier. Il leur est impossible de se défendre contre l'accumulation de preuves visuelles et auditives de ce qu'ils sont menacés : menacés d'être enfoncés comme les murailles de Troie par ce « cheval emballé qui renverse tout sur son passage » ; fusillés comme ce héros devant le peloton d'exécution. Ces images passent aussi vite que des flashes publicitaires et la voix tendue de Madame Flora les complète, les déforme, les charge de significations nouvelles qui n'annulent pas les anciennes (les menaces n'ont jamais besoin d'être cohérentes pour porter). La superposition de ces flashes et de ces métaphores ne peut manquer de susciter chez le consultant un désordre d'images archaïques. Un être inconnu de lui, qui a rompu avec la civilité et la mesure, se met alors à parler de vengeance sans merci et de mort atroce.
Comme on peut le supposer, cette partie de la séance succombe régulièrement à l'amnésie, car elle a entraîné les clients très loin dans l'acceptation (qui n'est pas pour autant la reconnaissance) de leurs vœux de mort. » J.Favret Saada. Désorceler. eds de l'olivier.
Ce qui frappe l'auteur c'est le changement d'état d'esprit des consultants : de victimes abattues par le « sort » et le malheur inconnu et menaçant, ils deviennent malgré les mauvaises cartes, ceux qui y voient clair désormais » « on sait où on en est »et y retrouvent déjà de l'énergie. C'est donc du déminage du terrain anxiogène qu'il s'agit dans la « cure » et c'est la question de la « force » qui va être au cœur de celle-ci , un dispositif que J.Favret Saada nomme « l'embrayeur de violence ». Il s'agit de les amener, sans qu'ils en soient pleinement conscients (la notion d'affects non représentés), à souhaiter à leur tour la souffrance et la mort du sorcier présenté par les cartes comme un dangereux prédateur,(d'où l'importance du caractère réaliste du jeu de tarots.). Comme on l'a vu, le sorcier est celui est censé posséder un surplus de force manifeste, chez lui, par la haine, la violence de la jalousie, l'agressivité. Il s'agit donc de susciter les mêmes sentiments chez les victimes leur faisant ainsi quitter leur place dans le système . Comme ils sont le plus souvent incapables de rapports de force, la consultation s'étend aux démêlés administratifs ; le but de madame Flora étant, chaque fois, de les munir de réponses détaillées à des situations possibles et capables de remporter des victoires « symboliques » qu'ils raconteront à leur prochaine séance. Comme le dit l'auteur, les consultants n'y « voient que du feu » parce que la voyante se présente comme n'y étant pour rien, simple porte-parole du jeu et du destin.
« Pour faire passer ces messages, Madame Flora met en œuvre toute une batterie de moyens rhétoriques et dramatiques, dont on livrera un bref échantillon.
La désorceleuse peut retourner une carte noire et ne pas la commenter mais pousser un cri d'horreur : «Aaah ! » Puis, le visage de plus en plus soucieux, elle laisse passer trois cartes noires en gardant le silence. À la cinquième, elle lâche entre ses dents : « Eh oui ! » Que la sixième ou la septième soit une dame de carreau, et la désorceleuse l'abat d'un geste sec. Elle saisit sa canne, en frappe un grand coup sur la table et profère, très vite et en augmentant la force du son : « Oh la féline, la sale voisine, la salope, la dame de carreau : elle vous en veut à mort ! » (Expression consacrée qui signifie : « C'est elle, votre sorcière.») Madame Flora ramasse alors les cartes précédentes, les abat une à une : «Tenez : y a bien eu un fléau dans votre maison ! », «Voyez comme c'est raffiné!», «C'est p'têt' pas elle qui l'a fait (jeter le sort), mais elle l'a fait faire ! », «Et voilà la femme infernale que vous avez derrière vot' dos ! »…
…« Ainsi, être assis devant le tapis vert, c'est entendre Madame Flora exprimer sans relâche les informations données par «le jeu», à la façon d'un reporter de radio couvrant un match de football : comme lui, la désorceleuse s'emploie à représenter ce qu'elle voit et entend à l'intention de ceux qui ne voient ni n'entendent.
Par définition, les cartes ont la capacité de figurer tout objet de l'univers des consultants : des êtres humains, des animaux, des végétaux, des machines ; mais aussi des pensées ou des actes; des événements passés, présents ou à venir; des événements réels, possibles ou simplement imaginés. Être assis devant le tapis vert, c'est donc aussi s'exposer à ce que soient mis en contact des registres qu'ordinairement l'on maintient isolés les uns des autres: une carte surgit, qui a trait à la réalité quotidienne la plus banale, immédiatement suivie de telles autres qui se rapportent à de l'imaginaire (au sens large). Entre moi et autrui, entre mes actes et mes pensées, entre mes pensées et celles de l'autre, entre celles que j'ai eues et celles que j'aurais pu avoir, entre l'accident que je n'ai pas eu la semaine dernière (niais dont Madame Flora me déroule le film au ralenti) et le vêlage difficile que j'ai réussi hier, il n'y a que l'intervalle d'une carte. C'est évidemment la désorceleuse qui attribue telle carte à tel objet de mon univers, qui décide que cet as de pique suivi de ce neuf de cœur parlent de ma mort imminente, voulue par le sorcier mais heureusement écartée par mes protections magiques. Dans un autre contexte, Madame Flora aurait décidé que ces deux mêmes cartes parlent de la jalousie que provoque chez mon voisin ma splendide récolte de betteraves… » J.Favret Saada. Désorceler.
Seraient donc à l'œuvre dans les pratiques de désenvoutement une « thérapie sans le savoir », une cure qu'elle concède « inférieure » ou « institution de rattrapage », (idée qui scandalisa pourtant fortement l'orthodoxie psychanalytique par le rapprochement avec la « cure). Une thérapie donc qui s'adresserait aux « ratés de l'ordre symbolique ». Pour expliciter cette idée, J.Favret Saada s'appuie sur ce qu'elle nomme l'opacité à soi propre à l'être humain, le tragique, comme l'avaient vu les Grecs; un être capable de communication autre que verbale, non-intentionnelle et involontaire , capable de mettre en jeu des « affects non représentés », par exemple de se leurrer sur lui-même et sa situation en accusant le voisin, là où il s'agirait en fait de haine de famille. Ainsi l'auteur insiste-t-elle sur le rôle thérapeutique ,en dehors de ce qu'elle dit, de la voix même de madame Flora qui « prend » le consultant dès l'arrivée, et ne le lâche plus une seule seconde : elle couvre tous les registres imaginables (le drame, la familiarité, la tendresse, la férocité...), mais surtout, elle passe de l'un à l'autre avec une souplesse sans pareille, et sans jamais laisser le consultant abandonné à lui-même…. »
« Le discours sorcellaire, dans chacun de ses éléments, affirme l'efficacité réelle des actes métaphoriques : les locuteurs la jugent si redoutable qu'ils évitent de désigner les agents sorcellaires ; elle excède à ce point les bornes du pensable que les attributs ontologiques et les actions des détenteurs de force sont dépourvus de définition, sinon négative ; un certain genre de récits, exemplaires, est affecté à la mise en scène de cette efficacité sous sa forme la plus impressionnante ; même les récits consacrés à ses ratages ne peuvent manquer de s'y référer comme à l'unique modèle possible.
Puisqu'elle est posée de façon ferme et constante par tous les locuteurs dans toutes les circonstances où ils se sentent libres de parler des sorts, on peut dire que cette affirmation de l'efficacité réelle du rituel constitue la théorie du désorcèlement, ou sa « croyance », ce à quoi il faut adhérer pour se proclamer désorceleur ou pour demander un désorcèlement. Or cette théorie, qui paraît suffire aux besoins des « croyants », ne permet pas de comprendre quoi que ce soit au désorcèlement. En particulier, comment les malheurs répétés, apparus dans un camp, déménagent dans l'autre. »…
… « Les thérapies par la parole, issues des milieux lettrés, assoient leur crédibilité sur un corpus théorique gigantesque et sur un raffinement conceptuel considérable, que les praticiens ont à accroître, et avec lesquels ils devront se familiariser leur vie entière, lisant quantité d'ouvrages, participant à des conférences, des séminaires et des groupes de travail. Seuls ces professionnels produisent, dans sa quasi-totalité, le discours autorisé sur la thérapie. Les patients n'ont d'autre choix que de l'assimiler et de le proférer comme s'ils étaient eux-mêmes thérapeutes ou, mieux, en le devenant. »
« Dans le Bocage, savoir sur le désorcèlement et savoir-faire rituel sont absolument dissociés. Les désorceleurs se forment sur le tas, au contact d'un ancien, qui leur a reconnu le « don » et leur « passe le secret » avant de se retirer. Ils ne cherchent pas à augmenter leur savoir de quelque façon que ce soit : « à chacun son secret», se plaisent-ils à répéter. Le désorceleur ne possédant en propre qu'un «secret» (un savoir-faire rituel) et une certaine quantité de «force» (un certain pouvoir-faire), aucun de ces attributs ne lui donne la maîtrise d'un corps de doctrine qui serait, par principe, inaccessible à ses clients, ni à un type d'expérience qui leur serait incommunicable. Car les ensorcelés l'entendent de leurs oreilles faire le récit de ses combats magiques passés, analogue en tout point aux récits qu'eux-mêmes connaissent et colportent au sujet d'autres désorceleurs; ils le voient de leurs yeux mettre en œuvre sa «force» au moment du rituel. Pour être crédible, le désorceleur compte sur la seule efficacité de l'acte rituel : dès que « ça y a fait», tout est dit….
. L'énoncé portant sur la sorcellerie (« chez nous, on s'ensorcelle entre voisins») n'est accompagné d'aucun commentaire sur le caractère spécialement problématique de la relation de voisinage1. Hors du contexte de la sorcellerie, les propos relatifs au dysfonctionnement social ne mentionnent pas non plus cette relation comme problématique. À vrai dire, ils ont pour thème exclusif les «haines de famille», c'est-à-dire les conflits entre successeurs potentiels d'un exploitant (les frères et parfois les maris des sœurs), qui s'aggravent dès que cette succession est enjeu : quand on décide qui sera le «reprenant», quand on fixe le montant de la dot et des donations d'installation, quand on partage l'héritage….. »
« Ces mécaniciens de l'organisation sociale qu'étaient les anthropologues britanniques considéraient la sorcellerie comme une erreur qui ne pourrait s'empêcher de signaler une vérité - une relation sociale. Or le cas du Bocage montre que, au cas même où l'on considérerait la sorcellerie comme une erreur, celle-ci ne signale en tout cas qu'un leurre : les Bocains accusent leurs « voisins » pour éviter leurs « haines de famille ». Peut-être alors convient-il de rompre une fois pour toutes avec la problématique du vrai et du faux, et de considérer le désorcèlement bocain comme une institution de rattrapage: un dispositif destiné à aider certains sujets - les chefs d'exploitation et de famille - à franchir un passage devant lequel ils ont échoué, un passage que la plupart franchissent sans difficulté car les autorisations légales et culturelles de le faire, les méthodes d'inculcation des normes et les rites de passage les y acheminent sans encombre. Peut-être aussi convient-il de penser toutes les thérapies - « sauvages » et européennes, rurales et urbaines, -, quelles que soient les justifications qu'elles affichent, dans la catégorie générale des institutions de rattrapage…. J.Favret Saada. Désorceler.
Une partie de l'iconographie dont "le Marteleur de Rate" ,ci-dessus est de Gaston Vuillard , ethnographe et journaliste au TOUR DU MONDE ; spécialisé dans le dessin de presse, surtout entre 1893 et 1996, jusqu'à l'utilisation de la photographie.
Il s'intéressa particulièrement aux sorciers et guérisseur du Limousin et de Corrèze.
« La magie est de tous les temps. Depuis les débuts de l'humanité, elle suit les pas des hommes sur tous les continents. A l'ombre des religions, en leur sein parfois, plus souvent encore en vive concurrence avec elles, elle transporte une part du sacré, du transcendant, de ce qui dépasse l'être mortel, pour lui parler du surnaturel et pour lui laisser la certitude, l'espoir ou l'illusion de pouvoir agir efficacement sur le monde invisible. Véhicule d'une quête éminemment humaine de sécurité, elle s'intègre aisément à certains systèmes sociaux ou politiques, dont elle peut même constituer l'ossature, ou bien au contraire elle entre brutalement en conflit avec les autorités qui redoutent son influence sur leurs sujets.
Chercher sa trace dans le passé n'est pas faire preuve de simple curiosité érudite mais tenter de découvrir les véritables soubassements de la pensée occidentale. Les croyances magiques et les pratiques de sorcellerie ont en effet constamment accompagné les penseurs autant que les gens du peuple avant les triomphes de la raison cartésienne et des Lumières au XVIIIe siècle. L'évolution proprement intellectuelle ne suffit pourtant pas à expliquer de telles ruptures. Elles furent facilitées par l'affermissement des Etats modernes et des Eglises, producteurs de sécurités nouvelles visant à s'établir comme des monopoles, refoulant les traditions surnaturelles qualifiées de « superstitions ». A l'aube du XXIe siècle, celles-ci n'ont d'ailleurs pas totalement disparu de l'Europe technicienne et rationaliste, malgré les fulgurants progrès de la science contemporaine. Elles reviennent même actuellement en force sous de multiples formes : astrologie, pratiques de guérison, rituels d'envoûtement et de désenvoûtement, activités de certaines sectes, messes noires, diabolisme secrètement pratiqué au cœur des plus grandes villes, etc. Comme si la fin du XXe siècle annonçait en ces domaines d'étonnants, de puissants retours du refoulé. Comme si la magie se chargeait de raconter à nos contemporains des choses importantes sur eux-mêmes, que leurs ancêtres rationalistes avaient voulu se cacher.
…Plutôt que de simples survivances magiques, il vaut mieux parler de mutations, d'adaptations, de réorientations. Si le diable peu à peu a déserté l'imaginaire des intellectuels et des artistes, s'il s'est apprivoisé au XIXe siècle comme l'explique Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, la magie, le spiritisme ou les sortilèges ont continué à exercer leur fascination aussi bien sur nombre de penseurs que sur les gens du peuple. Les ethnologues partis à la rencontre des gens ordinaires, , ont pu repérer le fonctionnement toujours actueld'un système de croyances qui explique le monde réel. Ceux qui l'utilisent estiment qu'il fournit des règles utiles, voire indispensables, pour conduire leur vie sociale.
Sans doute de tels phénomènes expliquent-ils que les ruraux déracinés de l'ère industrielle aient légué aux citadins une certaine nostalgie de cette méthode de compréhension du monde ? Surannée, passéiste aux yeux des savants positivistes, elle n'en hante pas moins ce que l'on peut nommer, faute de mieux, la conscience collective de nos contemporains. L'universalité de la magie a certes disparu, suite à la longue crise déclenchée par les bûchers de sorcellerie. Le magisme continue pourtant à s'insinuer dans la vie actuelle, chacun pouvant se situer à son gré le long d'une échelle de valeurs allant de l'adhésion totale au refus ou au doute rationaliste le plus ferme. Aux divers étages se placent des phénomènes de croyance, des attitudes actives, des participations à des cérémonies, des adhésions à des sectes. Il n'est pas certain que la foi religieuse classique ou encore le scientisme puissent suffire à permettre de faire la part des choses, c'est-à-dire à distinguer « celui qui y croit » de « celui qui n'y croit pas ». Robert Muchembled .Magie Et Sorcellerie D'hier et d'Aujourd'hui. Armand Colin
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Etymologiquement, la sorcellerie signifierait le fait de jeter des sorts et c'est déjà toute une histoire : le latin sortis ne signifiait d'abord que le tirage aux sorts, et donc, par extension, la consultation des oracles (une réponse à l'aléatoire de l'existence).L'antiquité y voit une pratique magique mais distinguait pourtant magie blanche et magie noire (Médée, Circé), destinées à agir par des moyens « surnaturels »sur la nature elle-même. C'est cette magie que le christianisme devait déclarer « impure » puis satanique ouvrant la voie idéologique à la persécution. Celle-ci fut pourtant le fait plutôt des états et des tribunaux laïcs, traquant les formes de marginalité sous le couvert de démonologie de même que celui des élites(le clergé, les juges ou même les « humanistes ») combattant les formes de cultures populaires.
« Le sorcier c'était donc l'autre » d'un point de vue religieux (paganisme populaire, hérésie) comme politique et social (mise au pas des particularismes locaux domination masculine).
Si la sorcellerie en Europe est marquée ainsi par la répression massive de la chasse aux sorcières du XVe au XVIIe siècles, son histoire ne s'arrête pas là .Les Lumières puis le positivisme et l'évolutionnisme du XIXe mirent fin sans doute à la persécution mais pour rejeter le phénomène dans les ténèbres de la « mentalité primitive » dévolue aux sociétés qu'on était en train de coloniser ou à une survivance dans les campagnes, signe, pensait un certain rationalisme militant, de l'arriération et de la crédulité du monde paysan. Dans les deux cas le progrès de la raison, de l'éducation, les sciences et les techniques devaient mettre fin aux « croyances archaïques »et apporter la civilisation
Il est douteux pourtant d'affirmer que la sorcellerie soit un phénomène purement rural .Il y eut historiquement des procès et une répression « urbaine ».Surtout, notre monde contemporain majoritairement urbanisé et technicisé voit fleurir toute une économie occultiste- pour la seule France autour de 40000 voyants et le même nombre de « sorciers-guérisseurs dont plus de mille dans la capitale sans compter l'importation, sans vrai rapport avec les systèmes de pensées originaux, de chamans et autres marabouts. La presse enfle la rumeur du phénomène en le comparant aux 50000 médecins ou 30000 religieux et le discute désormais comme choix individuel d'existence parmi d'autres croyances et donc comme acquis de civilisation, censés fournir une réponse aux pertes de repères contemporains.
Quant au progrès des moyens techniques et de la communication il n'est pas une entrave, bien au contraire : l'Internet permet ainsi, comme chacun peut le constater, la diffusion massive de stages chamaniques, la prolifération de sectes sataniques, la consultation en direct des runes et des recettes de désenvoutement. La sorcellerie loin de disparaitre connaitrait, parmi d'autres formes d'ésotérisme un regain de vitalité dans un monde pourtant rationalisé et technocratisé.
« Pour orienter la vie, il n'existe plus de repères de longue durée. Aujourd'hui où l'économique exerce un ascendant absolu, c'est « le calcul » par lequel chacun négocie pratiquement au jour le jour sa situation socioprofessionnelle, qui fait office de jalon acceptable. Réfèrent dangereusement instable, car ces négociations « sur tous les fronts » doivent toujours être en chantier sous peine de voir l'être concerné perdre sens et identité sociale. Mais dans le même temps, elles deviennent le plus sûr moyen de réduire les incertitudes engendrées par la mobilité des repères sociaux et symboliques. Il faut sans cesse ajouter des expériences inédites, des stages, des découvertes guidées, des apprentissages et des formations qui sont « des plus » pour renforcer par l'originalité la position permanente de négociateur aussi bien dans la vie professionnelle, familiale que dans les loisirs. Pourtant, ces négociations n'ont de chances d'entrer dans l'addition que si elles s'affichent dans une dimension inédite : c'est-à-dire avec un caractère propre à induire le mouvement du changement. Car, dans la société moderne de productivisme libéral et de consommation effrénée, la nouveauté est devenue une valeur marchande mais hautement volatile puisqu'elle s'épuise dans le moment même de son utilisation. D'où le besoin constant de nouveauté que l'on peut percevoir dans la succession accélérée des modes.
Dans ce contexte, les pratiques ésotériques ou para-psychologiques deviennent alors des faits de changement non plus extraordinaires, mais tout à fait équivalentes à des pratiques appartenant à d'autres domaines du social. Par exemple, elles sont tout à fait comparables aux pratiques sportives dites « de l'extrême » qui se vendent comme autant de découvertes authentiques du corps et donc de soi. « La glisse sur glacier » renouvelle la géographie de la montagne et la profession de guide, tout comme la pratique de l'astrologie, par exemple, renouvelle le paysage de la ville et bouleverse le savoir du praticien : chaque fois, c'est une émotion vraie qui est revendiquée et transformée en une vérité pleinement vécue. Elles entrent aussitôt sur le marché de la consommation et dans ce que Georges Balandier appelle « la représentation comptable de la vie personnelle ».André Julliard. Le Malheur Des Sorts. Sorcellerie D'aujourd'hui En France .
La sorcellerie relèverait ainsi d'un « je sais bien mais quand même » dont le sens ne pourrait s'éclairer d' un Grand Partage doublé d'un rejet simple entre « eux et nous ». L'autre de la raison, au lieu d'être l'apanage désigné de populations ou de sexe, serait décidément en chacun de nous selon un processus qu'il resterait à expliquer .Une phénoménologie, au cœur de la croyance, est possible désormais depuis les travaux de l'anthropologue J. Favret-Saada.
La violence et le refus de l'autre, la vengeance ou la mort sont justement à la base de ses travaux : après avoir enseigné la philosophie à l'université d'Alger et déjà étudié les révoltes paysannes ou la vendetta, J. Favret-Saada quitte l'université de Nanterre pour se tourner vers le bocage mayennais et normand(le domfrontais) et la sorcellerie paysanne. Elle va publier en 1977 un livre qui fera date, les Mots, les Sorts, la Mort: « On ne peut étudier la sorcellerie, sans accepter d'être inclus dans les situations où elle se manifeste et dans le discours qui l'exprime ». Elle va donc faire scandale dans les milieux de l'anthropologie en traçant le modèle de l'ethnologie participante (l'ethnologue doit être « affecté ») puis dans ceux de la psychanalyse, par la publication de ses carnets de terrain (Corps Pour Corps 1981) puisDésorceler ,où elle entreprend une analyse de l'ethnologie des thérapies rapprochant cure analytique et désorcèlement .Sa thématique de l'accusation la conduira en 1990 à étudier celle de blasphème portée contre Salman Rushdie qu'elle rapproche de celle portée contre les sorciers ; Puis à entreprendre une analyse historique de 'hostilité ancestrale des églises chrétiennes avers les juifs ,Le Christianisme Et Ses Juifs .
« Les tenants de l'idéologie positiviste des Lumières (à laquelle l'ethnologie cotisait) constituent la campagne française et sa sorcellerie en canton de l'irrationnel. « Nous », c'est-à-dire « la science », sommes censés être guéris de cette sale maladie. Dans ce passage, je rappelle que l'expérience de l'irrationnel est notre lot à tous, et qu'on ferait mieux d'éviter de parler d'« irrationnel ». Celui qui l'emploie pour qualifier la conduite d'autrui (celle d'un ensorcelé, d'un amoureux ou d'un militant politique) dit juste qu'elle est déraisonnable, que l'acteur en question résiste à une conception scientifique de la causalité. Je préfère donc parler d'une « expérience » de la sorcellerie, de la politique ou de l'amour. Une expérience où entre, en effet, de l'affectif non représenté, comme dans toute expérience humaine.
Je suis entrée en thérapie au moment où j'allais partir sur le terrain en Mayenne. J'ai trouvé dans l'expérience, les écrits, et le milieu analytiques un appui que mes collègues ethnologues me refusaient. Ma position sur le terrain et ce qu'elle impliquait : la dépossession et la perte de maîtrise de soi, l'acceptation du désir inconnu de l'autre, la reconnaissance d'une opacité constitutive de la communication humaine - tout cela était banal pour des analystes, insupportable pour des ethnologues. Mais leur soutien s'est arrêté là : quand j'ai commencé à dire que le désorcèlement était une « thérapie », je n'ai rencontré que fermeture dans les milieux analytiques. De même, quand, dans « Être affecté », j'ai parlé des « affects non représentés », et de leur fonction essentielle dans la cure. C'était une hérésie théorique (le freudisme n'admettant d'autre registre que celui de la représentation) et une trahison professionnelle (cela rapprochait la cure analytique de l'hypnose). »J.Favret-Saada. Entretiens
De la sorcellerie des campagnes, il était question non seulement dans les études de folklore, mais, à l'époque, dans les journaux régionaux, qui s'étendaient avec ironie sur de sombres affaires de charlatans guérisseurs et magiciens (la fameuse Dame Blanche), poursuivis pour exercice illégal de la médecine. Mais cela existait-il encore, et comment aborder un tel sujet, en dehors des approches, sensationnelles, accusatrices ou discriminantes ? Sujet qui va sembler d'ailleurs se dérober à l'enquête, en premier lieu, ou être sans contenu réel. J. Favret-Saada refuse d'entrée trois sources habituelles qu'elle dénonce, les « folkloristes », les psychiatres et les journalistes. Leurs écrits ne contiendraient que des informations de seconde main, et rejetteraient la sorcellerie du côté des croyances absurdes, du délire paranoïaque, de l'arriération culturelle ou de la naïveté. Comment, de plus, construire une recherche alors que les premiers concernés, les paysans, semblent d'ailleurs adhérer parfaitement à ces discours en renvoyant l'éventuel questionneur aux anciens temps ou à la malhonnêteté de charlatans exploitant la crédulité. Lorsqu'ils vont finalement se confier à l'anthropologue ce sera pour rester dans le registre du « je sais bien mais quand même, sorte de double pensée qu'on retrouve dans bien d'autres systèmes
J'y croyais pas,j' y croyais pas tellement encore, me dit -elle... [Ce n'est pourtant pas qu'elle puisse être dite croire davantage à présent. Mais son récit, comme tout récit de sorcellerie, pose inévitablement la question de savoir C0mment on peut à la fois n'y croire nullement et y croire tout à fait] ... J'y croyais pas tellement encore, mais j'ai dit à l'homme de Quelaines(un désorceleur important mais étranger à la région) Vous savez qui c'est?
— Oui, je sais qui que c'est. C'est à Chailland.
— Si on vous pose des questions, vous allez nous dire qui c'est? demande Marie, qui précise à mon intention : « J'ai eu tort de poser cette question, j'aurais voulu ne jamais savoir. »
•— Pourquoi donc?
— Parce que je trouve ça idiot, de savoir, c'est complètement con. Je passe, mais je vous assure que... » (Soit : je ne vais pas vous les nommer, ces sorciers, parce que les sorts, ce sont des stupidités; mais je ne puis éviter d'y penser quand je rencontre ceux qui ont été nommés ce soir-là.) L'ethnographe risque un nom, à tout hasard : celui de Pottier, un petit-cousin de Suzanne Fourmond, comme elle originaire de Villepail et venu occuper une ferme à Chailland; Pottier, le principal animateur de la cabale contre les Fourmond et d'ailleurs son bénéficiaire évident, puisqu'il est devenu maire de Chailland après la mort de son parent.
« Oui, dit Marie, bien sûr, que Pottier était dedans [c'est-à-dire dans la liste des sorciers]. Mais il y en avait plusieurs. Je vous assure qu'on ne les compte pas avec les doigts d'une seule main : il y avait le maire [donc, Pottier], nos propres voisins et des gens du bourg. »
Marie est vivement intriguée par l'énigme de ce procès divinatoire : comment est-il pensable qu'un humain sache ce qu'il ne connaît pas? « L'homme de Quelaines, il ne les connaissait même pas [ceux qui ont été mis sur la liste des sorciers], il ne les avait jamais vus: comment savait-il que c'étaient eux [les sorciers]? C'est ça qui m'a étonnée. »J.Favret-Saada. Les Mots, Les Sorts, La Mort. Gallimard
Pour ces raisons, s'il se présente comme discours critique de l'anthropologie des croyances, à l'encontre du folklore ou de la presse à sensation, s'il apporte bien une explication théorique de la sorcellerie, le livre n'est pas à pas à situer dans le registre habituel de l'ethnologie répudiant le « vécu de l'indigène » pour promouvoir une distance avec son autre, marque incontournable ,pensait-on de l'objectivité scientifique. Le résultat, un autre discours sur les croyances, est inséparable de ses conditions de productions. Ce sont les événements, les rapports qui se sont insensiblement noués entre l'ethnologue et la population et avec une famille d'ensorcelé, les Babin, qui ont conduit la recherche vers d'autres voies, évènements et rapports sans qui rien n'aurait été possible.
« Le livre de Jeanne Favret-Saada résume, à sa manière, les tendances de fond de l'anthropologie actuelle des croyances. Croire n'est pas un objet, c'est en fait une position à l'égard du monde. Comprendre cette position, c'est faire partie d'un système, c'est être un acteur du drame qui se joue, c'est être dans un rapport aux autres dans lequel l'extériorité du regard doit céder la place à une entente préalable. D'où parle l'anthropologue, telle est la question à laquelle doit répondre un projet d'analyse des croyances magiques. Connaître une croyance, comme s'il était question de connaître un objet, perpétue un écart entre ceux qui croient et ceux qui savent. Aborder les croyances comme une position, c'est, en revanche,abolir cette distance sans pour autant renoncer au projet de bâtir un discours rationnel sur les croyances. Le livre de Jeanne Favret-Saada a de la sorte le mérite de révéler ces tensions qui tiraillent la raison anthropologique ».Pascal Sanchez La Rationalité Des Croyances Magiques. Droz
Deux faits essentiels mais paradoxaux semblent, en effet, vouer d'entrée tout discours « scientifique » conventionnel à l'échec et la recherche de terrain vaine : tout se passe d'abord comme si la sorcellerie ou en tout cas le sorcier n'existait pas ou plus (les informateurs éventuels, notables médecins, curés éluderont ou invoqueront un passé révolu) .Ce qui va se révéler « fait de parole » est paradoxalement ce dont on ne parle jamais ou qu'on nie, ce qui fait dire à 'auteur qu'il y a là un impossible ou un indicible, quelque chose du réel qui échappe à l'habituelle symbolisation
« Même quand un ensorcelé commente son état avec un proche en qui il a toute confiance, jamais il ne parle de «sorcier» ou de «désorceleur», ne mentionne leur patronyme ou leur localisation exacte. Il emploie des expressions convenues, mais vagues, euphémiques ou à dessein inexactes. Pour le sorcier : « celui qui me l'a fait », « la saloperie », «l'autre », « celui sur qui on se doute » (évidemment, aucun doute ne pèse sur la culpabilité de la personne ainsi désignée). Pour le désorceleur: «un qui est fort pour ça», « la femme qui fait ce qu'elle a à faire », « l'homme de Cossé-le-Vivien» (le désorceleur en question habite bien le canton de Cossé-le-Vivien, mais dans un autre bourg, à quinze kilomètres du chef-lieu).
Cette imprécision délibérée est l'effet d'une censure que les locuteurs exercent sur leur langage parce qu'ils se sentent mal placés dans un double rapport de force : magique et politique. D'une part, la pensée sorcellaire attribue au sorcier la capacité surnaturelle d'entendre à distance. L'ensorcelé et ses interlocuteurs doivent donc rester dans le vague, sans quoi le sorcier se saurait démasqué et tiendrait le raisonnement suivant: si Untel peut parler d'un «sorcier» ou m'accuser nommément, c'est qu'il a consulté un désorceleur, lequel va nécessairement me combattre. Sous cette menace, le sorcier redoublerait ses « tours de force » pour éliminer sa victime pendant qu'il en est temps. De même, l'ensorcelé s'abstient de prononcer le mot «désorceleur», de citer un nom ou une localisation exacte, précisions qui mettraient son magicien à la merci des contre-attaques du sorcier.
D'autre part, un discours limpide fournirait à un «incroyant» (incroyant dans les sorts, un voisin positiviste par exemple) qui se trouverait matériellement à portée de voix, le moyen de dénoncer le désorceleur aux gendarmes, et de railler la crédulité, l'arriération de l'ensorcelé devant la communauté villageoise. Empêcher cet auditeur éventuel de comprendre représente donc un enjeu capital. » .. J.Favret Saada. Désorceler. eds de l'olivier.
Pour entrer dans ce réel il faut « être pris » selon les mots de l'auteur. Au lieu de construire un «objet», anthropologique Jeanne Favret-Saada a été en fait choisie par ceux qu'elle pensait étudier comme « objets ethnologiques une victime »- les époux Babin parce qu'ils avaient cru reconnaître en elle les signes d'un pouvoir magique susceptible d'annuler la répétition de malheurs .l'anthropologue est devenue malgré elle désorceleuse, ou encore considérée comme victime devant sa fragilité apparente. Affaire de croyance le système est donc affaire de confiance et qui ose poser la question, « en parler » est donc soit une victime, un sorcier potentiel, soit un puissant désorceleur. L'auteur sera ainsi prise tour à comme désenvouteuse ou victime d'un envoutement dans laquelle elle-même se sentira prise, (je sais bien mais… »), Cliente deux années d'une « magicienne » qui se confiera à elle pour sa propre promotion etc. Le paysan du Bocage qui se pense ensorcelé, sait en même temps, comme on l'a vu plus haut, que cela sera interprété, par ceux qui ne sont pas «pris», comme une «croyance», comme le signe d'un esprit de superstition qui caractérise pour l'autre son état de «paysan» primitif. En conséquence, l'ensorcelé entre dans un « état de secret» en renonçant à faire appel à toutes les institutions (police, justice, religion, médecine). Il y entre surtout pour limiter tout contact avec le sorcier possible. L'urgence première devient de se protéger de l'extérieur où circule un ennemi doublement menaçant, parce que d'une part on ne le connaît pas et que d'autre part on ne sait pas pourquoi il vous veut autant de mal. La famille se replie à l'intérieur de ses murs en réduisant au strict nécessaire ses sorties et ses relations avec le voisinage, le village ou le quartier ceci dans un bocage déjà paysage d'enclosure.
Parler, se plaindre serait «se dévoiler, manifester une fragilité qui renforcerait en retour l'hostilité du sorcier. L'ensorcelé ne peut échanger qu'avec celui ou celle qui sera désigné comme guérisseur ou devin. La relation d'extériorité avec l'objet postulat de l'objectivité scientifique est impossible à moins que capable d'en parler par ses questions, susceptible donc d'avoir la « force »(ce qu'on ne cessera de lui demander), l'ethnologue occupe une place dans le système ; ce qui est une toute autre ethnographie.
La sorcellerie est son propre référentiel : à l'intérieur de son cadre seulement, peut s'instaurer un espace de relations. Ceux qui sont en dehors du champ de luttes ne pourraient rien comprendre aux enjeux.
« A chacun de nos entretiens, les Fourmond se demandaient pourquoi je voulais entendre leur récit : « II ne s'est rien passé, il n'y a rien à dire, il n'y a pas d'histoire à raconter », m'objectaient-elles régulièrement. Puisqu'il était patent que je ne partageais pas le point de vue du bourg et que je ne cherchais pas à leur faire avouer ce dont chacun les accusait, elles ne voyaient pas ce qui pouvait m'intéresser dans leur récit, car il ne s'agissait pas d'une histoire de sorciers. Certes, elles avaient rencontré un désorceleur, mais après tout, il s'était plus ou moins invité lui-même; elles avaient aussi nommé leurs sorciers mais n'en avaient tiré nulle conséquence. La crainte de relancer le scandale mit rapidement fin à ces entretiens, mais on peut se demander si Suzanne Fourmond ne redoutait pas autre chose quand elle me déclara qu'il était dangereux de parler des sorts et, plus encore, de chercher à comprendre.
On prendra peut-être la mesure de l'impossibilité de cette enquête ethnographique si l'on rapproche l'un de l'autre deux énoncés caractéristiques des discours tenus sur la sorcellerie. D'une part, les ensorcelés déclarent que « ceux qui n'ont pas été pris ne peuvent pas en parler » car ils ne conçoivent pas que puissent témoigner des sorts ceux qui ne seraient pas passés par cette expérience singulière. D'autre part, beaucoup disent aussi que ceux qui ont été pris ne doivent pas en parler afin d'éviter d'y être repris. Car moins on en parle et moins on y est pris. Or si l'on élimine ceux qui ne peuvent pas et ceux qui ne doivent pas en parler, il ne reste personne…… » J.Favret-Saada. Les Mots, Les Sorts, La Mort. Gallimard
De l'intérieur donc, va se révéler tout un système tragique où tous occuperont des places ;toute une dramaturgie du malheur . En étudiant la sorcellerie dans le Bocage, Jeanne Favret-Saada découvre peu à peu que cette croyance ne constituait nullement un ensemble hétéroclite et bigarré de représentations, mais, au contraire, sous cette apparence de chaos, un ordre qui se reproduit avec régularité. L'hypothèse d'un sort jeté par un sorcier suit chaque fois, dans l'esprit d'une victime, un cheminement précis et la croyance au pouvoir des sorciers n'apparaît comme la caractéristique première d'une famille paysanne ». Elle ne surgit qu'à la suite d'un long processus éliminant tour à tour les hypothèses rationnelles susceptibles d'expliquer un malheur quelconque
Une répétition de malheurs biologiques, surtout simultanés, éprouve une famille, menace la survie de l'exploitation puis la vie de ses membres : accidents de voiture et de travail ; maladies ; épidémie stérilité des hommes, de la terre ou des animaux ; échecs scolaires ou professionnels ; décès. Loin de céder à une quelconque mentalité primitive, celle-ci va consulter normalement les institutions patentées pour en connaitre les causes et éradiquer la situation: la médecine ; la gendarmerie ; la justice ; les assurances ; les instituts de recherche agricole (analyse des terres et du cheptel) ; et aussi l'Eglise (on est déjà dans le magisme) : bénédiction de la ferme, du commerce, de l'atelier, etc. Mais ces institutions répondent chaque fois par une explication particulière des causes et la mise en œuvre de techniques particulières : même avec des succès partiels, elles n'avancent que peu ou pas d'interprétation globale de ces événements ,ne répondent pas aux pourquoi ,à la question du sens de ce qui arrive .Une idée va se faire jour renforcé par l'échec relatif des dites institutions dont personne ne conteste d'ailleurs la compétence : l'explication serait forcément ailleurs que dans les causes naturelles (climat, sol, épidémie), sociologiques ou personnelles (faute ou erreur d'utilisation du corps, des savoir-faire, etc.). Le cancer, c'est bien l'irrémédiable le médecin « y peut rien», « mais p'et que Grippon (guérisseur qui a la force), y pourrait quand même l' sauver ? »
Un pas de plus va être franchi dans ce qu'on peut appeler une situation d'énonciation, celle qui avance l'hypothèse d'une attaque et d'une personne malveillante, seule explication sociale restante qui pourrait rendre compte de la globalité du phénomène. Cette hypothèse est le fait non des victimes mais de tiers proches que l'auteur nomme énonciateurs: ils en suggèrent l'idée sans nommer précisément qui que ce se soit : « y aurai-ti quelqu'un qui te veut du mal? » L'annonciateur vaut par une expérience sociale reconnue : soit par son métier (maquignon, hongreur) qui le met constamment à proximité de telles affaires, soit parce qu'il est un ex-ensorcelé. Avec lui, cet événement sort de la sphère du privé pour entrer dans celle du public par le biais de la rumeur : la famille peut se reconnaître légitimement comme ensorcelée
« L'attaque de sorcellerie, elle, met en forme le malheur qui se répète et qui atteint au hasard les personnes et les biens d'un ménage ensorcelé : coup sur coup, une génisse qui meurt, l'épouse qui fait une fausse couche, l'enfant qui se couvre de boutons, la voiture qui va au fossé, le beurre qu'on ne peut plus baratter, le pain qui ne lève pas, les oies affolées ou cette fiancée qui dépérit... Chaque matin, le couple s'angoisse : « Qu'est-ce qui va 'core arriver? » Et régulièrement, quelque malheur advient, jamais celui qu'on attendait, jamais celui qu'on pourrait expliquer.
Quand le malheur se présente ainsi en série, le paysan adresse une double demande aux gens de savoir : demande d'interprétation, d'abord; demande thérapeutique, ensuite.
Le médecin et le vétérinaire lui répondent en déniant l'existence d'une série : les maladies, les morts et les pannes ne s'expliquent pas avec les mêmes raisons, ne se soignent pas avec les mêmes remèdes. Dépositaires d'un savoir objectif sur le corps, ils prétendent éliminer séparément les causes du malheur : désinfectez donc l'étable, vaccinez vos vaches, adressez votre femme à un gynécologue, donnez un lait moins gras à votre enfant, buvez moins d'alcool... Mais quelle que soit l'efficacité du traitement au coup par coup, elle est incomplète aux yeux de certains paysans, car elle affecte la cause et non l'origine de leurs maux. L'origine, c'est toujours la méchanceté d'un ou plusieurs sorciers, affamés du malheur d'autrui, dont la parole, le regard et le toucher ont une vertu surnaturelle…..
… .Si « ça n'y fait pas », si le curé (appelé parmi les derniers et pour les « petits sorts » ) « n'est pas fort assez » parce que son paroissien est « pris dur » par les sorts, la question de l'ensorcelé persiste : pourquoi cette répétition et pourquoi dans mon foyer? qu'est-ce qui est en jeu dans cette affaire, ma raison ou ma vie? suis-je fou comme le médecin veut m'en convaincre, ou bien m'en veut-on à mort?
Alors seulement est proposée à ce souffrant la possibilité d'interpréter ses maux dans le langage de la sorcellerie. Un ami, ou quiconque s'est avisé des progrès du malheur et de l'inefficacité des savoirs institués, pose le diagnostic décisif : « Y en aurait pas, par hasard, qui te voudraient du mal? » Ce qui revient à dire : tu n'es pas fou, je reconnais en toi les signes de la crise que j'ai vécue jadis et dont tel désenvoûteur m'a sorti.
Le prêtre et le médecin se sont éclipsés depuis longtemps quand le désenvoûteur est requis. Le travail de celui-ci consiste à authentifier la souffrance de son patient, le sentiment qu'il a d'être menacé dans sa chair; puis, à repérer, dans un examen très serré, les points où le consultant est vulnérable. Comme si son corps et celui des siens, son domaine et l'ensemble de ses possessions constituaient une même et unique surface criblée de trous par où la violence du sorcier ferait irruption à tout moment. Le désenvoûteur annonce alors clairement à son client le temps qu'il lui reste à vivre s'il s'obstine à demeurer sans défense. Maître de la mort, il en connaît la date et peut la reculer; professionnel de la méchanceté surnaturelle, il propose de rendre coup pour coup à « celui sur qui on se doute », le sorcier présumé, dont l'identité définitive n'est établie qu'après des recherches souvent fort longues. Ainsi s'institue ce qu'il faut bien nommer une cure, dont les séances ultérieures seront occupées à repérer les trous qu'il reste à colmater en fonction de ce que révèlent les occurrences de la vie quotidienne. » J.Favret-Saada. Les Mots, Les Sorts, La Mort. Gallimard
(A SUIVRE)
Il serait intéressant de comparer les travaux de J.Favret-Saada avec l'humanisme ethnologique d'Ernesto De Martino et son enquête sur le Tarentisme(piqure par la tarentule) dans les Pouilles. Il en tire une conception du "Magisme" comme position d'existence.
Les carnavals masqués , continuent à rendre hommage aux mythes anciens un peu partout . Habillé sous forme de chèvre, de diable, d’ours ou de monstre avec mâchoire en acier, « l’homme sauvage » appartient au monde de ces mythes.
Le photographe Français Charles Freger découvre le Krampus ) à Salzburg lors d’une mascarade. - créature démoniaque, née dans des pays comme l’Autriche, la Bulgarie ou la Slovénie. Fasciné par la rencontre, il se mit à la recherche des divers figures du mythe dans une chasse photographique à travers, ce qu’il appelle « l’Europe tribale ».
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