La politique sphère de l’Existence authentique :
note de lecture
Authenticité et politique : la condition humaine
La politique est la sphère de l'existence authentique. Le lieu exclusif et privilégié où il est donné à l'homme de se réaliser en tant qu'homme. Le privé, au contraire, est privation d'authenticité, répétition, routine. Telle est la conviction bien ancrée qui définit la philosophie de Hannah Arendt et en constitue le caractère par excellence inactuel. En pensant la politique comme nécessité de l'existence authentique, comme sa modalité essentielle et incontournable, Hannah Arendt opte pour « l'être-là », l’existant, en tant que pouvoir partagé, « pouvoir-avec-les-autres » et pour la politique, en tant que droit humain fondamental. Le totalitarisme, ce mal radical qui laisse à l'état de ruines les catégories politiques traditionnelles, n'est donc pas imputable à un excès de politique mais à une éclipse progressive de la politique. Par rapport aux idées courantes, nous avons là une provocation. Provocation heureuse, et aujourd'hui plus que jamais nécessaire. Donc, à ne pas laisser de côté.
Approfondissons le propos. Ce n'est que dans la sphère politique que l'homme atteint sa « nature » propre, qu'il se soustrait et donc s'oppose à la nature. Ce n'est que politiquement qu'il vit jusqu'au bout le trait particulier qui, à l'intérieur du monde de la nature, le qualifie comme homme, le définit par rapport à la spore ou à la licorne. Privé de la politique, l'homme est privé de ce qui n'appartient qu'à lui et qui par là même lui est propre, lui appartient éminemment : la différence. La différence, bien entendu, entre homme et homme, individu et individu, existence et existence. « Ce n'est pas l'homme, mais les hommes qui peuplent notre planète. La pluralité est la loi de la terre »
Pourquoi, cependant, l'intimité de la vie familiale avec ses affects et l'extériorité de la société civile avec ses affaires devraient-elles constituer un horizon dominé par l'indifférence ? L'apparence dit plutôt le contraire. Les sentiments et les passions, tout comme la compétence dans les activités commerciales, font l'individu, distinguent les hommes entre eux, produisent non seulement de la différence mais aussi du conflit. Pour lever le paradoxe, il est nécessaire de parcourir les traits saillants de la véritable analyse existentielle qui est à la base de tout le travail de Hannah Arendt.
Le rapport de l'homme au monde est distingué selon trois modalités : le travail, le faire et l'agir. Cette répartition trouverait une expression précise dans le domaine linguistique, où en grec nous disposons des termes ponein, poiein, prattein ; en latin de laborare> facéré > agere ; en allemand de Arbeit, Herstellen> Handeln ; en anglais de labour, make> action ; en français de travail, œuvre, action.
« Le travail est l'activité qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption sont liés aux productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital.» L'homme est ici simplement nature, c'est pourquoi sa fonction sera tout animale, d'animal laborans.
« L'œuvre est l'activité qui correspond à la non-naturalité de l'existence humaine [...]. Elle fournit un monde "artificiel" d'objets, nettement différent de tout milieu nature. »
La vie individuelle de chacun prend place à l'intérieur de ce monde artificiel mais objectif, stable, puisque destiné à survivre aux individus et à les transcender tous. L'homme qui construit le monde comme sa demeure (monde qui transcende les individus, puisqu'il leur survit, et est en ce sens un monde fermement objectif), c'est l’homo faber.
Enfin, « l'action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l'intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes, et non pas l'Homme, qui vivent sur terre et habitent le monde ».
L'homme en tant qu'animal laborans est pur faisceau de besoins, physique animale, biologie qui cherche satisfaction. Il consomme donc tout ce qu'il produit, et produit exclusivement en vue de sa consommation, de sa croissance et de sa reproduction simplement organiques. L'activité laborieuse ne laisse donc pas de traces, ne crée pas de « monde », ne se fixe pas dans des objets. Elle se consume dans la consommation, élément éphémère dans le cycle du recyclage organique de la nature.
Le milieu spécifiquement humain, la scène où se déroule l'existence, naissent, quant à eux, en vertu du faire, de l'activité de l'homme en tant qu'homo faber,production et consommation cessent d'être les deux pôles d'un cycle dépourvu de pauses. Le faire se fixe dans des objets, qui seront avant tout objets d'usage et seulement indirectement objets de consommation. Uhomo faber crée le « monde », une nature seconde et artificielle, qui survit à l'individu et qui subsiste face à lui, ferme et autonome par rapport à l'immé-diateté biologique des besoins.
Mais ce n'est que dans l'agir que l'homme parvient à son accomplissement, trouve sa raison spécifique. En latin, rappelle Hannah Arendt, vivre est synonyme de l'expression inter hommes esse (être parmi les hommes), et réciproquement inter homines esse desinere (cesser d'être parmi les hommes) est l'équivalent du verbe mourir. L'agir serait un luxe superflu si les hommes étaient des copies, reproductibles à l'infini, d'un seul et unique modèle. C'est-à-dire s'ils étaient espèce, au lieu d'être avant tout des individus humains. En effet, dans ce cas, il n'y aurait pas action, mais simple déploiement d'un code naturel par l'intermédiaire des instincts. Action veut dire pluralité, et inversement. Action veut dire individus et inversement. Mais si elle n'est pas prise dans la nécessité, action veut dire aussi innovation, invention, commencement. Volonté libre, et donc choix et invention au sens propre, et non pas au sens d'habileté instrumentale, qui prédispose des moyens en vue de fins et que nous trouvons aussi dans le faire, dans l'activité de fabrication.
Il faut comprendre que ces concepts parfois abrupts : (Travail, œuvre, action), valent surtout comme aspects et normes de l'existence qui expriment, respectivement, la nécessité, L’instrumentalité, la liberté. Autant de conditions inhérentes à la condition humaine, mais qui n'ont pas toutes la même valeur Plus on s'éloigne de la nature, plus la modalité existentielle examinée sera spécifiquement humaine et pourra légitimement constituer aussi un critère de jugement.
En tant que vie qui se reproduit, l'homme n'a rien de spécialement humain. En tant qu'homofaber, il construit bien un « monde », une seconde nature, mais c'est la nature première avec sa constitution matérielle, avec les lois de la matière que découvre l'homme (d'abord dans la pratique artisanale et ensuite dans la pratique de la science), qui s'impose. Qui lie chaque homme à la même pratique de fabrication, puisque la technique est justement neutre.
Ce n'est qu'avec l'action et dans l'action que l'homme se soustrait complètement à la nature, qu'il est libre d'initier l'absolument nouveau, l'impensé, l'imprévisible. L'histoire, la dimension culturelle entendue dans sa plénitude, n'est pas simplement une seconde nature. Elle est, à la lettre, création. L'antidéterminisme historique de Hannah Arendt est radical.
Pour aller vite, la répartition proposée - travail, œuvre, action - ne permet pas de distinguer entre des époques historiques, ni d'articuler et de différencier clairement les diverses activités du monde moderne. Mais, reformulée, elle devient un guide précieux dans la mesure où elle fait la mise au point sur les pôles entre lesquels oscille toute activité humaine,( L'homme enserré dans les liens de la nature et assujetti à ses lois ; L'homme qui initie quelque chose de radicalement nouveau, puisqu'il n'est pas seulement biologie et intelligence, mais aussi volonté.) et fixe les deux qualités fondamentales qu'on pourra retrouver, diversement mélangées et entremêlées, dans les pratiques humaines concrètes. Les activités pratiques viendront donc se disposer selon une ligne qui voit augmenter la créativité au détriment de la routine. En effet, création contre routine est l'autre nom que l'on peut donner à la polarité liberté/nécessité, en considérant l'homme sous l'angle de ses activités. Le degré d'authenticité existentielle se mesurera donc au degré d'autonomie que l'activité permet d'avoir, puisque l'activité créatrice, et donc la modalité d'existence authentique, se libère lorsque l'individu non seulement peut établir par lui-même la fin de son action, mais peut aussi poser cette action comme fin en soi, cause de satisfaction et d'auto-réalisation, motif de plaisir.
Il existe un degré zéro de cette autonomie, ou créativité, ou authenticité, représenté par le travail ouvrier à la chaîne de montage. À l'autre extrême, où les liens extérieurs se défont et se décolorent, le travail artistique. Au milieu, selon une gradation que l’on peut à évaluer en fonction d'un critère suffisamment précis, les formes d'activité naguère repérables dans la figure de l'artisan, et aujourd'hui multipliées à l'infini par les conditions post-industrielles de production.
La critique détaillée par laquelle Hannah Arendt condamne le caractère inhumain du travail ouvrier à la chaîne n'est pas le fruit de nostalgies romantiques ; elle ne dissimule aucune suggestion d'un retour idyllique aux constellations productrices pré-industrielles (qui, d'ailleurs, étaient idylliques surtout sur le parchemin des poètes). l'analyse du travail ouvrier dans l'industrie moderne entend seulement mettre en lumière la manière dont un tel travail, complètement assujetti a une raison radicalement hétéronome par rapport au travailleur singulier, et qui n'est en aucun cas source de satisfaction (contrairement à ce qui se passe pour le travail artistique), réalise les conditions de la plus étroite subordination du faire à la nécessité extérieure de la reproduction de la vie. Conditions éminemment inauthentiques, car analogues à l'assujettissement de toute espèce animale par rapport à l'environnement dans lequel elle vit. Conditions qui nient le singulier en tant que sujet de liberté, d'invention, d'autonomie.
De telles conditions, toutefois, selon Arendt, ne peuvent jamais être complètement supprimées, bien qu'elles constituent une modalité inauthentique d'existence. Certes, dans ses propos à ce sujet circule, comme il est juste et opportun, une indirecte mais forte indignation contre une apologie excessive visant à occulter la misère moderne du travail en usine. Mais s'y trouve également un réalisme lucide, qui considère comme autant d'utopies d'un goût douteux les affirmations portant sur une future libération du travail et sa métamorphose en une apaisante dépense d'énergies vitales. Si les conditions sociales de l'ouvrier, et la répartition inégale du travail non créatif parmi les individus, ne peuvent être considérées comme des données substantiellement non modifiables (et donc « justice » devra vouloir dire aussi plus d'égalité dans la distribution de cette peine), il est certain cependant que la technique imposera toujours une servitude à qui l'utilise. Mais en reconnaissant l'instrumentalité, et donc l'hétéronomie, qui accompagne la technique, Hannah Arendt n'entend pas du tout formuler une condamnation ni rêver d'humanités « émancipées » et réconciliées en totalités harmonieuses avec la nature et les instruments du travail.
Il n'est et ne sera donc pas possible que ce soit la sphère économique qui ouvre le champ de la liberté, de la créativité. Il en va autrement de la sphère politique. En effet, dans cette dernière ne sont pas produites des choses mais des relations entre les hommes, relations qui ne sont liées à aucune loi de nature, à aucune constitution inaltérable d'espèce, puisque 1' « espèce » humaine est précisément celle où l'espèce, l'identité, disparaît au profit des individus, de la différence.
L'homme se met dans l'espace politique, alors que dans l'espace économique, il se soumet (même si c'est pour soumettre la nature à ses propres desseins). Ici, il peut, assurément, manipuler ce qui se présente à lui comme déjà constitué (selon une légalité seconde, extérieure). Là, il peut au contraire instituer.
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