NOTE DE LECTURE
L’IDÉE DE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE :
ENJEUX, IMPENSES ET QUESTIONS RECURRENTES
Loïc Blondiaux
Il convient peut-être de s’intéresser à l’émergence depuis une dizaine d’années dans la philosophie politique anglo-saxonne d’une nouvelle catégorie, celle de «démocratie délibérative », développée notamment à partir des réflexions de deux philosophes politiques parmi les plus importants du XXè siècle : Jürgen Habermas et John Rawls.
les théoriciens de la démocratie délibérative s’entendent a minima sur trois principes :
-Un principe d’argumentation : le débat démocratique doit consister avant tout en un échange de raisons. C’est la force du meilleur argument qui doit prévaloir. L’argumentation qui prévaut dans le forum est ici opposée, comme chez Elster, à la négociation qui opère sur le marché. Il convient dès lors d’organiser des procédures qui permettront de faire surgir les meilleurs arguments et permettront de s’éloigner d’une conception exclusivement agrégative de la légitimité
Un principe d’inclusion : la discussion doit être ouverte au plus grand nombre, et dans l’idéal à tous ceux qui sont susceptibles d’être affectés par la décision. C’est ce critère qui distingue la délibération démocratique d’autres formes de délibération (ce qui en particulier dans un pays comme la France où la notion de délibération est traditionnellement associée aux assemblées représentatives ou aux jurys rend l’association de ces deux termes problématique). Il faut rechercher dans la mesure du possible les conditions d’une discussion égalitaire, libre, non violente et ouverte.
Un principe de publicité ou de transparence, qui distingue cette délibération d’autres formes de délibération moins démocratiques et ouvertes.
Cette approche de la délibération a pour elle le mérite de définir clairement ce que pourrait être un horizon régulateur des pratiques dans les démocraties existantes. A la différence de l’idée de « démocratie participative », il ne s’agit plus de laisser croire aux habitants qu’on les fait participer à la décision au risque de produire de la frustration et du cynisme.
Nous sommes confrontés en France à une absence de consolidation des expériences de participation et de concertation, laquelle se traduit par une forte variabilité et instabilité des procédures. Le législateur reste en effet le plus souvent silencieux sur le contenu formel de la participation. Qu’il prévoit la mise en place d’une concertation (loi SRU), de conseils de développement (loi Voynet) ou de conseils de quartier (loi Vaillant), rien n’est dit explicitement de la manière dont il convient d’organiser ces procédures. Seul le juge pourrait avoir son mot à dire pour définir, a posteriori, ce à quoi correspond une bonne « concertation..
Certains textes, en provenance du gouvernement ont tenté de codifier les pratiques de concertation, sans réelle prise cependant sur les pratiques. Faute d’une structuration intellectuelle ou politique véritable de ce mouvement en faveur de la participation, c’est donc aujourd’hui aux acteurs de terrain de définir les bonnes pratiques, en l’absence de cadre légal précis. Ce sont les adjoints à la démocratie locale, les chefs de projet et autres agents de développement, voire quelquefois les cabinets de consultants positionnés dans ce domaine, qui construisent au jour le jour les savoirs et définissent les règles pragmatiques de la concertation. Il pourrait être intéressant d’étudier la manière dont aujourd’hui certaines grandes entreprises nationales se forment aujourd’hui aux procédures de concertation et spécialisent certains de leurs agents, participant elles aussi à processus collectif d’élaboration de normes. Bien peu de municipalités se sont dotés, comme à Paris ou à Poitiers, d’un observatoire de la démocratie locale, capable de produire de la réflexivité sur les expériences, d’aider à la l’évaluation des dispositifs et au cumul des savoirs
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Cette absence de consolidation des savoirs emporte deux conséquences. En premier lieu, les acteurs de terrain sont le plus souvent démunis face aux problèmes récurrents que soulèvent la mise en oeuvre de dispositifs de participation. Ils sont tous confrontés aux mêmes problèmes de représentativité, de légitimité et d’articulation sur les sphères de décision, sans avoir les ressources politiques suffisantes pour les surmonter. Dans les innombrables colloques qui ont la participation pour thème, ce sont toujours les mêmes questions qui ressurgissent, sans espoir véritable de réponse. L’exigence de points de repère n’a jamais été aussi grande de la part des acteurs. En second lieu, un même « label » procédural peut recouvrir des réalités très différentes. Certaines municipalités prétendent ainsi mettre en place des « budgets participatifs » en se contentant d’attribuer à leurs conseils de quartier de maigres enveloppes d’investissement tout juste susceptibles d’acheter un banc, un feu tricolore ou quelques jardinières. On nomme également «conseil de quartier » des choses infiniment différentes selon les endroits : certaines municipalités mettent en place des instances composées d’élus et de sympathisants de la mairie et qui délibèrent à huis clos, d’autres organisent des shows à grand spectacle confrontant le maire aux habitants, d’autres enfin délèguent entièrement à une poignée de citoyens le soin d’organiser et d’animer ces dispositifs, les abandonnant souvent à leur triste sort.
L’impensé politique.
Mais la question qui semble aujourd’hui poser le plus problème reste la suivante : quels sont les objectifs poursuivis par les élus au travers de ces expériences de démocratie participative ? S’il existe bien sûr des objectifs inavoués et inavouables : quadriller le terrain, recruter d’éventuels sympathisants pratiquer le « néo-clientélisme » sur une autre échelle… les intentions affichées oscillent le plus souvent entre trois registres argumentatifs
Il peut arriver que l’élu assigne clairement des objectifs managériaux et se situe ainsi de plein pied dans le cadre d’une bonne gestion publique ou de ce que l’on nomme aujourd’hui le « nouveau management public ». Selon cette perspective il est indispensable pour un prestataire de service public de prendre en compte l’avis des usagers et des consommateurs. Il convient aussi de savoir anticiper les conflits et de garantir une meilleure acceptation de la décision. Dans d’autre cas, il s’agira de faire pression sur les services techniques pour les rendre plus réactifs et efficaces, via les habitants.
On cherchera enfin, à prendre en compte l’ « expertise d’usage » des habitants afin de concevoir de meilleurs projets. Nous sommes ici dans l’ordre de la gestion publique, nous ne sommes pas forcément dans l’ordre de la démocratie.
Nombreux sont les élus en France qui n’hésitent pas à afficher des objectifs sociaux et politiques ville, la participation aurait vocation à créer du «lien social », à animer les quartiers, à rapprocher les citoyens entre eux. Selon d’autres discours, la participation aurait vocation à lutter contre la «crise de la représentation » en rapprochant cette fois les élus du citoyen. Pour d’autres enfin, la discussion démocratique serait susceptible de fabriquer de « meilleurs citoyens Mais s’il est évident que certains voient dans la participation une manière d’élargir leur base de légitimité, fortement ébranlée au cours de ces dernières années, ils sont nombreux également à concevoir ces arènes comme des lieux de pédagogie politique au travers desquels il s’agirait tout simplement de continuer le jeu de la représentation par d’autres moyens, au risque de singer les institutions représentatives et d’éloigner de ces forums les citoyens que l’on croyait attirer et séduire. Nous ne sommes pas non plus, dans ce cas de figure, dans le cadre d’un renouvellement démocratique.
Dans quelle mesure enfin, certains élus poursuivent ils le projet d’expérimenter une alternative à la démocratie représentative traditionnelle ? Les débats préparatoires à la loi Vaillant de février 2002 ont amplement démontré que dans leur immense majorité les parlementaires restaient fidèles à une conception très classique de la représentation, dans laquelle seul l’élu possède le droit de dire ce qu’est l’intérêt général. Bien peu sont ceux qui tentent aujourd’hui de penser sur un nouveau mode l’action publique et tout se passe comme si les acteurs politiques souhaitaient, à la manière du Guépard de Visconti, que «tout change pour que rien ne change ». Comme s’il était possible, en pratique de concilier une participation qui ne soit pas un simulacre avec un exercice inchangé du pouvoir.
De fait, la plupart des instances de démocratie participatives placent les habitants da ns une situation intenable. Si l’on accepte l’évidence selon laquelle c’est le dispositif qui construit et crée le public auquel il s’adresse, on montrera aisément que selon qu’il sera pensé comme un habitant affecté à un territoire, comme un usager consommateur de services publics ou un citoyen capable de délibérer politiquement, le destinataire de ces procédures sera incité à adopter des postures sensiblement différentes. Dans la pratique, la plupart des expériences mises en oeuvre aujourd’hui en France placent les habitants auxquels elles s’adressent dans une série de double-bind, de double contrainte qui au final justifient leurs déceptions et alimentent leurs soupçons envers ce type de démarche. On leur demande ainsi de s’exprimer mais dès qu’ils le font un peu trop fort, la parole leur est retirée
On leur demande d’être des citoyens ordinaires mais aussi de connaître parfaitement les dossiers et d’être informés des arcanes de la législation et de l’action publique. On leur demande enfin de s’investir pour leur cité mais tout en faisant abstraction de leurs intérêts particuliers et sans être le moins du monde rémunérés ! On comprend mieux ainsi pourquoi la plupart des expériences qui cherchent à institutionnaliser la participation des « simples citoyens » dans la durée échouent, faute de combattants, par désertion pure et simple de leur public.
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