La révolution copernicienne consista à remplacer le modèle de cosmos antique et médiéval.. Le cosmos n'était plus un système fermé doté d'un centre, mais bien un univers parfaitement dépourvu de centre, et l'espace s'étirant en tous sens jusqu'à l'infini.. Ensuite, par la révolution mécaniste, le vieux modèle du cosmos vivant fit place à l'idée de l'univers machine. Dans cette nouvelle théorie, la nature ne possédait plus aucune vie propre elle n'était rien d'autre que de la matière morte, se mouvant dans l'obéissance aux lois mathématiques prescrites par Dieu.(lequel devint bien vite le simple « horloger » du Déisme.)
L’acte de naissance de la physique scientifique sera la suppression de la distinction entre physique céleste et physique terrestre, le rejet de l’espace qualitatif au profit de l’espace euclidien, homogène, infini et, donc, à la conception d’un monde où chacune de ses parties est soumise à l’identité de ses lois. La « modernité » naîtra de cette destruction du cosmos et de la géométrisation de l’espace, lesquelles impliqueront une nouvelle conception de l’homme et de son rapport au monde, que théorisera la philosophie de Descartes. La nature n’a plus de mystère ontologique et elle n’est plus hiérarchie de valeurs. Le ciel est dépeuplé, naïades et elfes, anges et démons l’ont déserté.
« Mais, dans ce mouvement qui sécularise l’univers, l’homme récupère paradoxalement un statut philosophique qui le préserve de toute réduction à l’ordre des choses. Il est celui qui va se rendre maître et possesseur de la nature en même temps qu’il est le radicalement autre de celle-ci. l’espace n’est plus géocentrique mais l’homme demeure le centre de référence de l’Être et, de ce fait, la terre qu’il habite si elle n’est plus qu’une planète parmi d’autres, reste cependant le lieu de l’homme-Roi (ou de l’homme élu de Dieu). » Rupert Sheldrake. L’ame De La Nature. Albin Michel
Galilée demande à des ingénieurs de nous découvrir le vrai système du monde. La structure de la Nature et conjointement la structure de la société vont subir un remaniement complet.
Descartes, Galilée, Gassendi , tous leurs disciples , tiennent désormais pour évident que connaître c’est fabriquer, et que la Nature ne fait rien de plus que réaliser en grand, ce que nous pouvons réussir en détails et à notre échelle , grâce à notre ingéniosité de techniciens . Loin de mépriser les expériences de laboratoire, ils veulent maintenant qu’on les multiplie : avec elles, dira Pascal , « vont multiplier ( s’accroître ) les principes de notre physique » , car la vérité sur la Nature réside dans ces expériences , non plus dans les raisonnements sur les essences ». Pour que cette substitution devienne possible, il faut que la Nature perde cette spontanéité indéfinie qu’admiraient les penseurs de la Renaissance. Il faut qu’elle soit simplement une machine. Le mathématicien devient, avec l’ingénieur, le prototype du savant .
Toutes les perspectives de la connaissance s’en trouvent changées : on n’écoute plus, on interroge et il faut à toute force que la Nature réponde . Kant dira un jour qu’il faut la mettre à la question ; on ne subit plus , on domine ; mais en même temps on affronte le risque de la réponse imprévue : au lieu de se vouloir le centre du monde , on accepte que la Nature ait ses mécanismes et ses lois à elle , sans aucun rapport avec nos vœux affectifs ; il faut qu’elle devienne pleinement autonome , « autre » que nous , pour que nous puissions posséder , voire asservir cette altérité capable désormais de nous enrichir par sa nouveauté .
Tous les savants mécanistes conçoivent alors la Nature comme un immense jouet formé par Dieu pour donner à l’homme l’occasion d’en découvrir les ressorts – ou même tout simplement l’occasion de fabriquer des modèles mécaniques qui produiraient les mêmes résultats: le XVIIIe siècle sera le siècle des automates .La Nature est un jouet mécanique, on se passionne à la connaître parce que c’est utile et aussi parce que c’est très amusant.
« l'exemple de plusieurs corps composés par l'artifice des hommes m'a beaucoup servi : car je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux ou ressorts ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles »…
DESCARTES PRINCIPES DE PHILOSOPHIE..
Conséquence sur l’animalité : l’explication mécaniste s’étend à « l’instinct ». Pour Descartes, le développement et le comportement instinctif des animaux n'impliquaient aucun agent formateur. Au contraire, les animaux se construisaient à partir des particules matérielles de leur germe « si nous possédions une connaissance complète de toutes les composantes de la semence de toute espèce d'animal (par ex. l'homme), nous pourrions déduire de cela seul, par des raisons entièrement mathématiques et assurées, la forme et la conformation entières de chacun de ses membres, et, inversement, si nous connaissions un certain nombre de particularités de cette conformation, nous pourrions en déduire la nature de sa semence».
Les animaux sont des automates pareils à des horloges, capables de comportements complexes, mais dénués d'âme. Descartes lui-même disséqua des crânes d'animaux dans l'espoir de trouver une explication physique à l'imagination et à la mémoire et étudia par le biais de la vivisection le mécanisme de la «pompe cardiaque. Les animaux étant censément inanimés, , plus question de douter du droit de l'homme à exploiter la création brute. Certains disciples de Descartes allèrent jusqu'à nier explicitement que les animaux pussent ressentir de la douleur
. Les bêtes ne savent pas ce qu’elles sentent, « de sorte qu’on peut dire qu’elles n’agissent pas mais qu’elle sont agitées, et que les objets font une telle impression sur leurs sens , qu’il leur est nécessaire de la suivre comme les roues d’une horloge suivent les poids ou le ressort qui les tire. » Descartes. »
Entre le vitalisme de la Renaissance, qui prête aux choses sensibilité et pensée, et le Mécanisme de la « philosophie nouvelle » qui , hors de l’âme humaine , ne voit que de l’inertie , il n’y a pas , en effet , de compromis possible .
. « L'univers cartésien est un vaste système mathématique de matière en mouvement. La matière, matrice universelle. emplit tout l'espace. Elle tournoie de façon subtile et forme des tourbillons; c'est ainsi, selon Descartes, que la Terre et les autres planètes sont emportées autour du Soleil, dans une sorte de remous. Dans cet univers matériel, tout fonctionne tout à fait mécaniquement, suivant des contraintes mathématiques. Avec une ambition intellectuelle sans bornes, Descartes appliqua ce nouveau type de réflexion mécaniste à toutes choses, et ce, y compris aux végétaux, aux animaux et à l'homme.
La philosophie cartésienne faisait disparaître l'âme de l'ensemble du monde naturel, la nature tout entière étant inanimée, dépourvue d'âme, plutôt morte que vivante. L'âme se retirait aussi du corps humain, vu comme un automate mécanique, de sorte que l'âme rationnelle, l'esprit conscient n'avait plus qu'à se retrancher dans une minuscule région du cerveau, la glande pinéale. Depuis lors, ce domaine d'élection s'est quelque peu déplacé, pour investir le cortex cérébral, mais le principe demeure inchangé en soi. L'esprit interagit d'une façon ou d'une autre avec la machinerie cérébrale, même si le processus de cette interaction demeure un mystère impénétrable.
Dans la pratique, on représente souvent ce «génie dans la machine » sous la forme d'un petit homme logé dans le cerveau depuis lequel il contrôle toute la machinerie du corps. Descartes lui-même le fit. Il compara les nerfs à des tuyaux, les cavités crâniennes à des réservoirs, les muscles à des ressorts mécaniques, la respiration à un mouvement d’horlogerie mais comme pour les fontaines ,il imagina un fontainier pour en réguler le fonctionnement. »
Rupert Sheldrake. L’ame De La Nature. Albin Michel
Il y eut ainsi un moment historique Galileo-cartésien qui se substitua au cosmos antique. L'arrangement entre les êtres y a été brisé pour engendrer deux sphères étrangères et incompatibles, l'univers matériel inhumain et l'homme spirituel hors univers. Cette culture savante se détacha de celle populaire, disqualifiée en crédulité mais qui continua à subsister pourtant jusqu'à nos jours, nouant les commerces en tout genre avec une nature qu’elle pensait vivante et animée, avec les esprits et les morts , les sorciers et voyants ,les saints et les personnages divins. D'où désormais une prétention de la science naturelle à apporter une explication des processus grâce à un double désengagement de l'observateur par rapport au monde. Le premier établit une division entre l'humanité et la nature; le second une division, à l'intérieur de l'humanité, entre les peuples «autochtones» ou «indigènes», qui vivent dans des cultures autres , et les Occidentaux éclairés. Ceux ci transcenderaient toute forme de culture par la supériorité de la raison abstraite ou universelle, se distinguant par là des connaissances des peuples traditionnels , dont la pensée serait d'une certaine façon demeurée figée et limitée par les contraintes et les conventions de la tradition. .
Michel Foucault a justement tracé les différentes épistème de la pensée occidentale. Celle de la Renaissance était, nous, l'avons peut-être oublié, encore animiste et consistait toujours à déchiffrer les signes que nous livrait la nature. En quête de similitudes, elle multipliait ainsi les analogies, les sympathies et les convenances. La Renaissance était un monde géopoétique où subsistait le merveilleux . Ainsi Kepler était –il à la fois astronome et astrologue , observateur rigoureux auprès de Ticho-Brahe, défenseur de la pensée de Copernic et ,à la fois celui qui voulait ,héritier de l'ésotérisme pythagoricien, bâtir une image du cosmos autour de solides parfaits. La loi de Kepler sur le mouvement des planètes accompagnait une tentative d'expression de la musique des sphères sous forme de notation musicale. "Comme Copernic, il s'efforçait d'exprimer « ordre vivant » de l'univers en termes neufs, plus précis; il ne remettait pas en question la conception organique du cosmos, pas plus qu'il ne s'attaquait à l'idée de liens invisibles entre les cieux et la terre. C'était en fait l'un des astrologues majeurs de son époque.".
Comme l’explique Michel Foucault, ce savoir devait accueillir à la fois et sur le même plan magie et érudition. Les connaissances du XVIe siècle seraient constituées d'un mélange instable de savoir rationnel, de notions dérivées des pratiques de la magie, et de tout un héritage culturel « dont la redécouverte des textes anciens avait multiplié les pouvoirs d'autorité ». Ainsi la connaissance mêlait la fidélité aux Anciens, le goût pour le merveilleux, à la rationalité naissante . Et cette époque, Le monde était couvert de signes qu'il fallait déchiffrer.Connaître sera donc interpréter comme l’explique Paracelse : « Nous autres hommes nous découvrons tout ce qui est caché dans les montagnes par des signes et des correspondances extérieures; et c'est ainsi que nous trouvons toutes les propriétés des herbes et tout ce qui est dans les pierres. Il n'y a rien dans la profondeur des mers, rien dans les hauteurs du firmament que l'homme ne soit capable de découvrir".
L'Age classique va substituer d'autres fondements du savoir autour de trois notions, l'ordre (mathématique) la taxinomie(classification) et la genèse ;les trois constituant un art du discernement, fait d'analyses et de dénombrements.
« L'activité de l'esprit ne consistera donc plus à rapprocher les choses entre elles, à partir en quête de tout ce qui peut déceler en elles comme une parenté, une attirance, ou une nature secrètement partagée, mais au contraire à discerner : c'est-à-dire à établir les identités, puis la nécessité du passage à tous les degrés qui s'en éloignent. En ce sens, le discernement impose à la comparaison la recherche première et fondamentale de la différence : se donner une représentation distincte des choses, et saisir clairement le passage nécessaire d'un élément de la série a celui qui lui succède immédiatement". M. Foucault .les Mots et les Choses.
La figure tragi-comique de Don quichotte, sa folie, (son manque de discernement), marquerait ainsi le passage entre deux visions du monde . Une quête nourrie de livres qui ne sont plus la marque des choses, quête du merveilleux, d'un univers de géants ,de fées et d'esprits ,dans ce qui n'est plus qu'un monde prosaïque. La quête du Quichotte est celle des signes trouvées dans les livres mais qu’il ne retrouve pas dans le réel. La Renaissance s’était caractérisée en partie par une soif livresque de redécouverte des « anciens » et un culte de l’erudition.
. « Don Quichotte lit le monde pour démontrer les livres.
Tout son chemin est une quête aux similitudes. Les troupeaux, les servantes, les auberges redeviennent le langage des livres dans la mesure imperceptible où ils ressemblent aux châteaux, aux dames et aux armées. Ressemblance toujours déçue qui transforme la preuve cherchée en dérision et laisse indéfiniment creuse la parole des livres…Don Quichotte dessine le négatif du monde de la Renaissance; l'écriture a cessé d'être la prose du monde; les ressemblances et les signes ont dénoué leur vieille entente; les similitudes déçoivent, tournent à la vision et au délire; les choses demeurent obstinément dans leur identité ironique : elles ne sont plus que ce qu'elles sont; les mots errent à l'aventure, sans contenu, sans ressemblance pour les remplir; ils ne marquent plus les choses; ils dorment entre les feuillets des livres . » . M. Foucault .les Mots et les Choses.
Comme ce sera le cas de l’arpenteur de Kafka, il vit dans un monde où l’imaginaire, celui du merveilleux, est en lambeaux. Don Quichotte est impuissant moins par manque de dons ou de moyens d'agir que par défaut absolu de rapports avec le monde de ruffians , de gens du monde , de prostituées , de cuistres et de voleurs de grands chemins qui constituent par force sa société . une quête folle en ce qu’elle est à cheval sur deux mondes :il y a quelque chose du« scientifique nouveau » dans la recherche , dans son exploration méthodique de la réalité mais l’objet meme reste vain puisque disparu.
"Là , il suit un chemin où sa simple apparition provoque un conflit grandiose d'où ni l'imaginaire qu'il force à descendre dans la vie , ni le réel qu'il ensorcelle avec son rêve ne sortent tout à fait indemnes ; un chemin labyrinthique et raboteux où il ne rencontre pas l'extraordinaire , pas de géant , pas d'îles flottantes , pas de monstres , mais l'incompréhensible et le familier , l'énigme du schéma quotidien , le mystère jamais conté du connu….Sur cette route où il est seul , quoiqu'elle grouille de monde , Don Quichotte a une affaire plus pressée que la raillerie : il questionne , regarde , décrit ; désespéré espérant toujours , il fait avec entrain , quoique sans illusions , le tour impossible des choses et des mots" . Marthe Robert L’ancien Et Le Nouveau.
C'est ainsi que va s'opérer ce qu'on a appelé le "Grand Partage ": coupure des mots et des choses, de la nature et de la culture ; va s'opérer une séparation des domaines, les sciences, la religion et les arts(le mot art englobant à l'origine toutes les manières de faire,pour devenir les Beaux-arts, une recherche de la beauté pour elle-même, « finalité sans fin » dira Kant et de la contemplation) .Séparation des causes et des lois d'une part, de la finalité et de sens d'autre part, du subjectif et de l'objectif, de l'esprit et du corps, de la raison ou la foi. . Bachelard a montré que l'esprit véritablement scientifique se forme par la délimitation et la spécialisation des domaines et surtout la coupure épistémologique, une épuration,de tout ce qui est affectivité, opinion, imaginaire, croyance.
Pour prendre un exemple, La médecine scientifique est par exemple née de la rupture avec l'ancienne théorie des humeurs, de la coupure cartésienne de l'âme, esprit ou psychisme(l'intériorité) et de l'extériorité le corps/machine qu'on peut scientifiquement démonter, disséquer, et réparer .La conséquence est que la maladie concerne un corps en tant que seul être biologique « elle colle le symptôme à la personne » dit Tobie Nathan, disjoint du tout que constitue la personne et son environnement naturel et social. Paradoxalement, dans ce paradigme de la maladie, la guérison n'est plus à elle seule un critère si elle ne s'accompagne pas d'une mise en évidence expérimentale des causes( ainsi les débats sur l'homéopathie).
Le tournant fut la controverse autour de Mesmer au 18ème où s'inventa la notion de charlatan. Messmer (un des pères de l'hypnose) obtenait des effets thérapeutiques réels(comme en obtiennent chamans et nganga ainsi que les désorceleurs de nos bocages) par des « bains magnétiques »mais s'avéra incapable de prouver expérimentalement sa théorie d'un magnétisme animal universel. De nos jours on constate un « effet placebo » , comme une part d'irrationnel qu'on mesure simplement pour l'écarter des tests, qualifiant ainsi un genre de guérison dont on ne sait pas donner une explication scientifique
. « La pensée encore aujourd'hui largement dominante est une pensée de la séparation qui procède à une organisation binaire de notre espace mental ainsi qu'à une répartition dualiste des gens et des genres : le civilisé et le barbare, l'humain et l'inhumain, la nature et la culture, les aborigènes et les allogènes, le corps et l'esprit, le ludique et le sérieux, le sacré et le profane, l'émotion et la raison, l'objectivité et la subjectivité [...] ou encore entre l'abstrait et le concret, le général et le particulier ». (Laplantine et Nouss 1997: 73).
La pensée Kantienne, théoricienne des possibilités du savoir rationnel est d'abord une pensée des limites de la raison dont on a montré((Deleuze et Guattari ) qu'elle se fondait sur une pensée du territoire : dans les deux cas on marquait un territoire stable , par l'établissement de frontières. L'empire du vrai, que les auteurs de Géophilosophie déconstruisent avait auparavant la même nécessité de stabilité que les frontières du pouvoir impérial romain ou Chinois . L'arpenteur était d’ailleurs une fonction officielle et importante de l'empire chinois.
Cet empire sera le dualisme Galileo- cartésien : d'une part l'espace intérieur d'un sujet autarcique, de l'autre un espace extérieur vide, qu'on ne nomme plus nature parce que la physis des grecs était encore puissance de métamorphose et de création mais une simple « étendue » physico-mathématique qu'on peut seulement mesurer et construire
Mais l’arpenteur d’espaces mathématiques peut désormais s’y perdre, puisque sans monde. C’est le cri de Pascal devant le « silence des « espaces infinis. »
« Chaque année, la sphère du savoir augmente de deux millions d'articles et poursuit son expansion vertigineuse, à la manière d'un petit cosmos qui verrait ses galaxies, ses amas, ses étoiles, s'éloigner les uns des autres. L'immensité de cette production porte sur tous les aspects du monde, ses grandes régions comme ses plus petits territoires, ses limbes microscopiques et macroscopiques. Telle une déflagration continue, elle interpose une distance croissante entre les objets connus, avivant une inquiétude à laquelle il semble qu'il n'y ait plus de réponse possible. Il n'est guère surprenant que la question Qu'est-ce qu'un monde? se soit transformée en ritournelle de la modernité.
Nous sommes perdus dans un labyrinthe toujours plus complexe d'entités nouvelles. Il est devenu si impossible de lister tous les éléments qui composent le monde, (atomes, particules, ondes, supercordes, rayonnements, éléments chimiques, molécules, acides, protéines, organes, vivants, objets techniques, sphères cybernétiques, réseaux informatiques, axiomes mathématiques, langues, pratiques sociales, institutions, régimes politiques, sujets pensants, consciences...) que tout projet de recollection a été abandonné. Quel que soit le niveau où l'on se situe, nous savons bien pourtant que ces portions de «réalité», isolées, distinguées par les innombrables ramifications de la connaissance, se traversent les unes les autres, se recoupent, sont nécessairement en rapport, se croisent de mille manières. Mais, la manière dont les savoirs se sont constitués les a rendus incompatibles".
pierre Montebello. Métaphysiques Cosmophores
Ludmilla Wolf Le chateau
« L’Arpenteur » de Kafka dans le « Château » est cette image de la perte du sens dans un monde qui n’accumule que des savoirs partiels. Il est paradoxalement l’heritier absurde et fantomatique de l’arpenteur impérial chinois ou romain qui mesurait et établissait des limites stables. Il est le héros d’une quête sans objet dans l’espace de la banalité. Un arpenteur anonyme arrive en effet, une nuit neigeuse, dans un village au pied d’un château. Arpenteur ! Un titre officieux mais désormais inutile, sans tâche particulière, reçu d'un pouvoir inconnu et lointain celui du « Château », prétendu centre géographique et d’autorité .Ce centre, il ne parviendra jamais à l’atteindre, ni même l’approcher dans un parcours qui va prendre pourtant la forme d'une quête chimérique exténuante.
« Devant ce grand Château qui apparaît au haut d'une montagne, enseveli dans la brume et la nuit ( quand K . arrive , il est caché , donc « invisible » ) ; ce village couvert de neige , misérable et inhospitalier , sur quoi le Château étend sa mystérieuse juridiction ; ce voyageur solitaire que la vie morne du village désespère et qui , pour y échapper , tente de forcer les portes du haut lieu , on pense immédiatement à une topographie spirituelle rendue familière par quantité de traditions , et qui ne peut pas être tout à fait étrangère aux intentions de Kafka puisqu'elle ordonne tout l'espace du roman . S'ils ont un sens, le Château impénétrable et ses insaisissables habitants ne peuvent représenter que le « haut » , le ciel ou un quelconque au - delà inaccessible ; tout de même que la situation du village , le froid et la tristesse qui y règnent ne peuvent signifier que la désolation et les peines d'ici – bas » . Marthe Robert l’ancien et le nouveau.
Tout château est un lieu d’imaginaire de notre histoire et de notre littérature. Le lieu de fantasmes et de fascination. Prolongeant l’image archétype du château médiéval, Il y a celui des contes, le château de la Belle au bois dormant, mais aussi celui de Barbe bleue, et celui des Cent vingt journées de Sodome ; des châteaux noirs, avec leurs souterrains /prisons du monde de Sade.. Il y eut aussi des châteaux à la fois historiques et symboliques Montsalvat ou celui de Montségur. Le château fait contraste au monde environnant. Il s'en sépare, et ce qu'il annonce déjà par sa situation, par son architecture, par tous les signes extérieurs qui le caractérisent, indique précisément cette séparation, fait de lui non seulement un lieu privilégié mais un lieu à part, un lieu en dehors, retranché, refermé sur lui-même et en quelque sorte impénétrable selon les voies ordinaires de la réalité quotidienne. C’est donc un lieu interdit. Et par là sans doute désirable ou fascinant.
Toute l'énigme est là : le mot Château, évocateur d'images nobles et belles, de fêtes pompeuses ou de combats héroïques , exprime juste le contraire de ce que K a sous les yeux.
« il ne peut s'empêcher de l'identifier avec les Châteaux dont il a lu l'histoire et qui, au moins, ont le mérite d'être des phénomènes cohérents. Insaisissable à cause de son nom même , le Château réel avec lequel il a affaire tend continuellement à disparaître derrière ses analogues littéraires — Châteaux antiques , féodaux , merveilleux , hantés , féeriques , invisibles , mystiques , sans compter ceux d'Espagne 26 qui sont pures chimères , et ceux de Bohème , construits par l'Histoire et récrits par la légende . Chaque fois qu'il s'efforce de comprendre sa propre situation, de démêler les rapports exacts entre le Château et le village et d'en déduire un plan rationnel d’action, il est envahi par une foule d'images composites , mi souvenirs historiques , mi résidus littéraires , qui , plus séduisantes que la plate réalité quotidienne , risquent sans cesse de le détourner , voire de le dégoûter du Château réel » . Marthe Robert L’ancien Et Le Nouveau.
Tout ceci constitue la trame fidèle, quoique tragiquement parodique, du récit de Kafka ; comme s’il s’agissait d’une quête initiatique, celle de Lancelot ou Perceval cherchant le château du « Graal ».L’arpenteur K. essaie lui aussi d'arriver au Château, qu’il ne devine que de loin, par tous les moyens et par tous les côtés possibles . Dans l’imaginaire des récits et des contes, accéder à l'intimité, à l'intériorité d’un château réclame toutes sortes de conditions particulières, peut exiger tout un apprentissage, l'accomplissement de toute une série de rites, l'affrontement de toutes sortes d'épreuves dont le héros, doit triompher, souvent au péril de sa vie. En un mot une il s’agit d’une véritable initiation. Le pseudo parcours initiatique de l’arpenteur sera « d’arpenter » sans commune mesure, un espace au centre à jamais impossible..Les obstacles, dont il ne pourra pas triompher, ne seront pas les monstres de la légende mais les banalités de la vie quotidienne et de ses habitants, des aubergistes, des paysans, des fonctionnaires détenteurs de la loi du château mais qui ne sont chaque fois que des subalternes d’une administration pléthorique et irréelle, au service d’un pouvoir absent. Tout est trivialité et mesquineries. Tout est paperasses et formalités sans fin. Et le château lui-même, entrevu à peine, n’est finalement qu’un ensemble de bâtisses, sorte de petite agglomération décrépite, dirigée par un comte que personne ne connait et dont on ne peut parler devant des enfants « innocents ».
L’arpenteur K mérite pourtant son titre officieux, quoique que désespérant d’atteindre son but et n’ayant rien à mesurer .Faute de mieux ,et croyant qu’une information méthodique et complète lui livrera les clefs de son monde, il se livre,avec la ténacité du Quichotte, à une véritable enquête ethnographique de l’administration du château, de l’organisation et des mœurs du village, de la sexualité etc.Il interroge inlassablement ses informateurs, les femmes surtout. Il entasse les dossiers sans jamais l’espoir d’une synthèse.
« Ceci est bien de nature à guérir K de ses illusions quant à un Château unique et universel. Car, c'est indéniable, il n'y a pas un Château, mais autant de Châteaux que de catégories humaines, sexuelles, intellectuelles, sociales. Sans doute , c'est bien de la même chose que chacun parle malgré tout , toutefois il n'y a pas grand - chose de commun entre le Château des femmes et celui des hommes , entre l'administration telle que la conçoivent les Messieurs et l'idée que s'en fait le Maire , sans compter la divergence des opinions à l'intérieur des différentes catégories , qui complique le classement et interdit de généraliser .
A la place de l'unité qu'il postule, K . ne trouve partout que le multiple et le changeant, des vérités hétérogènes n'ayant de signification — du moins est - ce là son dernier espoir — que dans une totalisation complète de leur sens . Le Château n'est pas le tout dont on pourrait se saisir dans une illumination subite ; c'est un tout dont on ne connaît jamais qu'une partie ,faute d'en pouvoir achever l'addition . . Marthe Robert L’ancien Et Le Nouveau.
La quête de l’arpenteur est bien la nôtre. Elle marque l’impasse de notre monde ,comme celle de Don Quichotte marquait la fin de la Renaissance. Une errance dans un espace vide de sens ; errance organisée, minutieuse comme une expérimentation scientifique mais au sein de laquelle et par elle son objet s’évanouit ou se détruit à chaque étape. . Le savoir et le pouvoir pensaient tracer une ligne frontalière qui aurait délimité les corps et les esprits, mais ce fut pour rendre tous les êtres, étrangers les uns aux autres et les enfermant dans les frontières des classifications , des genres ,des espèces , des ethnies, comme l'écrit Deleuze : « Le monstre à deux têtes affirme simultanément un monde sans hommes, mathématique, glaciaire, désert, invivable, et un homme sans monde, hautain, spectral, pur esprit »
le Chateau par Olivier Deprez
A SUIVRE
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