ESPACES DE CULTURES ,ANTHROPOLOGIE,PHILOSOPHIE,VOYAGES...
SUIVEURS DE PISTES,DE SAISONS ,LEVEURS DE CAMPEMENTS DANS LE PETIT VENT DE L'AUBE ; Ô CHERCHEURS DE POINTS D'EAU SUR L'ECORCE DU MONDE. Ô CHERCHEURS,Ô TROUVEURS DE RAISONS POUR S'EN ALLER AILLEURS"...
SAINT JOHN PERSE .ANABASE.
Eberhard Fischer ethnologue, ancien directeur du Rietberg Museum de Zürich et Lorenz Homberger, ancien conservateur de l'art africain et océanien au Rietberg Museum de Zürich
Réunissant près de 200 œuvres historiques et contemporaines, l’exposition met à l’honneur les grands sculpteurs et les écoles de sculpture de Côte d’Ivoire et de ses pays limitrophes. Elle propose une découverte de l’histoire de l’art en Afrique de l’Ouest et de ses chefs-d’œuvre.
Trop souvent considéré en Occident comme une activité artisanale uniquement impliquée dans des activités rituelles, l’art africain – à l’instar de l’art occidental – est le fait d’artistes individuels dont les œuvres témoignent d’un savoir-faire artistique exceptionnel et personnel.
L’exposition resitue les sculptures dans le contexte religieux et stylistique des Ateliers du 19e et début du 20e siècle, notamment chez les Sénoufo, les Lobi, les Dan ou encore les Baoulé, en les considérant sous l’angle de leur force esthétique et de la singularité de leur créateur.
L’exposition présente également des installations et œuvres d’artistes contemporains : la nouvelle génération d’artistes africains « transnationaux », héritière des grands artistes du passé, met en avant la continuité créative des sculpteurs d’Afrique de l’Ouest dans la période postcoloniale.
Simplifier, réduire le sujet à l'essentiel, n'était qu'une première étape primitiviste . Il s'agissait aussi pour l'artiste de généraliser à la fois l'espace et les figures de façon à leur ôter tout aspect circonstanciel, que ces aspects se trouvent liés à un état d'esprit particulier, où associés à un lieu et à un temps définis. Il s'agit, en somme, de bannir « l'épisode ». C'est sur ce point que le modèle de l'« art nègre » semble jouer un premier rôle crucial : comme C. Einstein l'écrira quelques années plus tard à propos de la sculpture africaine, « l'art des primitifs connaît le masque, mais ignore le portrait». Pour qu'une image soit intense à la manière imaginée par les primitivistes, il n'est nullement nécessaire d'insister sur la caractérisation psychologique de la figure humaine. Il faut au contraire qu'elle soit relativement impersonnelle, presque anonyme. C'est par cette voie qu'elle peut devenir généralisable à la manière d'un symbole :
« Ce qui caractérise les sculptures nègres, c'est une forte autonomie des parties ; ceci aussi est fixé par une règle religieuse. L'orientation de ces parties est fixée non en fonction du spectateur mais en fonction d'elles-mêmes ; elles sont ressenties à partir de la masse compacte, et non avec un recul qui les affaiblirait. C'est ainsi qu'elles-mêmes et leurs limites s'en trouvent renforcées…
Un tel art matérialisera rarement l'aspect métaphysique, puisque c'est pour lui un préalable évident. Il lui faudra se révéler entièrement dans la perfection de la forme et se concentrer en elle avec une étonnante intensité, c'est-à-dire que la forme sera élaborée jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement refermée sur elle-même. Un puissant réalisme de la forme va apparaître, car c'est ainsi seulement qu'entrent en action les forces qui ne parviennent pas à la forme par des voies abstraites ou celles de la réaction polémique, mais qui sont immédiatement forme.
Dans un réalisme formel — nous n'entendons pas par là un réalisme de l'imitation — la transcendance existe ; car l'imitation est exclue ; qui donc un dieu pourrait-il imiter, à qui pourrait-il se soumettre ? Il s'ensuit un réalisme logique de la forme transcendantale. L'œuvre d'art ne sera pas perçue comme une création arbitraire et superficielle, mais au contraire comme une réalité mythique qui dépasse en force la réalité naturelle. L'œuvre d'art est réelle grâce à sa forme close ; comme elle est autonome et surpuissante, le sentiment de distance va contraindre à un art prodigieux d'intensité.
L'œuvre d'art nègre n'a, pour des raisons formelles, et religieuses aussi, qu'une seule interprétation possible. Elle ne signifie rien, elle n'est pas symbole ; elle est le dieu qui conserve sa réalité mythique close, dans laquelle il inclut l'adorateur, le transforme lui aussi en être mythique et abolit son existence humaine. »Carl Einstein.Negerplastick
A l'automne 1906 lorsque Matisse revint à Paris, son intérêt pour l'art africain était devenu assez puissant pour qu'il fît l'acquisition d'une petite sculpture africaine. Peu de temps après, peut-être vers la fin de 1906, il entreprit la seule nature morte dans laquelle il représenta une véritable sculpture africaine mais laissa l'œuvre inachevée, ce qui indique peut-être une incertitude pour lui-même à l'égard de l'exotique, en même temps que sa conscience du besoin de travailler dans la direction d'une synthèse. Ce développement ne devait pas se faire attendre. Lorsqu'il retourna à Collioure au début de 1907, il commença à travailler à l'une de ses sculptures les plus importantes, le Nu couché I, et il peignit peu après le Nu bleu (Souvenir de Biskra) qui marquait un tournant crucial dans son art.
« L'intervention de l'art nègre entre 1906 et 1911 s'est produite, dans la sculpture de Matisse, à plusieurs niveaux de plus en plus complexes. Matisse d'abord retenu un encouragement dans sa volonté de généraliser les figures, J'en donner des expressions visuellement simples mais synthétiques ; il a été amené progressivement à voir dans la statuaire africaine, - en premier lieu par le biais de problèmes techniques limités, comme celui des articulations, puis par celui de l'architecture et de la spécification des masses - un ensemble équilibré de masses pondérables, créant le rythme indépendamment du mouvement et de l'attitude imposés à la figure. Ce problème résolu et maîtrisé, Matisse situe les hypothèses au niveau de l'agencement des masses, sans recourir à leur développement dans l'espace. Et il se pose un problème dont la solution si limitée apparaisse-t-elle aujourd'hui par rapport à celle qui lui fut donnée ultérieurement pèsera sur le développement de la sculpture d'avant-garde : le problème de la concentration des éléments dans un organisme plastique clos mène, au-delà des sculpteurs cubistes, à Brancusi. Il devait également conduire Matisse à la notion de « montage » qui est à l'origine d'un autre aspect de la sculpture d'avant-garde. ». Jean Laude .La Peinture Française Et L'art Nègre
Jusque-là, Matisse avait sculpté d'après le modèle vivant ; son modelé combinait des notations tactiles et visuelles définissant des surfaces qui respectaient la structure anatomique sous-jacente. Sa sculpture reprend la pose de « l'Ariane endormie » antique. Cette pose aux jambes repliées, avec un bras au-dessus de la tête, avait aussi été utilisée depuis la fin du XVe siècle pour représenter Vénus et d'autres figures erotiques.. Le motif avait persisté jusqu'au XIXe siècle ; Ingres l'avait repris pour certaines de ses odalisques,L'élaboration par Matisse d'une pose semblable au début de 1907 dans le Nu couché I comme dans le Nu bleutémoignait de son désir de créer à la fois un moderne équivalent de la Vénus ancienne, mais d'une façon plus significative encore, une sorte de Vénus primitive. elle devint un des motifs importants de ses peintures, dont la Joie De Vivre.
« Le Nu couché I » n'a pas été exécuté directement d'après le modèle mais de mémoire et d'imagination, ce qui permit à Matisse de restructurer le corps humain avec une plus grande liberté. Jean Laude y voit plusieurs traits caractéristiques selon ce Matisse appelait « les plans et les proportions inventés » de la sculpture africaine, et attestent une inflexion africaine. La tête assez grosse, les seins sphériques et les fesses bulbeuses rappelleraient des caractères courants dans cette sculpture, de même que la forte accentuation des diverses parties du corps et la façon dont ces volumes forment un contrepoint à l'articulation anatomique de la figure, plutôt qu'ils ne s'harmonisent avec elle. « Ainsi, bien que la pose de cette sculpture soit traditionnellement européenne, elle montre dans le traitement formel une réponse subtile mais très réelle à la restructuration imaginative du corps humain que Matisse admirait dans l'art africain. »
le Nu couché de 1907, plus qu'un emploi formel à l'art africain reste dans l'esprit de celui-ci.Il ne vise pas à figurer telle ou telle femme définie. L'absence des traits du visage indique qu'il ne s'agit pas d'un portrait et que toute psychologie est exclue . le Nu couché ne nous renvoie donc à rien et à personne d'autre qu'à lui-même, tel qu'il résulte d'un agencement de volumes. Matisse dira plus tard à propos de ses tableaux de nus : « je ne peins pas une femme, je peins un tableau ! ». Sa sculpture paraphrase ainsi ce que Maurice Denis avait dit de la peinture : avant d'être une femme, elle est une œuvre à trois dimensions composées de volumes assemblées en un certain ordre. Il rompait ainsi avec l'académisme mais surtout avec l'art tel qu'il existait depuis la Renaissance. Ni psychologique, ni allégorique, une sculpture de Matisse, dès le Nu couché, exprime un effort pour ouvrir des voies nouvelles. .
Pour être des œuvres autonomes et parfaitement abouties, les sculptures de Matisse ne présentent qu'une part quantitativement peu importante de la production de l'artiste. Indépendamment de leur valeur intrinsèque, elles possèdent cependant une valeur historique indéniable : elles scandent les moments où Matisse prend possession de nouveaux problèmes et s'engage dans un approfondissement des hypothèses précédentes : elles ont agi sur l'évolution ultérieure de la sculpture d'avant-garde
« Dans le domaine de la sculpture, le dialogue de Matisse avec la statuaire nègre fut poursuivi sur les bases mêmes où il avait été amorcé. Les emprunts de formes à l'art africain furent limités à des détails n'ayant guère une réelle valeur démonstrative. Par contre, au niveau des conceptions et du rôle qui était dévolu, par Matisse, à sa propre sculpture, la méditation fut plus poussée.
À de rares exceptions près, le sculpteur africain ne réalise pas de portraits. Pas davantage, il ne réalise des allégories plus ou moins déguisées. Les sculptures, répandues dans certains groupes africains et qui figurent une femme allaitant son enfant ou le portant, ne sont pas des maternités. Ou du moins, elles ne le sont pas au sens de la sculpture académique européenne. Elles sont débarrassées de l'attirail sentimental qu'elles pourraient susciter et qui généralement passe en fraude sous le couvert des idées abstraites. Elles visent beaucoup moins à donner une image touchante et attendrie d'un spectacle familier qu'à s'approprier des forces éparses dans la nature, qu'à incarner l'idée de la fécondité. Elles ne sont pas des symboles de ces forces et n'en proposent pas une image dans la distance du regard. Ce sont des instruments 'lui, par leur manipulation rituelle, permettent d'assurer la continuité de la famille et la production des biens terrestres. » . Jean Laude .La Peinture Française Et L'art Nègre
Matisse entreprit le Nu bleuaprès avoir travaillé pendant un certain temps au Nu couché I(qui avait failli être détruit à la suite d'un incident dans l'atelier).C'est la première peinture importante que Matisse exécuta après la mort de Cézanne survenue en octobre 1906. A la fois donc, une sorte d'hommage à Cézanne et l'affirmation d'une nouvelle liberté par rapport à ses conventions, à laquelle Matisse était parvenu en partie grâce à son étude de l'art africain. En vérité, le Nu bleu, qui était clairement voulu comme un nu « anti-Salon », constituait une sorte de défi à La Grande Odalisque d'Ingres et à l'Olympia de Manet qui venaient juste d'être accrochées ensemble au Louvre.
Dans le Nu bleu, Matisse poussait plus loin les possibilités symboliques qu'il avait commencées à explorer l'année précédente. Pour mettre au point l'image, il utilisa ses souvenirs de l'oasis de Biskra en Algérie qui conféraient au tableau un sujet nord-africain, ainsi qu'une référence formelle noire africaine. Cette peinture ne constitue pas une transcription littérale de quelque chose que Matisse avait vu, mais plutôt, comme dit précédemment à propos de ses voyages, l'image symbolique de l'effet qu'avait produit sur son imagination son expérience de l'Afrique. Une oasis fraiche au milieu des palmiers avec une abondance d'eau, une luxuriance de plantes et de jardins contrastant avec le désert. Aussi chercha –t-il dans le Nu bleu à incarner cette force de vie par le dynamisme de l'œuvre. Une composition d'arcs et de courbes reliant la figure au paysage comme si la femme puisait son énergie de la terre.
« Ce qui donne à l'image sa cohérence, outre les « rimes » continues du corps de la femme et du paysage environnant, c'est la technique picturale : la figure dégage une force irradiante, manifestée par les pentimenti qui font écho et donnent de l'amplitude aux bras, aux fesses, aux jambes et à la partie supérieure des seins. La figure, qui n'est ni vue d'un point unique, ni fixée à un seul emplacement, est rendue avec un dynamisme et une fluidité plus intenses que dans aucune autre œuvre antérieure de Matisse. Le jeu très riche de renvois entre la figure et le fond, et entre l'image et la surface peinte transmet un sentiment de matérialisation et d'érosion de l'espace lui-même. Il suggère aussi un flux temporel : la réalité est appréhendée dans les termes d'une interaction de l'énergie et de la matière ; la forme génératrice de la femme à la fois contenue par la terre qui l'entoure et jaillissant d'elle semble réellement donner vie aux formes environnantes. Les métaphores du sujet sont inséparables de son incarnation formelle. C'est ici, plutôt que dans les Baigneuses de Derain, que nous voyons la première peinture « à associer ce qui [...] venait de Cézanne et ce qui [...] venait de l'art nègre ». Ainsi, le Nu bleu était une étape importante non seulement dans le développement formel de l'art de Matisse, mais encore dans le développement de son répertoire symbolique. Il anticipe les compositions de figures primitivistes telles que Les Baigneuses à la tortue et enfin La Danse, qui allaient l'occuper pendant les quelques années qui suivirent.
« Une femme nue, laide, étendue dans l'herbe d'un bleu opaque, sous des palmiers », voilà ce qu'écrivait Louis Vaux-celles du Nu bleu. Matisse défendit son tableau en répondant par une analyse dont on trouvera des échos chez Braque et d'autres, affirmant que s'il rencontrait une telle femme dans la rue, il s'enfuirait terrorisé, mais que son propos n'était pas de créer une femme mais de faire un tableau. Cette concentration sur les moyens formels plutôt que sur le sujet de la peinture sous-tend également l'appréciation par Matisse des qualités de la sculpture africaine, avec ses « plans et ses proportions inventés ». Max Weber se rappelait que, à peu près un an plus tard, quand Matisse montrait à ses étudiants des pièces africaines de sa collection, « il prenait une statuette dans ses mains, nous faisant remarquer ses qualités sculpturales authentiques et instinctives telles que la merveilleuse exécution, le sens unique des proportions, la subtile et palpitante plénitude de la forme et de l'équilibre qui étaient en elles. » Jack D. Flam. Matisse Et Les fauves. Dans. W.Rubin.Le Primitivisme Dans L'art Du 20ème Siècle
J.D.Flams'est attaché à étudier et à souligner les influences ultérieures du tribal sur l'art de Matisse. Ainsi Jeannette V la dernière tête de la série des Jeannette, généralement datée entre 1910 et 1913. L' 'inspiration pour cette tête renverrait à une figure Bambara figurant dans la collection du peintre et présente dans le tryptique des trois sœurs. On retrouverait aussi des proportions de la sculpture africaine dans les deux versions deLuxe(1907) comme la partie supérieure du torse, le développement de la tête, ou le cou étiré .
Vers les années 1912/13, Matisse connut une période « dite de tension ou d'austérité où Les schémas de construction tendent à devenir plus rigides avec de larges plans, de préférence à l'aide de lignes droites et de contours anguleux. Il s'est engagé dans cette «synthèse géométrique» que l'on avait déjà décelée dans les œuvres dites de «Moscou» telles que La Danse, La Conversation et qui a triomphé dans Les Demoiselles à la rivière et Les Marocains de 1916.Devint-il alors cubiste ? Ce serait oublier que le cubisme, hormis Juan Gris, délaisse la couleur. Ce serait méconnaitre que l'époque est au malheur de la guerre et quelle requiert de la gravité. On ne peint pas, en effet, de la même façon par temps d'euphorie et d'abondance ou en période de drame et de misère.
Ainsi le tableau Vue de Notre-Dame, 1914 où la simplification géométrique est des plus poussée : Avec ses diagonales créant la profondeur, ses verticales et horizontales formant une structure abstraite sur le fond bleu accentué par le bouquet vert c'est comme si le peintre, instinctivement, par la géométrie de l'église, s'isolait du monde réel.
« Il m'apparaît que ce mystère de La Porte-fenêtre tient d'abord à ce qu'à la différence de toutes les Fenêtre ouverte si nombreuses chez Matisse et bien d'autres peintres avec ou après lui, qui ouvrent sur un extérieur lumineux, l'ouverture de la porte-fenêtre est faite à l'inverse sur un espace ténébreux, que ce soit le jardin ou ce que nous verrons dans la suite des temps dans le silence habité des maisons. Mais, de plus, et je ne sais si Matisse en avait conscience ou non, aujourd'hui soudain, quand nous en voyons la date, 1914, et ce devait être l'été, ce mystère me donne le frisson. Que le peintre l'ait ou non voulu, cette porte-fenêtre, ce sur quoi elle ouvrait, elle est demeurée ouverte. C'était sur la guerre, c'est toujours sur l'événement qui va bouleverser dans l'obscurité la vie des hommes et des femmes invisible? L'avenir noir, le silence habité de l'avenir ». Aragon. Henri Matisse. Roman. Quarto. Gallimard.
C'est à ce moment que le peintre élaborera des structures durables les compositions sont marquées par de très nettes oppositions entre lignes droites et courbes, tension que l'on retrouve dans les nouveaux intérieurs et natures mortes géométriques ou encore les portraits que Matisse peint alors. Ainsi Les Coloquintes, Les pommes sur la table, sur fond vert,Portrait de Sarah Stein et d'Auguste Pellerin II. La géométrie a toujours joué un rôle capital chez Matisse, bien avant l'avènement du Cubisme. Il dit lui-même : «Je suis arrivé à posséder le sentiment de l'horizontale et de la verticale de façon à rendre expressives les obliques qui en résultent, ce qui n'est pas si facile ».Si pour le cubisme, la géométrie est une fin en soi, elle exprime chez lui et paradoxalement l'émotion ou un moyen de la libérer.la géométrie reste « dramatique » selon Pierre Schneider. Comme une œuvre « primitive elle introduit le « mystère ».
Matisse s'est ainsi toujours refusé à « l'abstraction pure » qu'il trouvait desséchante. Cela se marque dans sa peinture, par l'habitude constante de ne pas effacer les repentirs, de laisser dans le tableau des empreintes, des traces du parcours. Il y a toujours des symptômes du rôle séminal de certaines sensations, de certaines observations, même dans les œuvres de facture très schématique. À l'origine d'une œuvre, il peut donc y avoir une sensation-émotion que l'artiste ne peut ni renier ni oublier, l'anecdote peut avoir quelque chose d'irréductible. De même, au cours du travail pictural, le physique et le mental s'entremêlent plus que ne voudrait le reconnaître un peintre chez qui l'intelligence et la volonté n'abdiquent jamais. D'où sa surprise de voir dans l'escalier de Chtchoukine, plusieurs années après qu'il se fut séparé de ces œuvres, que l'exécution de la Danse et de la Musique était moins plate et impersonnelle qu'il ne le croyait, que le travail de la main avait compté, rendant plus complexe le rapport des surfaces et des couleurs. Les souvenirs laissés en place du travail sont donc, en même temps que les doublons, la preuve que l'anecdotique que Matisse dénonçait »(il n'est plus besoin d'un art anecdotique ») ne se laisse pas facilement éclipser dans un schéma abstrait .
La finalité n'est donc pas celle de ses contemporains qui ont inventés l'abstraction. Malevitch et Mondrian (comme ensuite Rothko) se sont voués à la recherche et à l'illustration d'un sigle unique, synthétique, condensant plastiquement et symbolisant l'univers : la rencontre de l'horizontale et de la verticale, le quadrillage de l'un, la croix de l'autre. Comme Kandinsky (Du Spirituel Dans L'art), la peinture s'accompagnait de gnoses théosophiques et de visée d'un sens totalitaire de l'univers. Matisse revendiquait bien son sens religieux de la vie (tout en étant parfaitement agnostique et indifférent quant aux dogmes religieux et ne pratiquant aucun culte) mais l'accès au sacré, à l'absolu passait toujours chez lui par la médiation de la singularité.(le sacré de la famille par exemple dans la Conversation ou les portraits iconiques de madame Matisse ou de Sarah Stein (dont il voulait exprimer le spiritualité.).
« Le visage humain m'a toujours beaucoup intéressé. J'ai même une assez remarquable mémoire pour les visages, même pour ceux que je n'ai vus qu'une seule fois. En les regardant je ne fais aucune psychologie mais je suis frappé par leur expression souvent particulière et profonde. Je n'ai pas besoin de formuler avec des mots l'intérêt qu'ils suscitent en moi; ils me retiennent probablement par leur particularité expressive et par un intérêt qui est entièrement d'ordre plastique.
C'est du premier choc de la contemplation d'un visage que dépend la sensation principale qui me conduit constamment pendant toute l'exécution d'un portrait.
J'ai beaucoup étudié la représentation du visage humain par le dessin pur et pour ne pas donner au résultat de mes efforts le caractère de mon travail personnel — comme un portrait de Raphaël est avant tout un portrait de Raphaël —je me suis efforcé, vers 1900, de copier littéralement le visage d'après des photographies ce qui me maintenait dans les limites du caractère apparent d'un modèle. Depuis j'ai quelquefois repris cette marche de travail. Tout en suivant l'impression produite sur moi par un visage, j'ai cherché à ne pas m'éloigner de sa construction anatomique.
J'ai fini par découvrir que la ressemblance d'un portrait vient de l'opposition qui existe entre le visage du modèle et les autres visages, en un mot de son asymétrie particulière. Chaque figure a son rythme particulier et c'est ce rythme qui crée la ressemblance. Pour les Occidentaux, les portraits les plus caractéristiques se trouvent chez les Allemands : Holbein, Durer et Lucas Cranach. Ils jouent avec l'asymétrie, la dissemblance des visages, à l'encontre des Méridionaux qui tendent le plus souvent à tout ramener à un type régulier, à une construction symétrique.
Pourtant je crois que l'expression essentielle d'une œuvre dépend presque entièrement de la projection du sentiment de l'artiste; d'après son modèle et non de l'exactitude organique de celui-ci ». Matisse. Entretiens. Dans Ecrits Et Propos Sur L'art.
S'engageant dans cette voie d'austérité, Matisse, afin de sauvegarder l'unité expressive, traite les visages d'une façon plus générale et en quelque sorte plus impersonnelle comme le célèbre portrait de Madame Matisse, de 1913 128. Le dessin du contour est net et précis et décrit un ovale parfait. Les détails du visage sont réduits à des formes simples. (Les yeux sont figurés par des sourcils en arc de cercle ; La bouche est une incision en forme d'un mince croissant). Tout le visage donne l'impression d'un masque. Dans le domaine du portrait, il avait été amené à généraliser les éléments principaux du visage afin de réserver l'expression, non pas à des indications psychologiques individuelles, mais à la composition prise dans son ensemble. Cette généralisation l'amène à raidir les visages et à les géométriser : à les ramener au masque, à un relief peu accentué. Dans cette recherche, les masques africains ne pouvaient que le guider ,comme des surfaces de reflexion.
« Selon Guillaume et Munro, « presque tous les masques nègres sont uniformisés, simplifiés » ; ils ne sont pas « individuels et ne suggèrent aucune idiosyncrasie particulière ». On y rencontre « rarement l'accentuation d'une expression de la face ». Ainsi la courbe descendante de la bouche peut être déterminée non pas tant par le chagrin que pour faire réplique à une autre courbe descendante du front et arriver à une unité plastique » En 1919' H. Clouzot et A. Level avaient déjà effectué la même remarque et signalé que le « mode d'expression des masques nègres ne consiste jamais pour ainsi dire en une contorsion de traits, une grimace : ils ne rient ni ne pleurent ».
Ces analyses sont précieuses par les témoignages qu'elles constituent, par la personnalité de ceux qui les ont effectuées : elles montrent comment ceux qui soutenaient les peintres d'avant-garde et étaient en liaison avec eux considéraient l'art nègre. Elles recoupent en partie celles que faisaient les peintres eux-mêmes. Matisse refusait de lier l'expression « à la passion qui éclate sur un visage » et l'on voit bien tout ce qu'il pouvait tirer de la vue de ces masques. Singulièrement, l'art baoulé se signale par l'aspect de gravité sereine qui se dégage des visages traités en faible relief, dont les surfaces de réflexion sont, soigneusement modulées, sans intervention des contrastes de formes que l'on rencontre en d'autres styles africains. Mais Matisse ne se contenta pas d'emprunter des formes aux masques baoulé : il adopta ces formes en les soumettant à la ressemblance de son modèle, en les intégrant à l'unité expressive de, sa composition ». . . Jean Laude .La Peinture Française Et L'art Nègre
Cette systématisation va se poursuivre Avec le Portrait de Mlle Landsberg,
La réduction du visage au masque y est d'autant plus sensible qu'elle est effectuée au sein d'un milieu chromatique à dominantes froides. Sur un fond d'outremer avec des passages d'émeraude, le portrait la jeune femme est construit par des axes verticaux soutenus à angles vifs par des lignes obliques. Elle est enveloppée par un système de courbes ocres à double foyer, Il est difficile ici de situer avec précision la référence qui aurait été faite par Matisse à un masque africain déterminé mais l'artiste a traité sa figure dans l'esprit des sculpteurs noirs. S'il ne s'est pas soucié de reproduire une œuvre précise, il a agencé quelques formes qu'il a pu emprunter (Les yeux lentilles, sans indication des pupilles se rencontrent dans certains styles africains, notamment congolais) en fonction du visage .Ces analogies formelles sont renforcées par l'aspect rigide du visage de Mlle Landsberg, aspect encore accentué par la couleur. Ce visage immobile dont tout détail psychologique est exclu, est posé sur un corps dont la sévérité des lignes de force et de soutien provoque une impression de stabilité hiératique,,sorte d'idole dressée dans l'espace indifférencié avec lequel elle fait corps.
«Selon le témoignage du frère d'Yvonne Landsberg, « à la fin de la première pose, le portrait correspondait fidèlement au modèle; mais à chaque séance de travail, il devint plus abstrait et comparable... à une icône byzantine ». S'il ressemblait au modèle, ce fut toutefois « beaucoup moins physiquement mais davantage spirituellement ». Il semble bien que Matisse ait voulu au cours de son travail accentuer l'aspect qui, sous les espèces d'une ressemblance avec une icône byzantine, se dégageait dès la première pose. Et qu'il ait accentué cet aspect en se rapprochant de plus en plus des arts africains et des arts océaniens. »
Plus d'une fois, Matisse a eu des conflits avec ceux (ou celles) dont il faisait le portrait quand ils s'apercevaient qu'il ne les peignait pas pour présenter leur personne mais pour leur faire jouer un rôle. Le but était de produire ce qu'on a appelé, à cause de l'intérêt de Matisse pour les œuvres byzantines ou russes, des icônes : des images à la fois caractérisées individuellement et signifiantes, tournées vers l'extérieur. Peindre des icônes est difficile pour un moderne qu'il ne dispose plus d'aucun système de signes et d'emblèmes légué par la tradition à l'époque de la « mort de Dieu » ou de la reproduction technique, comme aurait dit W.Benjamin ; il n'a donc pour élever la représentation à la signification, que les ressources propres de la peinture. Matisse a produit nombre d'icônes. Cette force, cette capacité nouvelle, iconique et créatrice d'espace, de la peinture investit beaucoup de portraits comme ceux de Sarah Stein (1916), d'Yvonne Landsberg (1914) ou le troisième Mademoiselle Matisse (Marguerite) de 1918.qui associent un sens et une représentation en même temps qu'elles engendrent un nouvel espace, dit à l'occasion « spirituel. »
« Désignant à un visiteur un «portrait de jeune femme, avec une plume d'autruche au chapeau», Matisse déclare: «Je veux à la fois rendre ce qui est typique et ce qui est individuel, un résumé de tout ce que je vois et que je sens devant un sujet.» Faire à la fois un «vrai portrait» et un «vrai Matisse» peut paraître plus facile en 1918, date de cet entretien, qui marque un retour au réalisme, que pendant la douzaine d'années précédentes. Mais, encore une fois, c'est la difficulté qui attire Matisse: réussir un portrait sans sacrifier sa manière serait se prouver à soi-même que la dichotomie, en ce qu'elle a de plus déchirant, peut être surmontée En s'attaquant à maintes reprises à cette tâche à l'époque où l'abstraction de son style semble rendre la pratique du portrait quasiment impossible, Matisse s'oblige à formuler des solutions concrètes ou, à tout le moins, des justifications théoriques à l'absence de solution pleinement satisfaisante, dont la variété et l'originalité exigent d'être relevées.
Réunir le «typique» et l'«individuel», les données du sentiment et celles de l'observation. le mode abstrait et le mode réaliste: l'impossible gageure est cependant tenue par un groupe d'œuvres presque toutes majeures où posent des modèles d'une catégorie à vrai dire spéciale: les membres de la famille du peintre. Rappelons qu'ils doivent leur statut d'exception au fait que la famille propose une expérience de l'origine, source du sacré et fondement du système matissien, sur le plan vécu et non plus seulement mythique. En elle, coïncident sacré et histoire. Elle se situe donc au carrefour de l'abstraction, langage du sacré, et du réalisme, langage de l'histoire et, par-là, permet de produire des œuvres qui fonctionnent à la fois comme icônes et comme portraits. Certes, les sujets familiaux ne peuvent partager ce privilège avec d'autres, mais indirectement ils leur servent de caution. Tant que la famille fournira des modèles à Matisse, celui-ci gardera la conviction que l'impossible synthèse pourra malgré tout s'opérer, que l'adoption d'un style général ne le contraindra pas à sacrifier totalement «les particuliers». Ce n'est que lorsque Matisse renonce aux modèles familiaux que les visages se vident peu à peu des traits qui les individualisent, jusqu'à n'être plus, à l'occasion, que des ovales vides…
…«Mes modèles, figures humaines, ne sont pas des figurantes», proclame-t-il avec insistance. L'intérêt, pour lui, du portrait l'individu saisi dans sa différence - est précisément qu'il offre l'assurance que l'autre a sa vie propre: qu'il n'est pas indifférent. Or l'expression qui se lit sur le visage du modèle professionnel est inévitablement l'indifférence. Il faut donc que le peintre s'oriente vers une autre définition du portrait. «Je cherche, dit Matisse, je veux autre chose.» L'une de ses démarches sera d'affirmer que ce qu'il cherche à portraiturer, ce ne sont pas les apparences - les ressemblances - superficielles, mais la vie profonde. Celle-ci affleure d'autant plus facilement à la surface des êtres que la «personnalité» ne la cache pas: l'indifférence inexpressive des traits du modèle devient ainsi l'expression de la vie qui l'habite. La généralité du style pictural s'accorde à l'expression de ce qui fait qu'un être est vivant, à l'expression du génétique. Pour expliquer à George Besson le caractère plus abstrait de son deuxième portrait, Matisse lui dit: «Je voudrais qu'il ressemble à vos ancêtres et à votre descendance.»
Matisse s'attachera donc à peindre des modèles qui, tout en étant des personnalités affirmées, font preuve d'intérêt, voire de sympathie et non d'indifférence envers son œuvre, c'est-à-dire envers le travail d'abstraction auquel il soumet leur représentation. C'est pourquoi, mis à part les membres de sa famille, le portrait le plus réussi est celui de son amie et amateur Sarah Stein. Le vertigineux chemin parcouru entre la femme empâtée que représentent les dessins préparatoires et le visage rongé jusqu'à la transparence par l'esprit que montre le tableau achevé s'autorise de la compréhension dont fit preuve la belle-sœur de Gertrude Stein envers la démarche picturale de Matisse. D'autant plus que le processus d'abstraction qui transforme l'effigie réaliste en icône rend compte d'un trait dominant de la dame de la rue de Fleurus: l'acharnement qu'elle mettait à substituer aux entraves d'un corps qu'elle méprisait le règne de l'esprit… »Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
Comme le signale, Paul Thibaud, dans son article sur « Matisse Insatisfait », un problème va hanter l'œuvre de Matisse, d'où ses hésitations, ses tâtonnements.Il va trouver dans les figures iconiques et un primitivisme « élargi »( outre les arts tribaux,les dessins d'enfants, l'art égyptien , les primitifs médiévaux ou l'art byzantin) une solution chaque fois provisoire de la tension entre fond et forme, comme du refus de l'abstraction pure .Mais Matisse peint à l'époque de la « Mort De Dieu », du recul du sacré collectif. Le sacré ne serait donc plus que personnel (sauf dans son expérience marocaine en pays musulman où il avait rencontré à la place de l'individualisme européen une manière commune d'exister.cf le Café Arabe1913), d'autant plus qu'il refusait les tentations de l'exotisme. Comment construire un espace qui procure paix, bonheur et élévations spirituelle ,( l'art de Matisse se voulant « utile » et thérapeutique) tout en reposant sur les émotions et la seule expérience personnelle du peintre et ainsi faire entrer le spectateur dans cet espace. Et Paul Thibaud de souligner le contraste entre le café marocain dans sa vie traditionnelle et la cathédrale qui ne révèle aucune présence humaine , presque inhumaine dans son abstraction.
Pourtant Matisse poursuivra un programme qui entrainera certaines de ses œuvres majeures, de la Joie De Vivre et de la « Danse « à la Chapelle De Vence, celui de redonner un contenu sacré et mythique à la peinture comme celui de l'Age d'Or .Il y fondera une esthétique « primitiviste », la metexis au lieu de la mimesis qu'il nomme l'amour(« la caractéristique de l'art moderne est de participer à notre vie). Selon une sorte de pensée « sauvage » de la participation, l'artiste doit s'identifier au modèle par son émotion (le peintre qui peint un arbre doit s'élever comme lui) de la même façon que le spectateur à l'œuvre. L'émotion ne serait plus alors strictement individuelle mais spirituelle. l'œuvre, quel que soit le sujet comme une « conversation » ou une scène bucolique, doit s'imposera au spectateur par son effet « numineux » véhicule du sacré. Rudolf Otto et Carl Gustaf Jung ont nommé numineux ce qui saisit l'individu, ce qui venant « d'ailleurs », lui donne le sentiment d'être dépendant à l'égard d'un « tout autre » .On rejoint ainsi les analyses d'Alfred Gell sur « l'agency », la fascination qu'exercent des œuvres ou des « idoles » (aussi bien Michel Ange qu'une pirogue trobriandaise),un caractère « magique » que n'expliquent pas les simples propriétés esthétiques et qui peut susciter la peur, la colère, comme la paix l'admiration , le bien être, ou l'angoisse existentielle.
« Le sacré, rappelons-le, est identique à l'origine et tout ce qui est initial est numineux. Or l'émotion, clé de voûte de la méthode, est suscitée par la première impression. Celle-ci contient donc toujours une parcelle du feu éblouissant du sacré: le coup de foudre qu'elle provoque chez le peintre n'est-il pas le mode habituel de l'apparition du numineux? Aussi, comme le notait déjà Novalis, «c'est par l'émotion que reviendront les temps anciens, les temps désirés...». De surcroît, l'émotion conduit à l'identification qui, selon Jung, est l'expérience première et en tout cas, l'ethnologie de l'époque était en train de le redécouvrir, l'expérience des peuples premiers ou, comme on disait à l'époque, des «primitifs». Ces recherches étant alors encore peu connues, Matisse puise dans l'Orient des répondants culturels à sa notion de l'identification. Néanmoins, son intérêt pour l'art nègre, dès 1906, montre qu'inconsciemment il était déjà attiré vers des productions dont C. Einstein définira, peu après, la structure métexique. Loin de s'opposer au sacré, la méthode l'introduit dans la pratique quotidienne. Parce qu'il y a toujours une première rencontre avec la réalité la plus banale et que cette initialité, quelle que soit l'insignifiance du spectacle, participe fatalement de l'éclat de l'origine, il n'existe entre les natures mortes qui expriment «le premier choc de la contemplation» d'un objet et les décorations qui évoquent le mythe de l'Age d'or, aucune différence de nature. La production selon la méthode est la monnaie courante du sacré véhiculé par les mythes. Ou plutôt, les compositions abstraites qui commencent avec La Joie de vivre sont le récit symbolique, la traduction mythique de l'expérience concrète, ordinaire, universelle de la rencontre vécue avec le sacré des origines que ménage, seule, l'émotion. Matisse pouvait vraiment faire sienne l'affirmation de son contemporain Gide: «Mes émotions se sont ouvertes comme une religion.» Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
Selon Carlo Severi dans « l'empathie primitiviste », il y a deux manières de représenter un espace. L'une, typique de l'art occidental dans sa tradition , est essentiellement optique, et cherche à imiter les modalités de la perception quotidienne. L'autre, qui est propre à l'icône byzantine comme à l'art primitif, est de caractère symbolique, et vise plutôt la réalisation d'une synthèse, ou d'un équivalent mental de l'image. La modalité propre à la perspective tend à immobiliser l'œil ; La modalité symbolique, au contraire, fait appel à sa mobilité active.Une représentation qui ne suit pas les règles de la perspective est certes moins adéquate du point de vue d'un oeil immobile, Cette même représentation symbolique, toutefois, conduit aussi le regard à explorer activement une forme. Là réside sa force : pendant son exploration, à partir de ce que l'œil voit, mais aussi à partir de ce que l'œil reconnaît comme manquant, le regard produit mentalement une représentation intérieure plus complète, plus vivante et plus intense de celle qui se trouve matériellement inscrite sur la surface de l'icône.
« L'art du peintre byzantin et russe est d'offrir au regard des traces, des indices qui lui permettent de reconstruire l'objet qui se trouve mentionné, mais non décrit, dans l'image. Et comme l'esprit est infiniment plus puissant que le pinceau du peintre, l'icône produit une image mentale infiniment plus intense que sa représentation en perspective. Il est clair pour nous que cette découverte d'une modalité de représentation visuelle qui se réalise dans le dialogue entre l'œil et l'esprit, en s'inscrivant au cœur même du processus de synthèse mentale produit par la perception à partir d'une forme-indice (la ligne d'or qui marque les contour d'un objet dans les icônes) ne se limite nullement à une interprétation de l'art byzantin. ….toute image visuelle a une affinité profonde avec les constructions que nous voyons dans les icônes »…
« … Dans son essai sur la Question de la forme , Kandinsky écrit que « l'émotion qu'on éprouve devant le réel est la partie essentielle de l'œuvre d'art ». De ce fait, toute œuvre accomplie « est porteuse d'un son interne dont il s'agit de percevoir la résonance ». L'instrument de cette perception est précisément la forme, dans la mesure où elle s'affranchit progressivement de toute affinité avec les apparences. C'est par cet éloignement progressif de l'apparence que la forme devient porteuse d'empathie, ou plutôt, selon ses propres mots « d'une énorme force inconsciente ». Carlo Severi.l'Empathie Primitiviste
Au début du 20ème siècle plusieurs mouvements artistiques, dont les Fauves, poursuivirent une intensité nouvelle de l'œuvre d'art et rencontreront à cette occasion l'art primitif. L'artiste cherchera un nouvel espace capable de correspondre à cette force affective par une rupture avec l'art de la représentation et donc avec l'académisme. Or les objets africains, océaniens asiatiques ou « nègres », comme on disait à l'époque sans beaucoup distinguer, leurs apparaissaient chargés d'énergie, de sens et de mystères dans leur immédiateté selon la formule de W.Benjamin définissant l'art cultuel « apparition unique d'un lointain,si proche soit –il .
« Derain avait appelé la crise violente et brève du fauvisme «l'épreuve du feu». Le Matisse qui l'aborde en été 1905 se considère encore, malgré plus de douze ans de recherches intenses, un apprenti, hésite, s'interroge, se cherche et se débat dans les pires difficultés. Celui qui en ressort, moins de deux ans après, ne doute plus, a trouvé son style et les collectionneurs qui lui apportent l'aisance, impose sa personnalité, fait figure de chef d'école, de maître - et, d'ailleurs, ne tarde pas à fonder sa propre académie. Ses tableaux, jusque-là de dimensions modestes, pour la plupart, grandissent, et ce changement d'échelle est le corrélatif naturel d'une ampleur d'esprit, d'une volonté de porter loin qui durera une douzaine d'années, après quoi, le retour à des formats plus limités traduit un repli sur «l'intimité» - c'est le mot qu'utilisé Matisse pour qualifier ce nouveau tournant. L'ordalie a dégagé, fortifié en lui des convictions commandant, dès lors, sa pratique picturale, qu'il s'efforcera aussitôt de comprendre et de faire comprendre - «Suis-je clair?» est une phrase qui reviendra dans sa correspondance, sa conversation, tout au long de sa vie - comme s'il espérait que la démonstration pondérée compenserait le choc provoqué par l'irrationalité audacieuse de l'œuvre et que le discours réparerait le tissu par elle déchiré. Mais l'aspect le plus remarquable des Notes d'un peintre, publiées en décembre 1908 dans La Grande Revue, ce n'est point qu'elles rendent compte, avec une exactitude saisissante, de l'esthétique qui régira dorénavant son œuvre, mais que cette œuvre, alors, soit encore pour la majeure part à venir: le mur de feu traversé interdit le retour, voire le recours au passé… ». Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
L'épreuve de la couleur telle que l'initièrent les fauves, entraina une rupture profonde avec le passé et bouleversa les données de la peinture. Matisse s'est expliqué et dans ses propos (dans les Notes) et dans certains de ses tableaux, notamment dans cette toile maîtresse qu'est L'Atelier rouge (1911).
«Ce que je poursuis par-dessus tout, c'est l'expression.» Terme nouveau, délibérément utilisé afin de s'opposer à impression: le tableau cesse de recueillir passivement l'empreinte du monde pour devenir la projection d'un moi ; il est une construction subjective et non plus une reproduction objective. Encore faut il s'entendre sur le mot expression : «L'expression, pour moi, ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un visage ou qui s'affirmera par un mouvement violent ;elle est dans toute la disposition de mon tableau ; la place qu'occupe les corps, les vides, les proportions tout cela y a sa part. La composition est l'art d'arranger de manière décorative les divers éléments dont le peintre dispose pour exprimer ses sentiments». Expressif ne veut donc pas dire expressionniste pour Matisse
« Qu'ont fait les Réalistes, qu'ont fait les Impressionnistes? La copie de la nature. Tout leur art tient dans la vérité, l'exactitude de la représentation, art tout objectif, art d'insensibilité pourrait-on dire, de notation pour le plaisir. D'ailleurs, quelles complications derrière cette apparente simplicité ! Les tableaux des Impressionnistes, je le sais, moi qui suis parti de là, fourmillent de sensations contradictoires. C'en est une trépidation.
Nous voulons autre chose. Nous allons à la sérénité par la simplification des idées et de la plastique. L'ensemble est notre seul idéal. Les détails diminuent la pureté des lignes, ils nuisent à l'intensité émotive, nous les rejetons..
Je prends dans la nature ce qui m'est nécessaire, une expression suffisamment éloquente pour suggérer ce que j'ai pensé. J'en combine minutieusement tous les effets, je les équilibre en description et en couleur, et cette condensation à quoi tout concourt, même les dimensions de la toile, je ne l'atteins pas du premier jet. C'est un long travail de réflexion, d'amalgamation. J'ai à peindre un corps de femme; d'abord, j'en réfléchis la forme en moi-même, je lui donne de la grâce, un charme, et il s'agit de lui donner quelque chose de plus. Je vais condenser la signification de ce corps, en recherchant ses lignes essentielles. Le charme sera moins apparent au premier regard, mais il devra se dégager à la longue de la nouvelle image que j'aurai obtenue, et qui aura une signification plus large, plus pleinement humaine. ».Matisse. Entretiens. Dans Ecrits Et Propos Sur L'art.
Selon Pierre Schneider, après la phase destructive du fauvisme, devait succéder une phase de reconstruction substituant « l'image » à la représentation, « évoquant les choses avec art » comme le dit Matisse. La couleur porté à « son plus haut degré de pureté » ne pouvait se satisfaire de représentations liées au réalisme. Ainsi natures mortes et paysage vont disparaitre progressivement au profit de la « figure » comme le portrait ou « nu »qui constituent le matériau des styles abstraits, décoratifs et liturgiques. «Ce qui m'intéresse le plus, ce n'est ni la nature morte, ni le paysage, c'est la figure. C'est elle qui me permet le mieux d'exprimer le sentiment pour ainsi dire religieux que je possède de la vie.»
Pour donner un exemple :« la révélation m'est donc venue de l'Orient» constate Matisse, jetant, en 1947, un regard rétrospectif sur ses voyages au Maroc. Il était revenu du Maroc avec une caisse entière de carreaux, de céramique murale aux motifs floraux ou géométriques stylisés, de fragments, d'objets modestes qui lui serviront «à sortir de la peinture d'inimité. Il en sortira avec un aspect du dualisme qui marque son œuvre ,dualisme de deux influences : Cézanne qui l'incite à exagérer les volumes, les Orientaux, à les gommer .
Pour Matisse, si le Maroc est un jardin fabuleux source de multiples œuvres, Amido, Fatmah la mulâtresse Zorah sur la terrasse, Le Riffain deboutet Les six personnages du Café arabe, avait-il cependant besoin du voyage pour ces créations ? Matisse est loin de l'orientalisme de Delacroix qu'il critique. Le voyage lui sert à emmagasiner des émotions comme dont il se souviendra ,à l'instar de son jardin d'Issy. À un visiteur il confiait, parlant de sa maison: «J'ai aussi là-bas un merveilleux jardin avec beaucoup de fleurs, qui sont pour moi les meilleures leçons de composition de couleurs. Les fleurs me donnent des impressions de couleurs qui restent marquées de façon indélébile sur ma rétine comme au fer rouge. Ainsi lorsqu'un jour je me trouve, la palette à la main, devant une composition et que je ne sais que très approximativement quelle couleur utiliser en premier, alors ce souvenir peut surgir en mon for intérieur et me venir en aide, me donner une impulsion.»
Les voyages sont seulement l'occasion, pour Matisse, à la fois d'accumuler des souvenirs dans lesquels il puisera par la suite, et aussi de continuer de clarifier ses recherches en cours et ses « presciences ». Cette « décantation par la mémoire s'applique au Maroc, comme elle s'appliquera à Tahiti, et lui permettra d'en mettre en forme le souvenir » plusieurs années plus tard.Ainsi Les Marocains(1915-191),Les Demoiselles à la rivière (1916-1917,) et jusqu'à Zulma (1950, ) sont-ils un exemple de l'utilisation a posteriori de la mémoire comme machine à décanter le réel jusqu'à l'abstraction, cette abstraction qui le tentera délibérément et systématiquement dans les œuvres qui vont suivre, à partir de 1914 et qu'il emploiera de nouveau plus tard, lorsque s'étant rendu à Tahiti il en rapportera ses Souvenirs d'Océanie.
Les choses n'ont jamais été faciles pour le peintre. S'il parle souvent d'« émotion » et de « sentiment », ce n'est pas d'une spontanéité facile à accueillir mais l'implication de toute la personne, d'où sa devise paradoxale : « Du conscient à l'inconscient par le travail. » Le travail c'est, de mettre au jour ce que le peintre ne maîtrise pas. Travail du peintre mais aussi travail de l'œuvre, d'où les reprises, les « doublons » du même sujet, quelquefois de manière très différente.
Ces reprises montrent des aller et retour sans choix décisif entre la peinture descriptive, impressionniste dit-on souvent, et la tendance au résumé, à la concentration, à l'« abstraction » qui caractérise les œuvres les plus célèbres des années autour de 1910.D'où le dualisme du peintre procédant par paires, d'œuvres contemporaines représentant le même sujet et dont la plus « moderne » n'est pas forcément la dernière. . Matisse cherchera toujours à réaliser ce qu'il aime entre tout: «faire deux choses en même temps», c'est-à-dire, par exemple fusionner abstraction et réalité.
Les versions « impressionnistes » sont organisées en fonction du motif, des plaisirs et des informations qui lui sont associés. Au contraire, ce qui domine dans les tableaux « abstraits », c'est la présence active du peintre –par des instruments de travail prêts à l'emploi, éventuellement par une simple ligne verticale marquant l'embrasure de la fenêtre d'où il voit les choses . Ce peintre invente un espace, un langage qui rend l'objet de sa peinture directement présent à notre sensibilité, sans passer par la description.
Son premier traitement d'un thème était perceptif, la seconde version, qui découlait de la première, était plus synthétique. De cette manière, il pouvait conserver son contact intense avec la nature tout en prenant en même temps quelque distance avec un traitement entièrement fondé sur sa perception. Léo Stein se rappelait bien ce précoce exemple du procédé : « Un été, il rapporta de la campagne une étude déjeune pêcheur en même temps qu'une copie libre de celle-ci, avec des déformations extrêmes. Il prétendit tout d'abord que c'était le facteur de Collioure qui l'avait faite, mais admit finalement que c'était une de ses propres expériences. C'était la première chose qu'il faisait avec des déformations forcées. » Jack D. Flam. Matisse Et Les fauves. Dans. W.Rubin.Le Primitivisme Dans L'art Du 20ème Siècle
Matisse cherche à rendre par l'organisation de formes et de couleurs l'émotion qu'il éprouve à propos du sujet : « J'étudie à fond mon sujet et quand j'en suis pénétré, je le rends comme en chantant» Le sujet est le point de départ nécessaire mais le « chant » de l'artiste a son propre rythme, sa propre mélodie. Cette manière de peindre n'est pas asservie à l'objet, elle dépend principalement de la subjectivité de l'artiste,c'est pourquoi elle instaure aussi, par l'émotion traduite et communiquée plastiquement, un rapport direct entre le peintre et le spectateur. La peinture se rapproche du public et l'implique dans sa dynamique. Elle ne cherche pas à produire un schéma c'est de ce qui est représenté mais un espace qui relie directement, au-delà de la représentation, le peintre et le sujet puis la peinture et celui qui la regarde. Cet espace, Matisse le dit spirituel, c'est-à-dire non matériel, indépendant de l'objet représenté, élargi, infini, illimité, productif d'une autre manière d'être.
Pour P. Schneider une œuvre symbolise ce tournant ; Peindre un atelier c'est méditer sur l'art .Ce serait donc vrai pour « L'atelier Rouge », tableau qui multiplie les références à la peinture, chevalets,toiles instruments. .Le rouge vibrant de l'œuvre renverrait à la crise fauve : rien d'extérieur à cette peinture, ni portes ni fenêtres rien d'extérieur au rouge qui dévore tout ce qui n'est pas sa surface et l'espace fictif . . L'Atelier rouge confirme l'exigence de l'image : parmi les tableaux visibles dans la pièce accrochés au mur rouge, des œuvres antérieures, ne figurent qu'un paysage, qu'une nature morte. Les autres sont des nus: Grand Nu (1911?), Nymphe et Faune (1908), Nu à l'écharpe blanche (1909), Luxe II, Nu assis fleuri, assiette en céramique (1907), sans compter les nus représentés en sculpture. L'Atelier rappellerait qu'une peinture est image sans les entraves réalistes qui la vouaient aux choses
« Seules ont traversé le barrage de feu pour s'inscrire, lumineuses et légères, sur le fond rouge, les œuvres d'art. Le fauteuil d'osier et le cadran de l'horloge ne font qu'apparemment exception à cette loi : le premier est, aux yeux du peintre, l'emblème de son art («quelque chose comme un bon fauteuil»); le second ne l'est pas moins, puisque l'oisiveté, le bien-être, comme d'un bon fauteuil, sont les caractères de l'Age d'or, de ces temps mythiques qui vivent un présent éternel. Les œuvres,(celles du mur de l'atelier) toutes de Matisse, doivent leur survie ou, plus précisément, leur résurrection, au fait qu'elles ont renoncé à ce dont le mur rouge interdit la présence : modelé, perspective, dégradés, valeurs. Elles sont là parce qu'elles ont consenti à se réduire à des surfaces d'ailleurs les sculptures, pour lesquelles cela est impossible, semblent fantomatiques, irréelles - grâce à l'utilisation exclusive de couleurs pures. La plupart d'entre elles sont des œuvres décoratives (des nus féminins) et le paysage posé au sol, la nature morte accrochée au mur ont été, par rapport aux originaux, poussés en ce sens. Elles sont moins des représentations que des images, c'est-à-dire qu'elles ont renoncé à nous faire croire qu'en elles, comme en quelque miroir, le monde extérieur a été pris au piège. Le «rien que par la couleur» du fauvisme a imposé à Matisse l'évidence qu'il y a désormais un écart infranchissable - le mur de feu de L'Atelier rouge - entre la présence de la peinture et l'apparence de la réalité. «Avant tout, dit Matisse, je ne crée pas une femme, je fais un tableau . » Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
Pour comprendre et retracer ce cheminement du peintre vers cette nouvelle peinture après Collioure et la rupture fauve il faut revenir au moment où il contemplait les « objets nègres » à la vitrine du » père Sauvage »
"II aime s'entourer d'objets d'art moderne et ancien, de matériaux précieux, et de ces sculptures où les Nègres de Guinée, du Sénégal et du Gabon, ont montré avec une pureté unique leurs émotions terrifiées".APOLLINAIRE
« J'avais médité sur l'art du Dahomey et du Niger, j'avais contemplé des monstruosités hindoues, des mystères asiatiques et beaucoup d'autres grotesques primitives, et il m'était venu à l'esprit qu'il y avait une analyse raisonnée de la laideur de même qu'il y en avait une de la beauté ; que l'une n'était peut-être que le négatif de l'autre, une image inversée qui pourrait avoir sa propre valeur et sa propre signification ésotérique. Lorsque le monde était jeune, l'homme avait peint et taillé des choses effrayantes et obscènes. Ce renouvellement était-il le signe de quelque seconde enfance de la race, ou bien une véritable renaissance artistique ? …. « C'est Matisse qui fit le premier pas dans le pays inconnu de la laideur. »GELETT BURGESS.ENTRETIENS.1908-09
Au cours de l'été 1906, au moment de son premier achat d'une sculpture africaine, Matisse cherchait la nouvelle base esthétique de son art dans une synthèse de l'art de Cézanne de l'art de Gauguin et d'un primitivisme général tel qu'on le trouvait dans l'art populaire et dans l'art des enfants ou encore les Naïfs (les peintures d'Henri Rousseau qui avaient figuré au Salon d'automne « fauve » de 1905). Les deux correspondaient à deux façons très différentes de traiter la forme et l'espace. Le premier impliquait un modelé sculptural, un espace tangible mais non perspectif ; le second, des coloris plats et vifs et un traitement plat et décoratif des figures, des objets et du fond. La polarité qui existe entre ces modes peut être constatée dans des toiles de Matisse réalisées à Collioure peu après son retour d'Afrique du Nord et qui doivent être regroupées deux par deux : la Nature morte au pélargonium et Les Oignons rosés, et les deux versions du Marin.
Les deux natures mortes contiennent un arrangement d'objets similaires : des oignons rosés, une poterie traditionnelle d'Afrique du Nord et une version en terre cuite de la sculpture de Matisse Femme appuyée sur les mains, de 1905. La « Nature morte au pélargonium » apparait traditionnelle dans son traitement. Elle est peinte selon un point de vue unique (la perspective de la table et des objets qu'elle supporte), les ombres portées y sont clairement marquées. Le traitement des contours et la touche sont en même temps cézanniens. La matrice de cette image, comme dans les tableaux de Cézanne, est enracinée dans la perception sensorielle, et la représentation reste naturaliste dans l'ensemble.
Les « Oignons rosés » d'autre part montrent des objets simplifiés et aplatis comme dans un dessin d'enfant. Ils sont placés dans un espace abstrait, sans lien avec un point de vue spécifique, dépourvus d'atmosphère et sans ombre ni lumière. Matisse a utilisé ici une technique simplifiée et primitiviste pour diminuer le sentiment de réalité et accentuer les relations symboliques entre les objets. Les spirales du grand vase agissent comme une articulation symbolique de la force de la croissance d'oignons qui semblent pousser à partir de la surface terreuse. La figure féminine et les chameaux sur le vase viennent compléter le quatuor de symboles : femme, animal, spirale, croissance végétale.
Le même constat peut être fait pour les deux versions du « Marin », la seconde étant peinte d'après la première et non d'après le modèle, un procédé que Matisse conservera. Si la première reste perceptive, fauve et cézannienne par ses touches et sa construction spatiale, la seconde se voulait synthétique selon Gauguin, et méditation intellectuelle du premier tableau . Le grand amateur américain Léo STEIN parla de « déformations forcées » ; la vie est transcrite par un dessin d'une grande simplicité aux courbes harmonieuses et par des plans uniformes de couleurs vives. La petite histoire raconta que l'auteur hésitait devant son tableau au point qu'il l'attribua d'abord au « facteur » du coin
Parmi les toiles de Collioure des toiles, à l'été 1905Matisse peint « La Raie verte », portrait de Madame Matisse. Le surnom du tableau provient de la barre verte, « abstraite » qui divise le visage de Mme Matisse et marque avec netteté la frontière qui, sur le visage, sépare la zone d'ombre de la zone de lumière. D'une certaine façon le tableau demeure donc réaliste, ressemblant au modèle par son ossature faciale. ( Matisse cherchera toujours à concilier la généralité de l'icône et du masque avec la ressemblance particulière ;des années après on identifiera sans peine le modèle). En même temps, la raie verte, qui représente l'arête du nez, marque la bipartition ou les oppositions des plans colorés qui se heurteraient si, chaque fois, un tiers ne s'interposait pour les réconcilier: la raie verte entre le versant ocre et le versant rosé du visage, la chevelure bleue entre le fond vert et le fond violet. Le système réaliste est abandonné par l'aplanissement de reliefs, élimination de détails: méplats, joues, orbites,etc.
« Mais, de même que certaines rivières, depuis longtemps emprisonnées dans des canalisations souterraines, ne se signalent plus à la surface que par le tracé sinueux des rues qui les longent, l'élément réaliste ne subsiste désormais qu'en filigrane de l'ordre instauré par la couleur. Si l'étude de Nice fait penser à l'épouse du peintre, le tableau de Copenhague évoque, par sa gravité, une prêtresse du feu de ce feu dont l'été 1905 marque l'éclosion. La tête s'est redressée, frontalisée, sous le poids de sa mission. L'impression de grandeur hiératique est telle que la masse bleue qui couronne la tête n'éveille plus l'idée du chignon caractéristique d'Amélie Matisse, mais d'un diadème. Il y a eu transfiguration du portrait en icône. Comme ces empereurs du Bas-Empire stoïquement pétrifiés sous leu» enduit d'or ou ces femmes solennisées par les fards, celle qui fut Mme Matisse irradie un sacré. L'impression de sacré découle de la sensation de rayonnement provoquée par l'intensité chromai tique. Le tableau est une cérémonie qui trans forme le modèle, pleinement consentant à sa simplification, en oint de la couleur…
Ce consentement, c'est, bien entendu, celui du peintre. La Raie verte atteint à la paix parce que Matisse y accepte la substitution de l'image à la représentation. a représentation rappelle, prend un modèle: l'image invente une présence . L'image ne ramène pas à une réalité existant hors d'elle, avant elle. Chaque fois que nous voulons remonter à la réalité qu'elle a transfigurée, le charme se dissipe. Elle est opérante, mais seulement en tant qu'objet fabriqué, qui ne nie pas sa nature de toile couverte de couleurs en un certain ordre assemblées, se refuse à tromper l'œil: à se prétendre autre chose qu'image. Le recours à ce terme vierge de connotations historiques mais le sens auquel il est utilisé ici renvoie à Byzance -, rendu nécessaire par la naissance ou la renaissance du rapport entra peinture et réalité qu'instaure l'art moderne,-se justifie historiquement. » Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
Depuis 1905, Matisse s'orientait donc et progressivement vers une peinture où était revendiquée, ce que J.Laude a nommé « L'autonomie Du Fait Plastique ». Il cherchait à rompre avec le classicisme par des déformations qui n'affecteraient pas l'unité de l'œuvre et négligeraient le pittoresque;des déformations nécessaires donc à la finalité de l'œuvre et qui résultaient de son travail d'intégration.il faut dire que s'il trouva des confirmations dans l'art nègre , le primitivisme de Matisse débordera toujours les cadres étroits de celui-ci trouvant aussi son inspiration chez Gauguin ,dans l'art islamique(emploi de l'arabesque) ou auprès des icônes byzantines. On peut noter qu'outre l'influence de Gauguin dont les figures connaissent de telles simplifications, Matisse se réfère à l'art égyptien dans son refus du détail anecdotique ou psychologique ; La statuette vue chez le « Père Sauvage » est spontanément assimilée à une sculpture égyptienne du Louvre. « Dans l'esprit des artistes les arts du Nil furent associés à ceux du Continent noir ».J.Laude.
Sa nouvelle manière était de fait une négation de la grande tradition de la peinture de la Renaissance dans laquelle il avait été formé. Ainsi que le remarquait Picasso, ce que Matisse recherchait vraiment à cette époque, c'était la simplicité directe de l'art des enfants. Ainsi, Les arts primitifs et exotiques qui l'intéressaient au moment ont pu constituer pour lui, selon JEAN LAUDE la confirmation, extérieure à sa propre tradition, de ses découvertes plastiques les plus novatrices et leur fournir une impulsion.
Les innovations plastiques vinrent d'ailleurs en premier lieu de ses sculptures, telles que le Nu Couché I.(1906-1907).
« C'est le sculpteur qui, chez Matisse, a découvert la statuaire africaine, non le peintre. Mais le peintre bénéficia de la découverte du sculpteur, à travers les œuvres que celui-ci a réalisées : découverte telle qu'elle était déjà en partie adaptée et assimilée.
Au regard de ces faits, consultons maintenant deux documents contemporains. Le premier est constitué par des notes de cours prises en 1908 par Sarah Stein à l'académie privée de Matisse : « Les articulations, [professe le peintre], poignets, coudes, genoux, épaules, doivent montrer qu'elles supportent les membres, spécialement quand le membre supporte le corps. Et dans le cas d'une pose [où le corps s'appuie] sur un membre particulier, bras ou jambe, il vaut mieux exagérer l'articulation, plutôt que de sous-exprimer. On prendra garde avant tout à ne pas couper le membre à l'articulation, mais à faire des articulations une partie inhérente du membre. Le cou doit être plus puissant pour supporter la tête. Dans le cas d'une statue nègre, où la tête est large et le cou étroit, le menton est soutenu par les mains, ce qui donne un support additionnel à la tête. » Le deuxième document est constitué par le passage des Notes d'un peintre où Matisse étudie le problème de la figuration du mouvement, en empruntant ses exemples à la sculpture : « Regardons une statue égyptienne : elle nous paraît raide, nous sentons pourtant en elle l'image d'un corps doué de mouvement et qui, malgré sa raideur, est animé. »
Ce que voit Matisse dans une sculpture africaine est d'abord une construction fortement architecturée et hiérarchisée où sont données des solutions originales à des problèmes d'équilibre entre les différentes parties. Le peintre ne fait nulle allusion au fait que cet équilibre est obtenu aux dépens de l'anatomie et des rapports dimensionnels entre les différentes parties du corps. Par ailleurs dans la statuaire égyptienne, Matisse s'intéresse principalement au fait que le mouvement est rendu et suggéré avec discrétion, malgré la « raideur apparente » de la statue. Pour lui, le mouvement doit être suggéré et rendu par un ensemble de formes non descriptives, par le rythme intérieur de l'œuvre. Or aussi bien que la sculpture égyptienne, avec autant et même davantage de force démonstrative, Matisse aurait pu citer la sculpture nègre. Si celle-ci se signale par un aspect hiératique où la description de gestes ou d'un mouvement quelconque est exclue, elle n'en crée pas moins l'impression d'une intense animation par une disposition rythmique des volumes, en même temps que par une exagération de certains muscles moteurs : notamment, le fuseau des mollets est souvent raccourci en même temps que renflé dans sa partie médiane.
Les sculptures de l'Afrique noire proposaient à Matisse des exemples où l'architecture de l'œuvre était profondément unifiée, où tous les éléments jouaient leur rôle dans l'ensemble, où la stabilité n'était point menacée malgré l'emploi de déformations hardies. Ces déformations étaient d'une nature qui confirmait le peintre dans les recherches qu'il avait alors entreprises. Dans une statuette baga ou fang ou soudanaise, l'artiste africain demeure soucieux de dépouiller ses figures de tout détail secondaire, ne contribuant pas à l'unité de vision qu'il veut obtenir et provoquer : il assigne chaque forme à sa définition la plus simple. Parfois les yeux sont réduits à un cercle engravé ou à une forme lentillée, incisée d'un trait horizontal dans le sens de sa largeur, voire même à une simple ligne. En certains cas, ils sont figurés par un petit disque de métal cloué en son centre ou par un cauri collé avec une résine. Le nez est généralement schématisé. Le dessin de l'arête forme une ligne continue avec celui des arcades sourcilières. Les accidents naturels ou psychologiques du visage ne retiennent pas l'attention du sculpteur. Quand celui-ci en tient compte, c'est au prix d'une sélection et d'une exagération de la tendance générale : ainsi, chez les Fang, l'avancée de la bouche est accentuée dans le sens du prognathisme, sans indication du menton, le profil étant en museau…...
Des produits de la statuaire africaine, prise ici en général, Leiris note « qu'ils constituent non pas de simples effigies en liaison directe ou indirecte avec une architecture dont elles seraient l'ornement, mais de véritables instruments, établis à des fins pratiques et jouissant d'une relative autonomie - mis à part des cas tels que ceux des bas-reliefs et plaques mentionnés plus haut - ils ne sont pas destinés à s'intégrer à un ensemble (bâtiment qu'une de leurs fonctions serait de décorer, voire simple salle ou lieu quelconque d'exposition) ». Les sculptures baga, fang ou soudanaises ne dérogent pas à cette règle : elles sont indépendantes d'un mur et même d'un fond . Mais elles ont toujours un aspect monumental, malgré leurs dimensions relativement réduites (50 cm environ). Cette autonomie relative et cet aspect monumental expliquent en partie la présence hautement plastique de ces statuettes… Jean Laude .La Peinture Française Et L'art Nègre
Une « vogue » d'objets nègres, indiens ou océaniens, va marquer le début du XXe siècle, de même que la seconde moitié du XIXème siècle exaltait le charme de l'estampe japonaise. Apollinaire en a vite compris et souligné le sens profond. Dès I9O9, présentant Matisse dans un bref portrait littéraire, il le montre aimant à s'entourer de sculptures en provenance de Guinée, du Sénégal, du Gabon, où « les Nègres, précise-t-il, ont figuré avec une rare pureté leurs passions les plus paniques ». Par là, dépassant le constat, il dégageait un phénomène essentiel: à travers les objets primitifs », quelques-uns des jeunes artistes d'avant-garde, les plus radicaux et les plus remuants expriment leurs désirs profonds , fuir les valeurs conventionnelles et figées de l'Occident, n'obéir qu'à leurs propres pulsions créatrices, rechercher d'autres formes d'expression que celles de la « beauté grecque ».
« Je passais très souvent, rue de Rennes, devant un marchand de curiosités exotiques, chez le Père Sauvage je regardais les différentes bricoles qui étaient dans la vitine ; il y avait tout un coin de petites statues en bois d'origine nègre j'étais étonné de voir comment c'était conçu au point de vue du langage sculptural, comme c'était très près des Égyptiens. C'est-à-dire que comparativement aux sculptures européennes qui dépendent toujours du muscle, de la description de l'objet d'abord, ces statues nègres étaient faites d'après la matière, selon des plans et proportions inventés….. »
« …Je regardais ça assez souvent, m'arrêtais chaque fois que je passais là, n'avais pas du tout l'intention d'en acheter et puis, un beau jour, je suis entré, j'en ai acheté une cinquante francs. J'allais chez Gertrude Stein, rue de Fleurus, je lui ai montré la statue. Picasso est arrivé. Nous avons causé. C'est là que Picasso a remarqué la sculpture nègre. C'est pourquoi Gertrude Stein en parle. Derain a acheté un grand masque. C'est devenu un peu l'intérêt du groupe des peintres avancés…. » .H.Matisse
« Nous dînâmes un jeudi soir quai Saint-Michel, Salmon, Apollinaire, Picasso et moi. [...] Or Matisse prit sur un meuble une statuette de bois noir et la montra à Picasso. C'était le premier bois nègre. Picasso le tint à la main toute la soirée… Le lendemain matin, quand j'arrivai à l'atelier, le plancher était jonché de feuilles de papier Ingres. Sur chaque feuille un grand dessin, presque le même, une face de femme avec un seul œil, un nez trop long confondu avec la bouche, une mèche de cheveux sur l'épaule. Le cubisme était né. » Max Jacob
« Quand Matisse m'a montré sa première tête nègre il m'a parlé d'art égyptien. [...] Les masques, ils n'étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils étaient des choses magiques. Et pourquoi pas les Egyptiens, les Chaldéens.. » .P.Picasso.
« J'accrochai le masque blanc(un masque fang) au-dessus de mon lit. J'étais à la fois ravi et troublé : l'Art Nègre m'apparaissait dans tout son primitivisme et toute sa grandeur. Quant Derain vint, à la vue du masque blanc il resta interdit ». Maurice Vlaminck :
Comme l'indiquent les citations ci-dessus,un débat exista dès le début ( et toujours pas tranché de nos jours ) pour déterminer qui fut le principal découvreur de l'art tribal ,chacun s'attribuant la paternité ou l'origine de son influence ; questions peut-être sans objet puisque nous sommes en présence de réseaux complexes d'influence et de réactions.il n'y eut donc vraisemblablement plusieurs découvreurs mais la légende tissa par-dessus, du fait des artistes eux-mêmes. Une partie confuse quant aux dates et aux faits dates se joua entre Matisse, Picasso, Derain et Vlaminck. Chacun d'eux avança une explication ou un récit le valorisant qui s'accordait mal aux explications et aux récits des autres, au gré des amitiés ou des inimitiés.
Le récit le plus connu et le plus sujet à caution fut celui de Vlaminck, à savoir qu'il avait été frappé par la vue de trois objets africains dans un bistrot d'Argenteuil(alors qu'il en aurait vu d'autres au musée du Trocadéro sans rien ressentir) : il les aurait acheté puis cédé à Derain qui les montra à Matisse et à Picasso. Les études critiques (Jean Laude) montrent en fait que l'intérêt de Derain fut bien antérieur et que ce serait lui qui aurait influencé Vlaminck).
Matisse pour sa part a raconté qu'il il passait souvent Paris devant la boutique d'un brocanteur de la rue de Rennes, au Vieux Rouet, et que le marchand, Emile Heymann, surnommé le « père Sauvage », avait toujours dans sa vitrine des statuettes nègres. Il aurait été frappé de leur caractère, de la pureté de leurs lignes » et les aurait trouvé belles « comme de l'art égyptien ». Un jour de l'automne 1906, il entra dans la boutique et, pour une somme dérisoire, en achèta une qui provenant du Congo. Inopinément, il rencontra Picasso qui, en la voyant, fut aussitôt « enthousiasmé L'objet qu'il a montré chez elle était vraisemblablement une statuette vili, assise, tirant la langue. La collection du peintre, inaugurée par cet achat en 1906, s'est développée assez largement : il semble que Matisse possédait en 1908 une vingtaine d'objets de forme, d'origine et de qualité disparates.
Dans son entourage, cet achat aurait été le point de départ d'un emballement, dont il il faut comprendre le sens comme réponses à certains problèmes ; il aura fallu auparavant la révolution des Fauves , dont le chef de file reconnu (sans qu'il le veuille )fut justement Matisse.
La révolution fauve fut celle du chromatisme. Éclatant, criant parfois il ne parvient à cette intensité que parce que le peintre s'est servi uniquement de tons purs, qu'il n'a ni mélangés ni rompus, et qui, unifiés sur leur note la plus haute, sont exaspérés par le contraste établi entre chacun d'eux .Apparente, laissée soigneusement en évidence, la touche concourt encore à hausser la couleur et parvient à une expressivité brutale. Simple le dessin est à la fois suggestion et arabesque. La perspective, le modelé, le clair-obscur s'abolissent ;Pas de nuances. Un art simple qui atteint d'autant mieux l'effet recherché qu'il est plus franc, plus concis. C'est au cours de l'été de l'année 1905 que Matisse découvre l'œuvre tahitienne de Gauguin à Collioure. C'est le choc. la plus grande partie des toiles sont entreposées chez Daniel de Monfreid un ami du sculpteur Maillol. Matisse en prend une vue d'ensemble . Ce même été, Matisse rompt les enchaînements qui le relient jusque-là. Il n'applique plus les couleurs au motif, mais comme le souligne Pierre Schneider, "il livre le motif aux couleurs »
Matisse, homme du nord, né fin 1869, était venu assez tardivement à la peinture en 1892, après avoir délaissé des études de droit, à cause de l'hostilité de son père grainetier. Sa culture artistique était autodidacte et ses années passées à Bohain, centre de tapisseries furent un moment essentiel de son intérêt constant pour le décoratif. Il voulut pourtant passer par les Beaux-Arts mais, du fait de son expérience hors des règles, il ne peignait pas comme les autres. Son sens de la couleur, ses hardiesses sans compromis le heurtent aux milieux académiques, tout comme à ses condisciples de l'académie Julian et même à Gustave Moreau qu'il respectait pourtant et chez qui il rencontra Marquet, Rouault, Camoin, et Manguin,
Sa toile la Desserte fit scandale en 1897 au salon de la Nationale. Dès lors, rejeté, il se forme seul, découvre l'impressionnisme, toujours honni par les officiels, et hanta des lieux retirés comme Belle-Ile,
Matisse n'hésita pas à se plonger dans l'étude de ceux qui lui sont proches par la sensibilité: Chardin, Watteau, Rodin, Manet et Cézanne . " Il faudrait être bien niais pour ne pas regarder dans quel sens travaillent les autres ... Il m'est arrivé d'accepter les influences. Mais, je crois avoir su toujours les dominer." déclare-t-il.. En 1898, Il épousa Amélie Parayre, une Toulousaine à l'esprit libre, dont le soutien sera décisif car la couleur et les transpositions formelles blessent par trop les yeux des acheteurs et le vouent à la solitude . En voyage de noces à Londres, Matisse est secoué en effet par Turner. Le coloriste s'épanouit dans la découverte de la lumière corse avec des contrastes et des simplifications qui annoncent le fauvisme. Il reçoit surtout le choc de sa découverte de Cézanne encore méconnu et achète au prix d'un gros sacrifice les Trois Baigneuses chez Vollard en 1899.
Sa détermination se renforce avec la rencontre qu'il fait, à la première rétrospective Van Gogh en mars 1901 de deux artistes de vingt ans venus de Chatou, Derain et Vlaminck.Ils vont s'enthousiasmer d'y voir « des cobalts purs, des vermillons purs, du Véronèse pur ». Matisse se met à penser en même temps peintures et sculptures sous le choc de Rodin ; il transpose leurs rythmes dans des peintures comme L'Homme Nu, Modèle Debout, Académie Bleue (1900-1901) où il s'occupe uniquement des masses et de leurs rythmes, leur donnant vie et volumes par la couleur. Il peint L'éclatante Nature Morte Au Camaïeu Bleu, le Jardin du Luxembourg, Notre-Dame Fin D'après-Midi, œuvres déjà fauves
Il va connaitre une période d'extrême pauvreté et de dépression lors de la faillite de ses beaux-parents (sa femme déprimée doit vendre sa boutique de modiste) et va se cacher à Bohain sa ville natale » période noire » de deux ans.Il va se ressourcer pourtant grâce à la confiance de Berthe Weil qui l'expose, à sa rétrospective chez Vollard en juin 1904 et à des collectionneurs comme André Level, Olivier Sainsère (les mêmes que ceux du jeune Picasso, mais les deux peintres ne se connaissent pas encore ).Il se lie d'amitié avec Signac près de qui il passe l'été à Saint-Tropez ; sous le soleil du sud, la couleur se libère à nouveau, (Vue de Saint-Tropez, le Goûter Druet) fin 1904 ;le divisionnisme de Luxe, Calme Et voluptéfait sensation aux Indépendants de 1905 et lui apporte un statut de chef d'école.
Avec son ami Marquet, il est proche des fondateurs, en 1903, du sélectif Salon d'automne, à l'origine dominé par les nabis et Odilon Redon, où a lieu une première rétrospective de Gauguin qui vient de mourir. Matisse y expose désormais comme aux Indépendants où il organise au début de 1905 une rétrospective Van Gogh qui rouvre au plus haut niveau le débat sur la couleur au moment où il retrouve Derain retour du service militaire.
L'épouse de Matisse ayant trouvé pour villégiature le petit port ignoré de Collioure où l'on ne parle que catalan, le peintre persuade Derain de l'y rejoindre ce qu'il fait au mois de juillet . Ils vont y faire assaut de couleur et s'apercevoir que le divisionnisme détruit le dessin et atténue ainsi l'effet coup de poing qu'ils veulent donner à leurs toiles. Ils découvrent par contre, qu'ils peuvent reconstituer un graphisme par des traits ou des masses de couleur pure. Matisse peint ainsi la Plage rouge, Vue de Collioure. Surtout la Fenêtre ouverte, Collioure.
Comme indiqué ci-dessus, une des clés de leur évolution vers des compositions plus construites a été de voir des Gauguin, ceux du collectionneur Gustave Fayet à Béziers, ceux d'Océanie chez Daniel de Monfreid. Matisse dira que Gauguin était le seul à pouvoir le sauver du du brouillage divisionniste : « une avalanche de couleurs reste sans force ».
Le coup de barre vers les constructions aux rythmes apparents puisées chez Gauguin se voit dans les deux flamboyants portraits de son épouse : la Femme au chapeau et la Femme à la raie verte6du retour à Paris. Il y ajoute, pour son envoi au Salon d'automne, la Fenêtre ouverte, Collioure et la Japonaise au bord de l'eau. Autant de manifestes.
Le salon d'Automne de 1905 fut celui de naissance du groupe (avec l'adjonction de VanDongen) Il fut « consacré » par le critique Louis Vauxcelles qui lança, en voyant leur salle avec, au centre, un petit buste classique : « Donatello chez les fauves! » Matisse est reconnu comme l'aîné et le devancier de leur révolte qu'ils expriment par la couleur tonitruante, des paysages réduits tout comme les portraits à leur structure, une virulence que rien n'arrête. Sa Femme Au Chapeau y fit scandale, suscita les railleries du public mais fut tout de suite vendue. Cette recherche du choc de la couleur franche est dans l'esprit de rupture qui règne chez les peintres qui se cherchent en ce moment. (Beaucoup et la femme de Matisse elle-même étaient proches de l'anarchisme).Les fauves sont déjà mus par le sentiment de révolution et le besoin de faire groupe qui caractériseront les avant-gardes à venir. Ils vont être rejoints par des jeunes peintres du Havre, Braque, Dufy et Friesz, eux aussi décidés à tout changer. Cela produit un effet de masse d'autant plus percutant qu'ils sont unis par le déchaînement de leur peinture qui dépasse, dans l'éclat de la couleur pure et les simplifications, les libertés prises par Gauguin et Van Gogh.
Dans son œuvre monumentale, Pierre Schneider a justement décrit cette révolution de la couleur :
« Car, en sa phase initiale, le fauvisme c'est la destruction par la couleur.
Dans cette poignée de toiles que Matisse peint sur le le paysage - plage, port, église, «Faubourg», collines - est soumis à un bombardement intensif qui finit par avoir raison de sa résistance. A l'ordinaire, le crayon établit à même la toile, brièvement mais sans équivoque que, la forme des objets et leur échelonnement dans l'espace. Ce réseau initial, se laisse encore deviner, fragmentairement et faiblement - comme les vestiges d'une ville ancienne éparpillés à travers celle qui lui a succédé - jusque dans des tableaux mais le pousse au paroxysme, ces touches ne renient pas les petits cubes divisionnistes mais les exaspèrent, les mettent hors d'eux. Ce ne sont pas les moyens du néo-impressionnisme qui sont répudiés, mais ses fins : la doctrine signacienne vole en éclats sous nos yeux. La toile change à plusieurs reprises de système de référence en cours de route. De même qu'un tronc d'arbre passera, au gré de sa montée, du vermillon au violet, du violet au rosé, elle se montrera tour à tour impressionniste, néo-impressionniste, proche de Van Gogh, soucieuse ou oublieuse de la vraisemblance, attentive à respecter le contour des choses ou acharnée à l'anéantir. Les critiques parleront, à propos de ces toiles, d'incohérence stylistique. L'incohérence s'explique par la nature ambiguë de la couleur, cette duplicité qui lui permet d'entraîner le peintre aveuglé par son emportement du versant familier au-delà du point où admettra-t-il plus tard, elle nous est imposée.»
Le tableau est détourné en cours de route, obligé à changer de cap. Matisse a raconté avec précision le déroulement de cette passation de pouvoir sous la contrainte : «J'avais la sensation de la coloration d'un objet: je posais ma première couleur, c'était la première couleur de ma toile.» Le souci dominant est d'obtenir le ton local, de rendre les objets, selon leur vérité réaliste et dans le langage du réalisme, l'un après l'autre: «J'y joignais une deuxième couleur...» mais ces deux couleurs, qu'accordait naguère leur commune acceptation du joug de la représentation qui les meurtrissait également - elles étaient en quelque sorte harmonisées par ce qu'on leur avait enlevé -, entrent fatalement en conflit dès que, par le biais du paroxysme, l'abstraction en elles prend le dessus sur la localité: «[...] et alors, au lieu de reprendre, quand cette deuxième couleur ne paraissait pas s'accorder avec la première, j'en mettais une troisième, qui devait les accorder. Alors il fallait continuer...» Or, si avec deux, voire avec trois tons, un espoir subsistait de sauvegarder les apparences et d'obtenir que ce dialogue de couleurs pures signifiât également les conventions réalistes, celui-ci disparaissait à mesure que se multipliaient les tons, submergeant la représentation du réel sous la réalité de leur présence.
Ils cessent d'obéir à la volonté du peintre, s'insurgent, n'entendent plus d'appels que ceux qu'ils s'adressent les uns aux autres. Une note jetée sur le papier, pendant l'été 1905, témoigne de ce renversement: «Employer le dessin pour indiquer l'expression des objets les uns par les autres... Employer la couleur pour son intensité lumineuse, dans ses diverses combinaisons, accords, et non pour définir les objets.» L'utilisation répétée du mot employer, avec ce qu'il implique de volonté active, est trompeuse.
Car, si Matisse emploie effectivement le dessin pour préserver la représentation, cette défense est, on vient de le voir, bien vulnérable. Très vite, elle succombe aux assauts de la couleur, qui ne laisse subsister l'identité des choses que dans la mesure, très variable, où celle-ci ne gêne pas l'affirmation de la sienne - de la couleur qui n'est plus employée par le peintre mais qui l'emploie, prend les commandes, l'emporte vers une destination inconnue de lui. «Quand je peins une table en marbre vert et que finalement je suis obligé de la faire rouge, je n'en suis pas entièrement satisfait, il me faut plusieurs mois pour reconnaître que j'ai créé un nouvel objet....» Le peintre est devenu le serviteur, l'instrument d'une autre volonté, comme l'avait été avant lui Manet - «chaque fois que je commence un tableau, c'est comme si je plongeais pour apprendre à nager», disait-il -, comme le seront après lui certains peintres non figuratifs, vers 1947-1955, qui firent appel à l'écriture automatique pour réduire au silence la volonté de contrôle traditionnellement associée à la pratique de la peinture. La couleur qui provoque l'oubli de tout savoir, de tout faire acquis - après quoi «la vérité, le réel commence» - n'est-elle pas, à l'heure du fauvisme, une manière de chromie automatique! Peu de temps après la fin de la Seconde Guerre mondiale, André Breton rendit visite à Matisse. Il fut question que le poète consacrât une étude au peintr1. Le projet échoua, Matisse se refusant à être qualifié de surréaliste. La réaction se conçoit. Mais on comprendra également l'attitude de Breton, reconnaissant dans l'étrangeté de certaines formes nées sous le pinceau de Matisse et, plus encore, dans «la furie qui le ruait sur la toile vide confusément comme si jamais il n'avait peint», comme disait Mallarmé à propos de Manet, l'intervention féroce, cruelle, déroutante d'une force inconnue - «une force, dira-t-il en 1952, que je perçois aujourd'hui comme étant étrangère à ma vie d'homme normal » - qui s'emparait du peintre, le transformant en médium.
Tout ordre nouveau naît dans le désordre, les ruines. Il n'est pas faux de parler d'anarchie, d'incohérence à propos du fauvisme : du point de vue de l'ordre ancien, tout ici est destruction, chaos. Comment les peintres, les critiques extérieurs au fauvisme n'auraient-ils pas été choqués par la violence destructrice de la couleur, alors qu'elle effraie ceux-là mêmes qui l'avaient introduite? »Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
La rencontre avec les Arts Tribaux intervient juste après la révolution des Fauves et l'on peut donc s'interroger sur ce qu'est exactement leur rapport avec le primitivisme : Ainsi Vlaminck, en quête d'une expressivité instinctive et d'une sorte de violence « barbare », la rencontra dans l'art africain mais apprit peu de cet art dans sa propre peinture en dehors de ce romantisme .Derain s'en inspira dans ses sculptures (auparavant il s'était intéressé aux bois sculptés de Gauguin) mais eut plus de difficulté dans ses peintures. Chez lui comme chez matisse, leur intérêt pour le tribal correspondit en fait à la fin de leur période fauve et aux problèmes qu'elle posait.
On a souvent noté d'ailleurs Vlaminck et les autres artistes qui rassemblèrent très tôt des sculptures africaines préféraient des objets dont notre connaissance présente montre que ce sont de piètres exemples de leurs styles respectifs, au sens purement technique de la maîtrise du matériau . Des objets de cette sorte correspondaient en fait mieux et paradoxalement ,comme toute copie, à « l'idée » de primitivité qu'ils étaient censés incarner aux yeux des artistes, mieux qu'une œuvre élaborée et originale qui s'écarte du modèle traditionnel. L'important était qu'ils soient « symbole » du primitif. c'est pourquoi Goldwater souligne -ce qu'il nomme le primitivisme romantique des fauves, analogue en ce sens à celui de Gauguin-qu'ils étaient attirés moins par la qualité formelle des objets que par leur « étrangeté »qui rejoignait leur gout et leur collections d'art provincial et populaire comme les images d'Epinal et les « paquets de chicorée ».
C'est en ce sens qu'on peut parler de dialogue ou de rencontre : la simplification des moyens; l'emploi d'une ligne large, qui n'est pas finie; l'application directe de vastes surfaces de couleur indifférenciée; l'emploi de couleurs pures sortant du tube sur la toile; l'absence de perspective, à la fois dans les personnages et dans la composition comme un tout constituaient en effet les caractéristiques les plus évidentes de la peinture fauve.
La réduction par les Fauves des moyens employés pour aplanir les espaces coloriés jointe à une sélection limitée des couleurs donne à leurs œuvres quelque chose de direct et d'immédiat. Ce ne sont pas des peintures qui doivent être étudiées et analysées longuement, des compositions où l'on puisse saisir des rapports complexes seulement après une contemplation prolongée. Ceci ne veut pas dire que c'était des artistes sans expérience, sans subtilité, ignorant la tradition et les techniques. Ils usaient de leurs connaissances pour éliminer de leur travail tout ce qu'ils sentaient comme n'étant pas indispensable à un effet essentiel unique. La subtilité réside dans une analyse qui permet la simplification et qui, puisqu'elle précède toute peinture véritable, n'est jamais présente et peut seulement être inférée. Le résultat est simple et frappant et l'appel à la fois iconographique et formel de ces peintures est immédiat et direct. Leur but est de produire une réponse visuelle, affective qui, sans réflexion, "engagera la personnalité tout entière", que ce soit par des moyens qui choquent comme Derain le laisse entendre en "renforçant l'expression" du Ghirlandaio qu'il copia au Louvre ; ou par des moyens qui rassurent, comme dans le désir de Matisse de faire de son art "quelque chose comme un bon fauteuil où se reposer de la fatigue physique". …
..Il est vrai que dans certaines des peintures fauves, il y a des personnages qui, dans leurs formes incurvées et leurs contours clos, rappellent certaines oeuvres primitives et préhistoriques. (Par ex. Matisse, Baigneuses, 1907, et Femmes au bord de la mer, 1908; Vlaminck, Baigneuses, 1908 et 1909). Une telle similarité n'est certainement pas due à une copie directe. Nous pouvons peut-être l'expliquer par cet effort même pour donner aux personnages un sens qui les dépasse, en remplaçant par un symbolisme affectif isolé le symbolisme naturel et direct des peuples primitifs. Dans ce contexte religieux premier, le personnage isolé est tout naturellement une image à l'efficacité magique qui se suffit à elle-même, efficacité que les ramifications allusives des développements ». .R.Goldwater.Le Primitivisme Dans L'art Moderne.PUF
Voulant libérer leur art propre,selon les principes énoncés ci-dessus, les artistes ne pouvaient que rencontrer une caractéristique essentielle des arts africains que J.Laude nomme l'autonomie du fait plastique, due en partie à l'origine d'œuvres sans rapport à une littérature permettant d'en décrire le sujet, parce qu'issues de sociétés sans écriture : « un masque, une statuette existaient en eux mêmes, pour eux-mêmes, tels qu'ils avaient été conçus dans leur plénitude suffisante….. »
M. Leiris écrit à ce propos : « Une statue qui est un dieu ne peut que revêtir une apparence de « chose en soi » au lieu de se présenter comme une création artificielle…..chaque partie exprime le sens qu'elle a pour elle même et non ce que le spectateur pourrait lui donner : la carrure s'exprime à travers la minceur et le dépouillement même d'une statue sur laquelle on a l'impression de n'avoir aucune prise »
Dès 1919, Clouzot et Level écrivaient 'autre part que « l'artiste nègre n'a pas reproduit l'objet patiemment, en copiste minutieux, mais l'a recréé. » Ou plutôt, « la vision, comme toujours, s'est transformée en passant par le cerveau de l'artiste ». Ayant signalé que la surprise, causée par la création, était proportionnelle à « la puissance du transformateur », ces auteurs se demandaient « s'il fallait aller jusqu'à dire que « plus la représentation s'éloigne de l'objet concret, plus la forme d'art créatrice a été grande, plus la projection a été puissante ». Et ils concluaient que, « devant l'objet ainsi créé à nouveau, recréé, il est « impossible de nier que l'on se trouve devant une œuvre qui tient, qui existe » . En 1929, Guillaume et Munro développent une idée sensiblement analogue. Notant 9ue, par suite d'une absence de traditions qui auraient « tendu à développer son sens du dessin sculptural », le spectateur non averti voit, dans une statuette africaine, des déformations « sans motif », ils affirment que ce même spectateur, s'il parvient « à découvrir les relations plastiques », verra ces déformations lui apparaître « nécessaires dans leur intérêt ». Dès lors, « on arrive à regarder une statuette non comme une copie déformée d'un corps humain, mais comme une nouvelle création en elle-même, rappelant la forme humaine d'une façon générale mais avec une indépendance justifiée par sa logique interne, par la nécessité l'harmonie de ses parties ».
« À l'époque où Matisse s'arrête, rue de Rennes, devant la vitrine du « Vieux Rouet », il a un double sujet de préoccupations. Il s'interroge sur le problème du volume et sur les modalités de sa figuration sans recours au modèle traditionnel. Pour se préparer à cette tâche, il réalise ses lithographies, gravures et dessins de 1906 où il fait intervenir une ligne calligraphiée méditée qui modèle la lumière. Et il poursuit plus complètement son investigation dans le domaine de la sculpture. En même temps, il s'intéresse d'assez près à l'art égyptien. D'autre part, il se soucie de créer des formes simples qui ne contrarient pas le jeu des plans colorés par des détails anecdotiques. Afin de sauvegarder l'unité plastique de l'œuvre, il spécule sur l'arabesque qui relie les différents éléments figuratifs. Et il s'engage plus profondément dans la voie des « déformations ». Cette double préoccupation répond, par ailleurs, à la volonté de créer un système de signes susceptibles de noter et de transmettre les sensations globales, non plus seulement rétiniennes, susceptibles, également, de témoigner d'une fusion de l'être et de l'objet qui a provoqué l'émotion initiale.Jean Laude.La Peinture Française Et L'art Nègre
Le fauvisme fut de courte durée . Le style dit fauve, qui atteignit son apogée entre le milieu de 1905 et le milieu de 1906 devait rencontrer très vite des problématiques délicates : Leur effort pour "revenir à la simplicité nue" avait amené les Fauves à réduire leurs méthodes de communication à une seule, à savoir la couleur, et à employer celle-ci le plus directement possible. Les effets purement optiques étaient privilégiés au détriment des formes sculpturales ; la couleur primait le modelé, sans élaboration de la toile .Cependant, à partir du printemps 1906, les Fauves s'étaient montrés de plus en plus désireux de doter leurs tableaux d'une plus grande stabilité, et de parvenir à un équilibre entre couleur et modelé. Cet intérêt nouveau pour les formes plastiques (qui trouve un parallèle dans l'œuvre de Picasso) apparaissait avec le plus de clarté dans les peintures de Matisse, dans celles de Derain, et, à un degré moindre, dans les œuvres de Vlaminck. Fut déterminante dans cette recherche l'influence de Cézanne lequel pourtant ne manifesta aucun intérêt pour l'exotisme .Si l'on se penche par exemple sur les premiers achats de Matisse de Matisse à l'époque, on y trouve les Trois Baigneuses de Cézanne, à coté de dessins de van Gogh et d'une toile de Gauguin
« Cézanne avait montré la voie d'un nouvel équilibre entre le dessin de surface et le modelé. Ses simplifications de la forme, sa capacité à obtenir, au moyen de plans décomposés en facettes colorées, des effets sculpturaux, ouvraient de nouvelles possibilités aux artistes de la génération montante, les mettant au défi et leur posant un dilemme. En effet, tandis que Cézanne leur offrait une vision nouvelle, la force presque écrasante de son art et son influence potentielle constituaient en même temps une sorte d'impasse. C'est à ce stade que l'exemple de l'art africain pouvait devenir particulièrement utile. Bien que l'art africain, de même que certaines œuvres post-impressionnistes, mît fortement l'accent sur la structure abstraite et la forme conceptuelle plutôt que sur la forme perçue, il n'occupait pas le même territoire. Il était encore moins optique, moins littéralement descriptif et plus ouvertement symbolique que le post-impressionnisme. Et comme son contenu iconographique et son histoire étaient inconnus, non seulement il fournissait un moyen de contourner le post-impressionnisme, mais il ouvrait aussi un chemin dépassant l'histoire et les traditions culturelles héritées. …… ». Jack D. Flam. Matisse Et Les fauves. Dans. W.Rubin.Le Primitivisme Dans L'art Du 20ème Siècle
Pierre Schneider a justement mis en lumière le « dualisme de Matisse, sa dialectique du dessin et de la couleur tout au long de son œuvre, qu'il a rattaché à la dualité des origines maternelles et paternelles :« nature double de Matisse, qui le prédisposait à s'attacher, dans sa pratique artistique, aux situations conflictuelles, à la problématique du dualisme qui se trouve - et c'est la chance historique de son œuvre - au cœur de la culture de l'époque, n'a pas échappé à ses commentateurs les plus clairvoyants », et que l'œuvre picturale reflétera et s'efforcera de résoudre .Matisse lui-même ne se voit pas autrement: «J'en suis un, romantique, mais avec une bonne moitié de scientifique, de rationaliste, ce qui fait la lutte d'où je sors quelquefois vainqueur, mais essoufflé...»
« L'expression, pour moi, ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un visage ou qui s'affirmera par un mouvement violent. Elle est dans toute la disposition de mon tableau : la place qu'occupent les corps, les vides qui sont autour d'eux, les proportions, tout cela y a sa part. La composition est l'art d'arranger de manière décorative les divers éléments dont le peintre dispose pour exprimer ses sentiments. Dans un tableau, chaque partie sera visible et viendra jouer le rôle qui lui revient, principal ou secondaire. Tout ce qui n'a pas d'utilité dans le tableau est, par là même, nuisible. Une œuvre comporte une harmonie d'ensemble : tout détail superflu prendrait, dans l'esprit du spectateur, la place d'un autre détail essentiel…
Dire que la couleur est redevenue expressive, c'est faire son histoire. Pendant longtemps, elle ne fut qu'un complément du dessin. Raphaël, Mante-gna ou Durer, comme tous les peintres de la Renaissance, construisent par le dessin et ajoutent ensuite la couleur locale.
Au contraire, les Primitifs italiens et surtout les Orientaux avaient fait de la couleur un moyen d'expression. L'on eut quelque raison de baptiser Ingres un Chinois ignoré à Paris, puisque le premier il va utiliser les couleurs franches, les limiter sans les dénaturer.
De Delacroix à Van Gogh et principalement à Gauguin en passant par les Impressionnistes qui font du déblaiement et par Cézanne qui donne l'impulsion définitive et introduit les volumes colorés, on peut suivre cette réhabilitation du rôle de la couleur, la restitution de son pouvoir émotif.
Les couleurs ont une beauté propre qu'il s'agit de préserver comme en musique on cherche à conserver les timbres. Question d'organisation, de construction, susceptibles de ne pas altérer cette belle fraîcheur de la couleur. Les exemples ne manquaient pas. Nous avions devant nous, non seulement des peintres, mais aussi l'art populaire, et les crépons japonais que l'on vendait alors. Le Fauvisme fut ainsi pour moi l'épreuve des moyens : placer côte à côte, assembler d'une façon expressive et constructive un bleu, un rouge, un vert. C'était le résultat d'une nécessité qui se faisait jour en moi et non d'une attitude volontaire, une déduction ou un raisonnement, dont la peinture n'a que faire.
Ce qui compte le plus dans la couleur, ce sont les rapports. Grâce à eux et à eux seuls un dessin peut être intensément coloré sans qu'il soit besoin d'y mettre de la couleur.
Sans doute, il existe mille façons de travailler la couleur, mais quand on la compose, comme le musicien avec ses harmonies, il s'agit simplement de faire valoir des différences.
Certes la musique et la couleur n'ont rien de commun, mais elles suivent des voies parallèles. Sept notes, avec de légères modifications, suffisent à écrire n'importe quelle partition. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour la plastique ?
La couleur n'est jamais une question de quantité mais de choix. A leurs débuts, les ballets russes, et particulièrement Schéhérazade de Bakst, regorgeaient de couleur. Profusion sans mesure. On eut dit qu'elle avait été jetée au baquet. L'ensemble était gai par la matière, non par l'organisation. Cependant, les ballets ont facilité l'emploi des moyens nouveaux dont ils ont eux-mêmes très largement bénéficié.
Une avalanche de couleurs reste sans force. La couleur n'atteint sa pleine expression que lorsqu'elle est organisée, lorsqu'elle correspond à l'intensité de l'émotion de l'artiste.
Dans le dessin, même formé d'un seul trait, on peut donner une infinité de nuances à chaque partie qu'il enclôt. La proportion joue un rôle primordial.
Il n'est pas possible de séparer dessin et couleur62. Puisque celle-ci n'est jamais appliquée à l'aventure, du moment qu'il y a des limites et surtout des proportions, il y a scission. C'est là où intervient la création et la personnalité du peintre. »H.Matisse Ecrits Et Propos Sur L'art.Hermann Arts.
« Force, vie, forme simple : au début du siècle, presque simultanément, Die Brücke en Allemagne et l'Art Fauve en France, découvrent l'art primitif. L'un et l'autre groupe, bien que chacun selon ses propres choix esthétiques, cherchent essentiellement la voie pour atteindre une intensité nouvelle de l'œuvre d'art. A partir de la rupture introduite par ces deux groupes d'avant-garde, le travail de l'artiste est conçu selon le double registre de l'invention d'un nouvel espace et de l'intensité affective que cette invention s'avère capable de déclencher. Il faut avant tout, comme le déclarait Matisse, « donner à partir d'un espace limité l'idée de l'immensité »
Mais ce travail sur l'espace de la représentation (et l'affranchissement des lois académiques de l'imitation de la nature qui en résulte) doit toujours se donner pour but d'atteindre une nouvelle intensité de l'image. Il ne faut pas seulement, comme l'écrivait De Chirico, « dépouiller l'art de ce qu'il pourrait encore contenir de routine, de règle, de tendance à un sujet, et... donner des sensations qu'on ne connaissait pas avant ». Il faut aussi trouver une force nouvelle qui rende l'œuvre capable d'aller au-delà des registres émotionnels propres à l'univers clos de l'art académique. Portée par la découverte d'un nouvel espace, la recherche artistique doit choquer. Elle dépassera ainsi le système classique des passions et élargira le champ des émotions représentées. Il s'agit aussi bien d'accueillir ce qui, de la dimension affective, se trouvait exclu de l'art du passé, que de jeter une lumière nouvelle sur ce qui y apparaissait déjà. L'art, ne cessent de déclarer les Fauves et les Expressionnistes de Die Brücke – doit pouvoir retrouver, au-delà des apparences du réel, l'éclosion pure de l'émotion.
La référence à l'art des primitifs – ou plutôt à ce mélange chaotique d'objets africains, asiatiques, ou océaniens qui, au début du siècle, passait encore, à Paris et ailleurs, sous le nom d'art nègre, devient, dès le début du siècle dernier, une des modalités essentielles de la tentative de ces artistes d'atteindre cette intensité émotionnelle ». Carlo Severi.l'Empathie Primitiviste
Le primitivisme est aujourd'hui considéré comme un ensemble d'idées apparu en Europe occidentale au XVIIIe siècle pendant le Siècle des Lumières, lequel coïncida avec le début d'une période d'expansion coloniale européenne sans précédent. De fait, le colonialisme est au cœur des théories sur le primitivisme. L'entreprise coloniale des XVIIIe et XIXe siècles apporta un ensemble de cultures nouvelles pour l'Occident, dans le cadre d'un système de relations de pouvoir inégales ou l'autre était considéré comme « sauvage » et inférieur. Géographiquement, les croyances européennes situaient le sauvage en Afrique centrale et australe, aux Amériques et en Océanie.
Le primitivisme, comme beaucoup de contestation d'un modèle, le conserve pourtant en l'inversant simplement : l'existence de la « sauvagerie » n'est pas remise en cause mais perd son sens péjoratif en devenant l'idéal d'une vie simple proche de la nature, à l'encontre des méfaits dénoncés de la civilisation.
Dans ce cadre, le terme trouva un emploi dans l'art pour décrire des tendances qui se retrouvent pratiquement tout au long de son évolution, du symbolisme et de l'Art nouveau, des années 1890, avec Gauguin surtout, à l'expressionnisme abstrait américain des années 1940.L'art « primitif « ou « tribal » aurait été ainsi découvert et promu aux alentours de 1905 par un groupe d'artistes français connus sous le nom de Fauves : Matisse, Derain et Vlaminck. Mais en fait l'histoire de l'art montre que le « primitivisme déborde largement le simple empreint d'images et de styles à l'Afrique et à l'Océanie .Outre que l'Occident lui-même avait depuis longtemps la conviction de posséder ses propres primitifs : les populations paysannes, les enfants et les fous, la fascination pour les sujets « exotiques » - comme c'est le cas dans la peinture orientaliste — existait depuis le XIXe siècle jusqu'à Matisse et au-delà.
Il faut à cet égard bien noter la confusion, en histoire de l'art, du terme primitif :il était employé bien avant la période considérée pour connoter des artistes traditionnellement considérés comme les précurseurs d'un nouvel art, des artistes qui avaient la fois provoqué une rupture avec la tradition passée et jeté les bases sur lesquelles une nouvelle tradition pourrait se construire. (Matisse se réfère souvent aux « primitifs de cette catégorie comme Giotto au XIVe).
En art, toutefois, le primitivisme ne désigne pas un groupe d'artistes organisés comme tel, ni même un style identifiable ayant émergé à un moment historique donné ; il rassemble plutôt diverses réactions d'artistes de cette période aux idées sur le primitif. Traditionnellement, le primitivisme dans l'art moderne s'inscrit d'une part, dans un contexte où les artistes vont utiliser des objets nommément primitifs(masques ,statues) comme modèles d'élaboration pour leur propre travail, pratique qui commença dans la première décennie du XXe siècle en France et en Allemagne, pour se propager rapidement à travers toute l'Europe et les Etats-Unis. Une première problématique revient alors à se demander quelles significations les artistes modernes trouvaient dans les objets primitifs, quelles relations percevaient-ils entre les objets et leur travail.
« À mesure que les jeunes artistes vont découvrir à quel point l'art primitif transcende les limites de la « pensée magique », comme on disait alors, dont il est issu, pour atteindre à une transmission intemporelle qui les bouleverse, ils vont renverser le processus d'actualisation de l'art savant. Contrairement à Manet, ils délaissent les occasions changeantes de la modernité comme sources de renouveau. La réflexion sur les pouvoirs de l'art primitif les rapproche de son « faire », en les conduisant à dialoguer avec la matière, à extérioriser l'exécution et son donné brut, dégagé de la contingence de l'occasion.
C'est cet état d'esprit primitiviste qui fera converger, dans la diversité, voire les contradictions de leurs expériences, les fauves Matisse et Derain, le Picasso des Demoiselles d'Avignon, les peintres de la Brücke à Dresde, le Kandinsky et le Jawlensky de 1908-1911. On y récupérera Gauguin, mais aussi Van Gogh, notamment dans le contexte protestant que j'ai cité. De façon moins religieuse, Cézanne - mais chez lui la Provence fut aussi une fuite hors du présent, et ses Baigneuses exaltent la vie naturelle chère aux fauves et à la Brücke. Cela explique également la réévaluation de la fraîcheur du Douanier Rousseau. De la naïveté qui prend place dans l'art savant.
Ce primitivisme recoupe ainsi l'emploi, du moins avant la guerre de 1914, du terme expressionnisme, qui a été couramment utilisé alors pour désigner, en dehors des révoltés allemands, les novateurs de France, les fauves, Rouault, mais aussi Picasso et les débuts du cubism, Derain, Matisse, pour des ressemblances d'ailleurs réelles dans l'aspect volontairement fruste de leurs œuvres construites sur des déformations appuyées, des couleurs hurlantes. Ce développement d'une nouvelle contre-culture est en effeteuropéen. En Belgique, en Hollande, dans les pays Scandinaves, en Autriche, à Prague, surtout en Allemagne, l'expressionnisme, réunit la littérature, la poésie, la musique et le théâtre, exprime le même besoin de violenter les formes admises pour atteindre à une réalité hors de portée de leurs moyens. Les Russes y plongeront comme les Italiens, en partant de considérations avant-gardistes futuristes, au bout du compte analogues. Il y a eu indéniablement affinités chez toute une génération par-dessus les frontières. Dans une période de tels bouleversements du champ mental et du champ visuel, la peinture est par excellence le moyen de les communiquer, plus déplaçable que la sculpture de laboratoire (qui restera le plus souvent inconnue à l'époque) et ignorant, comme la musique, le compartimentage de la langue.
Un des premiers effets de l'essor de la contre-culture après 1900 se lit dans l'accès qu'apportent, aux anticipations des artistes qui incarnent les changements du regard, les expositions et les reproductions. Ce rattrapage en 1901 à Paris va de Daumier à Van Gogh (exposé au même moment à la Sécession berlinoise). Et le Salon d'automne, né en 1903, va le pratiquer de façon systématique, non seulement avec Cézanne, mais en y joignant Gauguin, Manet ou le Bain turc d'Ingres jusque-là inconnu. Si l'on y joint la révélation de la quasi-totalité de l'œuvre de Gauguin en 1906, les peintres vivant à Paris disposeront, en ces premières années du xxe siècle, d'une ampleur d'expositions sur les innovations modernes qui ne se renouvellera plus avant le dernier tiers du siècle » .Pierre Daix. Pour Une Histoire Culturelle De L'art Moderne.Odile Jacob
D'autre part, le primitivisme se révéla l'occasion pour de nombreux artistes d'exprimer de plus en plus leur mécontentement par rapport à leur société ou leur civilisation , d'où le désir et la nostalgie d'une vie qu'ils pensaient plus simple . Aux yeux du primitiviste, l'état idéal du monde ne se situait pas dans le présent ; il se trouvait soit dans le passé, soit dans l'avenir,ou les deux à la fois lorsqu'il prenait la forme d'un rêve utopique de « retour » à quelque état de nature ou grâce passé. Ainsi, ce sentiment entraina à la fois, un intérêt de plus en plus marqué pour les cultures exotiques- comme la fascination pour les civilisations d'Extrême-Orient , à travers l'influence des estampes japonaises sur la peinture impressionniste et l'esthétique Art nouveau - puis, par la suite, pour les cultures dites tribales d'Afrique, d'Océanie et d'Amérique du Nord-et une tendance à utiliser pour leur travail des objets produits par ces cultures. Robert Goldwaterdistingue ainsiplusieurs formes de primitivisme, romantique, affectif,(Gauguin, les Fauves, l'Expressionnisme), intellectuel (le Cubisme) ou subconscient(le Surréalisme)
« Si nous groupons les artistes que nous avons appelés les primitivistes "romantiques" avec ceux qualifiés d'"affectifs", alors le primitivisme que nous avons examiné se divise en deux grandes catégories : une dont l'accent principal est sur des facteurs psychologiques internes — sur les éléments de base de l'expérience humaine; et une qui recherchait les facteurs fondamentaux de la forme extérieure — les bases de la perception humaine et de la nature.
Dans le premier groupe on trouve les artistes qui se sont concentrés sur les émotions et les passions fondamentales, sur les situations cruciales de la vie, se servant de ces événements comme du sujet de leurs tableaux. Ceci en soi ne ferait pas d'eux des primitivistes, c'est plutôt leur désir de présenter ces sujets directement, avec aussi peu de "distance psychique" que possible, de réduire le tableau à une scène unique, dominante, qui ne sera pas analysée comme une composition formelle d'éléments divers, mais absorbera le spectateur ou sera absorbée par lui de façon directe et indifférenciée. Dans ce but ils emploient des moyens techniques qui, dans leur rudesse et leur brutalité, sont supposés être primitifs. La scène présentée peut être soit plus sauvage soit plus idyllique, dans les deux cas elle veut être simple et dominante. Ceci est aussi bien le but des Fauves, dont l'art est voulu reposant par son rejet de complication formelle et intellectuelle, que celui des artistes du Brücke qui veulent surmonter la différenciation superficielle par des méthodes plus vigoureuses et plus excitantes, ou de ceux du Blaue Reiter qui s'efforcent de noyer la complication dans une identification avec des êtres paisibles, plus simples, qu'ils soient humains ou animaux. Dans l'art de Gauguin l'extériorité du but, qui appartient au romantisme antérieur, est encore présente. Mais il a déjà échangé le désir d'une unité atteinte à un niveau plus haut qui caractérise le romantisme de Delacroix, ou celui de l'idylle harmonieuse de l'âge d'or qui appartient au romantisme allemand des débuts (qui a beaucoup en commun avec l'archaïsme), pour une combinaison des deux; le résultat est une intensité (souvent érotique) qui s'efforce sans jamais y parvenir de dominer le ton émotif de ses tableaux : la grâce appartient encore vraiment chez Gauguin à la conception du primitif et aux tableaux qui en résultèrent, mais seulement malgré lui. 11 est de quelque importance que la légende de Gauguin (comme la légende de Van Gogh) ait essayé de noyer la suavité de ses tableaux dans la "sauvagerie" de sa vie. Non que la suavité ne soit pas appréciée, mais que même maintenant le public pense qu'il vaut mieux être sauvage que doux » .R.Goldwater.Le Primitivisme Dans L'art Moderne.PUF
Le mythe Gauguin entraina en effet un nouvel exotisme ,différent du pittoresque oriental du XIXème ou de l'art japonais .Plus que la découverte d'un espace géographique(beaucoup de voyages étaient simplement rêvés), il fut la découverte d'un « sauvage interieur » d'une force impulsive, d'un élément primaire de la nature caractéristique de l'animisme et des objets animistes rayonnants de forces et de mystères dans l'étrangeté de leurs formes.(mais on trouvait aussi cette force dans les icones ou dans les productions d'art populaires).
C'est l'image d'un paradis terrestre qui attira Gauguin ,encouragé par ses visites aux pavillons coloniaux de l''Exposition universelle de Paris de 1889 , à Tahiti à la fin du XIXe siècle .Il fut ainsi le modèle le plus célèbre de l'artiste moderne qui rechercha ce qu'il croyait être des lieux et des peuples « primitifs » en dehors de l'Europe en s'efforçant de partager le mode de vie « primitif», tout d'abord dans les Caraïbes puis par la suite dans les mers du Sud, à Tahiti et aux îles Marquises. Il avait été le rechercher d'abord auprès des paysans bretons à Pont-Aven où séjournaient déjà des colonies d'artistes européens, après avoir projeté de se rendre à Madagascar et en Afrique.
« La vie est pour rien pour celui qui veut vivre comme les habitants. La chasse seule vous donne facilement la nourriture [...]. En conséquence, je vais, si me affaire est faite, [...] vivre libre et faire de l'art. [...]. La femme là-bas est pour ainsi dire obligatoire, ce qui me donnera modèle tous les jours. Et je vous promets que la femme malgache a un cœur tout aussi bien qu'une Française avec beaucoup moins de calculs. »
Gauguin fut donc le seul, parmi les principaux artistes, à avoir réellement vécu pendant longtemps dans des endroits où on produisait de l'art primitif. Il en subit parfois très directement l'influence dans ses gravures sur bois et ses sculptures.Le primitivisme des jeunes peintres eut sa source plutôt chez les antiquaires et les musées comme le Trocadéro ou encore dans les expositions. Ainsi, Matisse voyagea au Maroc et à Tahiti mais Matisse ou Picasso ne trouvent pas dans le voyage la même recherche que Gauguin, même si le premier affirme qu'il eut la révélation de l'orient au Maroc et que ses différents voyages l'inspirèrent (mais l'orientalisme n'est pas le primitivisme).
« Quand Matisse est mort, il m'a laissé en héritage ses odalisques, et c'est mon idée de l'orient, bien que je n'y sois jamais allé."P.Picasso.
" L'ivresse des pays comme Tahiti est possible sur le cerveau d'un homme en formation chez lequel les différentes jouissances se confondent ( c'est-à-dire quand il a senti la rondeur voluptueuse d'une tahitienne, il s'imagine que le ciel est plus clair ). Mais quand l'homme est formé, organisé, avec le cerveau ordonné, il ne fait plus ces confusions et il sait davantage d'où lui vient son euphorie, sa dilatation. " H.Matisse
La grande rétrospective de Gauguin au Salon d'automne de 1906 joua le rôle important de catalyseur. Elle conduisit à un intérêt marqué pour le style simple et sans apprêt de ses bois gravés, et, au cours des années qui suivirent, plusieurs des artistes de la jeune génération — notamment Derain, Matisse et Picasso — s'essayèrent à la taille directe d'une manière qui rappelle Gauguin.
Cette rencontre d'un nouveau type et le bouleversement des mentalités fut rendue possibles par la floraison des musées fin 19ème siècle, comme celui d'ethnographie du Trocadéro ou du musée de Tervuren à Bruxelles : là des artistes d'avant-garde vont venir se « frotter l'œil « ou réaliser pourquoi ils étaient peintre ou sculpteur selon le mot de Picasso
L'artiste catalan, a raconté le choc subi au musée du Trocadéro : « j'ai compris que c'était important, il m'arrivait quelque chose…pourquoi sculpter comme ça et pas autrement ? Ils n'étaient pas cubistes tout de même puisque le cubisme n'existait pas !»
Vlaminck Derain, Matisse, commencent des collections ; Guillaume Apollinaire qui possède un fétiche Nkonde défend l'art africain dans ses articles et prédit : « les arts des pays lointains auront droit de cité au Louvre comme les autres chefs d'œuvre de l'art occidental »
De même pénétrer dans l'atelier d'André Breton c'est pénétrer dans un antre ou il juxtaposait et faisait dialoguer les objets de l'univers entier, dont il désirait « s'approprier les pouvoirs ». Y cohabitaient donc des œuvres de Miro, Dali, Giacometti… avec des œuvres d'arts populaires, des racines et des minéraux et des masques et statues, océaniens, précolombiens, amérindiens…A.Jouffroy écrit à propos du « Mur » d'A.Breton : « objets qui constituaient tout autre chose qu'un musée privé, tout autre chose que la collection d'un grand amateur, mais le manifeste patent, visible, tangible d'une volonté de dépassement de toutes les catégories esthétiques telles qu'on les conçoit en occident seul….un palais de la découverte, au-delà de toutes les frontières, de toutes les idéologies…la découverte plus que surréaliste du formidable vrac du monde…. »
Pourtant, l'écrivain allemand Cari Einstein dans son essai pionnier de 1915 sur la sculpture « nègre » défend une thèse inverse et paradoxale : Il considère que c'est « l'art moderne de l'Europe » et non l'inverse, qui a « consacré la qualité d'art aux statues et aux masques d'Afrique noire. Pour Cari Einstein, si Derain, Matisse, Picasso ou Vlaminck avaient commencé à peindre autrement que leurs aînés à partir de 1904-1905, la sculpture nègre n'y était d'abord pour rien. Dans la mesure où c'était déjà bien fini d'imiter la nature, de la reproduire, l'art en arrivait tout naturellement, en Occident, à une phase de développement qui retrouvait le « primitif» en l'intégrant. La statuaire nègre en devient presque à ses yeux une sorte d'appendice du cubisme par exemple , et non, selon les vues de Max Jacob, Salmon et bien d'autres, la matrice.
Le primitif » recouvrait alors un sens très général, référant aussi bien aux objets des peuples exotiques qu'aux figures rupestres de l'ère paléolithique, aux dessins d'enfants, à la peinture paysanne. Du reste, les fervents d'art nègre étaient aussi le plus souvent des amateurs de tableaux naïfs. En juillet 1914» Apollinaire ne manque pas d'observer que l'art populaire est partout « dans une bonne passe », qu'il est recherché par les marchands et par les musées. Le critique Waldemar George écrit : « C'est en raison même de la filiation étroite qui existe entre le folklore plastique et les arts barbares ou archaïques que les expressions du génie populaire jouissent de nos jours d'une vogue sans précédent. » [...] L'artiste populaire d'aujourd'hui est un barbare au même titre que l'était le sculpteur africain. Sans doute n'atteint-il pas, dans le plan de la perfection technique, le stade du Congolais. Sans doute n'a-t-il pas son esprit créateur. Mais il s'apparente à lui (il s'apparente bien davantage aux primitifs chrétiens, aux peintres des catastrophes romaines) par sa vision du monde. »
En 1935, revenant sur les premières années du XXe siècle, Matisse donne implicitement raison à Cari Einstein quand il impute l'émergence de ce « primitif » à l'évolution de la peinture .Il note simplement que l'art moderne « art d'invention » a plus d'affinité avec l'art primitif qu'avec celui de la Renaissance. Pour sa part, indique-t-il, il recherchait alors une stylisation, une pureté des lignes. La tradition était plutôt tenue en disgrâce », rappelle-t-il, et la réduction de la forme « à ses contours géométriques fondamentaux », dont Seurat s'était fait le champion, était la grande innovation.
Autrement dit, la simplification des formes, la mise en cause de leur assemblage conventionnel, la « déformation » étaient dans l'esprit du temps aux alentours de 1900. La découverte de l'« art nègre » n'est venue qu'appuyer une orientation déjà manifeste dans tout un pan de la peinture occidentale. Beaucoup de jeunes artistes européens, dans les deux dernières décennies, avaient perçu confusément la nécessité d'un changement dans les valeurs plastiques. Ils avaient pris conscience que les formes avaient besoin d'être rénovées, réinventées. Les sujets, les modes de représentation, les techniques de l'art occidental s'étaient dégradés en procédés. Il fallait donc avoir le courage, ainsi que le dit Matisse ,de « retrouver la pureté des moyens ».
En ce sens, la rencontre avec l'art africain et sa reconnaissance nécessitaient toute une préparation culturelle.Si l'art nègre devient brusquement si important entre 1903 et 1905, pour Vlaminck et pour Nolde, pour Kirchner et pour Derain, et ensuite pour Cubistes, Surréalistes, et peintres abstraits, c'est qu'il entre en contact avec un courant, souterrain mais persistant, de la pensée européenne. L'art nègre, en tant qu'objet de pensée pour les artistes, surgit en écho de ce courant de pensée, où la réflexion d'un certain nombre de philosophes, anthropologues et psychologues du XIXe siècle a joué un rôle crucial.
« Les objets tribaux en tant que tels ne se prêtaient pas à une appropriation directe de la part des peintres. La sculpture tribale consistait presque entièrement en des figures isolées, taillées directement dans le bois, faisant ainsi usage de ce qui était considéré au début de ce siècle comme un matériau «primitif » et mettant en œuvre celui-ci selon une technique elle aussi « primitive » (la taille directe2). Tandis que les peintres pouvaient adapter à leurs besoins les motifs et le système de représentation des estampes japonaises et des reliefs du Sud-Est asiatique avec quelque aisance, en revanche ni les motifs ni les principes structuraux de l'art tribal ne pouvaient être facilement assimilés aux traditions occidentales, fondées sur les conventions de l'espace pictural de la Renaissance et les canons de la représentation qui remontaient à l'Antiquité. Non seulement l'art tribal comprenait essentiellement des figures isolées, mais il présentait également la restructuration la plus radicale du corps humain à laquelle l'artiste occidental avait jamais été confronté…
…. Les sujets de l'art africain étaient par ailleurs incompris. Celui-ci semblait dénué de contenu narratif, contrairement à l'art chinois ou japonais, dont on pouvait retracer le développement historique et qui comportaient, outre leur aspect fréquemment discursif, un répertoire d'attributs et de symboles assez bien connus. A l'opposé, les figures africaines n'étaient impliquées dans aucune activité reconnaissable ; elles restaient étrangères aux occupations ordinaires de l'homme, au temps et à l'espace habituels. Ainsi, mis à part ce qu'on regardait comme leur aspect « déformé, hideux6 », et donc « barbare », elles suscitaient un sentiment puissant de mystère.
L'art africain était également étranger au temps d'une autre façon importante, dans la mesure où, au début de ce siècle, son développement historique restait inconnu ; il semblait ainsi exister dans une sorte de vide temporel. Ses créateurs anonymes et leurs cultures inexplorées avaient ainsi pu échapper à la tyrannie de l'historicisme du XIXe siècle — bien que, selon les théories évolutionnistes en vogue, on les considérât cependant comme la représentation du « commencement » du développement de l'homme . » Jack D. Flam. Matisse Et Les fauves. Dans. W.Rubin.Le Primitivisme Dans L'art Du 20ème Siècle
Au début du XXe siècle, ces caractéristiques mêmes qui, auparavant, heurtaient la sensibilité occidentale, correspondaient de plus en plus à des besoins et des tendances qui se faisaient jour en Europe. Vers 1906, les peintres les plus avancés étaient à la recherche d'une alternative aux images narratives et surchargées d'effets optiques et des détails circonstanciels du monde matériel. Ceci coïncidait avec un profond intérêt pour de nouvelles façons de combiner l'idéal et la réalité, et de procéder à la synthèse de la perception et du conceptuel. Deux sources historiques principales étaient à l'origine de cette attitude : l'art de certains post-impressionnistes qui avaient justement entrepris avec succès — quoique d'une façon non systématique — une telle synthèse, et, par ailleurs, comme signalé plus haut des formes d'art exotiques et antinaturalistes variées, estampes japonaises, miniatures persanes, sculptures de pierre égyptiennes, ibériques préromaines, ou encore sculptures du Proche-Orient antique.
« L'homme est l'image et le reflet du monde. Entre microcosme et macro-cosme se créent des renvois secrets.
Tel un angakkok (chaman),la personne possédant un savoir magique peut déchiffrer ce système interconnecté et mystérieux, voir au-delà des apparences pour atteindre la vérité : vérité transmise de maître à disciple, d'esprit à esprit.
Habités par une perception chamanique du temps et de l'espace, les Inuit s'efforcent de décrypter le langage occulte d'une Nature primordiale et dynamique. Régie par un ordre caché que l'on se doit de respecter, elle est appréhendée comme un réseau complexe de signes :
Que l'œil, l'oreille, tous les organes sensoriels découvrent et interprètent dans une vision cosmique, faisant intervenir des croyances d'origine asiatique en matière de réincarnation du pouvoir des astres et orientations majeures.
L'Inuk ressent profondément la sacralité de cette Nature animée et changeante, parsemée et ponctuée de signa à décrypter : « [...] la vie est éternelle. Mais jamais on ne sait sous quelle forme on renaîtra », raconte Kivkarjuk à l'ethnologue Knud Rasmussen.
Incessante métamorphose d'un univers spatio-temporel en perpétuel devenir, dont l'homme n'est qu'une parcelle, un instant fugace :
Les Groenlandais racontent diverses Fables, écrit le missionnaire Hans Egede, touchant le Soleil, la Lune, les Étoiles & les Planètes, qui, à ce qu'ils croient, tirent leur origine de leurs Ancêtres. C'était autrefois des Hommes qui, dans des rencontres particulières, ont été enlevés dans le Ciel.
Nous revient alors à l'esprit la pensée de Denis Diderot, selon lequel, dans son processus incessant de transformation, la matière enfante des mondes déjà à l'agonie :
Tout change, tout passe, il n'y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant, à son commencement et à sa fin [...] Tout animal est plus ou moins homme. Tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal [...] Naître, vivre et passer, c'est changer de formes..
Dans leur panthéisme immanent, les Inuit privilégient une appréhension empathique du cosmos : par une approche sensorielle et intuitive, ils s'efforcent de percevoir l'invisible, ils tâtonnent avec leurs sens aiguisés pour effleurer des vérités qui demeureraient opaques à une lecture éminemment rationnelle du Grand Livre de la Nature.
À la frontière mobile entre naturel et surnaturel, en syntonie avec cette perception vitaliste et organiciste du cosmos, les Inuit de l'âge préhistorique vivent dans un réel magique : « ils ne parlent pas de leurs visions comme de choses mystiques, pour eux, tout est réalité »
Sous le signe des apparences trompeuses, les esprits - tutélaires ou hostiles, célestes ou chtoniens, auxiliaires ou pathogènes - entourent, protègent, hantent ces nomades des déserts froids, qui, comme le rappelle le chamane Aua, craignent :
[...] les hommes morts et les âmes des animaux tués [...] les esprits de la terre et de l'air...tout ce qui est inconnu... tout ce qui est autour de nous... et ce que nous connaissons par les récits et les mythes. Voilà pourquoi nous avons nos usages. Voilà pourquoi nous observons notre tabou. » Giulia Bogliolo Bruna .Apparences Trompeuses. Latitude Humaine
On se souvient que le terme inuit a succédé à eskimo (esquimew "d'origine indienne) orthographié esquimau chez nous. (Cliquer sur la catégorie inuit pour des informations plus détaillées).Terme péjoratif « mangeur de viande crue »ou « ceux qui parlent une langue étrangère. »
Dans les années 1970, les mouvements pour la reconnaissance des droits des autochtones ont milité pour l'abandon du nom Eskimo au profit de celui d'Inuit (singulier : Inuk). Les Eskimo eux-mêmes se désignent donc en majorité comme les Inuit,"les hommes par excellence" (mais au Groenland ils préfèrent leur nom de Kallaalit ). En 1977, la première conférence circumpolaire - réunissant des groupes d'Alaska, du Canada et du Groenland - en demandait l'adoption officielle, ce que fit le Canada en 1978. En français comme en anglais on opta, par souci de clarté, pour la forme invariable Inuit. La langue prit le nom d'inuktitut : "à la manière d'un Inuit".
A l'issue de la cinquième expédition de Thulé (1921-1923), on a dressé une liste de 17 groupes, que l'on s'accorde à regrouper en quatre branches principales : sibérienne (Yupik), alaskienne (Inupiaq), centrale et groenlandaise Les Inuit centraux se distinguaient par l'utilisation de la maison de neige (l'iglou) comme habitation d'hiver et par des activités cynégétiques organisées selon une alternance saisonnière centrée sur la chasse au phoque en hiver, au caribou en été.
Depuis longtemps, leur culture est considérée comme exemplaire par les anthropologues, suivis par le grand public (des milliers de titres disponibles, tous types d'ouvrages confondus). Sans doute les conditions extrêmes de l'Arctique, les expéditions comme celles de P.E.Victor ,Charcot, K.Rasmussen ou Jean Malaurie, la mythologie de Thulé ou enfin la fascination pour le chasseur expliquent l'exemplarité .Le travail scientifique (A. Leroi-Gourhan, F.Boas et M.Mauss ) y voyait pour sa part des cas d'école pour illustrer les grands thèmes de migration, de diffusion, d'emprunt, de convergence et d'innovation ou encore les variation culturelles selon le climat et les saisons.
L'occupation humaine de l'archipel arctique nord-américain est attestée à partir du troisième millénaire avant J.C. Plusieurs vagues de peuplements se sont succédé, identifiées et décrites par les archéologues grâce à leurs vestiges matériels. Tous ces habitants successifs de l'Arctique nord-américain y développèrent des cultures de chasseurs-cueilleurs nomades. La pratique nomadique s'appuie sur une connaissance intime de l'espace qu'elle organise, connaissance construite année après année de fréquentation attentive et régulière
Le nomadisme était organisé à l'échelle de chaque sous-groupe et suivait un cycle annuel. Déplacements et occupation des différentes parties du territoire étaient étroitement liés aux fortes variations saisonnières auxquelles est soumise la zone polaire : variations des températures bien sûr, mais aussi de la nature des précipitations et de la luminosité.
Les températures jouent un rôle de premier ordre dans les profondes transformations annuelles du milieu : selon l'intensité du froid, les plaines sont de véritables marécages difficiles à traverser ou des surfaces dures propices à la circulation ; la mer est un liquide salé (tariuq : "le sel" et par extension, "la mer") ou une croûte de glace solide où il est possible de demeurer (hiku : "le couvert glacé", la banquise). Par ailleurs, la longueur du rayon d'action quotidien des chasseurs depuis les camps dépendait de la luminosité : plus les jours étaient longs, plus ils pouvaient aller loin. Au cœur de la période sombre, leurs déplacements étaient très limités.
L'étude de l'organisation de l'occupation de l'espace révèle qu'au cours du XXe siècle, ils ont par deux fois au moins inventé des formes nouvelles d'exploitation du territoire .Au XIXe siècle, si les rencontres sporadiques avec des navigateurs ne modifient en rien leurs habitudes,les premiers échanges ont lieu au début de ce siècle. « Les Eskimo du Cuivre », les plus occidentaux, rencontrent à l'occasion des trappeurs Blancs à la recherche de nouvelles terres riches en petits animaux à fourrures. Ils échangent avec les Inuit quelques biens, dans le but de les faire entrer dans une économie de traite Le fusil s'impose très rapidement. Jusqu'au milieu des années vingt, le rythme des migrations saisonnières demeura cependant inchangé.
Sous l'influence des marchands qui organisent les échanges,ils sont passés progressivement, entre 1920 et 1935, d'une économie de chasse à une économie de traite, fondée sur le piégeage des renards blancs. S'ils continuaient à chasser pour se nourrir, c'est la trappe qui organisait leurs mouvements et la vie du groupe. Un nouveau système nomadique, de trappeurs et non plus de chasseurs, se mit alors en place et fonctionna jusqu'à 1955/60.
Les années cinquante - soixante virent leur sédentarisation progressive : Une fois de plus, ils modifièrent leur mode d'occupation du territoire. Ils durent en effet s'adapter à une nouvelle organisation spatiale où l'espace n'est plus polarisé, structuré par de multiples camps, mais centralisé, organisé à partir d'un lieu unique et permanent de résidence. Cependant, le principe de l'alternance saisonnière perdura. A nouveau un autre système, cette fois semi-nomadique, se mit en place (vers 1955/60).
Selon la définition des géographes,dont principalement Béatrice Collignon ,le territoire est un espace parcouru, régulièrement fréquenté, mis en valeur économiquement et investi affectivement, par la parole et par les gestes.Le territoire est le lieu de l'identité. Le territoire inuit porte ainsi la mémoire des hommes qui y vivent ou y ont vécu: - inukhut, caches à viande, pièges. Ainsi les inukhuk, "ce qui est comme un homme", Cairns de pierres empilées de telle sorte que la construction a une forme humaine, il en existe de toutes tailles. Ils sont en fait à deux types : points de repères destinés à aider les hommes à s'orienter, ou leurres utilisés lors de chasses estivales au caribou.
Les Inuit ont ainsi développé tout une sagesse du territoire : un savoir de l'espace d'abord cynégétique, mais qui humanise l'étendue par des toponymes en le transformant en un milieu habité. La mémoire, la tradition orale, viennent enrichir la lecture de l'espace et guider le chasseur dans ses choix. Les expériences personnelles, accumulées, mais encore celles des parents et des Anciens, transmises par les ; gestes ou la parole, toutes sont mobilisées au moment de décider où seront posés les filets, vers quelles vallées on se dirigera pour chasser les caribous
A ces récits de portée locale vont s'ajouter les grands récits « verticaux », récits d'origine qui situent les hommes dans le cosmos par rapport aux mondes célestes et marins qui auraient même origine(voir ci-dessous un mythe d'origine
A l'instar des Aborigènes d'Australie, la pensée inuit du territoire est ainsi une pensée de la relation, de mise en ordre qui lit l'espace à partir d'une image mentale du territoire et y voit tout un réseau virtuel de lignes, d'axes, de chemins, d'itinéraires, reliant des lieux et qui leur donne sens et les humanise : un tissu de relations où chaque lieu a sa place le long des fils et se mémorise en fonction des qualités de ses liens avec d'autres lieux, disposés eux-aussi le long d'itinéraires qui sont comme le fil d'Ariane du territoire.
La nature n'est pas l'expression d'un chaos mais bien celle d'un ordre qui vise à la conservation d'un tout. L'intériorité de ce tout : ce principe, après dix mille ans d'expérience et d'organisation progressive de son groupe social, une addition de familles structurée, cohérente, le chasseur boréal l'a intégré dans son expression chamanique de l'espace, du temps et du destin. Il l'a traduite dans la stratégie d'une organisation sociale égalitaire sociologiquement ; fonctionnellement aristocratique. Société anarcho-communaliste, telle que je l'ai vécue et décrite chez les 302 Inughuit ou Esquimaux polaires du Nord du Groenland durant mon hivernage en 1950-1952. Société cherchant r à conjurer le tissage souterrain d'une superstructure d'un État. Société anti-État, ainsi que Pierre Clastres l'a brillamment montré chez les Indiens Guyaki. Société visant par des dispositions subtiles, tous les deux à trois mois, à des redistributions festives et rituelles de l'accumulation privée. Ce sont, lors des fêtes rituelles et des anniversaires, des processus d'anticipation des accumulations saisonnières. Tout appartient au groupe : sol, sous-sol, mer, faune, flore, iglous ; même les pensées qui se voudraient intimes. La pensée du chasseur est sous-tendue par la crainte que les principes régulateurs de l'ordre de la nature ne soient pas respectés. Son code civil, c'est un ensemble de tabous majeurs — agliqtuq — qui dirigent la vie de chacun
À l'écoute de cette énergie vitale, des pulsions de l'air, de la terre et de la mer, l'autochtone a, outre une extrême acuité sensorielle, une rare faculté de mémorisation. Sans doute n' a-t-il pas une connaissance rationnelle des problèmes géodynamiques au sens où nous l'entendons, mais la dialectique homme/nature, il la vit sensoriellement, avec ses dendrites neuronales très aiguisées, mieux que quiconque. Par une approche cognitive différente de celle de l'Occidental, les hommes de l'espace circumpolaire disposent d'une appréhension osmotique de l'ordre naturel ; la mémoire physiologique devient instinct. ».Jean Malaurie.Hummocks1.Plon
Le savoir de ces chasseurs cueilleurs n'est pas que perceptif ou mémoriel, il est « magique » faisant large place à l'imaginaire et aux rêves. Rêver que beaucoup de poissons se prennent dans les filets est considéré comme un élément de connaissance au même titre que le fait de savoir que les poissons sont nombreux à un endroit parce que l' évasement de la rivière est un point de passage obligé De même, la concentration de la pensée sur un phénomène particulier (prendre beaucoup de poissons, trouver les traces d'un ours polaire, etc.) est comprise comme un moyen d'influencer le cours des choses, plus encore si cette idée est verbalisée, à l'image de ce qui se produisait à l'origine des temps et que rapporte la tradition orale .l'inuit a une conception animiste de la nature que la christianisation récente - au mieux soixante ans - n'a pas éteinte. La proximité des hommes, du gibier et des lieux permet l'efficacité de la parole. Sans doute les derniers chamans ont-ils disparu dans les années 70 mais l'animisme et la pensée chamanique restent très forts dans la perception du territoire.
« Comme les animaux qui nagent en eaux glacées ou survivent sur la banquise, les Inuits anciens prenaient leurs leçons sur la nature : peaux de phoques, poils d'ours, pelisses de caribous, pièces cousues avec des nerfs de mammifères, manteaux fabriqués avec des peaux d'oiseaux, plumes retournées et transformées en vêtements, fourrures empruntées aux pelages des renards, le froid oblige au mimétisme avec les animaux qui résistent confrontés aux conditions les plus excessives. Endosser l'habit bestial rapproche les hommes et les bêtes, d'où un tropisme chamanique : dans ce monde hostile, les poissons, le mammifère, l'oiseau et l'homme ne se distinguent pas, mais se répondent, se complètent, se mélangent - se parlent. Ils offrent des variations sur le même thème, plus proches et semblables, plus apparentés que dissemblables, différents et distincts.
Le froid fabrique la vision du monde et la religion. Les conditions géologiques, géomorphologiques et géographiques induisent métaphysiques, cosmologies, cosmogonies, philoso- phies et mystiques. La peau de bête revêtue met en contact avec le monde réel des autres vivants qui peuplent la banquise. Elle fonde une plus grande proximité entre les Inuits et la faune polaire qu'entre eux et les Européens dénaturalisés, décérébrés et sans repères - ceux qui, désormais, servent de modèles désespérants aux amateurs de vêtements acryliques, synthétiques, et autres fibres pétrochimiques. A se préserver ainsi du froid, les Inuits modernes rompent symboliquement les amarres qui les tenaient attachés à la banquise et à son imaginaire…
… Sans traces visibles sur le papier, certes, sans manuscrits, palimpsestes ni bibliothèques, évidemment, mais pas sans variations dont on ne pourrait établir la chronique ou la narration. Une civilisation à tradition orale obéit à d'autres lois que les cultures écrites. Elle relève d'une histoire minimale, répétitive - dans l'idée des musiques américaines de Phil Glass, Steve Reich ou John Adams - qui en appelle à la chanson de geste parlée, racontée, dite, transmise par le verbe et les mots. L'histoire se parle et se montre avec des histoires, récits mythiques et mythologies rémanents.
Les peuples sans écriture n'ont pas pour autant renoncé au verbe. La transmission orale s'effectue selon une autre technique que la transmission figée, ce qui ne veut pas systématiquement dire absence de messages. Les Inuits racontent des chiens qui copulent avec des hommes, des phalanges coupées qui donnent naissance à des phoques une fois jetés à l'eau, des oiseaux qui parlent, des semelles métamorphosées en humains blancs, des femmes qui élisent domicile fixe au fond des eaux, des chamans qui descendent dans la mer pour coiffer les cheveux de déesses magnifiques. Qu'ont à rétorquer sérieusement ceux qui pensent qu'un homme qui était Dieu est mort sur une croix, puis ressuscité trois jours plus tard ? Que sa mère était vierge ? Qu'il existe un enfer, un purgatoire et un paradis pour une âme indépendante du corps ……. Les fables mythologiques valent autrement, mais tout autant que les récits philosophiques et les fictions rationnelles. Parfois plus si l'on considère certaines de ces fictions et certains de ces récits... Les capacités mnémotechniques des civilisations sans écriture surpassent, et de loin, celles des cultures qui renoncent aux mémoires vives après l'abandon aux facilités livresques. La
vitalité active tient le devant de la scène, au contraire de leurs antagoniques fatiguées à cause des renoncements imprimés. L'oralité oblige à l'intersubjectivité, elle suppose la relation concrète et incarnée entre celui qui sait puis raconte et celui à qui l'on transmet l'information après l'en avoir jugé digne. La cooptation, le tribalisme, la réalisation de la communauté, la fabrication d'une identité supposent cette parole vive et active entre les hommes. Le ciment éthique passe par l'échange de mots riches et forts, initiatiques et créateurs de vérités sociales.
L'écriture inuktitut apparaît tardivement dans cette civilisation vieille de trois millénaires au moins - puisqu'elle date de la fin du XIXe siècle. On la doit aux Frères moraves, des missionnaires aux intentions claires, évidemment : évangéliser les Inuits, donc en finir avec leur civilisation, leurs us et coutumes. Là où l'on n'apprend pas la langue, le type de relation est induit; plus encore quand on commence à vouloir codifier la parole pour la soumettre aux raideurs d'un alphabet, d'une typographie, d'une écriture figée qui permet d'entrer dans un monde, certes, mais afin de s'y installer sans y avoir été invité. L'alphabet chrétien ouvre la porte à la colonisation… ». Michel Onfray.Esthétique Du Pôle Nord.Grasset
MYTHE D'ORIGINE D'APRES KNUD RASMUSSEN :
« Le ciel est un vaste pays avec beaucoup de trous Les trous nous les appelons étoiles. Des hommes habitent et quand ils versent quelque chose à terre cela passe à travers les étoiles et nous avons alors de la pluie ou de la neige. Dans le pays céleste habitent les âmes des hommes et des animaux après leur mort. Le maître du ciel s'appelle Tapasum Inua.
« Les âmes des hommes et des animaux sont transportées sur la terre par la lune. Quand la lune n'apparaît pas au ciel, c'est qu'elle est en route vers la terre avec les âmes. Après la mort on peut devenir autre chose que ce que l'on était pendant la vie. Une âme d'homme peut se transformer en âme de n'importe quelle espèce d'animal. Pinga veille sur la vie des animaux et il ne lui est pas agréable que l'on en tue un trop grand nombre. Rien ne doit se perdre. Quand on a mis un renne à mort, il faut recouvrir son sang et ses entrailles. Ainsi la vie est éternelle. Mais jamais on ne sait sous quelle forme on renaîtra. »
Tout cela est de la compétence des sorciers (chamans) .Aussi, au cours de longues conversations avec Igjugarjuk, je réussis à apprendre maint détail à cet égard, Ses théories étaient si simples et si élémentaires, qu'elles ressemblaient d'une façon surprenante à certaines théories modernes. Toute sa conception de la vie tient dans ces quelques mots qui sont de lui ; « Toute vraie sagesse ne se rencontre que loin des hommes, dans la vaste solitude. Elle ne peut être atteinte que par la souffrance et les privations. La souffrance est la seule chose qui révèle à un homme ce qui est caché aux autres. »
II ne suffit pas de vouloir être sorcier pour le devenir. On le devient parce qu'il y a dans l'univers certaines puissances mystiques qui vous font comprendre que vous êtes un élu. Cette révélation a lieu par l'intermédiaire des rêves.
La puissance mystique qui agit si fortement sur les destinées des hommes s'appelle Sila. Il est très difficile de la définir. Ce mot a trois significations : Univers, Temps, Intelligence. Dans son sens religieux, le terme Sila désigne une force que l'homme peut acquérir et qui est personnifiée dans Sila Inua : « Le maître de la force ou littéralement celui qui possède la force. » Parfois on l'appelle aussi Pinga (esprit qui apparaît sous la forme d'une femme, quand on a besoin de lui). Est-elle la créatrice des hommes ou des animaux? On n'est pas bien fixé à cet égard. Mais tout le monde la craint comme une Mère sévère, qui surveille étroitement les actions des hommes et surtout la façon dont ils traitent les animaux.
En outre, c'est à elle qu'il appartient de sanctionner toutes les infractions au tabou. Elle punit les hommes par le mauvais temps, la pénurie de gibier ; bref, par les calamités qui sont les plus redoutées. Aussi les Esquimaux chasseurs de rennes sont-ils constamment en conflit avec Sila, et avec eux-mêmes. Dans cette conception se révèle une idée morale, qui mérite tout notre respect.
Le sorcier est l'intermédiaire entre Sila et les hommes. Son rôle principal consiste à guérir des gens malades ou à les délivrer de quelque autre misère. Un maladeveut-il être guéri, il faut qu'il se débarrasse de tout ce qu'il possède. Ses biens sont transportés loin de toute demeure et déposés à terre. Car, lorsqu'il fait appel à un esprit supérieur, l'homme ne doit posséder que son souffle
« Là-dessus, nous ne savons rien Personne ne raconté le commencement du monde. Aussi loin queremontent les souvenirs de nos pères, la terre était telle qu'elle est à présent. Mais le soleil, la lune, les étoiles le tonnerre, l'éclair sont des hommes qui ont peuplé l'espace.
« pourquoi? C'est inexplicable. Nous ne cherchons pas à le savoir. Et pourtant, il y a une raison, les mauvaises actions et des infractions au tabou ont peuplé l'air de mauvais esprits. Le soleil et la lune ont tué leur mère et quoique frère et sœur, ils se sont aimés d'amour. Voilà pourquoi ils ont cessé d'être des humains.
« Le tonnerre et l'éclair étaient également frère et sœur, orphelins abandonnés de tous. Un jour, fouillant un tas d'ordures, ils y trouvèrent une pierre à feu et un morceau de peau de renne. Ils s'écrièrent alors : « Que devons-nous être? » — « Le tonnerre et l'éclair ». Ils ne savaient pas ce que c'était. Mais soudain ils s'élevèrent dans les airs et l'un fit jaillir des étincelles avec sa pierre et l'autre tambourina sur sa peau de tambour qui résonna à travers l'espace céleste. C'est la première fois qu'il tonna et éclaira au-dessus de la terre. Ils passèrent tout près du village où habitaient les gens qui les avaient repoussés. Et ceux-ci moururent tous dans leurs tentes, ainsi que leurs chiens. Les cadavres gisaient intacts. Seuls les yeux étaient tout rouges. Mais si l'on touchait à ces corps, ils tombaient en cendres. »
Nalungiaq m'expliqua ensuite l'origine du vent, de la neige, de la tempête. Puis elle en vint à parler de l'espèce humaine. « L'homme est venu sur la terre avant la femme. Les premiers hommes étaient deux sorciers. Mais ils ne pouvaient pas se multiplier. Alors l'un d'eux se transforma en femme et ils eurent beaucoup d'enfants. On raconte aussi que les premiers enfants sont nés de la terre. Toutes choses viennent de la terre. Les rennes aussi.
<c II était une fois un esprit de la montagne qui s'était avec un renard blanc. Il restait toujours chez lui auprès de sa femme et ne chassait pas. Mais les renards sont de grands chasseurs, raillèrent leur sœur quiavait pris un mauvais mari. L'esprit de la montagne creusa alors un trou dans la terre et il en sortit de la viande de renne desséchée et du suif bien gras. Telle est l'origine des rennes.
« La terre était aussi la grande nourricière des hommes. Quand ils voyageaient, ils la fouillaient afin d'y chercher de quoi manger.
« II n'y avait pas alors d'animaux dans la mer et l'on ignorait les sévères prescriptions du tabou. On n'était exposé à aucun danger, mais l'on ne goûtait aucune joie après la journée de travail. Or, il arriva qu'une petite orpheline du village de. Quingmertoq (Sherman Inlet) fut jetée à l'eau au moment où les habitants se disposaient à traverser le détroit dans leurs caïques. Elle essaya de s'accrocher aux embarcations mais on la repoussa d'abord. Elle revint à la rescousse et on lui trancha les doigts. Mais ces doigts se transformèrent en animaux marins qui surgirent des profondeurs et évoluèrent autour des caïques.
« La jeune fille descendit au fond de l'océan et elle devint la mère de tous les animaux marins. Elle qui avait toujours été pauvre, donna de la .nourriture aux hommes. Néanmoins, elle se vengea sur eux de leur manque de cœur. De tous les esprits, elle est le plus redouté, car si elle nous nourrit elle est, par contre, U cause delà famine. C'est pour elle qu'ont été créées toutes les règles du tabou. Elle se nomme Nuliajuk.
« Du fond delà mer, des êtres étranges régnent sur les destinées des hommes. Outre Nuliajuk, il y a « Isarra-taitsoq ». Elles ont un homme pour elles deux et cet homme est un loup de mer. Leur enfant adoptif Ungaq, volé par Nuliajuk à une mère endormie, ne grandit pas. Il crie continuellement. Dans leur corridor séjourne un Troll, « l'esprit de l'entrée ». Il sait tout ce qui se passe dans le monde et raconte à Nuliajuk toutes lesInfractions au tabou commises par des hommes et quand Nuliajuk se fâche, elle enferme tous les animaux marins Mans sa lampe. L'entrée de la maison est gardée par un |grand chien noir qui ne dort jamais. Ce chien et l'esprit du corridor sont la terreur des sorciers qui vont intercéder auprès de Nuliajuk en temps de famine.
« II y a trois endroits où vont les hommes après leur mort. C'est d'abord Angerdlartarfik (pays éternel du «joyeux retour). C'est le pays de la joie. Il est situé«quelque part dans le ciel. On y pêche en grand à toutes les époques de l'année et la lune y aide les hommes à capturer les animaux. On se distrait par des chants, Ides rires, des jeux. Seuls sont admis dans ce séjour les bons chasseurs et les femmes qui ont de beaux tatouages.
« Vient ensuite, immédiatement dans l'écorce terrestre, Noqumiut ou le « pays des gens veules ». C'est là que se retrouvent les mauvais chasseurs et les femmes qui n'ont pas de tatouages. Ils ont toujours faim car ils se nourrissent exclusivement de papillons. Ils restent assis, tête baissée et les yeux fermés. Quand un papillon passe au-dessus d'eux, ils se redressent lentement et essaient de le happer.
« II y a enfin le monde souterrain.
« II était une fois un célèbre voyant du nom d'Angnaituarsuk. Les gens de Malerualik le virent un jour arriver en glissant sur l'eau dans le Simpson Strait. Cet homme avait visité le monde souterrain. Il s'y plaisait tant, qu'il finit par y rester tout à fait. « A son premier voyage souterrain, il avait d'abord traversé le « pays des gens veules ». Mais il s'était empressé de le quitter. Il était alors parvenu dans un pays où régnait l'été. Près d'une rivière, il y avait beaucoup de monde. On péchait le saumon. On riait et on menait grand train. Ensuite, il était entré dans une tente où un homme d'un certain âge, qui tenait en main un arc,lui avait fait bon accueil. Il lui avait raconté que les rennes abondaient aux environs et que les rivières étaient très poissonneuses. Il l'avait invité à l'accompagner à la chasse. A ce moment était entrée une femme jeune et souriante. Elle s'était assise sur la banquette latérale, ce qui signifiait qu'elle n'était pas mariée. Le maître de la maison avait prié alors le sorcier de passer la nuit avec la jeune femme. Mais le voyant avait craint de s'attarder et d'oublier son chemin. Il avait regardé au plafond et avait craché en l'air. Son crachat avait traversé la toile de la tente, et y avait fait un trou par lequel il était sorti. Puis il s'était transformé en une mouette qui s'était envolée vers la rivière où il avait vu de nombreux pêcheurs. « Une mouette ! Une mouette ! » S'étaient-ils écriés. Ils avaient tiré à l'envi sur l'oiseau sans J'atteindre. Ce n'était certainement pas une mouette ordinaire, avaient dit les morts, au moment où il s'éloignait. Il était alors revenu sur terre et avait raconté aux hommes ce qu'il avait vu. Voilà comment nous avons été renseignés sur le monde souterrain. »Knud Rasmussen. Du Groenland Au Pacifique. Plon
Chants De La Toundra Adaptation Pierre Léon.
Pierre Léon est un linguiste, qui a écrit plusieurs livres, dessine et sculpte. Ayant enseigné dans plusieurs universités françaises dont la Sorbonne, il dirige désormais le laboratoire de recherche en phonétique de l'université de Toronto.
IL a publié en 1985, aux éditions La Découverte une des premières anthologies de la poésie inuit (inuit du canada) sous le titre Chants De La Toundra.Il s'agit en fait d'une adaptation de la littérature orale découvertes par les anthropologues et en particulier par KNUD RAMUSSEN au cours de ses expéditions de Thulé(Du Groeland Au Pacifique.Plon).
C'est une poésie à la fois personnelle-tout inuit compose des chants, un jour ou l'autre-souvent elliptique dans la forme, mais surtout d'inspiration chamanique(angakok). L'angakok, communique avec les esprits de l'air, de la terre et de la mer pour se les concilier. Il les prie de calmer la tempête, la famine, de conjurer le mauvais sort, la maladie, les blessures, d'envoyer vers la tribu le gibier trop rare.
Le chant inuit est d'abord fonctionnel : Parfois improvisé mais le plus souvent longuement mûri, formule magique, hymne d'action de grâces, complainte, berceuse, divertissement ou moquerie, il a un but immédiat, communiquer un contenu qui dessine la fresque mythique de l'univers eskimo — l'homme à la fois misérable et grand aux prises avec les esprits, les éléments déchaînés, la peur et les tabous, le jeûne et la ripaille, la douleur atroce et la joie débordante.
Chantés sur des mélodies très particulières, volontiers monotones, les chants sont souvent accompagnés de battements de tambour. Le refrain en est repris généralement par le chœur des assistants et consiste la plupart du temps en une sorte de mélopée du type «Aya, Aya-ya» qui peut prendre différentes variantes, selon le sentiment à exprimer.
« Quelle était belle
La vie en hiver,
Mais l'hiver m'apportait-il la joie?
Non! Jamais je ne fus aussi inquiet
De savoir si nous aurions assez
De peaux pour les chaussures
Et pour les kamiks de tout le monde
Oui, l'inquiétude me tenaillait toujours. »
« Quelle était belle
La vie en été,
Mais l'été m'apportait-il la joie?
Non! Jamais je ne fus aussi inquiet
De savoir si nous aurions assez
De peaux pour le sol
Et pour la plateforme où l'on dort
L'inquiétude me tenaillait toujours. »
« Quelle était belle La vie
Quand j'étais au bord du trou sur la glace
Guettant la proie que j'allais pêcher
. Mais cette attente m'apportait-elle la joie?
Non! Jamais je ne fus aussi inquiet
De savoir si mon tout petit hameçon
M'attraperait le moindre poisson.
Que la vie était belle
Quand on dansait
Dans la maison de la danse
Mais la danse m'apportait-elle la joie?
Non! Jamais je ne fus aussi inquiet
À la pensée que je ne pourrais pas me rappeler
La chanson que j'aurais à chanter.
Oui, je n'étais jamais tranquille.
Que la vie était belle...
Maintenant je suis plein de joie,
Chaque fois qu'une aube
Blanchit le ciel de la nuit,
Chaque fois que le soleil luit Au-dessus des paradis.
On dit que c'est une joie
D'écouter la chanson »
« Une joie d'écouter
La chanson célèbre
Une joie d'élever la voix
Et de se balancer
En dansant
Regardez
Quand le fameux chanteur élève la voix
Et danse au son du tambour
Toutes les hermines
Qui décorent son manteau de fourrure
Volent autour de lui!
Ça sonne et ça bourdonne dans mes oreilles!
Et c'est entièrement leur faute
À ceux d'en-bas
La faute à ceux du Ruisseau de Petite Truite!
Je languis des joutes de chants
De la maison des fêtes
La petite maison des fêtes de l'Osseux
Celui que je provoque toujours au chant
Et pourtant je n'oublie pas
Comme on a grand pitié
De la victime de la joute
Celui dont le chant de moquerie
Fait un solitaire
Dès que s'achève le concours
Mes oreilles! mes oreilles!
Ça sonne et ça bourdonne dans mes oreilles
Je languis des joutes de la maison des fêtes!
Et c'est entièrement leur faute
À ceux d'en-bas
La faute à ceux du Ruisseau de Petite Truite! »
Chant De L'homme Malade
« Mon âme, où t'es-tu cachée?
Laisse-moi aller te chercher!
T'en es-tu allée au sud de ceux
Qui vivent au sud de nous?
Laisse-moi aller te chercher!
Mon âme, où t'es-tu cachée?
Laisse-moi aller te chercher!
T'en es-tu allée à l'est de ceux
Qui vivent à l'est de nous?
Laisse-moi aller te chercher!
Mon âme, où t'es-tu cachée?
Laisse-moi aller te chercher!
T'en es-tu allée au nord de ceux
Qui vivent au nord de nous?
Laisse-moi aller te chercher!
Mon âme, où t'es-tu cachée?
Laisse-moi aller te chercher!
T'en es-tu allée à l'ouest de ceux
Qui vivent à l'ouest de nous?
Laisse-moi aller te chercher!
Mon âme, où t'es-tu cachée?
T'en es-tu allée au-delà de nous tous?
Allée au-delà de ceux
Qui vivent au-delà de nous?
Laisse-moi aller te chercher.
Qui vivent à l'ouest de nous?
Laisse-moi aller te chercher!
Mon âme, où t'es-tu cachée?
T'en es-tu allée au-delà de nous tous?
Allée au-delà de ceux
Qui vivent au-delà de nous?
Laisse-moi aller te chercher. »
LES CHANTS ET LES MOTS
« Les chants sont les pensées
On les chante
Sur le souffle,
Quand on s'est laissé prendre
Par une grande émotion
Et que la parole ordinaire
Ne suffit plus.
On est pris Comme un glaçon
À la dérive
Du courant.
Les pensées sont entraînées
Par un flot irrésistible,
Quand on sent la joie,
Quand on sent la peur,
Quand on sent la tristesse.
Les idées peuvent surgir en vous,
Vous prendre à la gorge
Vous faire battre le coeur plus fort.
Quelque chose comme le temps qui s'adoucit
Vous apporte votre propre dégel.
Et quand cela arrive,
Nous qui nous trouvons tout petits,
Nous nous sentons encore diminués.
Mais il peut aussi arriver
Que les mots dont on a besoin
Viennent tout seuls.
Quand les mots dont nous avons besoin
Éclosent d'eux-mêmes
On a un nouveau chant. »
SALUT AU JOUR
« Je sortirai de mon sommeil Preste
Comme le battement d'aile Du corbeau
Je sortirai
Pour rencontrer le jour Pour rencontrer le jour
Mon visage sortira
De l'obscurité Mes yeux se tourneront
Pour rencontrer l'aube
L'aube
Au ciel blanchissant »
La Terre Et Les Hommes
« La terre était là avant les hommes.
Les tout premiers hommes sont sortis
De la terre.
De la terre,
Tout est sorti de la terre,
Même le caribou.
Un jour les enfants ont poussé
Hors de la terre.
Tout comme les fleurs!
Les femmes qui passaient par là
Les ont trouvés, étalés sur l'herbe.
Elles les ont emmenés chez elles.
Elles les ont nourris.
Et c'est comme ça que les hommes
Se sont multipliés. »
HOMMES ET LES ANIMAUX
« Tout au commencement des temps,
Quand les hommes et les animaux
Vivaient en harmonie,
Un homme pouvait devenir un animal,
S'il le voulait.
Et un animal pouvait devenir un homme,
S'il le voulait.
Parfois il y avait des hommes,
Parfois il y avait des animaux.
Ça ne faisait pas de différence,
Tous parlaient la même langue.
C'était le temps où les mots étaient magiques,
L'esprit humain avait un pouvoir mystérieux.
Un mot dit par hasard
Pouvait avoir d'étranges conséquences,
S'il devenait soudain vivant.
Et ce que les gens voulaient
Cela pouvait arriver
Tout ce qu'il fallait faire
C'était dire le mot
Personne ne pouvait expliquer ça
C'était comme ça. »
LE TEMPS
« Le temps avec ses tempêtes et ses neiges,
Était autrefois un pauvre orphelin.
Il était si maltraité, comme tous les orphelins,
Qu'il s'est sauvé dans le ciel pour se venger.
C'est de là que vient le mauvais temps
Qui nous prive de la chasse,
Et nous amène la faim.
Les étoiles aussi sont des gens
s Qui se sont sauvés de la terre
Et se sont installés dans le ciel.
Des chasseurs chassaient un ours
Alors, ils se sont tous élevés en l'air
Et ils sont devenus des constellations.
Chacune d'elle a une histoire comme ça. »
. Le Soleil Et La Lune
« Un frère et une sœur avaient été très méchants.
Ils avaient tellement honte d'eux-mêmes
Qu'ils décidèrent de se changer en quelque chose d'autre
Et de recommencer une vie nouvelle.
La sœur, du plus profond de son malheur, s'écria:
«Frère, en quoi nous changerons-nous?
— En loups?» Son frère, qui était loin d'avoir aussi envie qu'elle de changer,
Lui répondit: «Non, Sœur, ils ont les dents trop pointues».
«Frère, nous changerons-nous en ours?» dit-elle désespérément.
«Non, Sœur, les ours sont trop lourdauds», répliqua-t-il,
Espérant qu'elle accepterait son excuse.
«Frère, alors quelle créature au monde? Les bœufs musqués?»
«Non, les bœufs musqués ont des cornes trop pointues».
«Alors, Frère, allons-nous devenir phoques?»
«Non, Sœur, ils ont des griffes trop pointues.»
Et ils discutèrent ainsi de tous les animaux
Et le frère réussit à les récuser tous.
À la fin, sa sœur maugréa: «Frère,
Deviendrons-nous le soleil et la lune?»
Son frère ne pouvait effectivement trouver
Aucune objection à cela.
Même en cherchant bien.
Ils décidèrent donc d'allumer chacun une torche de mousse
Et, en la brandissant,
Ils se mirent à courir autour de l'iglou.
Ils couraient et couraient,
Tout autour.
Le frère courant après sa sœur,
De plus en plus vite,
Si vite, qu'ils se mirent
À monter dans les airs!
Ils montaient et montaient
Tout droit dans le ciel!
Mais en route, la sœur souffla la torche de son frère
Parce qu'il avait été réticent.
Elle, avec sa torche allumée, devint le soleil
Et maintenant elle réchauffe la terre entière.
Mais son frère, la lune, est froide
Parce que sa torche ne brûle plus jamais. »
CHANTS DE LA TOUNDRA .POEMES ESKIMO DU CANADA.LA DECOUVERTE
D'après STEPHEN WATSON : LE CHANT DES BUSHMEN /XAM
Puisque nous sommes dans le solstice d'hiver, phénomène astronomique mais aussi anthropologique, occasion de multiples fêtes et de cultes agraires, (la Nativité chrétienne, Saint-Lucie en Suède, les mystères de Mithra, les cultes d'Harpocrate, les Saturnales romains, les mystères d'Orphée, le Dévayana hindou), il est bon d'entendre la poésie sidérale des /Xam (appelés autrefois Bochimans, puis Bushmen, avant de se nommer eux-mêmes San).
Ces peuples parmi les plus anciens d'Afrique, auteurs de peintures et gravures rupestres qu'on trouve un peu partout, sont parmi les derniers à parler des langues à « clics » (orthographiés par le signe /).Tout au long de leur histoire mouvementée, ils avaient su développer une culture de chasseurs /cueilleurs, étroitement adaptée à un environnement hostile.
Considérés comme infra-humains aux 19ème siècles , méprisés et refoulés par les populations noires mais surtout « chassés » au sens propre par les Treckboers, leur culture a pratiquement disparu avec la sédentarisation.. Les derniers groupes de chasseurs cueilleurs, réfugiés dans une réserve du Kalahari risquent encore d'en être expulsés ; ayant trouvé des filons de diamants sur la réserve, le gouvernement du Botswana leur avait coupé l'eau pour les reloger de force, avant de reculer devant l'action internationale.
Leur poésie cosmique et chamanique qui a pratiquement disparu de leur mémoire a été heureusement recueillie par des auteurs sud-africains dont le traducteur Stephen Watson. A noter que celui-ci utilise notre terminologie astronomique pour faciliter la compréhension
Le chamanisme :
Il était de notre famille, l'homme qu'on appelait //Kunn.
C'était un homme de pluie ; il fabriquait la pluie.
IL créait les cheveux de la pluie, ceux qui tombent
doucement.
Il créait les jambes de la pluie, quand elle tombe en
colonnes.
Il invoquait la nuée, ce sorcier de la pluie.
//Kunn appelait la pluie, elle arrivait de l'ouest.
Quand il vivait au nord, Bochiman des montagnes,
la pluie venait de l'ouest et tournait vers le nord.
//Kunn savait faire la pluie, il savait l'orienter
vers le pays qu'il habitait, dans les montagnes.
Il était l'un des nôtres, ce sorcier de la pluie.
Mais il vivait au nord, et nous vivions à l'est.
Ni son père ni sa mère ne m'étaient connus.
//Kunn était déjà vieux quand j'étais enfant.
Il était très vieux alors. Il est mort depuis longtemps.
Il ne danse plus à la poursuite de la bête de pluie.
Son cœur ne plonge plus dans les trous d'eau profonde,
pour chercher le taureau de pluie qui tient la pluie dans son sillage.
Il ne le conduit plus dans les plaines brûlées,
éparpillant sa chair son sang son lait, pour qu'ils deviennent pluie.
C'est le dernier que j'aie connu, ce sorcier de la pluie
. C'est le tout dernier, l'homme qu'on appelait //Kunn,
lui qui créait la pluie, et l'odeur de la pluie,
ce magicien de l'eau et du parfum de l'herbe,
Magicien des cheveux de la pluie, maître de la nuée
.
Prière à la nouvelle lune :
Lune qui te lèves, qui reviens nouvelle
, prends mon visage, ma vie, avec toi,
rends-moi le jeune visage, le tien,
le visage vivant, qui se lève renouvelé :
Ô lune, donne-moi le visage avec lequel tu renais de la mort.
Lune à jamais perdue pour moi,
et jamais perdue car tu reviens ; sois pour moi ce que tu fus jadis et
que je sois à ton image :
Donne-moi le visage, ô lune, qu'après ta mort tu renouvelles.
Lune, quand tu es nouvelle tu nous dis
que tout ce qui meurt doit renaître ; ton visage qui renaît me dit
que mon visage, s'il meurt, vivra :
Ô lune, donne-moi le visage
que toi, par ta mort, renouvelles !
Chez nous, quand paraît Canope, on appelle un enfant :
« Apporte-nous du bois, la branche là-bas ;
enflammons-la en l'approchant du feu,
pointons sa flamme vers Sirius, l'étoile. »
Chez nous, les /Xam, on dit à qui la voit paraître :
« 11 faut prendre un bâton, pointer vers elle sa flamme,
pour que le soleil sorte et rayonne pour nous,
que Sirius l'étoile n'ait pas froid en sortant,
et produise le riz des Bushmen, et l'espoir de manger
demain. »
Le premier qui la voit s'en va dire à son fils :
« Donne-moi ce bâton, celui que tu vois là,
j'en enflammerai le bout pour le pointer vers Sirius,
je dirigerai sa flamme ainsi, vers Sirius,
tout en priant pour qu'elle se lève comme Canope. »
Et il prend le brandon apporté par son fils.
11 fait voler les flammes en les pointant vers Sirius,
tout en priant, pour qu'elle brille autant que l'autre.
Il chante. Il chante Canope, il chante Sirius,
pointant le feu pour qu'elles brillent d'un même éclat.
11 brandit le bâton, lance le feu vers les étoiles.
Puis rompu par l'effort, son bois réduit en cendres,
il s'allonge épuisé, son vêtement de peau sur la tête.
11 a lutté pour attirer Sirius dans la chaleur solaire,
lutté dur pour que l'étoile n'ait pas froid en sortant,
que les femmes puissent bientôt sortir, pour chercher le riz
des Bushmen,
comme on les voit sortir à présent ,
le soleil sur les épaules.
Le soleil, la lune et le couteau :
La lune est encore pleine, encore vivante,
suspendue dans le ciel avant l'aube du jour.
Dès que le soleil descend vers l'ouest,
la lune à l'est grandit de plus en plus,
elle monte dans le ciel, son visage se dore,
son ventre arrondi est plein d'enfants de lune,
elle traverse le ciel d'un bord à l'autre,
elle escalade la nuit depuis son quartier est,
elle vient s'accrocher là, énorme, toujours pleine et vivante,
elle brille à l'ouest avant le point du jour.
Et dès que le soleil se lève à l'est,
son pouvoir s'étend sur toute la terre.
D'un trait rapide il perce la lune dans sa chair ;
elle si pleine, si lumineuse, si vivante,
elle qui sait parler, il faut maintenant qu'elle crie :
« Soleil, épargne mes enfants, ne les touche pas !
Tu poignardes avant leur naissance mes enfants de lune.
La lame de ta lumière perce à mort notre lumière.
Laisse-les vivre ! Et moi lune, laisse-moi rayonner ! »
C'est ainsi qu'elle crie, encore pleine dans le ciel,
encore vivante à l'aube, avant de se mettre à pâlir.
On entend fuser son cri d'appel, on l'entend protester
à l'aube de chaque jour quand le soleil se lève
et saisit son couteau pour tuer les enfants de lune.
Elle pousse alors un cri, un cri si déchirant
qu'il brise presque la lame du premier rayon.
Chaque jour elle crie, « Soleil, épargne mes enfants !
Ne les fais pas mourir ! » Alors le jour se lève.
Le chant de l'étoile du Cœur de l'Aube(Jupiter)
Parce que nous sommes étoiles
nous devons parcourir le ciel,
nous, étoiles toutes deux,
choses du ciel.
Mais notre mère Lynx,
est chose de la terre,
elle doit parcourir la terre, dormir sur le sol nu.
Mais nous, qui sommes étoiles,
nous ne devons pas dormir,
nous devons parcourir le ciel sans dormir, éveillées.
Parce que nous sommes étoiles,
parce que nous parcourons le ciel,
nous devons tourner sans fin, sans repos, sans sommeil.
Les videos sont des JOÏKS ,CHANT TRADITIONNEL ¨SÂMES
En ces temps de solstice, il est bon d'écouter « Le Conte de la piste écarlate », selon les légendes orales Sâmes(lapons). D'après Mariusz WILK. DANS LES PAS DU RENNE. S'y dessine le Cosmos chamanique.
A chacun d'en garder le sens.
Notre conte remonte aux temps les plus reculés, comme un rêve à l'état de veille qui erre fantomatique dans la mémoire. C'est une borne kilométrique dans le brouillard de notre lointaine errance.
Je le raconterai avec mes propres mots, et pourtant, je devrais employer ceux avec lesquels nos ancêtres l'ont chanté. Autrefois, chaque mot était musique, mais les miens naissent prose. C'est qu'aujourd'hui, hélas, un mot se dit : il ne se chante pas.
Prêtez donc l'oreille à notre conte.
« Avez-vous jamais entendu la musique de la mer? Le chant des glaces ? Vous ne l'avez jamais entendu... Pourtant les glaceschantent, chantent en vérité. Chantent dans la nuit d'hiver quand la mer gèle, et au printemps quand la mer dégèle. Il n'est pas donné à tout le monde d'entendre la mélodie de la glace.
Loin, derrière la mer du Nord, dort notre Seigneur. Un grand vieillard sous la forme d'un Morse. Quand il se retourne dans son lit d'un côté ou de l'autre, la glace se met à chanter. Pour que les hommes sachent que le Vieillard est toujours envie.
C'est lui qui envoie vers nos rivages des bancs de harengs et de merlus, de morues et de limandes. Il rabat le saumon dans nos rivières et lâche le corégone dans nos lacs. Lui, notre père nourricier, conduit vers nous les phoques et les autres animaux marins. C'est lui quijette sur la côte des baleines grasses. Il nous a donné la longue nuit polaire pour que l'homme se repose, et le renne, et le poisson sous la glace. C'est lui aussi qui répand sur le ciel du Nord les faisceaux de l'aurore boréale pour qu'ils mènent dans les ténèbres un combat terrible. Ainsi, les esprits des ancêtres jouent avec les destinées des vivants, traçant des sentiers écarlates dans les cieux. Et Naïnas les commande.
C'est lui, le grand chef Naïnas, avec son épouse Nikiïa, qui sera le héros de notre conte.
Cependant, il faut commencer par l'autre bout. Il faut commencer le récit à partir du Soleil.
Le Soleil a pour monture le matin un ours, à midi un renne mâle et le soir une vajenka. Le Soleil est donc venu depuis l'autre côté de la mer, il a renvoyé la vajenka, il est entré dans la maison, il s'est fait homme. Il voulait se reposer, dormir un peu, et voilà que son fils, Péïvalké, vint à son père et dit :
-Je veux me marier.
-Je ne dis pas non, répondit le Soleil. Marie-toi, fils, puisque tu le veux.
- Comment pourraisje me marier, père, puisque sur la Terre, il n'est pas possible de trouver une fiancée? Mes pantoufles ne vont à aucune jeune fille. Elles ont les pieds trop lourds. Avec
une telle femme, on ne peut vivre dans le ciel. On s'enracinerait plutôt sur terre avec elle.
- C'est vrai, c'est vrai, dit le Soleil, chagrin.
Péïvalké s'inclina devant son père, le Soleil, et lui demanda :
- Cherche-moi une épouse dont le pied sera à la mesure des pantoufles dorées, à visage humain et au corps pâle comme un rayon de lune, afin que personne ne sache, pour ma tranquillité, si elle existe ou si elle n'existe pas.
- Tu me charges d'une tâche difficile, fils. Si tu choisis pour épouse une fille qui n'est pas de notre sang, elle brûlera, l'infortunée. Pourtant... un instant... Cela me revient, j'en connais une pareille. J'ignore seulement si elle est assez mûre pour prendre un époux. Bon, je vais essayer de te trouver une fiancée, prends patience. Couche-toi et dors jusqu'à ce que je te réveille.
Péïvalké se coucha et s'endormit profondément, afin que tout soit accompli comme il le désirait quand il serait éveillé.
Le Soleil attendit un jour où la Lune sortait dans le ciel bleu. De loin, tout était pour le mieux. Dans sa pénombre, on voyait comme l'ombre d'une jeune fille : tantôt elle était là, tantôt non... Le Soleil s'approcha et dit :
-J'ai entendu dire, voisine, que tu avais une fille charmante ; j'ai un fils pour elle. Il est temps de les marier.
- Comment as-tu appris, compère, l'existence de ma fille, demanda la Lune, alors que je ne sais pas moi-même avec certitude si elle existe ou non ? Je crois la tenir dans mes bras... ma toute petite. Je sens son souffle. Mon cœur frémit. Mais vraiment, je ne sais pas.
Et la Lune serra son enfant sur son sein. Le Soleil vérifia d'un doigt, là, quelque chose gazouilla.
- Peu importe qu'elle soit si petite ; chez nous, elle deviendra un beau brin de fille. Auprès de nous, tout grandit. Même ce qui n'existe pas naît.
La Lune sourit.
- Tu essaies de me tromper, compère : chez vous, elle flambera.
- C'est toi qui triches : tu dis que tu la tiens dans tes bras, alors que tu ne sais pas si elle existe ou non.
Le Soleil se pencha.
- Où est-elle ?
-Je t'interdis!... cria la Lune. Tu lui fais mal. Elle n'est pas pour vous ! Elle est destinée à un autre, à celui qui aux confins du ciel brille très faiblement et papillote à ras de terre.
Le Soleil se fâcha :
- Comment oses-tu comparer mon fils à quelque clarté éva-nescente ! Notre lumière, c'est la vie, et non un pâle papillon-nement.
- Ne te fâche pas, voisin, ta force n'est forte qu'à moitié et ta puissance n'est qu'une demi-puissance. Et au crépuscule ? Et la nuit? Où la chercher en hiver? Lui, il est puissant au crépuscule et pendant la nuit, en hiver comme en été. Lui et moi vivons d'une lumière commune. Par conséquent, ne te glorifie pas, vieillard, de tes forces.
Pour le Soleil, c'en était déjà trop. Il cracha une telle bouffée de chaleur que la mer déborda, que la terre trembla et se souleva jusqu'à former les montagnes.
Les eaux stagnantes, les ténèbres des forêts et toute l'armée des ombres, les faisceaux de l'aurore boréale en tête, se lancèrent au secours de la Lune.
Les créatures vivantes étaient divisées : les oiseaux, les rennes et les chèvres prirent parti pour le Soleil, les bêtes sauvages se rangèrent derrière la Lune.
Et par-dessus tout, le tonnerre se déchaîna dans le ciel.
L'épouvante tomba sur les hommes.
Le Vieillard sous la forme d'un Morse s'éveilla (ne demande pas son nom, mieux vaut ne pas le prononcer), vit tout ce désordre, bâilla et fit descendre la nuit sur la Terre.
Les choses commencèrent à se remettre en ordre tout doucement; elles n'étaient pas à la même place qu'avant, mais en revanche, tout retrouva son calme.
Seul l'ours flaira une bonne affaire, ne se déclarant ni pour le Soleil ni pour la Lune. Il se mit à l'affût dans l'ombre, saisit le tonnerre par la barbe, le fourra dans un sac et le traîna chez lui où il l'enferma dans le hangar, la porte cadenassée; ensuite, il s'assit, et il est toujours assis. Il regarde, attendant de voir ce qui va se passer.
Dans la nuit, le silence tomba. Tous finirent par revenir à la raison et rentrèrent chacun chez soi, pour vaquer à leurs affaires. Le Soleil revint à la raison. La Lune revint à la raison.
- Rien ne sert de se quereller, commère, il faut s'entendre. Tu as dit toi-même que tu ne savais pas s'il y avait une jeune fille ou s'il n'y en avait pas. Comment quelqu'un qui n'existe pas pourrait-il être destiné à qui que ce soit ? Sans mon accord, cela n'aboutira à rien.
La Lune devint toute triste :
- Apparemment, tel est notre destin. Tourner craintivement autour de toi.
- Donne-moi ta fillette-qui-n'existe-pas, dit le Soleil en riant, et, ma parole, elle deviendra une beauté, plus belle que les baies du framboisier sauvage.
- Bien, mais promets-moi que tu lui permettras de garder notre clair-obscur.
- Qu'il en soit ainsi, commère ; d'accord pour votre clair-obscur, pourvu qu'elle obéisse à nos lois.
Ils chuchotèrent encore pendant un certain temps, se mettant d'accord sur les détails. Ils se dirent au revoir et le Soleil se hâta de rattraper le jour….
PLUS TARD ET DANS UN AUTRE MONDE.
Un vieillard solitaire, suite à rêve, découvrit une île et une jeune femme qu'il épousa. Heureux, ils s'installèrent puis trouvèrent plus tard une « fille dans une ombre » qu'ils nommèrent Nikiïa, « l'Ombre de Celle qui N'est pas » : elle leur apporta bonheur et prospérité.
« - Partons, dit la Jeune Fille.
Elle le précéda dans la forêt. Le vieillard trottinait derrière elle. Ils entrèrent dans une aulnaie. Là, ils s'arrêtèrent. Ils restèrent longtemps silencieux. Elle finit par demander :
- Tu vois ?
Le vieillard dit qu'il voyait. Mais il ne savait pas ce qu'il voyait. C'est-à-dire que le vieillard ne savait pas si ce qu'il voyait était ou n'était pas.
- Et l'ombre, tu vois? L'ombre sur un aulne? -Je vois, mais qu'est-ce qui jette une ombre?
- Là, il n'y a rien, rien que l'ombre.
Et en vérité, la Nouvelle Lune et la Lune jouaient, jusqu'à ce qu'il fît clair et qu'une tache de lumière apparût sur le tronc de l'aulne, et dans la tache, l'ombre d'une tête d'enfant. De ses yeux, elle regarda le vieillard. Voilà des menottes, voilà des petons. Elle tendit ses menottes : prenez-moi.
La Jeune Fille pressa cette pelote vivante contre sa poitrine. C'était une toute petite fille aux yeux clairs. Elle brillait tout entière des rayons de la Lune. Soudain, elle se mit à pleurer comme un enfant des hommes. La Jeune Fille la berça et l'enveloppa chaudement dans la peau de castor.
La Nouvelle Lune et la Lune se cachèrent derrière les confins du monde…… »
« …..Depuis lors, il y eut toujours de la lumière sur leur île. En toute saison de l'année, quel que soit le temps, que le ciel soit partout caché sous une épaisse couverture, que l'hiver ait tapissé le monde de neige et le gel figé la forêt, ou que l'automne pleurât de ses pluies, les rayons d'un ciel serein se déversaient sur l'île du vieillard et de la vieille. Dans la journée, le Soleil éclairait, et la nuit, la Lune veillait; quand ni le Soleil ni la Lune n'avaient le temps, ils priaient le Grand Vieillard sous la forme d'un Morse d'envoyer le fidèle Naïnas faire sa ronde avec un détachement de faisceaux d'aurore boréale. Les faisceaux se lançaient dans leur combat et éclairaient le ciel au-dessus de l'île de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Comme dans une fenêtre verte au milieu d'un désert sombre et glacé - grâce aux sources chaudes de la Terre, l'île était chaude et fleurie comme au printemps -, sur le tapis coloré des mousses et des buissons d'airelles et de myrtilles, s'ébattait la petite Akkaniïda, fille de la Lune argentée, nommée Nikiïa, c'est-à-dire L'Ombre-De-Celle-Qui-N'est-Pas.. »
Un jour, le vieillard brava pourtant les interdits et ramassa des écorces de bouleau dans une forêt maudite ; il fut alors possédé par un esprit de la nature malfaisant et ses enfants, qu'il dut ramener chez lui et servir, épuisant ses forces et ses ressources pour nourrir leur faim insatiable. Il finit par être dévoré par eux ainsi que sa femme puis Nikiia,du moins son apparence humaine parce qu'on ne peut dévorer une ombre. Celle-ci devint une ombre errante qui « n'existait pas » mais finit par rencontrer Naïnas, le faiseur d'aurores boréales. Ils s'aimèrent et s'accouplèrent et Naîmias l'envoya chez sa mère par la « piste écarlate. ».
« La piste écarlate la conduisit à travers des montagnes et des forêts, au bord de rivières et de lacs, parmi des pins et des sapins barbus de mousse, sur le lichen moelleux et des pierres aiguës, et à travers des ravins lugubres tapissés de neiges éternelles, où des chutes d'eau figées par le gel en cascades tantôt bleues, tantôt vertes surplombaient les rochers et les crevasses.
Tout ce qui vivait allait à sa rencontre et cherchait à l'attirer à soi de toutes les manières. Les oiseaux l'invitaient par leur chant, les souris par un sifflement aigu, les lièvres par le tam-bourinement de leurs pattes sur la terre, et l'ours par son grognement la vantait d'être plus belle que les framboises des marais. Les pins et les sapins centenaires s'inclinaient devant elle, l'incitaient à se reposer dans leur ombre, l'arc-en-ciel se pliait pour qu'elle vienne le voir et même le fils du Soleil accourut, étincela et lui baisa la main de sa lumière. Nikiïa résista à l'arc-en-ciel et ne prêta pas attention à Péïvalké; elle veillait seulement à ne pas perdre la trace écarlate de son époux Naïnas. Et la piste courait toujours, de plus en plus loin.
Elle finit par atteindre la rivière. Elle vit une tour sur l'autre rive et chanta la chanson de Naïnas. La mère de Naïnas, entendant que la femme proche du cœur de son fils était arrivée, vint elle-même la chercher en barque et lui fit traverser la rivière. En chemin, elle demanda :
- Qui es-tu ?
-Je suis l'épouse de Naïnas, Nikiïa. Je n'existe pas. Fais-nous un lit dans la petite pièce.
Une telle réponse étonna la mère de Naïnas, mais elle ne dit rien. Elle fit un lit pour le jeune couple dans la petite pièce, comme Nikiïa le lui avait demandé. Dès lors, chaque soir, à peine le crépuscule commençait-il que Naïnas apparaissait sous forme humaine, mais il disparaissait au premier rayon de l'aurore. À la lumière du jour, il n'avait pas le droit de fréquenter les gens dans un corps humain.
Un jour qu'elle revenait de la source, portant des seaux d'eau avec une palanche, Nikiïa rencontra la mère de Naïnas.
-Ah, ma chère, se plaignit la vieille, il semble que je suis sa mère, mais je n'ai jamais vu mon fils. À peine l'aurore pointe-t-elle qu'il est déjà parti ; pendant la journée, je n'ai pas le droit de prononcer son nom chéri, et la nuit, je l'entends venir te retrouver, mais je ne le vois pas. Aide-moi à le voir.
- Moi, je suis Nikiïa, je n'existe pas.
- Mais moi, je suis sa mère. Est-il juste que tu le prennes toutes les nuits dans tes bras, et que moi, je ne puisse pas le voir, ne serait-ce qu'une fois?
-Ton sort est pénible, mère, j'essaierai de t'aider. Je tisserai une ceinture d'étoiles, sombre comme un ciel nocturne. J'en couvrirai l'entrée de notre petite pièce pour que les rayons du Soleil ne puissent regarder à l'intérieur. Quand ton fils s'éveillera, il croira que la nuit dure encore. Alors, tu le verras.
Toute la nuit, Nikiïa tissa la ceinture, et elle cousit dessus des étoiles avec des fils d'or et d'argent, et aux approches du matin, avant le lever de l'aurore, elle suspendit un ciel obscur au-dessus de la tête de Naïnas ; elle alla chercher de l'eau, laissant son époux dans la chaleur du lit. Naïnas se réveilla plusieurs fois, et voyant les étoiles clignoter dans le ciel de la nuit, il se rendormit.
Cependant, le Soleil était monté haut dans le ciel.
Ne pouvant attendre Nikiïa, la mère de Naïnas écarta un peu la ceinture étoilée pour regarder son fils. Le rayon du Soleil n'attendait que cela. Naïnas se leva en sursaut de son lit bien chaud, se précipita d'un côté, se jeta de l'autre, et enfin sauta dehors. Et là, le Soleil le rattrapa... La mère ne verrait plus son fils. À ses yeux, il était devenu une ombre. Nikiïa revenait juste avec l'eau; elle jeta son seau pour couvrir son époux de sa poitrine. Le Soleil la saisit par les cheveux et, la brûlant, l'enleva dans la nue. Elle cria, appela son époux au secours. En vain ! Le Soleil finit par prendre pitié et déposa l'infortunée dans le sein de la Lune.
Regarde la Lune, tu vois une ombre sur elle? C'est l'épouse de Naïnas, Nikiïa. L'Ombre-De-Celle-Qui-N'est-Pas. La tisseuse du ciel étoilé.
Exposition : LA CIVILISATION DU ZEBU du 31 Octobre au 7 Décembre 2014. Chateau de la Gobinière .Orvault 44.
« Madagasikara exploré, colonisé, exploité, dévasté, a développé une expression artistique insulaire et donc rare, dont les moteurs créatifs sont l'effroi et la sensualité.
Madagascar, électron libre, détaché du continent africain voilà deux cent quarante millions d'années repose sous l'équateur, entre le canal du Mozambique et l'océan Indien. Sa population est originaire du sud-est asiatique, puis elle s'est métissée au contact des bantous, des perses et des arabes à partir de la seconde moitié du premier millénaire ; métissages fondamentaux à la compréhension de sa culture. Ses contes (hainteny) et sa musique traditionnelle lui ont donné une voix. Madagascar est le sixième pays le plus pauvre au monde, en considération de son revenu journalier par habitant. Mais sa faune dominée par les lémuriens, sa flore, aux multiples espèces endémiques et ses ressources géologiques sont d'une richesse exceptionnelle, qui focalise l'attention de tous les chercheurs et de tous les aventuriers de la planète.
L'exposition : « La civilisation du zébu » invite à une rencontre avec l'art de « l'île rouge » où le geste créatif est organique, inné. Là, il participe pleinement à la vie communautaire mais aussi aux relations entre les vivants et les ancêtres défunts. Voilà bien tout le contraire d'une vision intellectuelle et préméditée de la création que ces arts magiques et décoratifs malgaches ! Les styles, formes, techniques et la diversité des matériaux utilisés illustrent la sensibilité pratique du concepteur, dans ses rapports parfois conflictuels ou fusionnels avec la nature et l'au-delà. L'artiste doit négocier avec les interdits (fady) aux marges de sa liberté individuelle.
Le zébu (Omby) domine le plus souvent l'aloalo, poteau funéraire sculpté des Mahafaly, l'une des dix-huit ethnies de Madagascar. Le zébu: nourriture essentielle avec le riz et le poisson. Le zébu figure tutélaire, symbole de prospérité et de richesse, voire de royauté nourrit le mythe et l'homme. L'animal est de tous les rituels de purification. Son sang représente le flux vital. Toute l'île rouge est là ! Il faut bien un remède à l'effroi : conséquence de la précarité climatique et économique. On fait appel au maître de la divination (ombiasy) pour confectionner des amulettes dont le corps principal, en corne de zébu, comme le réceptacle des remèdes sacrés (Ody), est habillé de perles multicolores. Mais il ne faut pas s'y tromper : les sculptures aux couples enlacés des enclos sakalava dédiés aux morts, les boîtes à miel, les remarquables pièces de tissus tissées en coton ou en soie sauvage d'Andibe appelées Lamba, sont toutes nées du même paradoxe : plaisir et effroi.
On dit chez les anciens que si la chair de zébu est servie au repas des vivants, l'ombre du zébu, revient aux ancêtres.
La Magie
La magie tient à Madagascar une place prépondérante. Les ancêtres ont légués les « Ody » : talismans, aux individus, appelés aussi « Sampy » lorsque les amulettes sont à destination de groupes sociaux. L' « Ombiasy » est le guérisseur, celui qui connaît l'usage des plantes médicinales. A charge pour lui : « L'homme aux grandes vertus » de confectionner les charmes selon la coutume.
Le « Sikidy » est l'art de la divination, notamment par la graine de tamarin, il est aussi un préalable à la fabrication des talismans. Cette pratique permet au magicien de lire l'avenir d'un individu ou d'une communauté, et aussi d'en guérir les maux. L' « Ombiasy » place diverses espèces végétales dans une corne de zébu. Essences végétales dont il faut rappeler qu'elles sont pour la plupart endémiques à l'île rouge, comme le sont les serpents à la morsure non mortelle, mais dont on se protège néanmoins par un simulacre magique, figé en plein mouvement, un rare exemplaire est visible dans l'exposition. Il faut également distinguer le « Mohara du type corne de zébu », dont un plus spécialement : dans un fourreau de bois sacré habillé de perles, ponctué de clous de tapissier, avec ce visage d'homme au regard aveugle sculpté dans la courbure de l'objet comme une figure de proue. Les espèces végétales peuvent aussi être contenues dans des crânes ou des dents de crocodiles. A ces réceptacles sont joints parfois des coquillages, des pièces de monnaie, une paire de ciseaux : symbole du couple.
Dans une série de trois cornes présentées au Château de la Gobinière et portées sur la poitrine par les Dahalos voleurs de zébus, on notera la présence de cartouches de fusils de chasse associés à l'amalgame du contenu. Sans jeu de mots, quoi de plus chargé en pouvoir magique qu'une cartouche vidée de sa poudre ? De cette expérience du feu, propre à épargner le voleur des foudres du propriétaire d'un troupeau qui le poursuit ?
Parmi les pièces emblématiques de cette exposition, il faut encore mettre en exergue une pagaie en bois fixé sur son talon métallique avec en partie sommitale un cavalier, au-dessus d'une cavité qui contenait à l'origine une charge magique. A Madagascar, la magie n'est jamais très loin.
Les « Talismans » présentés ici combattent la maladie, garantissent la fécondité des femmes, rassurent les paysans sur la prochaine récolte ou la communauté sur la sécurité du cheptel de zébus, gage de puissance.
Arts décoratifs
Les arts mobiliers et arts dits décoratifs se développent dans chaque groupe ethnique, l'affirmation de styles différents mais souvent non dénués d'un esprit commun est un moyen de se distinguer et de prendre visuellement l'avantage. Dans les maisons nobles on peut admirer des portes, des bois de lit, des piliers, mais aussi des volets aux décors géométriques et des boites à miel. Nous retiendrons ici l'exemple de l'art des Zafimaniry, tribu des massifs du centre-est de l'île rouge. Admirons un volet décoré de motifs géométriques : polylobe central rompu en son axe abritant des losanges incisés dans un encadrement de chevrons et de palmettes. Sans doute n'est- il pas faux de parler ici de confluence d'inspirations non seulement propre à l'art islamique, ces mêmes décors se retrouvent en effet sur les lampadaires à huile comoriens où sur les portes de l'Ile de Zanzibar, mais également dans une inspiration purement autochtone et donc propre à la tribu Zafimaniry. Pour leur part, les artisans Mahafaly marient la représentation stylisée au décor géométrique comme sur les pots à miel exposés. Là, des formes libérées de leur gangue de bois s'imposent en réserve : guerrier, frise ou cartouches présentant des zébus, eux-mêmes parfois surmontés du canard à bosse : ce dernier hautement symbolique du lien entre monde terrestre et au-delà, voilà pour l'iconographie de ces récipients cultuels ! L'ancrage au réel, comme l'abstraction géométrique sont parfaitement adaptés à la spiritualité et au positionnement des malgaches vis à vis du cosmos.
Avec la christianisation de l'Empire Merina, le rôle sacré du sculpteur tend à disparaitre afin d'honorer les commandes des colons devenus bientôt des touristes, l'ouvrage est plus rapide et souvent la facture s'en ressent, mais certaines créations sont encore remarquables.
Concernant la peinture, par décret du 11 décembre 1895 le Musée des Beaux-Arts de Tananarive est créé, en plein âge colonial, il servira d'exemple à plusieurs générations de peintres malgaches adeptes de l'académisme en vogue au Salon de Paris. Aussi, en un dernier et quelque peu tardif clin d'œil à la fascination exercée depuis cette île de l'océan indien, voilà l'oeuvre peinte du français Albert Dequene* en 1954 : d'une femme Sakalava, qui retient dans son seul regard, sans doute pour quelques siècles encore, tout ce qui, ici, ne saurait être dit.
*Albert Charles DEQUENE, peintre orientaliste, 1897-1973
L'art funéraire
L'Art funéraire est l'expression la plus emblématique de la civilisation malgache. Le sculpteur qu'il soit Sakalava au nord-ouest de la grande île ou Mahafaly au sud, demeure dans tous les cas un médiateur sacré qui par l'aménagement de l'enclos funéraire trouve un juste équilibre entre naturel et surnaturel.
Le tombeau est une construction astrologique sur laquelle l'artiste impose son pouvoir comme un roi sur son royaume. De fait, l'enclos funéraire est à la confluence du monde physique et du monde spirituel un royaume balisé en soit, un microcosme dédié aux ancêtres.
Chacune de ses sculptures en bois, méplat ou ronde bosse est un mythe incarné.
Les cimetières Sihanaka sont les plus anciens témoignages d'une société détruite par l'expansion Merina, situés près du lac Aloatra et datant d'avant 1800.
Là, sont transcendés les destins des hommes ensevelis, quel que soit leur statut social, les instruments de médiation avec le divin demeurant la prière et la possession.
Entre Tulear et Ampanihy les tombeaux Mahafaly sont de grands édifices de pierres en forme de "maison", construits à hauteur d'homme. Les Aloalos, ces poteaux de bois qui les précèdent mesurant de un mètre cinquante à un mètre quatre-vingt montrent des sculptures géométriques parfois ajourées et des figurines sculptées, peintes à l'origine, en relation avec la personnalité du défunt et son rang dans la société. On reconnaît, ici : le zébu tutélaire, présence du motif primitif et familier, mais aussi des scènes de la vie quotidienne apparues plus tardivement dans la genèse de cet art. Les oiseaux en couple symbolisent la passion, la fertilité et les canards à bosse la communication avec l'au-delà.
L'enceinte est plantée de bucranes et de cornes d'animaux sacrifiés lors des funérailles.
L'aloalo de la tribu des Antandroy sur le même modèle est plus récent.
Les scènes de la vie quotidienne Mahafaly témoignent de l'évolution de la société malgache au contact du monde extérieur.
Du point de vue stylistique, on ne pourra que souligner très justement la filiation entre l'art funéraire de la grande île et l'art Jaraï des montagnes de l'Asie du Sud-Est. »
Luc Vandenhende. Ancien Elève de l'Ecole du Louvre.
Photos objets expo :Copyright Antoine Violleau.
Les photos suivantes sont celles de l'exposition: CHATEAU DE LA GOBINIERE.ORVAULT(crédit photo.Y.E)
L'art Et Les Ancêtres
Le Dialogue Avec Les Morts
« Les morts, les ancêtres sont constamment présents dans le quotidien et leurs interventions pèsent sur le destin des vivants.
Autrefois, la communication avec les morts, qu'elle soit volontaire ou pas, était le moyen-terme indispensable pour l'interprétation des phénomènes naturels, des cataclysmes, des événements politiques aussi bien qu'individuels. Ainsi, les ancêtres des rois comme les ancêtres des lignages étaient les garants des institutions, assuraient l'unité des familles, la légitimité des pouvoirs. Le devin, en interrogeant le monde surnaturel, apportait sa signification à un événement particulier, donnait un nom et une cause à une maladie, prescrivait un traitement, préconisait un sacrifice pour calmer tel ancêtre ou tel autre.
Les morts sont dangereux tant qu'ils sont instables, tant qu'ils n'ont pas pris leur place dans le monde ordonné du Surnaturel, tant qu'une ambiguïté subsiste entre des êtres de chair et de sang et d'autres qui attendent d'être définitivement installés au creux de leurs tombeaux, à l'envers du Monde.
Aussi, prend-on mille précautions avec ses morts pour les convaincre de quitter leurs enfants, leur conjoint, leur famille ; pour les conduire, les accompagner jusqu'au tombeau où ils vont basculer.
Devenus ancêtres, ils vivront de la prière de leurs enfants, se nourriront de leurs rêves puisque les défunts honorés apportent le bonheur et la récompense, alors que le disparu, altéré par le silence ou l'absence des siens, sème la maladie et le malheur.
Du temps des royaumes, le dialogue avec les morts était « politique » car, il permettait de décider, en toute connaissance de cause, du cours des choses. Aujourd'hui, s'il reste encore, pour certains, un enjeu complexe du pouvoir, il est devenu plus personnel, plus intime et maintient un lien profond, cosmique entre le destin de chacun et l'histoire de cette terre.
L'art sakalava
La sculpture funéraire sakalava est sans nul doute une expression originale du fameux thème de l'Amour et de la Mort de l'Amour, du Sexe et de la Mort.
Pour l'artiste, ce thème n'est pas là le fruit d'une recherche personnelle mais un legs mystérieux de l'Histoire dont le souvenir s'est embué. Aucune légende, aucun mythe ne nous parle de ces tombeaux, sinon peut-être qu'un jour, un roi sakalava fabriqua et sculpta le premier reliquaire pour y déposer des ossements particulièrement choisis du fondateur de la dynastie.
Cet art funéraire qui touche aux convictions, aux émotions les plus fortes témoigne à sa manière d'une idée de la mort, d'une représentation de l'ordre du Monde mais aussi, à travers sa propre évolution, d'un regard aigu, vital , porté sur tout ce qui change, sur les différences, sur ce qui est venu de l'Etranger.
Les personnages et les styles
II nous faut d'abord distinguer les tombeaux récents qui apparaissent avec la période coloniale des tombeaux classiques et même des tombeaux « atypiques ».
Les tombeaux classiques opposent dans
la diagonale du rectangle, un homme et une femme, nus, les genoux légèrement fléchis, les bras dans le prolongement du corps. L'homme est ithyphallique, la femme écarte les lèvres de son sexe avec les doigts. Dans l'autre diagonale se trouvent des oiseaux dont certains sont un symbole de fécondité et d'autres une image des relations entre les vivants et les morts. Dans la direction Nord-Sud se dressent parfois des volyhety qui affirment le statut du lignage du défunt.
Les couples, présentés dans des positions amoureuses sont tout à fait caractéristiques des tombeaux bâtis pendant la première moitié du siècle. Il est bien difficile de les dater mais on peut raisonnablement penser que ce thème est directement lié à l'installation des Européens dans la région au cours de la période coloniale.
Le costume des personnages (casque colonial, uniforme) ne laisse aucun doute sur leur origine. De cette manière, les sépultures vont transcrire la rencontre de deux univers, l'oppression qui s'applique sur tout un peuple mais aussi les interrogations et les changements.
Les tombeaux « atypiques » sont construits « à la manière de » par ceux qui étaient exclus, du temps de la royauté, des jeux de l'honneur et du pouvoir et qui découvrent cette nouvelle possibilité avec la disparition de l'ancien système politique. Flambeaux, poteries et personnages divers remplacent alors les emblèmes de clan.
Pendant quelques décennies, une véritable création artistique va s'exprimer à travers cette architecture funéraire qui est maintenant déchargée de ses contraintes immédiates : l'expression d'un rang, d'un statut. Le tombeau est devenu un symbole de la réussite et les artistes sollicités, rivalisent d'audace et d'imagination... Cette évolution va trouver sa limite dans les vingt dernières années en raison de l'influence des Eglises qui voyaient là le symptôme flagrant du paganisme. Pourtant, la même raison va favoriser le développement de l'architecture funéraire mahafale dans le Sud sans doute parce que les expressions anecdotiques, images du quotidien des poteaux funéraires ou aloalo, étaient beaucoup plus innocentes.
Notons que l'on peut repérer cinq styles différents dans l'ensemble des cimetières avec une évolution très marquée vers un arrondi des formes pour les tombeaux les plus récents. Les sculptures ne sont rehaussées d'aucun ornement (verre, pierres semi-précieuses) et d'aucune parure (argent, or ou bijoux) ; par contre, elles étaient peintes pour la plupart, en trois couleurs, généralement, le rouge, le noir et le blanc.
Sexe et Mort
On peut dire que deux choses apparemment antinomiques sont très valorisées, à part égale, chez tous les Sakalava comme d'ailleurs chez tous les Malgaches. Les morts, les ancêtres d'une part, les enfants, la descendance, d'autre part.
Le sexe, l'amour, la procréation ne sont pas dissociables et chaque notion s'exprime indifféremment dans l'un de ces termes.
Ainsi, on peut dire qu'un sexe dressé, ou « ouvert », loin d'être une grossièreté, est bien au contraire une manière de prière, la manifestation la plus claire d'une ferveur.
De même, les funérailles qui autrefois pouvaient durer des jours et des jours sont l'occasion de chants particulièrement crus où encore une fois l'amour, la naissance, la vie sont célébrés avec les mots les plus précis, les expressions les plus osées... A cette occasion, les femmes surtout se laissent aller à ces manifestations verbales mais aussi gestuelles, évoquant, mimant l'amour, au bord de la tombe...
Ces tombeaux témoignent d'une idée de l'éternité qui n'est pas, en quelque sorte, garantie par un Dieu unique mais aussi et peut-être surtout par la famille prise dans son sens le plus large. La famille étendue, le lignage, est le point de rencontre des vivants et des morts mais aussi de tous les vivants à venir et la boucle se ferme grâce à la rencontre de tous ses ancêtres au plus haut qu'on puisse les imaginer, et donc jusqu'à Dieu avec tous ses enfants aussi loin qu'on puisse les imaginer, au cœur de l'avenir. Honorer ses ancêtres, se donner une descendance, c'est déjà prendre sa place dans l'éternité du monde.
Chacun doit justement se trouver à sa bonne place afin de pouvoir embrasser l'infini des choses. Les morts sont avec les morts et le tombeau achevé est la marque, la preuve que le défunt est définitivement débarrassé de son image, de son être physique qui le rendait présent, sensible aux regards, aux touchers, aux vivants. Il est maintenant tout-à-fait « autre », un ancêtre, une idée, un mythe au cœur de l'univers qui offre néanmoins une prise et dont on attend beaucoup pour panser les plaies des vivants.
Les principes de construction du tombeau obéissent aux mêmes règles que celles qui président au calcul des destins individuels (ou vintana) qui plongent chacun définitivement dans son monde, séparant le mari de la femme, le père de la fille, la mère de son fils, etc...
Nous avons vu que ces cimetières sont tout à la fois une image de la société saka-lava et du mouvement de sa propre histoire.
L'effondrement des royautés, l'éclatement des anciennes règles, le traumatisme colonial vont justement trouver leur lieu d'expression là où la société subtilement se réfléchissait.
Au fond, l'expression la plus « créative »,ces couples enlacés, ces scènes d'amour est celle d'une rencontre entre des règles, des manières de faire et de penser, différentes. Ainsi, cet art funéraire ne s'est pas verrouillé dans une « tradition » et on se prend à penser qu'il aurait pu évoluer d'une façon de plus en plus autonome. »
JACQUES LOMBARD : Madagascar. Arts De La Vie Et De La Survie. Cahiers De L'ADEIO.
Les Mahafale, ces gens « qui vous rendent heureux », forment l'une des grandes sociétés du sud de Madagascar.
Aujourd'hui peut-être 400.000, ils occupent un territoire assez large, entre les fleuves Onilahy (au sud de la ville de Toliara), et Menarandra (frontière avec le pays antandroy) : soit, sur environ 43.000 km2, une partie de cet extrême sud, si aride, de Madagascar, pauvre en eau et en herbe, mais riche en épineux. Comme leurs voisins Bara et Antandroy, les Mahafale sont principalement des éleveurs semi-nomades de zébus. Ils ont aussi des troupeaux de chèvres et de moutons ; et s'adonnent de plus en plus à l'agriculture, élargissant de façon spectaculaire depuis une trentaine d'années, et avec quel mérite sur un sol ingrat, leurs champs de maïs, manioc, patates douces, haricots.
La signature des Mahafale, leur « griffe », ce sont leurs prestigieux Aloalo, ces hauts et minces mâts de bois, sculptés de motifs superposés, « géométriques » au milieu, figuratifs au sommet, qu'ils plantent dans leurs tombeaux, communément agencés actuellement en vastes plates-formes de pierres entassées.
Les Mahafale, leur tombe et leur art : raccourci d'histoire
1) Jusqu'au XVesiècle se mettent en place des proto-Mahafale, groupes mobiles de chasseurs-collecteurs, d'origines diverses, venus du nord ou de l'est de l'actuel pays mahafale. Leurs tombes sont soit de petits enclos de piquets, d'arbustes ou de pierres basses ; soit de simples tas de pierres. Elles ne mesurent pas plus de 3 m de long.
2) Le XVesiècle représente une charnière importante dans l'histoire des Mahafale : des étrangers, descendus du pays Bara au nord, venus plus lointainement de la côte est de Madagascar, s'installent en plein cœur du territoire occupé par les groupes « autochtones ». Ce sont les ancêtres de la dynastie des Maroseraña : cette importante dynastie qui, entre le XVIIeet la fin du XIXesiècle, organisa et étendit le système de la royauté, non seulement à travers le pays mahafale, mais jusqu'à l'extrême nord du pays sakalava. Ils dénomment Renetane, « mères du sol », et Mahafale, (vous qui« nous rendez heureux »), les premiers occupants du territoire, dont ils font leurs alliés ou leurs sujets.
3) Au XVIIesiècle, on note l'apparition du valavato, tombe à « clôture de pierres ». Architecturalement, il s'agit cette fois d'une tombe construite : un épais muret de pierres sèches entassées, de plan rectangulaire, délimite un espace vide central où affleure le sol, et sous lequel se trouve la fosse mortuaire. La tombe peut avoir par exemple 7 m de long sur 4 m de large, et le mur de pierres 80 cm de haut et 70 cm d'épaisseur. L'espace vide central est dit tranom-panane, « gîte dufanane », c'est-à-dire du serpent dans lequel est supposé se réincarner l'esprit d'un défunt très puissant, en particulier d'un roi. Deux hautes pierres levées sont érigées respectivement au milieu des côtés est et ouest : à l'est le vatolahy, « pierre mâle » ; à l'ouest le vatovavy, « pierre femelle ». Le valavato à tranompanane central, sera le tombeau aristocratique et honorifique, du début du XVIIejusqu'au début du XXesiècle ; c'est-à-dire l'apanage des rois et grands du pays mahafale.
4) Le XVIIIesiècle est une période décisive pour le peuple, et pour l'art mahafale. Ce siècle est marqué en effet par le long règne du grand roi Tsimamandy, entre 1712 et 1772 et par l'apparition des premiers Aloalo, hauts mâts sculptés plantés dans les tombes. C'est Tsimamandy qui, le premier, au début du XVIIIesiècle, fit dresser des Aloalo sur le valavato de son père. Il semble qu'il n'y en eut que quatre. Puis, sur son propre tombeau, huit aloalo furent plantés. A partir de ce moment les Aloalo furent sur les tombeaux des ornements honorifiques, d'abord réservés aux rois, puis très rapidement aux chefs des grands clans privilégiés des rois.
5) De la fin du XIXesiècle au début du XXe, c'est la colonisation française, l'abolition générale du régime de royauté, et de l'esclavage- entre 1912 et 1920, meurent les derniers souverains maroserafia). En 1912 de l'un des plus célèbres d'entre eux, Tsiamponde, ami et collaborateur des Français, fut marquée par les funérailles plus somptueuses et la construction du valavato le plus grandiose de tous les tombes mahafale : vaste enceinte de pierre 40 m de côté, 1 m de haut, et une dizaine de mètres d'épaisseur, dans laquelle furent plantés 36 aloalo.
6) Depuis le début du XXesiècle, après la mort des derniers rois mahafale,\ les hommes de toutes conditions, même pour les descendants de rois, le tombeau prend l'aspect que nous lui voyons actuellement : celui d'une plate-forme ininterrompue de pierres accumulées. Cependant même son nom commun demeure valavato, en même temps l'usage des Aloalo se démocratise et par suite se répand. Les groupes socio-politiques, esclaves, roturiers qui temps de la royauté, n'avaient pas droit aux Aloalo, se mettent à en dresser sur les tombes de leurs patriarches. Toutefois Aloalo conservent leur valeur honorifique et jusqu'à maintenant, seuls les vieillards chefs de lignage, riches en bœufs, avec de nombreux enfants et petits-enfants, ont droit aux Aloalo sur leur tombe. Les hommes jeunes, les femmes (à de rares exceptions près), ne « méritent » pas d'Aloalo.
') Depuis le milieu de XXesiècle, avec leurs façades de ciment peintes et leurs Aloalo éclatants de couleur, les tombeaux des Mahafale se renouvellent avec une gaieté et une fantaisie créatrice sans bornes. Ainsi l'art funéraire des Mahafale, tout comme celui des Antandroy voisins, illuminent les campagnes de leur jeunesse et de leur vitalité.
Les christianisés se font construire soit des tombeaux de structure traditionnelle, marqués d'une croix, soit des tombes atypiques à l'occidentale.
Le tombeau mahafale « classique » du XXesiècle
Le tombeau mahafale « classique » du XXe siècle se présente donc désormais comme une plate-forme continue. Les pierres de ses façades sont régulièrement appareillées.
L'intérieur demeure un simple remplissage, dense, de blocs. Son plan apparemment carré, est en fait légèrement rectangle, les côtés nord et sud étant imperceptiblement plus longs que les côtés est et ouest. Il a entre 10 et 15 m de côté, et environ 1 m de haut. Il est symboliquement orienté est-ouest. Deux hautes dalles verticales, plantées en terre, dominent symétriquement le milieu de ses façades est et ouest : à l'est (nous le rappelons), le vatolahy, « pierre mâle », tourné vers le monde du sacré, des ancêtres ; à l'ouest, le varovavy, « pierre femelle », plus court, regardant vers le monde terrestre, profane.
En son centre se dresse une haie rectangulaire d'aloalo, toujours en nombre pair -les nombres impairs étant néfastes - par exemple dix à seize pour une tombe moyenne.
Entre le cadre vertical des aloalo et la bordure du tombeau se hérissent des paires de cornes de zébus, disposées également en un rectangle. Ce sont les cornes des bœufs (zébus) qui ont été abattus, soit en sacrifice, soit pour être consommés, pendant le temps plus ou moins long - de deux à six mois, ou même un an - séparant la mort de l'inhumation. Qu'il ait 10 ou 20 m de côté, qu'il supporte 8 ou 36 aloalo, ce tombeau est individuel, son imposante superstructure, construite en principe après l'enterrement, recouvrant très largement la fosse centrale, comblée de terre, où est déposé le cercueil.
Les aloalo, leur naissance, leur structure, leur évolution
Les aloalo sont « nés » au début du XVIIIesiècle, sous l'impulsion conjuguée des rois Maroseraña, et d'un clan de Renetane, roturiers « mères du sol » important :Les Faloanombe, installés sur les rives de la Menarandra, et en fait d'origine antandroy. Ces Faloanombe, riches éleveurs de bœufs, (zébus) forgerons, sculpteurs, ont été les premiers à sculpter des aloalo chez les Mahafale. Ensuite ils ont fait école.
L'aloalo, qui peut avoir de 2,20 m à 3 m de haut, est dégagé d'un seul tronc d'arbre : le menora, essence proche du palissandre, bois imputrescible, inattaquable par les termites, dans lequel sont également fabriqués les lourds et massifs cercueils des hauts et riches personnages.
L'aloalo est composé de bas en haut, de trois parties :
a) un pied lisse, qui fait le tiers ou la moitié de la hauteur, et qu'on enfonce dans l'amas de pierres ;
b) un fût sculpté, de 1,20 à 1,80 m de haut. Cette partie centrale est constituée le plus souvent d'une planche découpée de deux motifs « géométriques » alternés : hexagones aplatis, reproduisant la forme d'un bijou d'argent porté par les femmes ; deux croissants adossés, évoquant, paraît-il, l'un la lune naissante, l'autre la lune « mourante ». Et, vers le sommet, le cercle de la pleine lune.
L'alternance la plus fréquente est de trois doubles-croissants pour quatre hexagones.
Parfois un personnage, homme ou femme, soutient sur sa tête, la colonne de motifs géométriques.
c) Un sommet, de moins de 40 cm de haut, formé d'un petit plateau supportant des figurations en ronde-bosse variées : zébus, oiseaux, personnages, scènes de la vie quotidienne et moderne.
De rares mais intéressants aloalo, parmi les plus anciens, se terminent par le cercle de la pleine lune.
Depuis leur création jusqu'à nos jours, la structure des aloalo est restée d'une remarquable constance. Le fût, avec son alternance de motifs « géométriques », est resté immuable. Ce qui a évolué, ce sont les sommets, porteurs de thèmes figuratifs de plus en plus diversifiés ; ainsi que la hauteur des mâts qui depuis une trentaine d'années, diminue.
A l'origine les thèmes figuratifs se réduisaient à trois, mais pleins de signification symbolique :
- la femme à la base, en cariatide, portant parfois un enfant dans le dos — la femme, donneuse de vie, de postérité ;
- le bœuf, intermédiaire indispensable à tout échange « mystique » (animal de sacrifice), social (don, contre-don), ou économique (par exemple un bœuf en paiement de chaque aloalo sculpté, 10 bœufs pour le vatolahy, 10 à 20 pour le cercueil en mendoravy). Le bœuf est bien le thème dominant, au sommet des aloalo, jusqu'à nos jours.
- des oiseaux, au sommet également, iso- lés ou en couple : canards busqués, sarcelles, remarqués les uns et les autres pour leur attachement à leur lieu natal, où ils reviennent toujours. En couple, ils évoquent en outre l'amour, qui perpétue la vie.
Depuis la colonisation, les sculpteurs, selon leur inspiration ou selon la commande, ne cessent d'innover. Les trois thèmes figuratifs initiaux persistent, celui du bœuf domine toujours ; mais les sommets se prêtent à une prolifération de thèmes anecdotiques, pris dans la vie quotidienne et européanisée : militaires et gendarmes, cavaliers, autos, avions... Enfin, depuis une trentaine d'années, la mode est aux aloalo peints de couleurs simples et vives.
Mâts à fonction honorifique, autrefois aristocratique, les aloalo signalent jusqu'à nos jours le tombeau d'un homme âgé, important et riche.
Le terme « aloalo », duplicatif de la racine malgache commune « alo », qui signifie « intermédiaire », « intercesseur », n'est pas une création mahafale. Il est employé dans d'autres groupes culturels de Madagascar. Il désigne également des monuments funéraires, mais ayant des formes et des fonctions différentes des aloalo mahafale : le plus souvent des monuments isolés — en bois ou en pierres — érigés pour des défunts, soit dont on n'a pu ramener le corps, soit éteints sans descendance. »
Nicole Boulfroy.Madagascar.Art De La Vie Et De La Survie .Cahiers De L’adeaio.
Les carnavals masqués , continuent à rendre hommage aux mythes anciens un peu partout . Habillé sous forme de chèvre, de diable, d’ours ou de monstre avec mâchoire en acier, « l’homme sauvage » appartient au monde de ces mythes.
Le photographe Français Charles Freger découvre le Krampus ) à Salzburg lors d’une mascarade. - créature démoniaque, née dans des pays comme l’Autriche, la Bulgarie ou la Slovénie. Fasciné par la rencontre, il se mit à la recherche des divers figures du mythe dans une chasse photographique à travers, ce qu’il appelle « l’Europe tribale ».
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