Nietzsche, l’Insensé, (in Le Gai Savoir)
« Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, à désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? »
René CHAR, Fureur et Mystère, Gallimard, 1962.
JACQUEMARD ET JULIA
Jadis l'herbe, à l'heure où les routes de la terre s'accordaient dans leur déclin, élevaitI tendrement ses tiges et allumait ses clartés. Les cavaliers du jour naissaient au regard de leur I amour et les châteaux de leurs bien-aimées comptaient autant de fenêtres que l'abîme porte] d'orages légers.
Jadis l'herbe connaissait mille devises qui ne se contrariaient pas. Elle était la providence des visages baignés de larmes. Elle incantait les animaux, donnait asile à l'erreur. Son étendue était comparable au ciel qui a vaincu la peur du temps et allégé la douleur.
Jadis l'herbe était bonne aux fous et hostile au bourreau. Elle convolait avec le seuil de toujours. Les jeux qu'elle inventait avaient des ailes à leur sourire (jeux absous et également fugitifs). Elle n'était dure pour aucun de ceux qui perdant leur chemin souhaitent le perdre à jamais.
Jadis l'herbe avait établi que la nuit vaut moins que son pouvoir, que les sources ne compliquent pas à plaisir leur parcours, que la graine qui s'agenouille est déjà à demi dans le bec de l'oiseau. Jadis, terre et ciel se haïssaient mais terre et ciel vivaient.
L'inextinguible sécheresse s'écoule. L'homme est un étranger pour l'aurore. Cependant la poursuite de la vie qui ne peut être encore imaginée, il y a des volontés qui frémissent, des murmures qui vont s'affronter et des enfants sains et saufs qui découvrent."
Nos civilisations ont souvent pensé dans des oppositions binaires : nature/culture, primitif /civilisé, normal /pathologique, humain /non humain. C'est notamment ce qui se produit lorsqu'il s'agit d'analyser notre rapport à la nature, et aux animaux, qu'ils soient sauvages ou domestiqués. Ainsi, notre premier réflexe est d'établir cette opposition très « classique » en anthropologie entre Nature et Culture, de scinder deux espaces symboliques où le Sauvage s'oppose au Civilisé. Un « Etat de Nature » a longtemps été aux fondements d'une philosophie évolutionniste raciale et raciste
« L’autonomisation de l’homme par rapport à la Nature est donc constitutive de l’histoire européenne. Loin de s’atténuer, elle s’est au contraire renforcée selon des modalités inédites. On peut ainsi considérer qu’elle s’est déroulée en trois moments principaux. 1) Elle a d’abord commencé par isoler l’homme de la Nature et du Monde – les réflexions de Peter Sloterdijk sur les origines de la ville et l’importance des murs qui la séparent du reste du monde méritent d’être rappelées ici. 2) Elle s’est ensuite transformée en un programme d’asservissement de la Nature... 3) … avant d’aboutir finalement à un plan d’éradication de la Nature elle-même. L’asservissement de la Nature s’est d’ailleurs accompagné d’un pseudo-devoir de la faire fructifier et du mépris affirmé vis-à-vis de ceux qui voulait plus s’en soucier que la faire travailler pour eux. Henry David Thoreau constate par exemple très clairement, quoiqu’un peu amèrement : « Si un homme marche dans la forêt par amour pour elle pendant la moitié du jour, il risque fort d’être considéré comme un tire-au- flanc ; mais s’il passe toute sa journée à spéculer, à raser cette forêt et à rendre la terre chauve avant l’heure, on le prendra pour un citoyen industrieux et entreprenant. »
Dominique Lestel A Quoi Sert L’homme. ? Fayard
La nature n'est plus de nos jours ce qu’elle fut dans notre tradition. Depuis quelques siècles, on la voyait comme un domaine de régularités indépendant des actions humaines, ou comme ce qui constitue le principe d'existence et d'identité d'un organisme, ou bien comme l'ensemble des êtres dépourvus de conscience et de langage, ou encore comme ces espaces-refuges ayant échappé à l'anthropisation que les citadins aiment à fréquenter. En raison de la multiplicité des significations dont on l'a revêtue, la nature a ainsi pu former le pôle principal d'une série d'oppositions conceptuelles constitutives de la pensée européenne : nature et culture, nature et surnature, nature et art, nature et esprit, nature et histoire
Ce qui se distinguait de la nature recevait d'elle sa détermination — la culture comme ce qui n'est pas transmis par l'héritage biologique, l'art comme ce qui relève de l'artifice et non du spontané, la société comme ce qui repose si des conventions particulières et non universelles ; en sorte qui nombre des concepts structurant la pensée européenne paraissent nés d'un effort sans cesse renouvelé pour se démarquer d'un mot dont le sens propre est terriblement vague.
Or toutes contrastes qui donnaient à la nature sa mystérieuse unité, ont été remis en cause au fil des dernières décennies par l'histoire et la philosophie des sciences, par l'anthropologie comparée et le droit, par l'écologie historique et l'éthologie cognitive, par les sciences du climat et de la Terre, par la biologie de synthèse et la robotique. On sait à présent que, si les « lois de la nature » sont universelles (à notre échelle physique ), l'idée de nature l'est peu : c'est un terme qui n'a guère d'équivalent dans la plupart des ; langues du monde hors de l'Europe.
Longtemps les anthropologues et les historiens ont eu tendance à envisager la manière dont les sociétés les plus diverses organisaient leurs rapports à l'environnement à partir des catégories descriptives propres à l'Occident moderne : nature et culture, sauvage et domestique, écoumène et érème, monde physique et monde surnaturel. La norme en la matière était le regard particulier que les civilisations européennes portent sur les non-humains depuis la révolution scientifique du 17ème siècle, sinon depuis les Grecs. Or des études de plus en plus nombreuses ont jeté un doute sur la généralité de ces catégories, et sur leur pertinence pour rendre compte de la multiplicité des systèmes cosmologiques et des modes de structuration de l'espace dont l'ethnographie et l'histoire attestent l'existence.
« Et voilà qu'il me faut prononcer ce mot d'où fusent les malentendus dès qu'on y touche, comme les guêpes du guêpier sur lequel, par mégarde, on a posé le pied : la nature. Mais avec ou sans majuscule ? Avec ou sans caleçon de bain ? Avec ou sans culture, intellectuelle ou maraîchère ? Avec ou sans êtres humains ? Et puis il y a les amants de la nature et les amis de la nature (troublante nuance), les disciples et le culte de la nature. Il y a les êtres qui ont une nature, ceux qui sont nature, ou simplement naturels. Il y a les naturels du pays, Enfin, il y a le café nature", c'est-à-dire pur, mais voilà qu'on y met tout de même du sucre. Et puis la nature est-elle pure ? Pure de quoi, d'hommes ? » Maurice blanchet, Le castor et son royaume
« A la différence des concepts d'herbe, d'arbre, de fleur, de nuage, l'idée de nature ne nous met en présence d'aucune réalité précise » D. Bourg, Nature Et Technique, Essai Sur L'idée De Progrès
« Le concept de nature ne prend tout son sens que dans l'histoire ; il exprime moins une réalité passive perçue qu'une attitude de l'homme devant les choses » R. Lenoble, Histoire de l'idée de nature.
Ces attitudes étant diverses, voire contradictoires, on comprend cette remarque de S. Moscovici : « On admet que ce qui est attribué à la nature est une somme de projections, d'émotions, de situations internes à la société et à l'homme, plutôt qu'une représentation exacte de celle-ci » La Société Contre Nature.
« L’invention par les Européens, il y a quelques siècles, de ce qu’on appelle « nature » sont un coup de force qui a mis les humains à distance du monde dans lequel ils étaient intégrés jusqu’au Moyen Âge ». « Le concept de nature est bien sûr plus ancien (il remonte aux Grecs). Mais ce concept ne prend véritablement sa forme définitive qu’à partir de la révolution scientifique. Ce qui est caractéristique du XVIIème siècle, c’est que tout d’un coup, la nature devient un objet d’enquête et une ressource pour les humains. »
« Je n’ai cessé de le montrer au fil des trente dernières années : la nature, cela n’existe pas. La nature est un concept, une abstraction. C’est une façon d’établir une distance entre les humains et les non- humains « La nature est une construction qui permet de donner une saillance à tout ce à quoi le concept est opposé. On va donc parler de la nature et de la société, de la nature et de l’homme, de la nature et de l’art…une sorte de boîte vide qui permet de donner une saillance à tous les concepts auxquels on va l’opposer. Moi, je m’en sers pour signifier la distance qui s’est établie entre les humains et les non-humains ». La question de « la nature » ne s'est « guère posée pour de nombreuses cultures. C'est là un fétiche qui nous les Occidentaux] est propre » « sans doute la nature n'existe-t-elle pas pour bien des peuples comme un domaine ontologique autonome »
Philippe Descola .Entretien.
Paradoxalement, nature n’est donc pas un concept qui renverrait directement à un objet. Il est le véhicule de significations implicites étroitement associées à l'expérience de celui qui en fait l'usage ainsi qu'à ses convictions métaphysiques. - La nature vécue dans l'expérience immédiate et la nature conçue scientifiquement sont ainsi sans commune mesure. L'une est perçue comme concrète, sensible, qualitative, investie de valeurs, l'autre est pensée de façon abstraite, quantitative, mesurable, totalement désinvestie de valeurs
« À la question : “qu'est-ce que la nature ?”, la réponse naturelle pour notre temps sera de dire : “la nature est ce que le physicien, le chimiste, le biologiste, le psychologue nous révèlent” ; pourtant la nature c'est aussi ce avec quoi nous sommes en contact. Cette nature n'est pas celle du physicien mais celle dans laquelle nous vivons. » Eric Weil, Philosophie et réalité
Aussi avant de se traduite en propositions ou concepts, la nature est habituellement appréhendées à travers des métaphores, « la nature comme écriture et comme livre, le monde comme horloge » par exemple, lesquelles montrent l'évolution, à travers les âges, des visions du monde. Ces idées, ces images, ces symboles peuvent inspirer les œuvres d'art, les poèmes, les discours philosophiques ou la pratique de la vie elle-même. Ainsi Pierre Hadot parlant de l’occident, décline –t-il l’histoire d’un aphorisme d’Héraclite : « la nature aime à se cacher » et l’associe à une figure artistique et religieuse, le voile d’Isis. « Ces notions de voile et de dévoilement, ou de la figure d'Isis, ces métaphores et ces images ont à la fois exprimé et influencé l'attitude de l'homme à l'égard de la nature ». Pierre Hadot Le Voile D’Isis.
L’auteur distingue ainsi depuis les grecs, deux attitudes de ce dévoilement :d’une part, celle qui veut découvrir avec ruse et violence les secrets de la nature — ou les secrets des dieux — , sous le patronage de Prométhée, le fils du Titan Japet, qui, selon Hésiode, vola aux dieux le secret du feu, afin d'améliorer la vie des hommes, et qui, selon Eschyle et Platon, apporta à l'humanité les bienfaits des techniques et de la civilisation. À l'aube de la science moderne, chez Francis Bacon, il apparaîtra comme le fondateur de la science expérimentale. L'homme prométhéen revendique un droit de domination sur la nature et, dans les siècles chrétiens, le récit de la Genèse le confirmera dans la certitude d'avoir des droits sur la nature. Alors que Zeus voulait se réserver le secret du feu et des forces de la nature et que Prométhée voulait le lui arracher, le Dieu biblique fait de l'homme le « maître et possesseur de la nature » et dans cette perspective, comme l'a dit Robert Lenoble, « au XVII" siècle, Prométhée est devenu le lieutenant de Dieu ».R.Lenoble.
Le mythe d’Orphée à l’inverse, développe le pouvoir de seduction que selon la légende, le chant et le jeu de la lyre(donc les arts) donnent à Orphée sur les êtres vivants et non vivants. Ce n'est donc pas par la violence, mais par la mélodie, le rythme et l'harmonie qu'Orphée pénètre les secrets de la nature. Alors que l'attitude prométhéenne est inspirée par l'audace, la curiosité sans limites, la volonté de puissance et la recherche de l'utilité, l'attitude orphique est, au contraire, inspirée par le respect devant le mystère et par le désintéressement. Dans l’antiquité grecque l’attitude orphique donnait lieu aux mystères d’Eleusis, procédure de révélation, d’initiation et d’attitude progressive
ORIGINE DU MOT :
Le mot n'existe que dans la pensée occidentale avec un triple héritage: les grecs à partir d’Aristote et des stoïciens, le christianisme, la pensée scientifique à partir du 17eme et de l'évolutionnisme du 19eme.
"Mais que dire si nous considérons la Nature dans les sens multiples que, nécessairement et de tout temps, elle a pris pour les hommes ? Que dire si nous voyons avec quelle facilité elle s’est pliée à ses vœux ? Champ clos des dieux indulgents ou malins , domaine splendide et harmonieux des dieux - astres , échelle graduée de perfections qui , de la plus humble remontent vers le Premier Mobile et le Premier Moteur , Déesse inconsciente des stoïciens , création , pour l’Hébreu de la Bible , d’un Dieu qui prépare le séjour de l’homme , retour du Grand Pan avec les philosophes de la Renaissance , puis quelques années plus tard , mécanique donnée par le Créateur à l’homme qui apprend à la manier comme un joujou , nouvelle idole du naturalisme du XVIIIe siècle , sorte de dieu vidé par la physique mécaniste des traits qui , chez les Anciens , attiraient les prières et l’humble soumission et finalement mécanique folle mise en branle par un apprenti sorcier qui craint de périr dans l’aventure . Mère Nature de Lucrèce et de Diderot , silence qui effraie Pascal , marâtre qui voue ses enfants à la lutte pour la vie selon Darwin et Karl Marx , quand donc la Nature a - t - elle été un « fait » pour le savant , quand donc a - t - elle été elle - même ?
Nous n’assistons pas au progrès d’une recherche menée sur le même objet : sous les mots de « Nature », de « science » et de « lois » , on ne voyait pas les mêmes choses , on ne construisait pas le même type de science , on ne cherchait pas les mêmes lois . En ce sens, « notre » Nature et notre « science » peuvent bien avoir leur date de naissance, ce qui ne veut pas dire qu’auparavant on ne regardait rien. En un mot, on a toujours observé la Nature , seulement ce n’était pas la même . Mais la Nature n’est pas le champ du seul savant . Elle parle aussi au poète et à l’artiste. au moraliste et au théologien elle se présente tantôt en ennemie (il faut lui résister) , tantôt en auxiliaire ( elle est la gloire de Dieu ) ou en règle suprême (. Une très vieille tradition la représente comme une Mère. Diderot perdait le sentiment quand elle lui révélait ses merveilles. Lenoble Histoire De L’idée De Nature.
Il faut donc affirmer que «la nature», c'est toujours celle que nous nous représentons. Elle est toujours médiatisée, socialisée, culturalisée du fait même que nous la percevons et qu'a fortiori nous la concevons. Cela signifie qu'il faut retracer une histoire philosophique, théologique, épistémologique de cette nature, mais aussi son histoire esthétique. L'histoire et l'ethnologie nous montrent à l'évidence que le regard humain est le lieu et le médium d'une métamorphose incessante : « A-t-on remarqué que cette indéfinissable "nature" se modifie perpétuellement, qu'elle n'est pas la même au salon de 1890 qu'aux salons d'il y a trente ans, et qu'il y a une "nature" à la mode — fantaisie changeante comme robes et chapeaux ? »(Oscar Wilde)
Il n'existe pas de nature vierge. Maurice Godelier a relevé par exemple que les Pygmées M'buti, en Afrique centrale, habitant ce que nous appelons la «forêt vierge», la voient tout autrement que les peuples voisins, qui sont agriculteurs et éleveurs. Pour ceux-ci, la grande forêt est un domaine étrange, effrayant. Les Pygmées, qui vivent là-dedans, sont donc pour eux l'incarnation même de la sauvagerie : ce qui relève de l'espace sauvage, de l'espace forestier. « Sauvage » en effet descend de silvaticus : ce qui vit dans la forêt, silva. Cela fait peur, l'étrangeté des Pygmées fait peur à leurs voisins bantous. Du côté des M'buti, c'est l'inverse : ils ont peur quand ils sortent de la forêt, qui est leur domaine familier.
ETYMOLOGIE
Physis (ϕ́υσις) est un des concepts fondamentaux de la pensée grecque. Les Romains l'ont traduit par natura, mais le concept moderne de nature s'est trouvé engagé dans un certain nombre d'emplois, et surtout dans une série d'oppositions, (dont nature et culture), loin de la pensée grecque. L'unité des sens de la physis grecque se laisse le mieux comprendre à partir de l'étymologie du mot : ϕ́υσις vient de ϕ́υεσθαι, « naître », « croître » (de même que natura vient de nasci, « naître »).
La « nature » principe du développement d’un être est ainsi à l’origine une notion d’origine vitaliste et animiste ; la « nature » d’un être étant un sens dérivé et figuré de ce premier sens. Une origine toute semblable se retrouve d’ailleurs en grec : phusis désigne soit l'action exprimée par le verbe naître, croître, pousser, soit son résultat. L'image primitive évoquée par ce mot semble être celle de la croissance végétale : c'est à la fois la pousse qui pousse et la pousse qui a fini de pousser. La représentation fondamentale qui s'exprime dans ce mot est néanmoins celle d'un surgissement spontané des choses, d'une apparition, d'une manifestation des choses résultant de cette spontanéité.
Mais, peu à peu, jusqu’à nos jours, on va personnifier la puissance qui produit cette manifestation, soit la Nature en soi, l’ensemble des choses, d’où l’idée commune dans l’Antiquité que la Nature est un immense vivant et un être intelligent, « l’Ame du monde » .Cette notion traverse l’Antiquité et inspire encore le naturalisme de la Renaissance.
Déjà dans les traités hippocratiques de médecine, qui datent du Ve siècle av. J.-C., on perçoit une évolution. Le mot correspond souvent à la constitution physique propre à un patient, à ce qui résulte de sa naissance. Ce sens va s'élargir peu à peu, dans ces mêmes traités, aux caractères propres d'un être, à sa manière d'être première et originelle, donc normale : ce qu'il est « de naissance », sa nature , ce qui lui est congénital, ou encore à la matière dont est constitué un organe ; enfin, à l'organisme, comme résultat de la croissance.
Chez Platon et Aristote, phusis accompagné du génitif en viendra finalement à signifier ce que nous appelons la nature d'une chose, son « essence » dont justement on cherchera à découvrir les secrets .Cette métaphore des « secrets de la nature », qui est apparue à l'époque hellénistique, dominera les recherches sur la nature, la physique, les sciences naturelles, pendant presque deux millénaires
L'un des effets de l'apparition de l'idée de nature fut ainsi de concevoir la personne humaine sur le modèle des régularités universelle dont les phénomènes physiques offriront le modèle, c'est-à-dire comme dotée d'une nature propre, notamment de dispositions; morales longtemps perçues comme inégalement réparties parmi les humains. Ce modèle européen] de la nature humaine s'élaborera de façon vraiment systématique] lorsqu'il fut confronté à l'altérité, en particulier à ce laboratoire anthropologique que fut la découverte par l'Occident de la nature et ! des civilisations américaines.
Pour R.Lenoble, L’idée de naissance aura toujours un double sens cosmique et social, voire politique.(la nation) :
« Avant même de prendre conscience de sa destinée individuelle, l’homme se sent un maillon d’une vie qui le dépasse. Sa naissance, natio, est en même temps ce qui lui donne la vie et qui lui apporte, avec la vie et comme elle , une structure qu’il reçoit sans l’avoir voulue , une nature . Il appartient à ses parents et, par - delà ses parents, à ce groupe humain où ses ancêtres se sont relayés de naissance en naissance, la nation. Les autres êtres sont nés comme lui et chacun d’eux possède aussi sa nature. Et, comme la nation est l’ensemble des humains qui donnent la vie , ainsi la Nature est encore ce grand vivant par qui chaque être existe . Les expressions « Enfants de la Patrie », « Mère Nature » , Natura mater , expriment aussi nettement qu’on peut le souhaiter le rigoureux parallélisme de ces deux développements , social et cosmique , du même thème de l’appartenance par la naissance . Pour que sur chaque ligne soit atteint le terme de ce développement : la natio , unité de tous les parents , la natura , unité de tous les êtres apparus , il faut que l’une et l’autre aient progressé de pair : ce n’est pas par hasard , disions - nous , qu’à la même époque , dans la Grèce du Ve siècle avant Jésus - Christ , se formulent en même temps les deux notions de phusis(nature).et de polis (cité) ».
LA PENSEE GRECQUE
Au début, il y avait Chaos (en grec ancien Χάος qui signifie ''Faille Béante''). Celui-ci représentait le vide absolu. De lui jaillit Nyx, la nuit ; Erèbe, les ténèbres ; Tartare, les profondeurs de la terre ; Abysse, les profondeurs de la mer et Gaïa, la Terre elle-même.
Comment distinguer précisément une « pensée de la nature » alor
s que pour les penseurs grecs, d’une certaine façon, tout est nature ? En effet, on ne trouve pas chez eux un certain nombre d’oppositions, créées plus tardivement, et sans lesquelles nous avons du mal aujourd’hui à concevoir une réflexion sur la nature : nature et grâce, nature et esprit, nature et technique, nature et culture… Au contraire, dans la pensée grecque la nature, qu’elle soit cosmos (ordre du monde) ou phusis (vie et mouvement ) englobe la totalité de ce qui est. Ce qui la distingue radicalement de notre conception c’est le rejet de tout mécanisme», aspect de la modernité qui se constituera en opposition frontale et avec la nature antique, et avec ses résurgences à la Renaissance. Réduire toute la nature à une « machine » faite de matières en mouvement, ce « geste » du cartésianisme, c’est en effet et produire une objectivation de la nature inconnue de toute la pensée grecque (l’atomisme antique ne conçoit pas du tout le monde comme une « machine ») – d’autant plus r que la nature grecque a ceci de spécifique que la nature constituerait aussi une (d’où l’adage des stoïciens et épicuriens, « vivre conformément à la nature »), alors que la nature « moderne » serait réduite à un pur « objet ».
A l’exception notable des sophistes, la nature est un « englobant » pour les penseurs grecs : (les sociétés traditionnelles auront cette conception) .il n’existe pas d’instance supérieure à partir de laquelle se définirait la nature. Le dieu de Platon ou d’Aristote n’est pas au-delà de la nature, il est ce qu’il y a de plus achevé dans la nature. S’il existe bien une « transcendance » chez ces deux penseurs, elle est définie par rapport au monde, c’està-dire à l’univers visible, non à la nature comme totalité. Dans la doctrine stoïcienne, Dieu est dans le monde (immanence) et pour les épicuriens, les dieux habitent dans les espaces interstellaires… Deux mots distincts permettent de désigner cette totalité comme on vient de le dire de l’origine du terme.
D’une part Phusis dont on a vu le sens de pousser, croître, naître ». Mais le substantif s’est déjà partiellement détaché de cette origine strictement biologique, pour prendre le sens d’« état », « nature d’une chose », sa « forme ». Chez Homère déjà, quand Hermès explique à Ulysse la « nature » de la plante qui doit le protéger de Circé, c’est le mot phusis qui est utilisé. À partir d’Aristote, on utilise ce terme pour désigner l’ensemble des êtres « naturels », en excluant donc les êtres produits par l’homme (objets techniques et actions morales). Le kosmos a, dès Homère aussi, le double sens d’ornement et d’ordre. Mais, selon le témoignage d’Aétius (ier siècle av. J.-C.) ce n’est qu’avec la philosophie pythagoricienne, au vie siècle, qu’il prendra le sens d’ordre du monde, de « tout ordonné et harmonieux » : « C’est Pythagore le premier qui a donné le nom de cosmos à l’enveloppe de l’univers, en raison de l’organisation qui s’y voit ». Mais, là encore, le terme de cosmos peut être détaché de sa source « esthétique ». Par exemple, il est utilisé par Épicure pour qualifier l’infinité des mondes, qui ne doivent leur ordre qu’au hasard c’est « le tout », to pan. Chez Platon, Aristote ou les stoïciens, le cosmos est parfait parce qu’il est un et il y aura débat entre plusieurs conceptions. le naturalisme « cosmique » (Platon, Aristote, les stoïciens), le naturalisme du hasard (les atomistes) et l’anti-naturalisme (les sophistes).
Mais avant, avec les présocratiques, il a fallu que naisse l’idée même d’une pensée de la nature. Il ne nous reste que des fragments des penseurs antérieurs à Platon, mais nos sources permettent néanmoins de distinguer plusieurs écoles. Parmi elles, l’école ionienne, de la côte occidentale de l’Asie Mineure, s’est consacrée justement à la connaissance des principes fondamentaux de la phusis : l’eau pour Thalès, l’illimité pour Anaximandre, le feu pour Héraclite… D’où justement l’appellation de « physiologues » pour qualifier leur œuvre, parce qu’ils ont tenté d’expliquer l’origine et le fonctionnement de la nature, de l’univers.
Comme le dit Aristote, les physiologues ont donc « fondé » une approche nouvelle de la nature. mais seraient-ils clairement en rupture avec la représentation dominante de l’univers que se faisait alors les Grecs, c’est-à-dire la représentation religieuse, ou pour être plus précis, mythologique. L’opinion traditionnelle, celle qui a dominé le dix-neuvième et le début du vingtième siècle, est que la pensée ionienne marque la naissance de la rationalité occidentale, et donc de la raison tout court , ainsi John Burnet, L’aurore de la philosophie grecque (1919) : « Les philosophes ioniens ont ouvert la voie que la science, depuis, n’a eu qu’à suivre »). Pour cette interprétation, il y a donc d’une part une rupture profonde entre la pensée ionienne et le mythe, et d’autre part une continuité foncière entre Platon et Aristote et leurs devanciers, puis entre Platon et Aristote et la science moderne de la nature qui se construit au dix-septième siècle : leur point commun à tous, c’est de chercher à donner de la nature une connaissance rationnelle et non plus religieuse.
La Grèce serait le seul pays à avoir fait cet effort de pensée, au point que l’on peut dire que c’est en Grèce que la pensée elle-même est née. (on a appelé cela le miracle grec, une source de l’ethnocentrisme). Contre cette vision « positiviste » de l’histoire de la pensée, s’est développée une critique radicale, montrant la solidarité de la pensée des physiologues et des mythes. Cette critique fut l’œuvre de Francis M. Cornford. Cornford a pris le contre-pied radical de l’opinion traditionnelle, en essayant de montrer que la « physique ionienne , rien moins que scientifique, est au contraire encore plongée dans l’univers du mythe . Il ne se contente pas de remarquer que les Grecs n’ont jamais développé de science expérimentale au sens moderne : les textes des ioniens ne font pas non plus preuve d’une observation rigoureuse des phénomènes naturels.
En fait, pour Cornford, les Ioniens reprennent la structure mythique de l’explication de l’univers, en les transposant seulement dans un langage abstrait, qui ne fait plus référence explicitement à des figures divines. Mais la façon générale de comprendre l’univers est la même : il s’agit de se demander comment l’ordre a pu surgir du chaos. Et ce que les physiologies appellent éléments (eau, etc.) sont des transpositions des divinités : l’eau de Thalès n’a rien à voir avec l’eau étudiée par les physiciens, c’est une puissance naturelle active, animée et impérissable. Pourtant tout en gardant cette critique on peut au contraire souligner le saut qui est franchi par les Ioniens, sans gommer l’ambiguïté de leurs positions, qui revient à une sorte de pensée de la nature divine mais sans dieux : « les éléments des Milésiens ne sont pas des personnages mythiques comme Gaia, mais ce ne sont pas non plus des réalités concrètes comme la terre ; ce sont des puissances éternellement actives, divines et naturelles tout à la fois. L’innovation mentale consiste en ce que ces puissances sont strictement délimitées et abstraitement conçues : elles se bornent à produire un effet et physique déterminé, et cet effet est une qualité générale abstraite ,le froid ,le sec etc. ». J.P.VERNANT.
Le cosmos ancien fut théorisé par Aristote : que reprendra le Moyen Âge chrétien et qui subsistera jusqu’au temps de la Renaissance. L’univers y est conçu comme un cosmos fini dont l’espace est diversifié qualitativement, un tout dont l’ordre incarne une hiérarchie de valeurs et de perfection. Il y a le monde sublunaire dont la terre est le centre et qui est la région du changement et de la corruption (imperfection que Platon déjà expliquait par le fait que le démiurge qui avait créé le monde avait pris idées pour modèle mais avec une matière qui résiste de par sa nature même). Au-dessus, il y a les sphères célestes, astres incorruptibles et lumineux. Les lois de la physique sublunaire sont différentes par nature de celles du monde sidéral. Alors que ces dernières sont exactes et mathématiques, les lois de la physique sublunaire se contentent de relever ce qui se produit « le plus souvent ».
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