le paradigme du tissage
françois warin dans la passion de l’origine a particulièrement souligné l’importance du paradigme du tissage et de l’animal tisseur par excellence
« Dans le bestiaire africain si attentif aux êtres doubles et équivoques, le plus espiègle des animaux, celui qui brouille les identités et met tout sens dessus dessous est paradoxalement l'animal tisserand: l'universelle araignée. » C'est en observant une araignée tisser sa toile que les Ashanti du Ghana*, , auraient inventé le tissage ; mais, comme toutes les techniques, le tissage est profondément ambigu, et dans une sorte de version africaine du mythe de Prométhée, l'animal tisserand, incarnation de l'ambivalence des puissances du seuil où il construit sa toile, apparaît aussi comme un fauteur de désordre. L'araignée, insaisissable, se situe ainsi toujours dans l'entre-deux des mondes qu'elle met pourtant en rapport; n'est-elle pas la messagère du monde d'en bas, celui des ancêtres? « Riche ambiguïté de la métaphore du tissage que contes et mythes mettent en abyme —le mythe écrivait Mauss, est comme le réseau d'une toile.
Dans ces conditions, le tissu et le tissage peuvent devenir, sur un continent où prime le sens de la solidarité, le miroir des sociétés. Ainsi les étoffes ont pu constituer le don cérémoniel par excellence, celui qui structure les alliances et affiche les statuts. Il en est ainsi des kente de soie aux thèmes de chaîne en bandes jaune d'or, rouge et verte du médiateur entre le ciel et la terre : le souverain Ashanti. Les étoffes accompagnent toutes les cérémonies du pouvoir, ainsi que tous les rituels de passage qui scandent le déroulement de l'existence, de l'initiation aux funérailles.
Mais c'est d'abord le trépassé lui-même que les vivants cherchent à protéger, à envelopper du linge cérémoniel. Ainsi des bogolans des Bambara faits de bandes de coton cousues ensemble, décorés d'idéogrammes à la composition codifiée, teintés à la boue prélevée dans les mares sacrées. La fonction initiale du bogolan* provenant des populations rurales et animistes, était d'empêcher la déperdition de la force vitale (nyama) et il était portés par tous ceux qui, dans des mauvaises passes, s'exposaient à perdre du sang: les chasseurs par exemple. .
Protéger et assurer les passages, c'est bien là en effet d'abord la fonction du tissu.
Dans dieu d’eau Ogotemmêli, complète son mythe par la symbolique du métier à tisser :
Comme les entretiens précédents avaient démontré la prééminence du tissage, l'Européen demanda à l'aveugle de lui parler de cette technique. Il avait auparavant revu, pour la vingtième fois depuis qu'il venait en Afrique, un métier en mouvement et des fileuses.
L'armature de l'appareil, faite de quatre bois verticaux enfoncés en terre et reliés par des tiges horizontales, délimite un prisme où un homme assis et ses instruments tiennent à l'aise. La chaîne, étroite et interminable, part d'un traîneau couvert de pierres, passe sur un support horizontal et se présente inclinée au tisserand. Dans le secteur actif compris entre ce support et l'ensoupleau autour duquel vient s'enrouler la bande terminée, la chaîne passe dans des lices puis dans la grille du battant, dont les dents sont faites d'éclats de roseaux. Les lices, mues au pied, alternent à l'aide d'une poulie accrochée à une traverse de l'armature ; le battant est balancé au bout d'une cordelette fixée à ses extrémités.
La navette, faite d'une augette de bois dont les extrémités sont taillées en pointe, est lancée à la main.
Le filage, labeur de femme, est pratiqué avec un fuseau composé d'une mince tigelle dont l'une des pointes est enfoncée dans une fusaïole en forme de grosse bille de terre séchée. De la main droite, la femme imprime un mouvement de rotation à son instrument, et égalise le fil au-dessus d'une peau qui protège le tout de la poussière. De la gauche elle tient la masse de fibres d'où part le fil. Elle sèche ses doigts avec la cendre blanche d'une petite calebasse.
Auparavant, elle aura égrené le coton brut en roulant sur les fibres posées sur une pierre plate une tige de fer longue d'une palme, renflée en son milieu. Le cardage se fait avec une baguette. Les graines sont conservées par la femme qui les met à sécher jusqu'aux semailles suivantes, dans la maison, sur le linteau de la deuxième porte, symbole de son sexe et de l'humidité propre à la germination.
— La fileuse, dit Ogotemmêli, est le Septième Nommo. Le fer à égrener est, comme la masse du forgeron, symbole du grenier céleste. Il est donc en rapport avec les graines. Le bâton pour carder est la baguette avec laquelle le forgeron jette de l'eau sur son feu pour le diminuer.
La peau sur laquelle file la femme est le soleil, car le premier cuir utilisé ainsi a été celui du soufflet de forge qui avait contenu le feu solaire.
Le tournoiement du fuseau est le mouvement de la spirale de cuivre qui propulse le soleil, spirale que figurent souvent les lignes blanches ornant l’équateur de la fusaïole. Le fil qui descend de la main de la femme et qui s'enroule autour du fuseau est le fil de la Vierge, le long duquel est descendu le système du monde.
Le fuseau lui-même est la flèche transperçant la voûte du ciel et à laquelle est accroché ce fil ; il est aussi la flèche enfoncée dans le grenier céleste.
L'écheveau de fil qu'on étend pour former la chaîne est le chemin du Septième Nommo ancêtre ; il est aussi ce Nommo lui-même sous sa forme de reptile. La grande bobine dévidée pour ce travail est le soleil roulant dans l'espace.
L'incessant va-et-vient du tissage de la bande de coton, qui entrecroise tous les fils sans les confondre, est par ailleurs analogue à l'entrelacement des paroles dont le monde est constitué. En pays manding, comme l’exprime dieu d’eau c'est la totalité du métier à tisser qui est l'analogon des éléments constitutifs du monde et de la personne humaine. En effet les trente-trois pièces du métier à tisser correspondent aux éléments de l'organe phonatoire (le peigne et les deux rangées de dents, le mouvement des lisses et la mâchoire, la langue qui va et vient et la navette, la poulie grinçante et les cordes vocales...) comme le métier à tisser rassemble tous les mouvements de l'univers : celui, originel, de la torsion hélicoïdale du fil, celui du perpétuel mouvement de la navette qui passe et repasse à travers les fils de la chaîne, celui en zigzag de la trame, celui de la montée et de la descente des lisses de telle sorte que c'est la voix du monde et la voix de l'homme que l'on peut entendre dans le grincement de la poulie : la parole parle dans cet instrument qui la matérialise, mais c'est aussi la pensée et la réflexion qu'évoqué irrésistiblement l'interminable mouvement de va-et-vient des lisses. Ecoutons encore le vieux sage aveugle
Restait la question de la parole, fond même de la révélation du tissage.
— La parole, dit l'aveugle, est dans le bruit de la poulie et de la navette. Le nom de la poulie signifie « grincement de la parole ». Tout le monde entend la parole ; elle s'intercale dans les fils, remplit les vides de l'étoffe. Elle appartient aux huit ancêtres ; les sept premiers la possèdent, le septième en est le maître ; et elle est le huitième.
Il répétait :
— Les paroles des sept ancêtres remplissent les vides et forment le huitième.
La parole, étant eau, chemine selon la ligne chevronnée de la trame.
— Le tisserand chante en jetant la navette et sa voix entre dans la chaîne, aidant et entraînant celle des ancêtres. Car il est le Lébé, c'est-à-dire celui de la huitième famille, donc parole lui-même.
Et l'aveugle se mit à murmurer, dans une langue archaïque, deux versets d'un chant de funérailles que psalmodient les artisans lorsqu'ils tissent les couvertures des morts.
la paresse à la nuque informe
Un seul tambour pour quatre-vingts trouvères ! »
. m.griaule conclut : Sur la petite place, de toutes parts défoncée par les angles des maisons, face à l'abri du conseil, s'entassaient quelques métiers. Près d'eux s'élevait un ombilic de terre, autel du Nommo Septième.
Vide de ses hommes et de ses chaînes de fils, la maigre forêt de piquets reliés au sommet par des bois sans grâce semblait une misère repoussée dans une encoignure. Les tisserands, selon la règle, avaient arrêté net leur travail dès que le soleil avait touché l'horizon.
Lire la suite "LE TISSU DU MONDE..POUR UN PARADIGME DE L'ANTHROPOLOGIE(2)" »
Les commentaires récents