« penser ce que nous faisons quand nous sommes actifs »
A contre-pied de toute philosophie spiritualiste (liberté intérieure) aussi bien que déterministe (il n'y a pas de liberté), la liberté pour Arendt n'apparaît que dans un espace public. Le phénomène de la liberté n'apparaît pas dans le domaine de la pensée, elle n'est pas expérimentée dans le dialogue entre moi et moi-même :
Le champ où la liberté a toujours été connue, non comme un problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le domaine politique, le fait que l'homme possède le don de l'action. [...] La liberté qui ne devient que rarement - dans les périodes de crise ou de révolution -le but direct de l'action politique, est réellement la condition qui fait que les hommes vivent ensemble dans une organisation politique. La raison d'être de la politique est la liberté, et son champ d'expérience est l'action.
la pensée politique d'Arendt est une pensée de l'action. Le pouvoir de commencer
C'est au terme d'une expérience que le trésor de cette liberté publique nous est rendu. Mais cette expérience est fragile.
Agir, c'est être capable d'initiative, c'est commencer, c'est être libre.une phrase de la Cité de Dieu (st augustin) nourrit tout l'œuvre d'Arendt : (Pour qu'il y eût un commencement, l'homme fut créé, avant lequel il n'y avait personne). Cette phrase talisman intervient toujours dans un contexte clé, voire dramatique, quand il s'agit par exemple d'indiquer qu'après le totalitarisme et les multiples dénis à l'humanité des hommes en ce siècle, un commencement est toujours possible (conclusion du Système totalitaire, p. 232), ou quand il s'agit pour Arendt de se ranger, en dépit des déceptions philosophiques, du côté des hommes d'action qui font exister la liberté politique (dernières pages de Vouloir, notamment p. 246).
Le pouvoir de commencer qui est le présupposé la politique, s'enracine dans la naissance, non lans la créativité : dans le fait que des hommes nouveaux, en naissant, viennent au monde.
Arendt veut établir en quoi la politique en tant qu'action est, au même titre que les autres activités, enracinée dans la condition humaine, mais aussi en quoi elle est paradoxalement la plus humaine - bien que la plus fragile - des activités. Sans jamais l'idéaliser, c'est donc bien sa dignité qu'Arendt se propose de lui redonner
Les problèmes fondamentaux auxquels nous sommes confrontés dans le monde moderne « sont ceux de l'organisation politique des sociétés de masse et de l'intégration politique du pouvoir technique ». Il s'agit de comprendre en quoi la société de masse et le déploiement de la technique contribuent à mettre en danger les institutions politiques et de savoir si dans ce monde qui a déjà connu un certain type de réponse catastrophique à ses difficultés ayant consisté à vouloir se passer des hommes en tant qu'acteurs., la politique est encore possible,, si elle peut encore avoir un sens pour les citoyens, alors que les expériences de ce siècle semblent montrer qu'elle n'apporte que du malheur et que vivre dans une démocratie de masse soustraite à la terreur n'est pas une condition suffisante pour nous faire échapper à l'impuissance.
Une réflexion sur les limites
L'analyse des origines du totalitarisme avait déjà confronté Arendt à l’hybris ayant caractérisé le développement du capitalisme dans sa version impérialiste : la politique d'expansion capitaliste (nous dirions libérale) sur la base de la superfluité des hommes et des capitaux, au mépris des limites représentées par les États et les nations. Cet élément entra dans la cristallisation totalitaire et laissa place au mouvement sans fin cherchant à éradiquer définitivement l'homme comme acteur et culminant dans le « tout est possible » des laboratoires de la domination totale. La seule limite que le totalitarisme ne pouvait franchir était celle de notre condition terrestre. Or les performances scientifïco-techniques, dont les concepts échappent radicalement à l'expérience ordinaire, laissent entrevoir d'importantes modifications de ce donné. Le « monde moderne dans lequel nous vivons (et qui) est né avec les premières explosions atomiques » est la toile de fond de Condition de l'homme moderne. Les limites entre la terre, condition de la vie humaine, et l'univers, où aucune vie n'est possible sans artifice, s'estompent : la bombe à hydrogène déploie sur la terre des forces qui ne s'étaient déployées que dans l'univers, inversement, pour la première fois en 1957, un objet de fabrication humaine était sorti de l'atmosphère terrestre, prélude à une longue suite d'explorations de l'espace qui ont déjà fait vivre des hommes en apesanteur pendant plus de six mois. L'autre donnée qui avait toujours échappé à l'artifice était la vie elle-même-, impossible à fabriquer, ce que les recherches visant à créer la vie en éprouvette voudraient jour après jour démentir. Mais la techno-science tend à transformer aussi un élément jusque-là indépassable des sociétés humaines. Le progrès de l'automatisation dans le processus de travail diminue de plus en plus le nombre de travailleurs-, comme si l'humanité allait être délivrée de son plus ancien fardeau : le travail. Cependant un tel fait n'est inquiétant que dans la mesure où-, depuis l'époque moderne, le travail est devenu l'activité qui donne son identité aux membres de la société.
« Ce que nous avons devant nous, écrit Arendt, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail-, c'est-à-dire privés de la seule activité qu'il leur reste. On ne peut rien imaginer de pire »
L'inquiétude qui est à la source de Condition de l'homme moderne concerne notre statut d'êtres vivant terrestres et travaillant., déterminés par des décisions dont le langage nous échappe de plus en plus
Travail, œuvre action/terre, monde/pluralité :
La condition générale de l'existence humaine, sa double limite infranchissable, est de se dérouler toujours entre la naissance et la mort. Elle est une vie, toujours située sur la terre. D'emblée cette condition générale tranche sur le caractère cyclique du vivant lorsqu'on le considère au niveau de l'espèce. Naissance et mort introduisent une orientation, un début et une fin individualisées, une existence précisément. Nous sommes dans le registre de la vie humaine et non animale. Mais une telle généralité doit se spécifier encore en trois autres conditions, toujours données ensemble dans la mesure où les trois ont - chacune à sa manière - partie liée avec la natalité et la mortalité. Si la vie en tant qu'elle est humaine tranche sur la vie comme vie de l'espèce, il n'y a pas d'existence sans vie au sens biologique du terme. La vie elle-même qui nous impose un système d'échanges avec la nature terrestre, est la première condition de l'existence humaine. Mais les humains ne font pas que vivre sur terre, ils l'habitent aussi. Alors, pour que la terre soit habitable, il faut l'interposition d'un monde de choses artificielles et durables entre la nature et les hommes. La mondanité., est donc la seconde condition de l'existence humaine. La troisième condition est la pluralité., c'est-à-dire le fait que ce n'est pas l'homme mais les hommes qui vivent sur terre et habitent le monde.
Une condition n'est pas un donné inerte qui déterminerait mécaniquement les hommes. Chaque aspect de la condition humaine n'appelle pas une réaction de la part des hommes mais une véritable activité dont dépend la pérennité de la condition elle-même. D'un côté, la vie appelle le travail, de l'autre le monde des choses artificielles est fabriqué par les hommes - et entretenu par le travail e alors que le monde humain n'est directement présent que si les hommes agissent. Ainsi se dessinent les trois activités qui correspondent aux trois conditions de l'existence humaine : le travail, l'œuvre et l'action qui visent chacune une préoccupation différente. Le travail se préoccupe de la survie de l'individu et de l'espèce, l'œuvre, de la fabrication d'un monde, l'action de l'actualisation de la pluralité humaine. Ce qui peut se dire dans l'autre sens : la condition du travail est la vie, la condition de l'œuvre est la mondanité, la condition de l'action est la pluralité.
La pluralité n'est pas une dispersion, elle est d'emblée relation qui ne peut être actualisée que dans le discours : « vivre-dans-un-mond réel et discuter de lui avec d'autres (est) une seule et même| chose » La réalité du monde repose sur la « présence simultanée de perspectives, d'aspects innombrables sous lesquels le monde se présente » Aucune place ne coïncide avec une autre. Mieux, c'est la pluralité des places et des points de vue qui garantit la réalité du monde. Le monde comme tel es donc menacé dès qu'arrivé à s'imposer une tendance i superposer les perspectives, à les simplifier, à les réduire à une seule. A l'inverse, plus il y a de perspectives, plus le monde est réel.
Le Qui ne se manifeste jamais à lui-même mais aux autres. Mais cette manifestation n'est pas volontaire, elle est toujours « implicite en tout ce que l'on fait et tout ce que l'on dit ») : je n'en suis ni le maître ni l'auteur, je ne sais jamais exactement ce qui transparaît de moi aux autres lorsque je parle et j'agis. Et pourtant sans cette manifestation aux autres je ne deviendrais jamais un Qui. A la différence du travail et de la fabrication, il n'y a pas d'action solitaire, elle est donc fondamentalement publique. La condition pour la manifestation du Qui est ce que Arendt appelle un « espace d'apparence » qui est structurellement un espace d'égalité, comme égalité de participation, possibilité de principe donnée à chacun en particulier de se manifester, de commencer sa propre histoire : « la pluralité humaine est la paradoxale pluralité d'êtres uniques » Avec la notion d'unicité est donnée celle de natalité. Dans la mesure où il s'agit précisément d'action, chacun doit s'y engager de lui-même, en même temps que les autres. En impulsant par nous-mêmes cette insertion, c'est comme si nous naissions une nouvelle fois et assumions notre naissance physique. L'action manifeste ce que nous sommes chacun : un nouveau commencement, un être imprévisible et irréductible à ceux qui nous ont précédés. Imprévisibilité et nouveauté sont les deux grands caractères distinctifs de l'action par rapport au travail et à la fabrication.
Cependant, en pensant la natalité comme une insertion dynamique dans un espace pluriel et égal, Arendt se sépare aussi du concept de communication ou de dialogue, issu de la rencontre personnelle entre le Je et le Tu, échoue à rendre compte de la modalité de la parole accompagnant l'action. L'actualisation de la pluralité chez Arendt n'a jamais la forme de l'entente pacifiée du dialogue, elle est au contraire agonistique, rivalité, chacun cherchant à exceller et à montrer aux autres le meilleur de lui-même.
Il s'agit cependant pour Arendt de penser cette agonistique, sans la rabattre nécessairement sur le modèle de la lutte - qui s'inspire toujours plus ou moins du combat militaire. L'espace public, constitué d'« innombrables conflits de volontés et d'intentions », est cependant un état « avec les autres et non pour ou contre eux » « Avec », « commun » chez Arendt ne signifie ni unanimité ni consensus mais - « entre ». Cet entre n'est jamais visible, jamais totalisable, il est fondamentalement ouvert, impossible à fabriquer, c'est un « réseau » ou un tissu qui se produit entre les hommes à partir du moment où ils manifestent qui ils sont dans la parole et l'action. Le nom qu'Arendt donne à cet « entre » sans lequel la pluralité ne serait qu'une pure dispersion est le pouvoir. Le pouvoir est cette union qui s'institue entre les hommes lorsqu'ils prennent une initiative ensemble à l'issue d'une assemblée où chacun, assumant la rivalité et le conflit dans l'élément du langage, a cherché à se manifester lui-même et à faire valoir aux autres son opinion. On ne doit le confondre ni avec la force - qui est une capacité individuelle physique ou intellectuelle - ni avec la violence qui peut détruire ou instaurer une domination, réduisant la pluralité à l'un ou aux deux. Les caractéristiques même de l'« entre » intangible qui s'instaure entre les hommes agissant, font de l'action la plus fragile des activités humaines, la plus exposée à la violence destructrice.
Mais la fragilité de l'action lui vient aussi de son inscription dans la temporalité, de sa finitude. Contemporaine de sa prestation vivante devant/avec les autres, la manifestation du Qui ne dure pas plus que le temps de cette prestation. A la différence de la fabrication, l'action ne produit rien. Dès lors elle ne peut devenir passé pour les générations à venir que si elle reste dans la mémoire des hommes. Une telle mémoire dépend d'une réification : le récit que d'autres peuvent faire des exploits de quelqu'un.
En plus d'une fragilité, l'inscription temporelle de l'action détermine aussi une frustration. Alors que la fabrication était maîtrise de l'avenir, l'action introduit une irréversibilité dont les conséquences sont imprévisibles. S'insérant dans un réseau préexistant de relations humaines, l'acteur initie quelque chose, et modifie le réseau. Mais dans la mesure même où il ne s'agit pas d'une fabrication, l'initiative individuelle touche forcément une multiplicité d'acteurs qui à leur tour répondront d'une façon enchevêtrée sans qu'il soit jamais possible de prévoir exactement l'infinité de modifications et de réponses que suscitera une action localisée ici et maintenant. L'acteur ne maîtrise jamais les conséquences de ce qu'il fait. Il est un déclencheur de processus qui ont pour caractéristique de commencer de façon irréversible sans qu'on puisse connaître leur fin. Pour Arendt l'action n'a rien de rassurant, elle déploie au contraire une turbulence susceptible d'introduire elle aussi une illimitation, une hybris. Dans la mesure où le réseau est ouvert, tout un chacun peut en principe y introduire une initiative. De plus si l'on peut penser que le réseau est parvenu à une certaine stabilité, il est toujours modifiable par « l'assaut que doivent prendre les nouvelles générations pour y prendre leur place »
En fin de compte, l'action apparaît comme l'activité qui offre le moins de garantie et de certitude. Dès lors on peut dire que la politique consiste non pas en un déploiement généralisé de l'action, mais en son institution qui appelle la dimension de la loi chargée d'en rendre l'exercice possible, dans son énergie agonistique mais aussi dans le maintien de l'égalité, afin de garantir à chacun l'égale participation à l'élaboration des affaires publiques. c'est la polis grecque qui a constitué historiquement la première tentative pour remédier à la fragilité des affaires humaines. Son institution centrale était l'assemblée, comme espace délimité par où les citoyens agissent et parlent ensemble sous le double signe de l'isonomie comme revendication à l'activité politique pour tous et de l'iségorie ou égalité d'accès à la parole. La politique est, dans des conditions toujours nouvelles, l'élaboration de la capacité humaine de s'assembler, qui précède, en elle-même, toute « constitution formelle du domaine public et des formes de gouvernement, c'est-à-dire des différentes formes sous lesquelles le domaine public peut s'organiser »
La politique est donc l'organisation du pouvoir au sens qu'Arendt donne à ce terme. Mais contrairement à ce que beaucoup pensent, Arendt n'idéalise pas la cité grecque, elle en montre aussi les limites, la plus importante étant son incapacité à élaborer une conception politique de la loi, dans la mesure où pour les Grecs la loi était comparable aux murs que la cité érigeait pour se protéger. L'activité du législateur s'apparentait ainsi pour eux à une fabrication. Ce sont les Romains qui ont conçu la loi comme alliance, c'est-à-dire comme capacité de faire coexister des parties autrefois ennemies. De même ont-ils réussi à établir un lien entre le présent et le passé, en rattachant le présent à l'origine d'une fondation, déterminant les dimensions de tradition et d'autorité inconnues des grecs
Action et parole
D'une certaine manière, tout ce qui existe, existe au pluriel, les choses comme les êtres vivants diffèrent les unes des autres. Toutefois, seul parmi les êtres vivants, l'homme est capable d'« exprimer cette distinction et se distinguer lui-même c'est-à-dire de faire de cette différence une unicité. L'unicité humaine, la singularité de chacun, son Qui, est un perpétuel mouvement de différenciation, c'est « l'essence vivante de la personne telle qu'elle se montre dans le flux de l'action et du langage . L'action révèle le Qui, dans la mesure seulement où elle est accompagnée de paroles.
« Dès que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par définition, puisque c'est le langage qui fait de l'homme un être politique ».
« Si l'action en tant que commencement correspond au fait de la naissance, si elle est l'actualisation de la condition humaine de natalité, la parole correspond au fait de l'unicité, elle est l'actualisation de la condition humaine de pluralité, qui est de vivre en être distinct et unique parmi des égaux
L'événement surprend. Il vient comme un voleur. On n'en a pas la maîtrise. Pour être reconnu, puis compris et accepté, l'événement, selon Arendt, doit être raconté, et souvent par un autre que l'acteur de l'événement. Arendt s'intéresse au récit, qui constitue une mémoire, à la poésie (« De tous les objets de pensée, la poésie est la plus proche de la pensée »), à la tragédie, expression privilégiée du processus de reconnaissance.
Le héros tragique parvient au savoir en réexpérimentant sur le mode du pâtir ce qui fut fait, et dans le pathos, dans ce pâtir de l'agi la trame des faits devient histoire
.
De cette seule façon nous pouvons dire que nous habitons le monde, nous ne sommes pas des émigrés de l'intérieur. Sans narration, il n'y a plus d'histoire ; l'événement ne peut plus être répété, retrouvé. Le travail de la conscience devient impossible. L'histoire est remplacée par une prolifération cancéreuse de l'idéologie. Dans l'idéologie - logique des idées -, la pensée suit sa seule logique. Elle n'est plus liée à l'événement comme à son centre. La pensée n'est plus mémoire, elle évolue abstraitement. L'idéologie est le contraire de la narration qui, elle, se soumet à l'événement, le raconte et nous prépare à l'intelligence d'autres événements.
Que faire maintenant ? » La réponse d’Arendt est : fonder un monde où nous soyons libres d'agir et de penser. « Un monde nouveau a besoin d'une nouvelle politique », disait déjà Tocqueville, que Hannah Arendt aime à citer.
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