La philosophie d’Arendt dessine quelques traits essentiels du renouveau d'une interrogation face au désarroi contemporain ; elle peut expliciter les conditions sous lesquelles la politique n'est pas que « bruit et fureur » dans un monde « hors de ses gonds ».
L'intuition d' Arendt ouvre à des démarches qui, quelles que soient leurs différences, ont en commun d'ordonner leur réflexion au triple principe d'une interrogation sur les enjeux et les limites du vivre-ensemble; d'une élucidation de l'action politique reconnue porteuse d'un sens humain dès lors qu'elle se trouve dissociée d'une conception instrumentale du pouvoir comme domination; et d'une compréhension de l'institution de l'humain dans l'histoire au travers de l'instauration d'un monde commun, toutes ont pour horizon l'intelligence de la condition humaine.
Paradoxalement, à l’encontre d’un Heidegger pour qui la pensée croit de nouveau en retrouvant « le sol d’une patrie », c’est dans la dimension de l’exil, de l’état d’apatride et de « sans droits » que la pensée d’Arendt prend son essor :
L’exil en effet réactive l’élément de tout effort de pensée. L'individu est à sa naissance étranger au monde, et, dans une certaine mesure, sa singularité persistante n'abolit jamais cette distance d'origine. Mais la distance continue de s'éprouver si l'on considère que ce qui nous arrive est d'abord opaque. Aussi la pensée est pour Arendt ce processus de réconciliation grâce auquel nous pouvons réduire la part d'étrangeté du monde afin qu'il acquière pour nous un sens. A une telle réduction font toutefois obstacle les schémas préformés dans le cadre desquels nous appréhendons d'abord les événements, qui apparaissent ainsi dans une familiarité trompeuse. Là encore, c'est en retrouvant notre part intérieure d'exil, que nous réinstaurons la distance nécessaire pour voir et comprendre « ce qui est trop proche II ».
Pour Arendt, la question n’est pas : qu’est-ce que la politique ? , car à cette question, il est relativement aisé de répondre. La question est : la politique a-t-elle encore un sens ? Comment lui redonner sans cesse un espace de déploiement et la faire grandir dans les subjectivités résistantes ? Cela n’esquive la question du rôle d’un Etat. Mais, pour Arendt, il ne peut être que second, garant de la paix et de la sécurité, et non pas source de la vie politique authentique.
. La politique, c’est l’agir dans la cité. C’est initier. C’est créer. L’agir, c’est l’action par laquelle quelqu’un (un quelqu’un quelconque) commence quelque chose (un quelque chose a priori quelconque) de nouveau dans le monde, introduit de l’inattendu dans l’enchaînement des événements, de l’inconnu dans le connu, fait surgir du non donné, sur le fond d’un donné, et cela, sans même avoir la représentation de son but. Car l’agir politique n’est pas stratégique. Il ne vise aucun but, ne met en joue aucun ennemi. L’agir politique est l’initiative d’un quelconque au sein et en vue d’un nous et donc d’un monde commun. La pluralité du vivre ensemble naît de cette confrontation des initiatives, qui permet, à l’être humain (après l’horreur du nazisme, lorsque la tradition a été brutalement rompue, l’homme serait-il devenu superflu, se demande-t-elle ?) de revivre en permanence
. L’agir politique, c’est l’agir permanent d’un revivre, un risque en direction du "nous".
Car la liberté - l’agir politique n’est qu’exercice de la liberté -, est précisément cette capacité d’aller vers ce qui n’est pas encore, c’est ouvrir ce qui ne se proposait pas comme tel, c’est être capable d’imaginer. Pour Arendt, la liberté va toujours en direction de l’inconnu. C’est dans l’initiative que chacun, chaque quelconque, se manifeste comme exception, l’exception de la créativité de toute individualité. C’est comme individualité véritable, comme singularité, que chacun, dans et malgré son héritage (le fait qu’il soit juif, arménien...), dans et malgré la tension du passé qu’il met en jeu, apporte à la pluralité, à la construction ce qu’elle appelle, sans cesse : "le vivre ensemble". Car la construction de ce
vivre ensemble", qui est l’essence même de la politique, réside dans la manière dont cette exception est saluée et reconnue.
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Au coeur donc de la politique, pour Hannah Arendt, l’agir comme initiative, saluée et reconnue publiquement au sein du vivre ensemble, la cité étant l’espace d’établissement de cette publicité.
Pour comprendre et placer cette initiative, pour montrer le lien profond entre exercice de la liberté et politique, il faut toujours partir de la pluralité humaine, et en aucune façon de l’homme isolé (ni de l’homme en général, en tant que concept purement philosophique). La question politique, la seule d’une certaine façon, est celle de la liberté dans la pluralité, de la pluralité à partir de la liberté. La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents. Elle les organise en tant que pluralité. Et dès que le sens de cette pluralité se perd, la politique se perd elle aussi, et ne devient qu’exercice d’une souveraineté étatique.
La politique prend naissance dans l’espace qui est entre les hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur à l’homme. Elle prend naissance dans l’espace intermédiaire, celui de la relation. Ce n’est pas en partant de l’homme (de sa supposée essence) qu’on peut comprendre l’existence d’un sens de la politique, mais bien en partant d’une pluralité qui n’existe que comme tissu de relations entre individus absolument différents. La politique organise d’entrée de jeu ces individualités en considérant leur égalité relative et en faisant abstraction de leur différence relative.
Chaque fois que quelqu’un prend une initiative, que quelque chose de nouveau se produit, c’est de manière inattendue, incalculable. Il produit un commencement absolu. Mais ce faisant, il inaugure une chaîne d’action humaines interdépendantes. C’est à l’agir (et non au faire) qu’il revient d’inaugurer quelque chose de neuf, de commencer par soi-même une chaîne. Et la liberté consiste, pour Arendt, en ce pouvoir commencer, d’où il résulte que des initiatives humaines sont sans cesse interrompues par de nouvelles initiatives, qui, dans leur multiplicité et leurs incessants mouvements, forment la base même du vivre ensemble, et nous poussent à débattre de notre devenir commun.
Le sens de la politique, consiste en ce que les hommes libres, ces hommes qui, par leur agir, font que les choses sont autrement, par-delà la violence, la domination, la contrainte, ont entre eux des relations d’égaux, tout en centrant leur agir commun sur l’expression de la liberté. Différence absolue et égalité relative donc : sans une pluralité d’hommes qui sont mes pairs, il n’y aurait pas de liberté.
La question n’est pas seulement que nous soyons tous égaux devant la loi, ou que la loi soit la même pour tous. La question proprement politique est que nous ayons tous les mêmes titres à l’action politique, et aux débats qui doivent l’animer.
Mais on voit alors que, la politique est rare. Elle est sans cesse étouffée par ce qui, dans le politique, dans l’exercice du pouvoir de la machine d’Etat, nie, refoule, écrase, tout à la fois l’initiative et la pluralité. L’agir politique est un concept critique, bien qu’il rende compte d’un exercice toujours potentiellement présent, d’un sens qui parcourt la communauté humaine. D’où ce problème particulièrement grave : le monopole de la violence, acquis par l’Etat, et bien mis en lumière par Max Weber, engendre une confusion, pour ne pas dire une fusion entre puissance et violence. Entre puissance des initiatives combinées, et exercice d’un pouvoir de domination par l’usage monopolisé de la violence. Ce qui est caractéristique de notre époque moderne, c’est la combinaison spécifique de la violence et de la puissance, dans la société occidentale moderne, les hommes agissent ensemble et manifestent leur puissance. La violence écrase la politique. Elle lamine la pluralité, étouffe la puissance qu’elle utilise, brise l’initiative.
Face à ce constat, agir politiquement, c’est toujours séparer la puissance de la violence d’Etat, trouver et retrouver le sens, largement perdu, de la politique, abandonner la catégorie "moyens-fins
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POUVOIR ET VIOLENCE : la violence, « l’autre » du pouvoir politique
Sous un angle plus théorique, Hannah Arendt explicite la position de plusieurs philosophes et intellectuels ayant travaillé sur le concept de violence. Nombre d’auteurs font l’apologie de la violence comme instrument de résolution des conflits. C’est ainsi que Sartre, s’inscrivant dans la même lignée que Frantz Fanon (dans les damnés de la terre), prône de manière ouverte l’utilisation des moyens violents pour venir à bout du système de domination mis en place par l’oppresseur occidental. Adoptant une franche rupture avec la position de ces auteurs (Sartre,Fanon ou Sorel), Hannah Arendt nous propose une relecture du concept de violence. Elle bannit toute forme de violence car nous dit-elle « si la violence pouvait régler des conflits de société, la vengeance deviendrait le remède miracle à la plupart de nos maux ».
Dans le domaine de la théorie politique, nombre d’auteurs ont assimilé (au risque de tomber dans une regrettable confusion) le pouvoir et la violence. Lorsque l’on s’inscrit dans cette logique, on accepte implicitement l’idée selon laquelle « la violence n’est rien d’autre que la manifestation la plus évidente du pouvoir ». Pour Hannah Arendt, cette logique est erronée car elle ne considère l’Etat et la politique que sous l’angle de la domination et de l’oppression. Or, l’Etat n’est pas toujours une machine oppressive. Il est donc nécessaire de distinguer le pouvoir de la violence.
Pour elle, « le pouvoir a toujours besoin de s’appuyer sur la force du nombre tandis que la violence peut s’en passer dans une certaine mesure, du fait que pour s’imposer, elle peut avoir recours à des instruments ». L’exemple classique d’un système violent basé sur un petit nombre peut être perçu à travers les régimes tyranniques qui ont sévi dans certains pays à la force du glaive sans demander aux populations leurs avis. Ces régimes sont généralement soutenus par un faible nombre d’individus. Leur force émane du glaive et de la passivité de la majorité faible et spectatrice.
Regrettant le manque de précision et les confusions dans l’usage des mots tels que « pouvoir », « puissance », « force », « autorité » et « violence », Arendt propose une définition de chacun de ces mots.
Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir et à agir de façon concertée. Le pouvoir est une affaire de groupe.
La violence est par nature instrumentale, on pourrait penser qu’elle n’a pas d’existence propre. Elle reste un instrument proche de la « puissance » et aussi elle permet d’accroître la « force ». Elle diffère du « pouvoir » car le pouvoir a besoin de légitimité.
Se désolidarisant de l’approche « scientifique », plus ou moins justificative de la violence(notre part « animale » Hannah Arendt s’inscrit dans une optique différente. Elle commence par dire que chez l’être humain, la fureur est très proche de la violence. La fureur éclate lorsque l’individu estime que ses droits sont spoliés, ou qu’il a été victime d’une injustice ou encore qu’il a été manipulé. Cette fureur conduit l’homme à agir avec violence, c'est-à-dire « à accomplir des actes sans raisonner, sans parler, sans réfléchir et sans prévoir les conséquences ». L’injustice subie serait donc une cause essentielle de violence. C’est ainsi que quelle que soit la violence d’un cataclysme naturel, les hommes ne sont pas indignés et leur fureur ne se transforme jamais en violence car la nature même si elle est injuste (parfois) ne peut pas être l’ennemi de l’homme. Périodiquement, un tremblement de terre, un tsunami, une avalanche, une pluie diluvienne ou toute autre cause naturelle peut provoquer un grand nombre de victimes sans entraîner un mouvement de violence de la part des hommes. Or, parfois il suffit d’une personne tuée (par une autre personne) pour que toute une cité dégénère dans une spirale infernale de violence.
Dans la situation actuelle, le règne de la bureaucratie et la superpuissance des grands pays pourraient expliquer la violence. La bureaucratie correspond au règne de l’anonymat, à une « tyrannie sans tyran ». Les individus deviennent furieux dès lors qu’ils sentent leurs droits bafoués. De ce fait, ils peuvent faire appel à la violence car ils ont l’impression de ne pas avoir d’interlocuteur direct et visible. Dans le cas de la superpuissance des grands pays, il se pose la question du dimensionnement. Les individus ont l’impression d’être écrasés sous le poids de la puissance et des dimensions. Pour contrer ce mouvement, ils adoptent parfois des comportements violents et clament leur nationalisme ou leur appartenance à des communautés de plus petite échelle.
Parce qu'elle est imprévisible, qu'elle introduit une rupture radicale dans l'ordre des choses et que ses effets sont incommensurables à ce qui l'a provoquée, la violence ressemble bien à l'action. A défaut d'être efficace, elle est expéditive et peut même parfois être justifiée à des fins de libération. Mais ce raccourci destructeur ne peut jamais être légitime ni déboucher sur la liberté. Car, d'une part, la violence reste toujours le moyen, souvent inapproprié, d'une fin extérieure, et, d'autre part, elle a sa source dans un individu ou du moins dans un groupe unanime. Geste muet, irresponsable et négatif qui ne travaille pas à sa propre suppression, elle peut au mieux - dans le cas, par exemple, d'une guerre de libération - faire place nette sans rien instaurer. Succédané défaillant de l'action, elle ne peut que détruire le pouvoir sans jamais être susceptible de l'engendrer, même lorsqu'elle est exercée par une instance souveraine. Elle n'est donc pas un excès de pouvoir, ni la manifestation ultime de celui-ci dans l'épreuve de force, mais son autre radical. Ainsi "la confrontation récente entre les chars russes et la résistance totalement non violente du peuple tchécoslovaque constitue un exemple typique de l'opposition entre la violence et le pouvoir à l'état pur"
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