" Dans les mythologies archaïques, la Grande Mère revêtait des aspects multiples. Elle était la source originelle de l'univers et de ses lois; elle gouvernait la nature, le destin, le temps, l'éternité, la vérité, la sagesse, la justice, l'amour, la naissance et la mort. C'était la Terre Mère, Gaïa, mais aussi la déesse des Cieux, la mère du Soleil, de la Lune et de tous les corps célestes — comme Nout, la déesse du Ciel égyptienne ; ou Astarté, la déesse céleste, reine des Étoiles. C'était Natura, la déesse de la Nature. C'était l'âme universelle de la cosmologie platonicienne. Mais elle a porté bien d'autres noms et revêtu bien d'autres formes en tant que mère, matrice et support de toutes choses.
Ces associations à la féminité jouent un rôle important dans notre réflexion; la trame de notre conception de la nature est faite d'idées concernant les relations entre femmes et hommes, déesses et dieux, et en général le féminin et le masculin. Si nous préférons rejeter ces associations traditionnelles d'idées liées au sexe, quelles sont les alternatives à la conception d'une nature organique, vivante, de type maternel? L'une d'entre elles consiste à dire que la nature n'est rien d'autre que de la matière inanimée en mouvement. Mais ainsi, nous ne faisons que nier le principe maternel en l'ignorant: le mot même de « matière » dérive de la même racine que le mot « mère » — en latin, respectivement, materia et mater — et (comme on y reviendra en détail au toute l'éthique matérialiste est imprégnée de métaphores maternelles."
Rupert Sheldrake. L’ame De La Nature. Albin Michel
Il y eut le mythe d’un Age d’or correspondant selon l’archéologie à l’époque néolithique première. C’était le temps de l'abondance dans une nature généreuse, où tout pousse sans travail, où les animaux domestiques et sauvages vivent en paix entre eux et avec les hommes, où la ronce distille le miel. la pluie et le soleil alternent si heureusement que la terre prodigue trois fois l'an ses meilleures productions ; les hommes vivent pacifiquement, dans l'amitié, la concorde, la justice, en une totale communauté. On idéalisait traditionnellement la Nature, Mère bienveillante, dans ces descriptions de l'âge d'or.
"La terre aussi, libre de redevances, sans être violée par le boyau, ni blessée par la charrue, donnait tout d'elle-même; contents des aliments qu'elle produisait sans contrainte, les hommes cueillaient les fruits de l'arbousier, les fraises des montagnes, les cornouilles, les mûres qui pendent aux ronces épineuses et les glands tombés de l'arbre de Jupiter [le chêne] aux larges ramures."
Ovide, Métamorphoses, livre 1
C’était une Terre Mère agissante. Dans une vision énergétique et vitaliste, on croyait qu'elle exhalait le souffle de vie entretenant les organismes vivant à sa surface.
"Si la pression s'accumulait en elle, elle lâchait un vent qui provoquait les tremblements de terre. En elle circulaient des liquides, et c'est pareillement au sang que l'eau coulait de ses sources. En elle couraient des veines, les unes contenant les liquides, les autres renfermant des fluides solidifiés, tels les bitumes naturels, les métaux et les minéraux. Ses entrailles regorgeaient de canaux, et de crevasses d'où le feu et la chaleur s'exhalaient sous la forme d'éruptions volcaniques et de sources chaudes. Elle portait en son sein les pierres et les métaux, qu'elle nourrissait pendant leur croissance, comme des embryons qui venaient à maturité en elle, lentement, à leur propre rythme". Op.Cite
Quel est le rapport du mythe à l’histoire. On fait actuellement remonter les origines de l'agriculture sédentaire jusqu'à sept ou huit siècles avant notre ère.. Entre 4000 et 3500, selon l’archéologie, l’Age néolithique primitif aurait donné naissance à deux sociétés : l’une agricole pacifique sans cités et qui pratiquait le culte des déesses et l’autre nomade ou semi-nomade, guerrière et conquérante, patriarcale comme leurs dieux du ciel, généralement ombrageux et vengeurs. L’existence paisible vola en éclats sous des vagues d'invasions. . La conquête devait donner les premières cités fortifiées, le patriarcat succéder au matriarcat. Les dieux guerriers des envahisseurs détrônèrent les vieilles déesses et les réduisirent au rang de femmes, de filles et d'épouses dans un nouveau panthéon dominé par les mâles
Les mythologies dont la grecque reflèteraient nt ces transformations Au départ, la Mère première demeurait la source de toute chose. C'était une Mère Vierge ; elle n'avait besoin d'aucun dieu pour enfanter et tous les dieux descendaient d'elle. Ainsi, selon l'un des plus vieux mythes cosmogoniques grecs, la Terre Mère (Gaïa) fut la première à émerger du chaos. Elle donna ensuite naissance, au cours de son sommeil, à Ouranos, dieu du Ciel, qui devint à la fois son fils et son amant. La contemplant du haut des montagnes, il déversa sur elle une pluie fertile et elle porta l'herbe, les fleurs et les arbres et mit au monde les oiseaux et les autres animaux. Le grand sanctuaire et l'oracle de Gaïa se trouvaient à Delphes, centre du cosmos. Mais vint son arrière-petit-fils Apollon, qui tua l'oracle de la Terre, le grand serpent Python de Delphes, et s'empara du sanctuaire de Gaïa. Cette dernière demeura néanmoins la source du pouvoir prophétique, et sa prêtresse, la pythie, continua à prophétiser au-dessous du temple d'Apollon.
Dans les premières cosmogonies babyloniennes, la déesse originelle Tiamat était le vide informe, la matrice sombre et profonde d'où était né l'univers. Elle avait seule enfanté le monde et, à l'origine, le dieu Mardouk était son fils. Mais par la suite, Mardouk devint le dieu créateur, qui tua Tiamat, alors représentée comme le dragon du chaos. Il lui brisa le crâne et lui fendit le corps comme à une huître tandis que les vents dociles éparpillaient son sang. En coupant Tiamat en deux, il créa le firmament des Cieux et l'assise de la Terre.
Judaïsme et christianisme, parmi les fondements de notre civilisation, instituèrent le dieu unique patriarcal aux dépends des cultes païens et de leurs lieux « sacrés »vestiges du culte de « Mere Nature ». Mais ce fut au cours d’une histoire religieuse où ces derniers subsistèrent longtemps surtout dans le christianisme au prix d’un syncrétisme qui devait les englober. En Europe les religions qui avaient précédé le christianisme étaient polythéistes, tout comme les religions pré-judaïques de Palestine: elles comprenaient toute une série de rituels et de cérémonies saisonnières, et reconnaissaient le caractère sacré de nombreux lieux et choses, y compris des arbres, des puits, des bosquets, des rochers, des pierres dressées, des montagnes ou des rivières. Lorsque l'Europe abandonna le culte des anciennes divinités pour se convertir au christianisme, bien des sites sacrés et des cérémonies saisonnières traditionnels furent conservés sous une forme christianisée(Noel correspond à la fete du solstice et des saturnales romaines) Ainsi, dans l'Église celtique irlandaise et bretonne, nombreux sont ceux, parmi les premiers saints chrétiens, qui sont les héritiers du passé druidique Aux anciens lieux sacrés vinrent s'en ajouter de nouveaux, liés ce culte des saints, un culte médiateur qui fut peut être l’héritier des divinités païennes secondaires. D’autre part une des formes la plus spectaculaire de ce syncrétisme fut sans doute le culte marial.
« Il n’est peut être pas anodin que le concile qui proclama Marie «mère de Dieu », au Ve siècle de notre ère, se soit précisément tenu à Éphèse, ancien centre du culte de la déesse Artémis, quelques décennies seulement après l'incendie de son temple. Marie est «Reine des Cieux», un titre hérité de l'ancienne Astarté et symbolisé par son manteau bleu semé d'étoiles; mais aussi lunaire, comme Artémis, et on la représente souvent debout sur un croissant de lune; elle est encore «Étoile de la Mer», qui possède nombre de sanctuaires sur les côtes méditerranéennes ; et enfin, en tant que Mère Vierge de Dieu, elle se situe dans la lignée de l'antique tradition de la Mère première. Elle a aussi revêtu certains aspects de la Terre Mère, en grande partie par l'intermédiaire des autels qui lui sont consacrés dans des cavernes, grottes et cryptes, ainsi qu'en tant que sainte patronne de nombreux puits sacrés. Enfin, semblable à la Grande Mère qui donnait et reprenait la vie, elle est présente à l'heure de la mort. »
Rupert Sheldrake. L’ame De La Nature. Albin Michel
Le christianisme a beaucoup puisé dans les idées païennes des Grecs, mais il a en général transformé tout ce qui provenait de cette source. Les Grecs païens avaient leurs démiurges, y compris impersonnels, mais ils n'ont pas créé le monde ex nihilo et sont incapables de s'affranchir de la nature par des miracles. Si, les Grecs avaient établi une distinction nette entre les humains et les autres animaux, il reste que pour eux, tout être vivant est doté d'une forme et d'une fonction pour son propre bénéfice, et non pour celui des autres créatures. L'histoire de la Genèse affirme, au contraire, que la terre et les animaux sont là pour être dominés et utilisés par les humains.
" Après qu'il eut créé le premier homme et la première femme, « Dieu les bénit et Dieu leur dit : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la Terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la Terre ! » (Genèse, 1,28).
En plus d’etre scientifique le mécanisme du 17eme gardera donc un caractère chrétien. Le projet de domination de la nature qui la caractérise, fait écho à l'invitation de Dieu à Adam et Eve : « Soumettre la terre ».
Pour la pensée chrétienne, l'homme avait perdu, par la chute originelle à la fois son état d'innocence et son pouvoir sur la nature. De ces deux pertes, la religion pouvait réparer la première et la science la seconde. Descartes, propose ainsi une philosophie pratique qui, connaissant la force et les actions du feu et des autres éléments ainsi que des corps qui nous environnent, nous rendrait comme « maîtres et possesseurs de la nature ». Et il considère que son devoir est de faire connaître sa physique pour le bien général des hommes. La représentation du monde comme machine correspondait parfaitement à l'idée chrétienne d'un Dieu créateur, transcendant absolument son œuvre. D'ailleurs, selon un texte biblique : « celui-ci aurait tout disposé avec « mesure, nombre et poids », ce qui invitait les savants à ne retenir comme essentiels dans la nature que les éléments mathématiques. Saint Augustin avait cité ce texte biblique à l'appui de la conception cosmologique de Platon, qui, dit-il, « présente Dieu comme se servant des nombres pour fabriquer le monde" ».Au 17eme, Dieu sera ainsi conçu comme géomètre et mathématicien ; des savants comme Bacon, Mersenne, Descartes, Pascal auront ainsi l'impression d'une harmonie profonde entre leur vision mécaniste du monde et leur foi religieuse.
On peut s’étonner pourtant que la science mécaniste ait pu naitre au 16éme alors que les élites intellectuelles partageaient largement une vision animiste et vitaliste du monde en partie par la redécouverte et la lecture des auteurs païens, grecs et romains. Ainsi le Platon des mythes, leur communiqua sa doctrine de "L’ame Du Monde". Au moment des découvertes de Galilée et de Kepler, la science naissante avant d’etre le mécanisme prométhéen , coexista avec le retour de l’orphisme qui fut celui des poètes et des « Humanistes ». Lenoble dans Son Histoire De La Nature reconstitue cette vision des hommes de la Renaissance :
« D'un commun accord, la Nature redevient la déesse généreuse, la puissance de vie chantée par Lucrèce. Imprévisible dans ses créations, elle ne veut plus entrer dans les cadres qu'avaient préparés pour elle les philosophies, lorsqu'elle était une construction établie une fois pour toutes par le plan divin. Ce ne fut pas la science, en effet, qui attaqua la première l'édifice scolastique, mais cette volonté de voir dans la Nature un immense vivant, aussi rebelle aux formes fixes de la pensée que la vie elle-même aux équations mathématiques — surtout aux équations des mathématiques de ce temps-là — et aux lois rigoureuses."
"Et la voilà dans Campanella (1568-1639), dont le grand ouvrage, le De sensu rerum, paraît en 1620, en plein xvne siècle. Elle lui inspire une histoire naturelle bien curieuse. La Terre vit, nous explique-t-il, car elle manifeste un rythme comme tous les vivants : ce sont les lois naturelles, comme celles qui ramènent les orages au printemps et à l'automne. On voit s'amorcer ici le contresens fondamental de la science naturaliste du XVIe siècle : alors que la lo pyhsique est pour nous fondée sur le principe d'inertie, ce qui nous permet de manipuler les choses sans surprise, pour cette pseudo-science elles sont la manifestation épisodique d'un rythme de vie qui peut donc, par surcroît, inventer n'importe quoi. D'où chez Campanella lui-même les analogies les plus étonnantes : la Terre est si bien un vivant que nous voyons ses poils : les plantes et les arbres ; elle parle, par les voix souterraines des gouffres et des cavernes et dans ces gouffres encore il lui arrive d'éternuer ; comme un vivant elle engendre : les fossiles et les gemmes. Plus encore, elle pense. L'ordre admirable qu'elle produit sur toute sa surface suffit à nous prouver sa sagesse. Kepler lui-même, le grand astronome, reste tributaire de semblables rêves : il croit à l'intelligence de la Terre, puisqu'elle trouve si bien sa route dans les cieux! Avec Bruno le système s'achève dans son terme logique : le panthéisme naturaliste, dans ce goût du syncrétisme platonico-stoïcien qui avait nourri la pensée de Cicéron, de Pline et des philosophes latins de la belle époque, devenus ainsi les maîtres de la science en même temps que de la culture littéraire. »
C’est pourtant un évènement religieux au sein meme du christianisme qui devait ouvrir les voies du mécanisme scientifique et de la mort de la nature entendue ci-dessus.et ce , dès le 16ème siècle ; ce fut la Réforme protestante .
La réforme opera une désacralisation de la nature et de l’espace que le catholicisme avait gardé en partie par ses lieux saints(grottes, fontaines, sources miraculeuses).C'est ainsi que la Réforme prépara le terrain pour la révolution scientifique mécaniste qui aurait lieu au cours du siècle suivant. La nature perdit tout enchantement; le monde matériel fut desormais séparé du domaine de l'esprit.
Le temps était mur pour penser l’univers comme une vaste machine et il devenait possible de faire la démarcation entre les domaines scientifique et religieux: la science accaparant l'ensemble de la nature, y compris le corps humain; tandis que la religion s'occuperait des aspects moraux et spirituels de l'âme humaine.
« La Réforme protestante s'efforça d'instaurer une forme épurée de christianisme, rejetant la corruption et les abus de l'Église catholique romaine. Seuls comptaient la foi et le repentir sincères. Quant aux observances rituelles, aux fêtes saisonnières, aux pèlerinages, à la dévotion à la Sainte Mère, ou au culte des saints et des anges, c'étaient autant de «superstitions païennes» dénoncées par les réformés. Ainsi que l'observait fort justement Calvin, «les nonnes sont venues remplacer les vestales, l'Église de Tous les Saints a succédé au Panthéon ; on a combattu les cérémonies par des cérémonies à peine différentes». Les protestants, qui partageaient le respect des humanistes modernes pour l'érudition et la fidélité aux sources originales, utilisaient la Bible comme unique ouvrage de référence et rejetaient une bonne part des doctrines et traditions ultérieures de l'Église.»….. Le monde matériel obéissait aux lois divines et demeurait parfaitement insensible aux cérémonies, invocations et autres rituels humains. Du point de vue spirituel, il était neutre ou indifférent, incapable, en lui-même comme à partir de lui-même, de transmettre aucune puissance spirituelle. Penser qu'il en allait autrement, c'était tomber dans l'idolâtrie, se tromper de cible, attribuer la gloire divine à ce qui n'en était que la création. Il était hors de question de faire la moindre tentative de type religieux pour changer le modus operandi du monde naturel, qu'il convenait au contraire d'accepter comme une expression de la volonté de Dieu. »
Rupert Sheldrake. L’ame De La Nature. Albin Michel
La spécificité de l'idée occidentale de la nature tient désormais , outre la pensée philosophique grecque et le christianisme à la prégnance, depuis le XVIIe, de la représentation scientifique de la nature. Celle-ci est rationnelle, abstraite, quantitative, désinvestie de tout affect. Penser scientifiquement la nature c'est la penser dans une extériorité totale et comme un champ de forces régies par des lois. Et ce même si les paradigmes scientifiques successifs donnent de la nature de la nature des versions différentes.
"Une histoire très particulière a réparti les savoirs selon deux lignes parallèles qui ne se rejoignent sur aucun point. Nous continuons de penser à l'intérieur d'un monde scindé, partagé, divisé, avec de multiples sous-divisions, un monde dualiste. D'une part, le monde sans homme de certaines sciences, matériel, neutre, indifférent, de l'autre, l'homme sans monde de certaines philosophies et sciences humaines, hautain, plus que nature, transcendant, spirituel. Forment-ils la seule alternative pour penser notre monde? Nous arpentons depuis si longtemps ce monde qui oscille entre le naturalisme extrême et le spiritualisme le plus échevelé, y compris religieux, que nous avons renoncé à l'idée d'un monde qui réunirait tous les êtres, sans plus les séparer par des distinctions et des limites."
"Si l'on s'attarde un instant sur ce que l'on désigne communément comme l'acte de naissance de la modernité, à savoir le fait que le moment galiléo-cartésien se substitue au cosmos antique, il n'est pas difficile de constater que l'arrangement entre les êtres y a été brisé pour engendrer deux sphères étrangères et incompatibles, l'univers matériel inhumain et l'homme spirituel hors univers, (quand bien même tout un ensemble de pratiques, de croyances, de savoirs disqualifiés, tombant sous la rubrique de la crédulité populaire parce qu'ils ne tenaient pas compte de l'injonction de cette répartition, ont continué à exister, ainsi les commerces en tout genre avec une nature vivante et animée, avec les esprits et les morts : mythes, fables, présages, magies, sorcelleries, rites, animismes, etc.)."
PIERRE MONTEBELLO.METAPHYSIQUES COSMOPHORES
LA REVOLUTION SCIENTIFIQUE ET LE DUALISME
En l’espace d’environ un siècle, entre la fin du XVI et la fin du XVIIème siècle, une « révolution » s’est produite dans les idées philosophiques et scientifiques. Un bouleversement ébranle les esprits, si bien qu’on a pu parler d’une « crise de la conscience européenne ». Cette révolution spirituelle ne s’est pas produite en un jour, plusieurs dizaines d’années ont été nécessaires et nombreux sont les savants et les philosophes qui y ont contribuée. Il est difficile de déterminer les causes qui ont rendu possible ce bouleversement ; quels en sont les motifs ? Sont-ils techniques, avec l’invention de nouveaux instruments d’observation et de mesure ? Intellectuels, par l’unification enfin réalisée des mathématiques et de la physique ? institutionnels et politiques, avec un doute croissant jeté sur le discours des autorités religieuses ?
Ce qui est certain c’est qu’il mettait fin à un monde hérité de l’Antiquité et qui était principalement aristotélicien.
Galilée est un acteur essentiel de cette révolution. La révolution qu’il opère est complexe. On peut toutefois remarquer deux différences capitales par rapport à l’ancien système d’Aristote. Il y a chez Aristote une différence de nature entre le mouvement et le repos. Le repos est le lieu naturel du corps physique . Le repos est l’ordre de la nature. Cela signifie que le mouvement est toujours provisoire et qu’il rejoint son ordre naturel dans le repos. Le repos ou le lieu naturel du corps physique est la finalité que poursuit ce corps. La cause finale comme nous l’avions vu a pour Aristote une grande valeur explicative.
«
Pour Galilée, le mouvement et le repos sont de même nature. Un même corps peut être à la fois en mouvement et en repos, tout dépend du point de vue que l’on adopte (ex. les marchandises transportées dans la cale d’un bateau sont en repos par rapport au navire mais en mouvement par rapport à la côte). Le repos n’a donc rien d’absolu, il est toujours relatif. Deuxièmement, dans la cosmologie d’Aristote, il y a une distinction fondamentale entre le monde sublunaire, lieu de la contingence et de la génération et le monde supralunaire, lieu de la nécessité et de l’éternité. Dans le monde terrestre donc, les êtres sont soumis au devenir et au changement, marque de la corruption et de la mort pour un Grec. Les mathématiques ne peuvent donc pour Aristote que s’appliquer au monde supralunaire ; il ne peut pas exister pour Aristote de physique mathématique.
Galilée va montrer que cette distinction entre ces deux mondes est fictive. Il observe le ciel et se rend compte de changements (comètes) et il remarque que la surface de la lune ressemble à celle de la Terre. Il comprend alors que la terre est une planète comme les autres, et qu’elle peut donc aussi être en mouvement. Cette révolution contribue à l’homogénéisation ontologique et méthodologique de la nature. L’astronomie n’est pas différente de la physique. L’application des mathématiques à la physique sera possible.
Une réalité sensible pour devenir un fait scientifique doit perdre ce qui relève de la subjectivité, elle doit donc se défaire de sa qualité sensible. Le qualitatif exprime des sensations et des impressions personnelles, il ne peut donc pas soutenir un discours universel. Il faut transformer en un donné quantitatif un donné sensible et qualitatif. L’instrument de mesure remplit cette fonction. Le thermomètre par exemple transforme une sensation de chaud en degrés, il s’agit d’une transformation en données chiffrées. L’instrument de mesure met à distance le sujet. La nature toute entière est idéalisée, elle devient mathématique pour reprendre la formule de Galilée : « le livre de la nature est écrit en langage mathématique ». La physique moderne est née de cette idéalisation. Le monde usuel, flou et approximatif est remplacé par un monde exact, entièrement déterminé. Cela signifie que derrière le désordre apparent de la nature, se cache un ordre que les mathématiques peuvent décoder. Avec Galilée, la science physique cesse d’être qualitative pour devenir quantitative et mathématique. Il est possible de mesure et de calculer dans le réel en y retrouvant des formes géométriques. Ainsi l’expérience du plan incliné qui est constitué de figure géométriques, d’une surface plane et de sphères parfaitement lisses ; seul ce dispositif peut conduire à des calculs sur le réel et à un résultat objectif sur la loi de la chute des corps ;
La mathématisation de la nature éloigne donc la science physique de l’expérience sensible immédiate en soumettant la nature à une interrogation conduite par la raison. C’est elle qui rend possible l’énoncé de lois nécessaires expliquant comment les phénomènes naturels se produisent : quelles que soient les données sensibles de la chute des divers corps, on pourra les ramener sous une loi unique aux termes de laquelle la vitesse d’un corps qui tombe accroît proportionnellement au temps de chute et cette accélération de la vitesse est la même pour tous les corps.
L’effort philosophique de Descartes va être d’étendre la certitude des mathématiques attachées à un objet spécifique (les nombres et les figures), à l’ensemble des sciences et en particulier à la physique.
Le modèle de la nature ne sera plus dynamique mais mécanique. Le mécanisme est la doctrine selon laquelle un processus n’est réglé par aucune intention explicite ou implicite. Cette doctrine s’oppose à celle du finalisme, selon laquelle les corps physiques poursuivent une fin, un but qui constitue une cause explicative. Descartes et Spinoza récusent cette doctrine du finalisme qui, selon eux, inverse l’ordre causal; l’effet est pris pour la cause ; le postérieur prend la place de l’antérieur.
L'heure vient où, en quelques années, la Nature va déchoir de son rang de déesse universelle pour devenir, disgrâce encore jamais connue, une machine.
Cet événement sensationnel pourrait recevoir une date précise, 1632. Galilée publie les Dialogues sur les deux principaux systèmes du monde et les personnages qui discourent se retrouvent dans l'arsenal de Venise. Que la vraie physique puisse sortir d'une discussion d'ingénieurs, nous ne pouvons plus imaginer aujourd'hui ce que cette mise en scène, en apparence anodine, avait de révolutionnaire. [...] L'ingénieur conquiert la dignité de savant, parce que l'art de fabriquer est devenu le prototype de la science. Ce qui comporte une nouvelle définition de la connaissance, qui n'est plus contemplation, mais utilisation, une nouvelle attitude de l'homme devant la Nature : il cesse de la regarder comme un enfant regarde sa mère, prend modèle sur elle ; il veut la conquérir, s'en rendre maître et possesseur. »
LENOBLE Histoire De L’idée De Nature.
A suivre
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