Il nous faut réapprendre à penser l'espace comme à le vivre
Les anthropologues des mondes .contemporains distinguent désormais les « lieux » des non- lieux :.
« Chez moi qu’elle dit ! C’est seulement pas son pays, c’est des gens qui l’ont recueillie, et ça dit chez moi comme si c’était vraiment chez elle. Pauvre petite ! Quelle misère qu’elle peut bien avoir pour qu’elle ne connaisse pas ce que c’est d’avoir un chez soi »
Françoise dans la Recherche du Temps Perdu .
H. Arendt plus tard montrera à l’ère des totalitarismes et de l’ « homme superflu » la misère du déracinement, l’exclusion de tous ceux qui apatrides, exclus de l’état nation (maintenant immigres ou chômeurs délocalisés) n’ont pas ou n’ont plus le « droit d’avoir des droits »)
Les lieux nourrissent nos profondes nostalgies, constituent l’aliment du tourisme et sont désormais les objets des diverses ethnologies (celle de Tristes Tropiques, comme du bocage mayennais).
Celles-ci se sont préoccupées dès leur naissance de découper dans le monde des espaces signifiants, des sociétés identifiées à des cultures conçues elles-mêmes comme des totalités pleines : univers de sens à l'intérieur desquels les individus et les groupes qui n'en étaient que l’expression, se définissaient et s’identifiaient parfaitement tel le système de parenté.
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Univers matériels et symboliques qui constituaient pour les hommes qui les recevaient en héritage un moyen de reconnaissance : univers clos où tout faisait signe, ensembles de codes dont certains avait la clef et l'usage, mais dont tous admettaient l'existence.
Ainsi les Hauts Lieux , lieux de mémoires et de pouvoirs : palais et châteaux, , prolongement symbolique du corps du roi.
« Centre ville » mais aussi humble « Lieu-Dit » comme le « coté de chez Swann » du narrateur de la Recherche, ou bien le village Bororo qui inscrit, dans sa configuration au sol, toute sa structure d’échanges.
le « Pays de Combray » de la Recherche du Temps Perdu : se définit par exemple par son clocher, ses « cotés », mais aussi par le fait qu’on s’y faisait comprendre sans explications .
Une personne ou un animal qu’on ne connaissait pas y étaient aussi peu croyables que l’apparition d’un dieu mythologique et vite d’ailleurs identifiés (mais voyons c’est le chien de…. !!)e par une enquête rapide et approfondie.
L’anthropologue des mondes contemporains lui oppose désormais une autre vision reposant sur une organisation de l'espace qui déborde et relativise l’espace traditionnel par sa surabondance.
Non lieux voire non sens !
Cette organisation conduit concrètement à des modifications physiques considérables : concentrations urbaines, transferts de population et multiplication de ce que Marc Auge appelle justement des« non-lieux, par opposition à la notion sociologique de lieu, associée par Mauss et toute une tradition ethnologique à celle de culture localisée dans le temps et l'espace. Les non-lieux, ce sont aussi bien les installations nécessaires à la circulation accélérée des personnes et des biens (voies rapides, échangeurs, aéroports) que les moyens de transport eux-mêmes ou les grands centres commerciaux, ou encore les camps de transit prolongé où sont parqués les réfugiés de la planète. Notre monde serait producteur de non-lieux, c'est-à-dire d'espaces qui ne sont pas eux-mêmes des lieux anthropologiques: ceux-ci, répertoriés, classés et promus « lieux de mémoire », occupent une place circonscrite et spécifique
Nous vivons un monde où l'on naît en clinique et où l'on meurt à l'hôpital, où se multiplient, en des modalités luxueuses ou inhumaines, les points de transit et les occupations provisoires (les chaînes d'hôtels et les squats, les clubs de vacances, les camps de réfugiés, les bidonvilles promis à la casse ou à la pérennité pourrissante), où se développe un réseau serré de moyens de transport qui sont aussi des espaces habités.
Paradoxe : au moment même où l'unité de l'espace terrestre devient pensable parce qu’homogène et où se renforcent les grands réseaux multinationaux, s'amplifie inversement le cri des particularismes ; de ceux qui veulent rester seuls chez eux ou de ceux qui veulent retrouver une patrie.
La solution à la mondialisation et à l’homogénéisation, à l’homme superflu, peut elle résider dans le retour des nationalismes ou pire, dans une nostalgie de l’antan et du sol, ou dans le mythe du bon sauvage (qui entraîne au mieux actuellement une esthétisation des sociétés premières ou traditionnelles à travers leurs « arts » alors qu’elles meurent par ailleurs dans l’indifférence.
Problème profondément politique : Arendt et Lefort ont montré comment totalitarisme et fascisme cherchent à conjurer l’angoisse spatiale qu’ouvre tout système démocratique : Lefort écrit ainsi
"La révolution démocratique moderne, nous la reconnaissons au mieux à cette mutation : point de pouvoir lié à un corps (comme le corps du roi ses attributs et ses hauts lieux). Le pouvoir apparaît comme un lieu vide et ceux qui l'exercent comme de simples mortels qui ne l'occupent que temporairement ou ne sauraient s'y installer que par la force ou par la ruse ; point de loi qui puisse se fixer, dont les énoncés ne soient contestables, les fondements susceptibles d'être remis en question ; enfin, point de représentation d'un centre et des contours de la société : l'unité ne saurait désormais effacer la division sociale.
La démocratie inaugure l'expérience d'une société insaisissable, immaîtrisable, dans laquelle le peuple sera dit souverain, certes, mais où il ne cessera de faire question en son identité, où celle-ci demeurera latente... expérience d'une société insaisissable ; il est bien vrai que cette société suscite un discours multiple, qui tente de la saisir et qu'en ce sens elle émerge comme objet, du fait même qu'elle n'est plus imprimée dans l'ordre de la nature ou dans un ordre surnature.
Aux lieux et non lieux, on peut pourtant opposer l’espace , au désenchantement du monde comme à la nostalgie du lieu, on peut opposer le nomadisme du voyageur .au lieu privé symbole du pouvoir, l’espace public du citoyen, l’agora le forum
On peut définir L'espace, comme un « lieu pratiqué », «croisement de mobiles » animation des lieux par le déplacement: ce sont les marcheurs par exemple qui transforment en espace la rue géométriquement définie comme lieu par l'urbanisme.
Espace existentiel celui d'une expérience de relation au monde d'un être essentiellement situé « en rapport avec un milieu ».
Espace de l’œuvre d’art, comme par exemple l’espace théatral.
L’espace appelle le voyage : Pratiquer l'espace, écrit Michel de Certeau, c'est « répéter l'expérience jubilatoire et silencieuse de l'enfance : c'est, dans le lieu, être autre et passer à l'autre ».L'expérience jubilatoire et silencieuse de l'enfance, c'est l'expérience du premier voyage, de la naissance comme expérience primordiale de la différenciation, de la reconnaissance de soi comme soi et comme autre, que réitèrent celles de la marche comme première pratique de l'espace et du miroir comme première identification à l'image de soi.
le voyageur est un spectateur
On peut voyager, comme rêver sur des catalogues de voyages ; rêver d’itinéraires sur des cartes ou des guides, fantasmer sur des noms comme le narrateur de Proust. Déjà, ces noms créent du non-lieu dans les lieux ; ils les muent en passages .
Le voyage, addition de lieux, négation du lieu, est donc cette faille (et donc cette question) creusée dans le proche par l’ailleurs où le regard se perd.
Il y découvre la singularité (au sens d’unique et d’étrange) : ainsi du voyageur qu’est l’anthropologue dépouillé de ses fantasmes, comme Leiris dans l’Afrique fantôme, au retour de la mission Dakar-Djibouti
Singularité des objets qui fait du collectionneur un voyageur : celle , par exemple, d’un masque africain dans son « aura » (apparition unique d’un lointain si proche soit il selon la définition de W. benjamin). qui risque de se perdre dans le « lieu-musée.
Le même Benjamin était un collectionneur de livres,singulière collection qu’il transportait en caisse dans ses périples incessants. C’est que la collection était aussi pour lui un voyage non pas possession mais renouvellement du monde.
Singularité des pratiques : le vaudou par exemple n’est pas une quelconque superstition archaïque ou une curiosité touristique mais la reconstitution d’une identité au terme de l’odieux « voyage négrier » par les esclaves arrachés à l’Afrique, une sorte de bricolage à partir de fragments de culture.
Expérience d’une relocalisation : le poteau mitan, centre du temple vodou est l’itinéraire symbolique .qui relie à la « Guinée » mythique par des voies souterraines, chemin des dieux et des morts.
On pourrait aussi citer aussi l’espace théâtral de la tragédie grecque, lieu d’un voyage dans les mythes et les épopées (nous dirions le idéologies) où se découvrait l’incertitude absolue (c’est le véritable tragique) des croyances ,des valeurs et de l’action et donc la singularité d’être citoyen. dans une démocratie.
Arendt par un retour aux grecs a montré que l’espace politique ainsi institué était au fond un espace « agonistique, confictuel », fait d'échanges et de confrontations, et réglé par le respect du principe de pluralité : les hommes y sont à la fois égaux et différents.
Car si le monde commun offre à tous un lieu de rencontre, ceux qui s'y présentent y ont des places différentes, et la place de l'un ne coïncide pas plus avec celle d'un autre que deux objets ne peuvent coïncider dans l'espace. Il vaut la peine d'être vu et d'être entendu parce que chacun voit|et entend de sa place, qui est différente de toutes autres.
Ce que mettait en scène la tragédie dans sa singularité (opposition de l’espace des gradins et des palais, lieu secret des meurtres,, opposition du héros et du chœur),c’est le malheur de l’aveuglement par enfermement dans des mondes « privés et clos » :: ils sont privés de voir et d'entendre autrui, comme d'être vus et entendus par autrui. Tous sont prisonniers de la révélation de leur propre expérience singulière,
"Le monde commun prend fin lorsqu'on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu'il n'a le droit de se présenter que dans une seule perspective.
L'espace comme pratique des lieux et non du lieu procède d'un double déplacement : du voyageur mais aussi, parallèlement, des paysages dont il ne prend jamais que des vues partielles, des « instantanés », additionnés pêle-mêle dans sa mémoire et, littéralement, recomposés dans le récit qu'il en fait. Tout voyage entraîne un récit
Ainsi les itinéraires réels qu’arpentent les Warlpiri , aborigènes du désert central australien, parcourent ils des sites selon des réseaux invisibles et souterrains : ceux des « rêves » voyages mythique des ancêtres . Singularité d’une expérience qui mêle récit mythique, cartographie et œuvre d’art ( les peintures aborigènes qui figurent les « rêves » ne sont pas des représentations mais « parlent », savent une expérience charnelle de la nature et du cosmos.
Tout mouvement qui « déplace les lignes » et traverse les lieux est, par définition, créateur d'itinéraires, c'est-à-dire de mots donc de sens.
Regard, parole, espace... ce sont les premiers mots qui me viennent à la pensée; c'est le titre du reste d'un livre d'Henri Maldiney.
Superbe article qui laissse la porte ouverte à multitude de questionnements pour ouvrir ainsi ton nouveau blog...
je pense aussi à Désirs d'ailleurs, un essai "anthropologique" des voyages de Frank Michel; je pense aussi à ce que je viens d'écrire dans un billet sur les lieux sacrés des Aborigènes australiens où la religion est "spatialisée"...sujet inépuisable que celui de lieux et non-lieux...
Rédigé par : Lyliana | mardi 22 août 2006 à 11h43