Le débat présidentiel à gauche fait rage autour des « jurys citoyens » et de la démocratie participative. Certains candidats s’offusquent de ces mots (de bonne ou de mauvaise foi ?) au nom du refus d’un prétendu climat de suspicion envers les élus. Apparemment la suspicion envers les citoyens (pourtant au fondement de la démocratie mais le plus souvent considérés comme égoïstes, incapables de compréhension, peu intéressés, ou tout simplement manquant de temps) fait moins problème à ces candidats.
Loin des polémiques partisanes et élitistes, peut être serait il bon d’examiner les recherches et les concepts qui sous-tendent ces conceptions ? J’aggraverai mon cas en me référant à un auteur américain . il se trouve que les intellectuels étrangers, le plus souvent ignorés chez nous, (cf HANNAH ARENDT) ont mené de telles recherches là où notre propre intelligentsia en est à découvrir sa dernière vérité à la mode et toujours aussi dogmatique, après tant d’idéologies successives et vite oubliées.
Une des critiques les plus communes de la démocratie, redoublée à l'égard de sa version participative, est celle de son inefficacité supposée. On sait le désastre soviétique, on connaît aussi les nombreuses « défaillances » du marché. Les conditions de l’efficacité de la démocratie sont néanmoins une question importante, a laquelle s'est attache le politologue américain Robert Putnam, dans deux ouvrages, « Making Democracy Work » et « Bowling Alone », mais qui ont, trouvé dans le monde un écho considérable aussi bien dans les milieux académiques que dans des sphères politiques et institutionnelles.(sauf en France où les « élites » de gauche préfèrent manifestement les solutions jacobines, technocratiques, ou en période d’élections les « il faut » idéologiques vite oubliés . Ces travaux forment un point d'appui intéressant pour défendre l'idée que la participation n'est pas seulement souhaitable, possible, mais qu'elle est également efficace.
Performance institutionnelle et capital social
Dans Making Democracy Work. Civtc Tradition* in Modern Italy, publié en 1993, Robert Putnam et ses collaborateurs développent leur interrogation sur les fondements d'une démocratie efficace à partir des reformes régionales mises en oeuvre en Italie au début des années 1970. Le Parlement italien décide alors de généraliser l'élection des exécutifs régionaux, et de doter les régions de compétences et de ressources de plus en plus étendues. L'autonomie et le rôle des institutions régionales se sont ainsi fortement accrus, mais cela s'est traduit par des résultats très diversifies selon les régions.
L’analyse développée par Putnam et ses collègues italiens est originale sur ce qui fonde, crée des institutions représentatives solides, proches des citoyens et efficaces, et sur les conditions de ce qu'ils nomment « la performance institutionnelle». Les chercheurs avancent l'idée que la réussite des institutions politiques est liée à la présence d'une « communauté civique ». C'est à partir de cette Hypothèse que Robert Putnam va élaborer sa théorie du capital social. De retour aux Etats-Unis, il va appliquer sa problématique au cas américain. En janvier 1995, il publie un article intitulé « Bowling Alone » dans un périodique peu connu, le Journal of Democracy..Dans cet article, Putnam expose pour la première fois sa thèse selon laquelle on assiste aux Etats-Unis ä un déclin du capital social, un recul de l'engagement civique qui compromet les bienfaits de la vie démocratique. L'analyse de Putnam suscita immédiatement un vaste débat et une imposante recherche, dont le livre Bowling Alone. The Collapse and Revival of American Community, publié au printemps 2000, expose et analyse les résultats. Comme son travail sur 1'Italie, il s'agit d'une oeuvre de référence en matière de réflexion sur le fonctionnement d'une démocratie. Sa problématique en termes de «performance institutionnelle» et de « capital social » constitue une approche renouvelée de la question démocratique dans les sociétés modernes.
Pour évaluer la performance institutionnelle d'un gouvernement démocratique, Putnam retient, deux dimensions : la réceptivité gouvernementale aux attentes des administres d'une part, son efficience dans la conduite des affaires publiques ,d'autre part. « Un bon gouvernement démocratique ne prend pas seulement en compte les demandes de ses citoyens) mais agit aussi efficacement sur ces demandes» Une définition qui contraste avec l'approche française qui évalue l'efficacité d'une politique beaucoup plus technocratiquement, du point de vue de l'adéquation des moyens aux fins poursuivies que de l'adéquation des fins aux attentes des citoyens.
Dans les campagnes électorales, candidats et medias ont trop souvent tendance à focaliser l'attention sur un nombre limite de questions (comme la sécurité, les impôts...) au lieu de prendre en compte tout l'éventail des activités politiques.
Trop souvent, également, pour évaluer les politiques publiques, on s'intéresse plus aux objectifs et aux évaluations du personnel politique qu’a l'opinion des administres sur l'activité des institutions politiques. Pour évaluer les « performances institutionnelles », il faut, selon Putnam, s'intéresser à des indicateurs diversifiés qui prennent en compte un point de vue plus large, évaluer aussi bien la qualité de la gestion interne des institutions, que la capacité à bien identifier les besoins sociaux et de proposer des Solutions innovatrices ; examiner dans quelle mesure les institutions se montrent aptes à résoudre des problèmes et à fournir des Services, ou vérifient, enfin, comment les administrations répondent ä des demandes d'information des citoyens). C'està partir de toutes ces indications, seulement, que l’on peut mesurer la « performance institutionnelle ». En procédant de la sorte pour les gouvernements régionaux italiens, la performance apparaît plus élevée dans les régions du Nord et du Centre de l’Italie que dans le Sud. Elle est en outre très corrélée avec l'indice de satisfaction des citoyens, beaucoup plus nettement qu'avec les indices socioéconomiques des enquêtes et leurs affiliations partisanes. L'opinion des leaders confirme cette perception.
Ce résultat a plusieurs significations importantes. II souligne d'abord qu'en Italie, apparemment, les gens font la différence entre un bon et un mauvais gouvernement et fondent leurs jugements sur des Standards précis d'efficience, de créativité, de cohérence, et de résultats. Les citoyens sont parfaitement capables d'évaluer la qualité de la gestion des dirigeants politiques. Putnam montre ensuite que, pour l'explication de ces différences de performance entre les régions qui mettent en évidence une forte Opposition entre le Nord et le Sud de l’Italie, le facteur politique est plus important que le facteur économique. L'évolution des régions de 1900 ä 1980 souligne que le déterminisme économique explique moins bien les changements sociaux que la causalité sociopolitique. Ce n'est pas l'économique qui prédit le civisme, mais le civisme qui permet de prédire l'économique, mieux même que l'économique lui-même ne prédit l'économique. Ce sont bien les traditions civiques qui permettent de prévoir le développement socio-économique et non l'inverse. La prospérité des communes républicaines était probablement autant la conséquence que la cause des normes et réseaux d'engagement civique.
Cela permet ä Putnam d'émettre l'hypothèse que la performance institutionnelle est liée ä l'importance de la communauté civique. II reprend une idée développée par Machiavel et plusieurs de ses contemporains selon lesquels le succès des institutions dépend de la vertu civique des citoyens. Cette école républicaine de pensée humaniste et civique, mise en cause par Hobbes, Locke et leurs successeurs libéraux, insiste sur la communauté et les obligations de la citoyenneté, alors que les libéraux mettent l'accent sur l'individualisme et les droits individuels. Selon Putnam, la communauté civique est associée à l'engagement dans les affaires publiques, à la reconnaissance de l'égalité politique, et de valeurs comme la solidarité, la confiance et la tolérance.
L'engagement dans les affaires publiques ne signifie pas que les citoyens sont altruistes. Ils poursuivent ce que Tocqueville a désigné comme « une morale de l'intérêt bien entendu », sans que le domaine public en soit réduit à n'être qu'un terrain de bataille pour la poursuite de l'intérêt personnel. Le rôle important des associations dans la société montre une conception plus collective de l'engagement des citoyens. Dans la communauté civique, les associations forment les structures sociales de la coopération. L'égalité politique se constate dans la prévalence des liens horizontaux de réciprocité et de coopération au sein de la communauté par rapport à des relations verticales d'autorité et de dépendance. Les citoyens agissent en tant qu'égaux, non en tant que patrons et clients ou en tant que notables et obligés. La solidarité, la confiance et la tolérance constituent des valeurs fondamentales dans la communauté civique. La confiance interpersonnelle est essentielle à la société républicaine.
Pour vérifier la relation entre civisme et qualité de l'action des gouvernements régionaux, Putman et son équipe italienne ont élaboré un deuxième indice de Synthèse intégrant quatre éléments : l'intensité de la vie associative, la lecture de la presse, la participation aux élections et le vote préférentiel. Ainsi mesurée, la diffusion de la communauté civique dans les différentes régions aboutit à un classement très proche de celui de la performance. Une bonne Performance institutionnelle va de pair avec une forte communauté civique, une faible performance induit un faible civisme. Cette communauté civique est pour Putnam une forme de capital social, ébauche de sa thèse selon laquelle la performance institutionnelle est liée à l'importance du capital social. Les formes de l'action publique sont liées aux formes de l'action sociale dans la société civile.
Dans Bowling Alone, Putnam va reprendre sa réflexion à partir de l'exemple américain et approfondir sa théorie du capital social. La théorie développe une idée centrale: « les réseaux sociaux ont de la valeur ». Le capital social « se rapporte aux relations entre individus, aux réseaux sociaux et aux normes de réciprocité et de confiance qui en émergent ». La notion est étroitement liée à celle de vertu civique, mais celle-ci est d'autant plus efficace qu'elle est insérée dans un dense réseau de relations sociales qui génèrent la confiance et la réciprocité généralisée. Putnam rappelle que la notion de capital social a été inventée de façon indépendante au moins six fois au cours du xxe siècle.
Tout en se referant à ces prédécesseurs Robert Putnam redéfinit et approfondit considérablement les dimensions individuelles et collectives, privées et publiques de la notion de capital social. Les relations sociales produisent du capital social qui profite aux individus, mais qui a aussi des effets sur la communauté. Le capital social peut donc être simultanément un « bien privé » et un « bien public ». Les réseaux sociaux reposent sur des obligations mutuelles, ils ne sont pas simplement des contacts. Ils produisent une réciprocité spécifique : « Je fais cela pour toi et tu me le rends » - et, surtout, une réciprocité générale - « Je fais cela pour toi sans attendre de ta part une contrepartie immédiate, mais je suis confiant qu’a l'occasion, quelqu'un me le rendra. » Selon Putnam, « une société caractérisée par la réciprocité généralisée est plus efficiente qu'une société méfiante, de la même façon que la monnaie est plus efficiente que le troc ».
La distinction la plus importante qu'il établit entre les multiples formes de liens sociaux, formels, informels, professionnels, familiaux, associatifs, etc., créant du capital social est celle qui différencie les liens « ouverts » (qui font le pont) des liens « fermes » (qui unissent des égaux). Les liens entre personnes évoluant dans des cercles différentiels sont plus utiles que les liens forts qui me relient à mes proches. Les liens forts sont bons pour se ressourcer, se réconforter), les liens faibles sont bons pour avancer, évoluer Le capital social qui unit ,agit comme une « colle » sociologique, le capital qui relie, agit comme un « lubrifiant » sociologique.
Bowling Alone présente les résultats d'une recherche très approfondie et diversifiée sur l'évolution du capital social aux Etats-Unis Le déclin de la participation politique, civique, religieuse, syndicale, etc. lui parait peu discutable. Qu'il s'agisse de signer une pétition, d'être candidat ä une fonction, d'assister à une réunion, ou de voter, de prendre part à des activités partisanes ou des activités d'intérêt collectif, le recul est général. Les relations sociales informelles n'échappent pas à l'évolution : les Américains font moins de sorties, de réceptions, de jeux de cartes. II y a moins de repas familiaux, on va davantage au fast-food. Autant que le recul quantitatif, ce sont les transformations des modes de participation qui importent. De façon générale, les formes coopératives déclinent plus que les formes expressives. On assiste à une tendance à la « professionnalisation et à la commercialisation de la participation aux Etats-Unis ». Le cheque remplace l'adhésion et le temps accordé à la politique ou aux associations. Les organisations se spécialisent de plus en plus dans l'expression de points de vue politiques dans le débat politique national, et animent de moins en moins des groupes locaux. L’Essentiel de leur activité se passe ä Washington. Les associations deviennent des organisations « par correspondance », dans lesquelles adhérer signifie essentiellement donner de l'argent pour soutenir une cause. Or, c'est dans les cellules locales des associations ou les membres peuvent se rencontrer et agir ensemble que se crée le capital social.
Le capital social importe car c'est un facteur important de la capacité d'une société à vivre et agir ensemble. Les sociétés démocratiques ont d'autant plus besoin de capital social que les formes contraintes ne jouent plus et que l'individu est de plus en plus libre. Le capital social, constitue une réponse au mythe libéral de la société atomistique. Le marché, pas plus que la contrainte, ne représente des mécanismes efficaces pour tenir la société ensemble, c'est l'adhésion et l'engagement volontaire qui, produisant la réciprocité, garantissent l'efficacité. C’est la supériorité de la démocratie que de fonder une société sur une haute idée de la condition humaine.
L'intérêt de la théorie du capital social développée par Putnam réside d'abord dans son éclairage du problème de l'action collective. En effet, le capital social forme un mécanisme « qui a le pouvoir d'assurer le consentement, la conformité avec le comportement collectif désirable » et aide donc à résoudre les si délicats dilemmes aussi bien théoriques que pragmatiques de l'action collective. « Les normes sociales et les réseaux sociaux qui les renforcent fournissent un tel mécanisme. » le capital social graisse les rouages sociaux qui permettent aux communautés d'évoluer en douceur. Quand les gens ont confiance et sont dignes de confiance, la vie quotidienne, les échanges sociaux sont moins problématiques. Une troisième façon dont le capital social opère, c'est en faisant prendre conscience des multiples façons dont nos sorts sont liés
Pour illustrer les effets du capital social, Putnam prend l'exemple de parents mécontents d'une école. Plus il y aura de capital social (de réseaux, de confiance, de coopération parmi les parents), mieux ces parents pourront faire fonctionner une association de parents pour améliorer le fonctionnement de l'école au lieu de changer leurs enfants d'école. En outre, cette activité d'association crée à son tour des liens et des ressources dans d'autres domaines.
Dans Bowling Alone, Putnam a construit un indice de Synthèse plus élaboré du capital social. Celui-ci mesure la participation ä la vie organisationnelle (ou associative) de la communauté, l'engagement dans les affaires publiques (élections, réunions), l'importance du volontariat communautaire, la sociabilité informelle et la confiance sociale. Cet indice composite permet de classer les Etats américains selon l'importance de leur capital social. II apparaît à nouveau que plus l'indice est élevé, plus les « performances institutionnelles » sont bonnes. Putnam l'illustre à partir de plusieurs exemples. Ainsi, les Etats qui ont un indice élevé sont ceux où la qualité de l'éducation est meilleure. Les écoles travaillent mieux dans les Etats où l'indice de capital social est élevé. Les enseignants y remarquent un plus grand engagement des parents et moins de violence ou d'incivilité des élèves.
Le capital social ne parle pas seulement d'esprit civique, mais concerne notre vie quotidienne.
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