Vous avez dit « fétiches » ?
le fétichisme de l’objet
Les sculptures et les masques africains, nous mettent en présence de la culture de l'autre, en nous imposant une très forte impression d'étrangeté, sinon de sauvagerie. Aussi, pendant longtemps, les "fétiches" furent l'objet d'une exclusion généralisée du monde de l’art ; on voulait bien parler d’un poids d’or ou d’ivoire mais pas d’esthétique. Au début du siècle, les peintres (Vlaminck, Derain, Picasso), les poètes (Apollinaire, Breton), puis les ethnologues et d'abord Marcel Griaule et Michel Leiris, mirent en lumière l'importance des représentations "autres". Aujourd'hui, les arts premiers sont à la mode, le Louvre leur consacra une salle d’exposition, puis ce fut l’ouverture du musée du Quai Branly. Faut-il donc parler d'une reconnaissance ? Le terme de fétiche, très largement utilisé, n’est-il pas le signe d’une exclusion toujours renouvelée, même si son usage sémantique parait bien innocent (fait de main d'homme) au premier abord ? N'y a-t-il pas là un perpétuel glissement de sens qui nous fait passer d'un constat de production à un jugement de valeur ethnocentrique ? L’objet fétiche n’est il pas le produit d’une longue histoire chargée d’incompréhension de mépris et donc d’exclusion ? D’ailleurs peut on dire que le « fétiche » existe ailleurs que dans notre imaginaire occidental ?
Marcel Mauss le soulignait dans des pages consacrées à la question du « fétiche » : « Quand on écrira l'histoire de la science des religions et de l'ethnographie, on sera étonné du rôle indu et fortuit qu'une notion du genre de celle de fétiche a joué dans les travaux théoriques et descriptifs. Elle ne correspond qu'à un immense malentendu entre deux civilisations, l'africaine et l'européenne ; elle n'a d'autre fondement qu'une aveugle obéissance à l'usage colonial, aux langues franques parlées par les Européens, à la culture occidentale.
Partout l’homme est dépassé par ses œuvres, partout il attache à certains objets une valeur inestimable, partout il s’étonne des objets d’élection des autres, tandis que les autres s’étonnent des siens. Il suffit de penser à l’importance des reliques et à l’interminable querelle des images dans l’héritage chrétien. Pendant très longtemps pour les explorateurs européens, le fétiche exotique fut le symbole même de l’impensable. Plus tard, des anthropologues ont estimé que s’ils ne pouvaient croire eux-mêmes en ces objets étranges, ils pouvaient croire en la croyance et l’étudier comme telle. Peu d’entre eux ont essayé de comprendre vraiment comment les adeptes de ces « cultes à objets » pensent et agissent ; c’est pourtant la première règle de l’enquête de terrain.
Les fétiches, se rencontrent à tous les niveaux de nombreuses religions d'Afrique noire. Ce sont bien des objets incontournables qu'on a, malgré tout, cherché à discréditer, à dévaloriser en leur attribuant des significations méprisantes ou en les jugeant indignes de toute considération scientifique. Le fétiche, dans notre monde occidental, effraie autant qu'il déchaîne les passions. C'est bien notre vieux monde qui fut, au XVe siècle, à l'origine de ce terme. Féitissos, en portugais, ramène à des idées d'artificialité, de maîtrise du sort ou encore de maléfice. Ce terme, « fut par la suite employé à tort et à travers pour désigner autant de pratiques et d'aberration attribuées aux Noirs » puis, par extension, à "l'homme primitif" (tout homme ayant un défaut d'instruction, victime d'une catastrophe sociale ou d'un trouble psychique). a partir du XIXe siècle, la pensée évolutionniste et le positivisme "tout puissant" vont attribuer aux fétiches une interprétation animiste qui placera le "fétichisme" au pied de l'échelle d'évolution des religions. Ainsi trouvé par Freud, le fétiche va devenir un objet de pulsion et d'adoration, nécessaire à la satisfaction du désir, une sorte de folie. Encore récemment des définitions pas si anciennes du petit Littré restaient révélatrices du caractère péjoratif attribué aux fétiches mais aussi des visions ethnocentrées issues d'un passé encore trop proche. « Fétiche : Objet naturel, animal divinisé, bois, pierre, idole grossière qu'adorent les nègres ».
Le « fétiche » est donc d’abord un mot dont la réputation est depuis toujours entachée : trop ambigu, il teinte tout énoncé d'un double sens et pèse en particulier sur les disciplines des sciences humaines qui ne parviennent pas à en maîtriser le sens. On a même parlé d’un concept « gênant ». Mais tout en reconnaissant l'ambiguïté du terme et le manque de clarté de ses références, anthropologues, critiques, psychiatres ou philosophes l'emploient largement pour étudier dans leur champ respectif les religions primitives, l'économie politique, la déviance sexuelle ou l'esthétique moderne. Il semble donc que le mot soit toujours mal employé, menaçant même parfois de glisser hors de tout champ sémantique. Pourtant, c'est précisément dans l'étonnante histoire théorique du mot, histoire de ses emplois successifs (Par exemple, c'est seulement en raison du discours médico-juridique du XXe siècle sur le fétichisme sexuel que l'on peut considérer Rétif de la Bretonne comme un fétichiste), imprégnant des penseurs comme Comte, Marx ou Freud, que réside son véritable intérêt interdisciplinaire .de même sa seule réalité n’est elle pas à chercher dans l’histoire des échanges multiculturelles et du métissage ? L’un des paradoxes du fétiche est que de simples objets matériels ont incarné du manière jugée illusoire, dans l’histoire des idées, toutes sortes de valeurs religieuses, esthétiques, sexuelles ou sociales, et qu’à leur propos on passe en même temps, totalement sous silence, l’origine historique véritable : les valeurs instrumentales du marché !
Si la la critique du fétiche persista jusqu'aux XIXe et XXe siècles, c'est parce qu'un « fétiche » a toujours incarné un mystère incompréhensible : celui du pouvoir des objets matériels à être des objets sociaux collectifs. Or ces objets, les individus en font l'expérience : ils incarnent pour eux de véritables vertus ou des valeurs déterminées
Dans « le FETICHE.généalogie d’un problème », william pietz fait de celui-ci une « idée problème ». Avant que le XIXe siècle ne se l'approprie (fétichisme des marchandises chez Marx, sexuel chez Freud), le fétiche a une histoire linguistique et théorique singulière dont l'origine se trouve , lorsque les marchands portugais (puis hollandais) arrivent en Guinée et se confrontent à des systèmes de valeurs économiques et religieux différents des catégories européennes. En remontant aussi aux racines de l'Église catholique, qui très tôt se posa le problème de l'idolâtrie, William Pietz retrace la généalogie du « fétiche » et dévoile la complexe histoire d'une problématique qui pendant longtemps a concerné, de manières diverses, la pérennité des échanges économiques, le pouvoir de l'image idolâtrée, des pratiques de sorcellerie, l'incarnation du divin, les théories sur les religions primitives... Avec une méthode qui réduit le concept aux différents usages du mot, Pietz retrace la chaîne de circulation du fétiche, de ses usages et de ses réinterprétations : depuis les premiers emplois sur les côtes de Guinée, où le portugais feitiço (littéralement quelque chose de factice), qui s’appliquait à l’origine aux pratiques de sorcellerie, devient fetisso, terme hybride et pidgin désignant certains objets magiques, jusqu’à sa reprise par les Lumières radicales comme fer de lance d’une théorie critique de la religion, avec les analyses de Brosses sur le Culte des dieux fétiches.
Il faut donc selon W.PIETZ revenir aux débuts de l’histoire coloniale si l’on veut comprendre comment un concept de fétiche a pu ainsi émerger. Le fétiche, objet proprement historique, n’est donc rien d’autre que la somme de ses usages particuliers « La thèse proposée ici est la suivante : le fétiche, en tant qu'idée nouvelle (ou objet nouveau), n'appartient à aucune société spécifique discrète mais trouve son origine dans un brassage multiculturel sur les côtes de l'Afrique de l'Ouest aux XVIe et XVIIe siècles. Bien sûr, cette affirmation n'a rien d'absolu ; il est néanmoins possible de repérer le moment de son apparition dans le temps et dans l'espace, et de tracer une double généalogie linguistique et conceptuelle du mot ».
Pour commencer, fetisso dérive du portugais feitiço, mot désignant dans le haut Moyen Age « pratique magique » ou « sorcellerie ». Il était utilisé par des personnes modestes, hommes ou femmes vivant aussi bien à la ville qu'à la campagne. feitiço lui même vient de l'adjectif latin facticius qui, à l'origine, voulait dire «fabriqué». L'étude historique du fétiche commence par l'analyse de son étymologie avant de poursuivre par celle de ses premiers emplois sur la côte africaine, et de son prolongement ultérieur dans fetisso, pour finir par l'étude de sa dissémination dans le langage et les textes européens où plusieurs versions du mot se développèrent au cours du XVIIe siècle.
L'irruption des Européens remonte au XVe siècle, avec l'installation de comptoir commerciaux par les Portugais,le long de la côte. Entre 1500 et 1510, ceux-ci nouent des relations diplomatiques avec le royaume de Bénin (région de Lagos, dans le Nigéria actuel). Sous couvert d'une christianisation qui demeurera superficielle, c'est le commerce qui est la clé. L’Europe en général, à partir du XIVè siècle, était, peut-on dire, dans une situation d’essoufflement dans tous les compartiments de la vie : politique, économique et socioculturel, avec particulièrement une situation artistique presque sans perspective. Les conditions étaient donc réunies pour la découverte de nouveaux horizons et la recherche d’autres formes d’existence. C’est ainsi que l’occident est allé au contact des côtes africaines et donc des Africains. Les premiers résultats de cette rencontre entre Africains et Européens, fut le commerce et donc aussi celui des objets d’art ou d’artisanat africains surtout en ivoire. Plus tard, a commencé à s’instaurer une relation de domination pour profiter au maximum des richesses qu’ils découvraient mais aussi de ces curieuses choses dont s’entouraient les habitants de ce continent. Commencera la traite des esclaves - que les Portugais, plus tard, achemineront vers le Brésil - contre des étoffes, de l'alcool et surtout des armes - que le roi du Bénin utilisera dans ses guerres de voisinage, notamment contre les Igala.
Les Portugais sont presque complètement évincés au XVIIe s. Français, Danois et Hollandais prennent le relais et établissent une série de forts le long de la côte. Puis viennent les Britanniques qui prennent progressivement le contrôle économique de la région. La Traite alimente désormais l'Amérique du Nord engagée dans une économie de plantations. Malgré l'interdiction de la traite est instaurée en 1815 par le Congrès de Vienne, ce commerce se poursuivra clandestinement jusqu'au milieu du XIXe siècle. Ses victimes auront été souvent les Yoruba et, et une population qui leur est apparentée par la langue, celle des Ibos (cour inférieur du Niger), ou des Idjo (delta du Niger), des Ibibio et Ehoi.
C'est donc sur cette côte africaine, , que des groupes socialement très différents commencèrent à se rassembler pour transférer des objets en convertissant leurs valeurs. Ces zones d'échange, qui perdurèrent pendant plusieurs siècles articulaient trois grands systèmes : la féodalité chrétienne, le lignage africain et les systèmes sociaux et capitalistes marchands. La théorie de w.pietz est que la notion de fétiche a dû voir le jour au moment où, à l'objet d'utilité, s'est associée une idéologie. Ainsi cet objet d'utilité, au cours des différents processus accompagnant son transfert, s’est chargé des valeurs sociales et des idéologies religieuses propres aux différents groupes en action, l'objet se définissant au sein d'une opposition entre deux types de sociétés radicalement différentes
Alvise de Cadamosto, un des premiers explorateurs européens des côtes de l’Afrique de l’Ouest au XVe siècle, fit une découverte qui attisa sa convoitise : « L’or, semble-t-il, est bien plus prisé chez eux qu’il ne l’est chez nous car ils le considèrent comme un métal très précieux ; néanmoins, ils ne l’ont pas commercé à très bon prix puisqu’ils ont accepté en échange des produits qui, à nos yeux, étaient de très faible valeur. » En même temps que se met en place un échange inégal dont la traite transatlantique constituera le paroxysme dans toute sa violence, une énigme se formule pour les marchands européens : comment expliquer que les Africains acceptent de céder des objets de réelle valeur contre des choses apparemment futiles ?
Curieusement, donc alors que les premiers marchands européens pouvaient tirer profiter de la mauvaise estimation que les Africains faisaient des objets de pacotille, ils n'exprimaient pas moins un certain mépris à leur égard. Ce paradoxe se renforcera davantage encore dans les textes des marchands d'esclaves au XVIIIe siècle.
. Cependant, chacun d'entre eux possède des objets de pacotille, auxquels ils témoignent un respect particulier ou auxquels ils vouent une forme de culte, persuadés que cela les protège du Danger. Certains ont une queue de lion, d'autres une plume d'oiseau ou encore un galet, un morceau de chiffon, une patte de chien -en d'autres termes, tout ce qui leur plaît. Et cette chose, ils la nomment fétiche. Le mot ne signifie pas seulement la Chose adorée mais parfois une malédiction, un charme ou un enchantement.
Une explication émerge, qui va durablement marquer la représentation raciste de « l’Africain » dans la conscience de l’Europe coloniale. Si les peuples d’Afrique commettent de telles erreurs d’appréciation sur la valeur des marchandises, c’est - croit-on - en raison d’un aveuglement sur la nature des choses matérielles. En témoigne leur croyance aux « fétiches », simples objets matériels qu’ils dotent de « certaines vertus et de certains pouvoirs ». À cette époque, la culture africaine apparaissait aux Européens comme étrangère à tout principe. Par exemple, ils ne comprenaient pas pourquoi les Africains opposaient une résistance aux relations commerciales jugées « rationnelles ». Pour justifier cette attitude, les Européens postulaient que les Africains avaient une propension à personnifier des objets (notamment ceux de la technologie européenne) Dans les récits de voyages imprégnés d’idéologie mercantile on considère que la religion des adorateurs de fétiches entretient un lien de cause à effet avec leurs évaluations apparemment aberrantes au plan économique. Si l’on en croit, Guillaume Bosman , son indicateur au port de Ouidah,,quand on lui demanda combien de dieux son peuple adorait, répondit
« que le nombre de leurs dieux était infini et qu'il était impossible de le dire, car, poursuivit-il, si quelqu'un de nous veut entreprendre quelque chose d'important, il cherche d'abord un Dieu pour faire réussir son dessein, et sortant de chez lui dans cette pensée, il prend pour son Dieu la première chose qu'il rencontre, un chien, un chat, ou quelque autre animal, même des choses inanimées, comme une pierre ou un morceau de bois ».
Par une sorte d’ironie de l’histoire, la croyance au fétiche préexistait donc dans la conscience occidentale avant toute rencontre, au point de la projeter sur une réalité incompréhensible à un marchand doublé d’ un chrétien. Les valeurs religieuses occidentales vont ainsi lui fournir l’explication à son trouble devant un » irrationnel ».(les hollandais protestants allant même jusqu’à accuser les portugais catholiques, dans un esprit de concurrence à la fois économique et idéologique, de complaisance envers le fétichisme des « nègres » par habitude d’adorer des objets sacrés)
Si l’on remonte au origines latines du portugais feitico et du pidgin fettisso,facticius(fabriqué) a d’abord une origine commerciale et concerne les contrats : Dans son usage commercial, facticius avait donc trois sens reliés mais distincts. Dans son sens le plus simple, le mot voulait dire «fabriqué», en opposition à «fait naturellement». D'une manière plus complexe, facticius pouvait servir à distinguer l'objet artificiel de l'objet naturel parmi la variété de matières premières qui existent. Pour finir, le mot pouvait signifier factitius au sens de «frauduleux», en opposition à authentique. Dans ce cas, le mot désignait la manière artificielle de donner aux produits une apparence et une valeur trompeuses par rapport à sa substance réelle.
Les termes de feitiço, feiticeiro et feitiçaria, faisaient partie du langage des Portugais au moment de leurs voyages en Afrique de l'Ouest au XVe siècle. Ils faisaient ,outre l’origine commerciale, respectivement référence aux objets, aux personnes et aux pratiques propres à la sorcellerie. La théorie chrétienne de la sorcellerie fut déterminée selon des raisonnements théologiques à partir de l'utilisation détournée d'objets servant à la superstition. Ces raisonnements furent rattachés, à la théorie générale de l'Église sur l'idolâtrie, dont la logique voulait que les « idoles » matérielles aient un statut de ressemblances manufacturées frauduleuses. L’idée de factitius apparaît désormais sous une lumière radicalement différente lorsqu'elle est rattachée à la formation d'un monde chrétien crée par Dieu: l'homme tombant dans le péché doit s'éloigner des faux chemins de l'idolâtrie pour trouver le vrai chemin du salut. À l’opposé, les fétiches sont dans un liés à des activités "magico-sacrificielles" qui permettraient aux féticheurs de se rapprocher du Démon.
« Nous apprenons avec douleur, déclare Jean XXII en 1326, l'iniquité de plusieurs hommes, chrétiens seulement de nom. Ils traitent avec la mort et pactisent avec l'enfer, car ils sacrifient aux démons ; ils les adorent, fabriquent et font fabriquer des images, un anneau, un miroir, une fiole, ou un autre objet dans lequel ils renferment les démons par magie ; ils les interrogent, obtiennent des réponses, demandent du secours pour l'accomplissement de leurs désirs pervers, se déclarant esclaves fétides dans le but le plus répugnant. O douleur ! cette peste prend dans le monde des développements insolites, elle envahit de plus en plus le troupeau du Christ .
Du XVIe au XVIIe siècle, époque de la rencontre avec l’Afrique (la mythique Guinée) bientôt suivie de la traite des esclaves, l'Église catholique et, par la suite mais dans une moindre mesure, l'Église réformée ne cesseront de poursuivre et de réprimer la sorcellerie. L'Europe se couvrira de bûchers. En donnant autant d'importance aux puissances infernales, les premières bulles pontificales servent de caution à cette chasse aux sorcières où s'illustrent si tristement tant de tribunaux civils et religieux – civils surtout car l'Inquisition, contrairement à l'opinion commune, étant moins sévère.
Sous-estimation de la valeur marchande de l’or et surestimation de la valeur religieuse des fétiches, les deux semblent liés. Le fétiche apparaîtra dès lors durablement comme une notion exprimant un renversement, une surestimation, ou un déplacement de la valeur en raison d’une illusion radicale sur le statut des choses. Le mystère qui entoure la valeur des objets — ou plus précisément le fait que la valeur sociale dépende de systèmes institutionnels spécifiques marquant la valeur de choses matérielles — fut un thème récurrent pendant la période du commerce avec la Guinée.
La société africaine apparaissait donc comme une structure pervertie par la religion du fétiche et les produits que les Européens désiraient étaient soit altérés dans leur substance, soit inaccessibles à cause de leur statut de « fétiche. Le scandale mercantile de ne pouvoir établir des échanges sur un ordre rationnel,(l’européen devait jurer sur le « fétiche », au lieu de contrat), l’idéologie religieuse véhiculée par ces mêmes marchands contribuèrent à ne voir dans « le culte du fétiche » qu’une simple forme de superstition d’une société, chaotique , ignorante des lois de causalité et régie par le « caprice ». Pour les Européens, les Africains accordaient, en se trompant, des valeurs et des pouvoirs à des objets inanimés, et par-dessus tout des pouvoirs sur la vie : abondance naturelle et vie humaine. Leurs croyances dans ces pouvoirs constituaient les bases d'un système d'obligation sociale illusoire : craindre la mort surnaturelle pour avoir violé le serment du fétiche était une émotion qui se substituait à tout ordre social rationnel.
Le problème fut particulièrement flagrant avec les objets de pacotille: dès le début des échanges, les marchands européens remarquaient le caractère futile des objets que les Africains acceptaient en échange d'objets ayant une réelle valeur (de la même manière que les ordres socioreligieux des sociétés africaines leur semblaient fondés sur des valeurs futiles et décadentes).
Quand il chercha par exemple, à donner une justification esthétique du culte des fétiches africains en 1764, Kant reprit cette idéologie de la méconnaissance et décida que de telles pratiques étaient fondées sur le principe de la futilité la forme la plus dégénérée du principe du beau puisque qu'elle manquait de tous les sens du sublime. Quant aux études économiques, sociologiques et anthropologiques du XIXe siècle sur le fétiche, elles recèlent toujours des exemples d'objets qui fonctionnent comme des points de structures d'une inscription, d'un déplacement, d'un renversement ou d'une surestimation de la valeur..
Pour conclure par un paradoxe et un renversement ironique, on peut justement appliquer à la vision de l’objet –fétiche africain développée par les occidentaux lors de leur rencontre avec l’Afrique, les propres analyses de freud (déni de réalité) et de winnicot (objet transitionnel) quant au mécanisme fétichiste contemporain concernant les « arts premiers ».
L'objet ne cesse jamais de remplir, dans nos imaginaires, le rôle fondamental qu'il tient de sa fonction première d'objet transitionnel - servant d'intermédiaire entre le moi intérieur et la réalité du monde extérieur. Sa fonction de "prothèse existentielle" nous aide à baliser notre parcours incertain dans l'espace comme dans la durée. Sur l'axe du temps, l'objet nous aide à maintenir la continuité de notre identité à travers les vicissitudes de l'existence Il nous relie aussi au lointain passé de nos ancêtres dont nous cultivons la nostalgie des origines à travers notre attirance pour les antiquités, la brocante et tous ces objets dont l'authenticité se mesure à l'épaisseur de la patine qu'y dépose l'accumulation des ans.
Dans la dimension de l'étendue géographique, notre identité se sent tout autant menacée du fait de la diversité culturelle de ces mondes étrangers qui sont perçus comme autant de dangers potentiels. Rien de tel, pour conjurer cette menace, qu'un objet capable de concentrer et de retenir sur lui toute cette charge d'altérité qui nous inquiète. Mis à notre portée, sous contrôle et comme tenu en respect, cet objet pris en otage nous permet d'accomplir une sorte de rituel d'exorcisme sans cesser toutefois de nous fasciner par son ambivalence. Sa destruction fantasmatique - qui est au fondement même de l'utilisation de l'objet - satisfait nos instincts de domination et canalise nos pulsions ambivalentes à l'endroit de l'Autre, source permanente d'attraction autant que de répulsion. Ce prolongement, chez l'adulte, du rôle joué par l'objet transitionnel découvert pendant la prime enfance contribue à conforter notre identité en assurant sa permanence dans le temps comme dans l'espace.
Les objets anciens comme les objets exotiques sont garants de cette continuité et c'est pourquoi nous ne sommes pas près de vouloir nous en séparer. Par ce renversement ironique en l'occurrence, il nous faut désormais nous entourer de fétiches, objets qui soient authentiquement africains ou océaniens -lesquels diffèrent sensiblement des objets préférés des Africains.
Dans « une afrique sans objets, roland louvel décrit ainsi ce nouveau fétichisme occidental :
« Le voyageur qui rentre du Mali exhibe fièrement sa porte de grenier Dogon munie d'un loquet en bois aussi finement ciselé qu'astucieusement conçu. Mais le villageois qui s'absente ferme soigneusement la porte de sa maison dont le battant est une tôle ondulée clouée sur un cadre en bois. Et il n'oublie pas de la barricader à l'aide d'un cadenas fabriqué en Chine ou en Pologne puis s'éloigne en serrant son transistor sous son bras.
Du point de vue de l'esthétique occidentale, le touriste a raison de s'émerveiller de tant de simplicité mais le villageois n'a pas tort non plus du point de vue de l'efficacité la plus élémentaire sans parler du prestige lié aux articles d'importation. Ce qui séduit le touriste dans cet artisanat folklorique, c'est qu'il participe de notre vision passéiste et archaïsante d'une Afrique éternelle, primitive et arriérée. Dans leur simplicité, ces objets représenteraient un stade élémentaire de la technique, une « préhistoire du design » et nous ramèneraient vers notre passé mythique aussi sûrement que notre goût pour la brocante et les meubles anciens nous ramène vers le passé de nos ancêtres. Dans le même temps, l'Africain est attiré vers les « produits et les signes techniques des sociétés industrielles », ce qui donne souvent lieu à des situations cocasses - l'étranger tombant en arrêt, dans un village africain, sur un vieux tabouret bancal, sur une calebasse raccommodée, sur un pagne élimé pendant que ses hôtes ne cessent de lorgner la sacoche en skaï, la montre de plongée, la paire de Ray Ban ou la casquette de base-bail en polyvinyle. »
Les commentaires récents