« Le monde n'a de signification que parce qu'il a une direction; toute localisation des objets dans le monde présuppose ma localité ; en un sens l'objet de la perception ne cesse pas de nous parler de l'homme, il est expressif de nous comme sujet incarné. L 'objet est déjà en face de nous comme un autre, il nous aide par là à comprendre comment il peut y avoir perception d'autrui.
De plus, nous sommes non seulement un corps sensoriel, mais encore un corps porteur de techniques, de styles, de conduites auxquels il correspond toute une couche supérieure d'objets : objets culturels que les modalités de notre style corporel affectent d'une certaine physionomie. La notion d'objet culturel, presque pas considérée dans les theories classiques de la perception, prend aujourd'hui une importance extrême M.MERLEAU-PONTY
« Chaque communauté humaine se forge une représentation propre du monde qui l’entoure et des hommes qui la composent. Elle ordonne les raisons d’être de l’organisation sociale et culturelle. Elle ritualise les liens des hommes entre eux et les relations que ceux-ci entretiennent avec leur environnement. L’homme fait le monde en même temps que le monde fait l’homme, à travers une relation changeante selon les sociétés et dont l’ethnographie par exemple, nous montre les innombrables versions. Les sociétés humaines sont des matières de symboles..
Face à la résistance que leur oppose leur milieu d’insertion les hommes s’inscrivent dans son épaisseur et construisent dans un débat permanent avec lui l’univers de sens et de valeurs qui permet l’existence collective. Le réel n’est jamais une donnée brute, un univers matériel immuable, plus ou moins bien décodé selon les sociétés. Ni le vrai, ni le faux ne sont des catégories aptes à juger de ces visions du monde. La culture, ou plutôt l’imaginaire social, n’est jamais une décoration de peu d’incidence, un ornement quelque peu superflu, revêtant une nature objective et incontestable, claire aux yeux des sciences occidentales, et obscure aux autres sociétés à la suite d’erreurs d’observation ou des insuffisances d’une mentalité prélogique marquée par "une application erronée des lois de la causalité" (A. Van Gennep). Il n’y a ni vérité ni erreur mais seulement des univers symboliques en équation donnée face à leur environnement et qui enchevêtrent la vie quotidienne des acteurs, rendant possible le lien social, potentialisant des énergies, animant le milieu où ils existent et le rendant propice à accueillir une entreprise humaine donnée.
Toute action de l’homme sur son environnement se soutient d’un système de sens et de valeurs. Il n’y a pas d’expérience pure du monde naturel. Toute description du monde est une symbolisation, c’est-à-dire une interprétation, dont la valeur se mesure » stéphane lebreton
La distinction entre nature et culture n’est pas une distinction universelle : tel est le point de départ des travaux de philippe Descola. En effet, elle ne se retrouve pas dans de très nombreuses langues et sociétés et dans l’univers occidental lui-même, elle est d’apparition relativement récente. Elle n’est jamais qu’une manière de classer les « existants », humains et non-humains. Une ontologie ou une cosmologie particulière, au sein d’une multitude d’autres ontologies ou cosmologies possibles. Pour l’ontologie occidentale moderne, celle qui distingue et sépare nature et culture, les « existants » se rangent dans l’une ou l’autre de ces catégories. La plante et l’animal appartiennent à la nature, de même que les nuages, les astres ou la capacité de perception. La musique, les règles de l’alliance et de la parenté, les régimes politiques, la faculté de signe, les êtres humains eux-mêmes, en tous cas en tant qu’être sociaux, capables de langage, appartiennent par contre à la culture. Mais ce classement ne possède aucun sens pour de très nombreux peuples répartis sur toute la planète. Dans « par delà nature et culture » (Gallimard) Philippe Descola va déconstruire un à un, les couples conceptuels habituellement requis par notre propre épistémologie (la Nature et les cultures, le sauvage et le domestique, les substances et les esprits, etc.) Ces concepts se voient relativisés, (mais évitent le relativisme complet) pour finir par être éclipsés par d’autres concepts plus universaux, du moins d’un point de vue de la recherche, (la continuité et la discontinuité, l’identité et la différence, la ressemblance et la dissimilitude). Philippe Descola poursuit cette élaboration en posant l’hypothèse que « tout humain se perçoit comme une unité mixte d’intériorité et de physicalité, état nécessaire pour reconnaître ou dénier à autrui des caractères distinctifs dérivés des siens propres » Par « intériorité », il faut entendre ce que l’on appelle « d’ordinaire l’esprit, l’âme ou la conscience — intentionnalité, subjectivité, réflexivité, affects, aptitude à signifier ou à rêver » et par « physicalité », « l’ensemble des expressions visibles et tangibles » (la forme extérieure, la substance, les processus physiologiques mais aussi le tempérament ou la façon d’agir dans le monde) des dispositions qui résultent « des caractéristiques morphologiques et physiologiques » d’une entité.
Sur la base de cette perception de soi, l’être humain va pouvoir reconnaître ou dénier à autrui (humain ou non) la même intériorité ou la même physicalité. Partout présente, cette dualité de l’intériorité et de la physicalité va autoriser un nombre très réduit de combinaisons : « face à un autrui quelconque, humain ou non humain, je peux supposer soit qu’il possède des éléments de physicalité et d’intériorité identiques aux miens, soit que sa physicalité et son intériorité sont distinctes des miennes, soit encore que nous avons des intériorités similaires et des physicalités hétérogènes, soit enfin que nos intériorités sont différentes et nos physicalités analogues » .pour l’auteur, ces combinaisons définissent des grandes visions du monde : totémisme , naturalisme(notre propre vision) ,animisme ou analogisme.
Pour les Achuars(jivaros) qu’étudie Descola et qui vivent de part et d’autre de la frontière entre l’Équateur et le Pérou, la plupart des plantes et des animaux sont inclus dans la même catégorie que les humains, avec lesquels ils sont réputés partager en totalité ou de façon partielle la qualité de « personnes » ainsi que des règles de comportement telles que les règles matrimoniales. Et les Achuars sont loin de représenter une exception : comme eux, de très nombreux peuples ne font aucune distinction ontologique tranchée entre les humains d’une part et les espèces animales et végétales de l’autre. Pour tous ces peuples, « la plupart des entités qui peuplent le monde sont reliées les unes aux autres dans un vaste continuum animé par des principes unitaires et gouvernés par un identique régime de sociabilité » (Descola).
Ce qui caractérise ici l’animisme c’est justement « l’imputation par les humains à des non-humains d’une intériorité identique à la leur » Cette définition minimale ouvre à l’idée essentielle que « ce n’est pas au moyen de leur âme qu’humains et non-humains se différencient, mais bien par leurs corps ». C’est ce que souligne aussi l’antropologue Anne Christine Taylor lorsqu’elle affirme que, dans les sociétés animiques, « ce qui distingue les espèces, en définitive, c’est l’habit » . Ainsi, les plantes et les animaux sont « des personnes, revêtues d’un corps animal ou végétal dont elles se dépouillent à l’occasion pour mener une vie collective analogue à celle des humains : les Makuna, par exemple, disent que les tapirs se peignent au roucou pour danser et que les pécaris jouent de la trompe durant leur rituels, tandis que les Wari’ prétendent que le pécari fait de la bière de maïs et que le jaguar ramène sa proie à la maison afin que son épouse la cuisine ». Le corps possède donc le rôle qui est d’ordinaire dévolu à l’âme pour les occidentaux, celui d’un « différenciateur ontologique »
Achuar réservent une place de choix à un autre oiseau encore, le toucan. Il est d’abord le plus commun des gibiers, même si sa chair un peu coriace ne le recommande guère à l’attention des gastronomes. À l’instar des autres oiseaux et de la plupart des mammifères, le toucan est dit posséder une âme similaire à celle des humains, faculté qui le range parmi les personnes douées de subjectivité et d’intentionnalité, et dont il peut faire usage pour communiquer avec toutes les entités dotées du même privilège. C’est aussi en raison de cette disposition interne qu’il est réputé adhérer aux principes et aux valeurs qui régissent l’existence sociale des Achuar; le toucan est en particulier l’incarnation exemplaire chez les non-humains de la figure du beau-frère, terme par lequel il est désigné dans certains contextes, ce qui fait de lui le partenaire emblématique de la relation d’affinité que les hommes entretiennent avec le gibier. Toutefois, l’humanité partagée par les Achuar et les toucans est d’ordre moral et non physique : leurs intériorités identiques, fondements de leur commune mesure, se logent dans des corps aux propriétés bien différenciées, lesquels définissent et rendent manifestes les frontières des unités sociales séparées, mais isomorphes, où se développent leurs vies respectives… Confronté à un oiseau quelconque, puisque c’est des oiseaux que nous sommes partis, je peux que nous avons des intériorités similaires et des physicalités hétérogènes, ainsi que le postulent les Achuar; soit enfin que nos intériorités sont incommensurables et nos physicalités semblables, comme nous le présumons nous-mêmes. Au-delà du rapport à ces objets particuliers que nous avons pris pour exemples, chacune de ces combinaisons offre donc un aperçu d’un principe plus général régissant la distribution des continuités et des discontinuités entre l’homme et les objets de son environnement, sur la base des ressemblances et des contrastes de forme, de substance ou de comportement que son engagement dans le monde le conduit à inférer. Chacun de ces modes d’identification sert en outre de pierre de touche à des configurations singulières de systèmes cosmologiques, de conceptions du lien social et de théories de l’altérité, expressions instituées des mécanismes plus profonds de la reconnaissance d’autrui. » PHILIPPE DESCOLA.OP.CITE
Ainsi bien qu'ils se livrent quotidiennement à la chasse et valorisent à l'extrême cette pratique, les Amazoniens ne considèrent pas que leur gibier est «naturellement» dépourvu de subjectivité
, ni que la mise à mort d'animaux à des fins de consommation soit une action banale et sans conséquences pour celui qui l'entreprend. Alors même qu'ils s'en nourrissent, ils font du gibier des « personnes ». Dans la grande majorité des cas, les animaux chassés sont donc traités comme des sujets jusqu'à l'instant de leur mise à mort. Tant que le chasseur traque son gibier, il lui parle comme à un humain, lui adressant des incantations silencieuses destinées à l'influencer et à l'apprivoiser; il cherche à l'attirer par la séduction, comme il le ferait avec une femme. En outre, le traitement respectueux réservé à la dépouille de l'animal tué montre bien que la subjectivité de la bête vivante reste présente. Ainsi, son cadavre est soumis à divers procédés visant à le séparer de la «personne» qui l'habitait et à renvoyer son «âme» ou son image à son collectif d'affiliation. Cette opération permet de transformer son corps en viande afin qu'il puisse être consommé sans danger. L'objectivation liée à la mise à mort d'un animal est donc fortement minorée par rapport aux comportements de séduction ou de respect manifestant la subjectivation des animaux que l'on traque. De manière paradoxalement inverse, tandis que le meurtre d'animaux de chasse est plutôt minorisé, la guerre contre les humains, elle, ne l'est pas du tout. Assimilée à une agression animale, l'action guerrière est au contraire célébrée, chantée, mimée, ritualisée, et ses aspects sanguinaires sont mis en valeur. De fait, la guerre est identifiée à une forme de chasse à des fins de consommation telle qu'elle est pratiquée par les grands carnivores tels que le jaguar, l'aigle ou le vautour. Si dans la chasse le «prédateur» (humain) traite sa proie de façon très humaine et doit se faire violence pour animaliser sa victime, dans la guerre se produit exactement l'inverse : le guerrier perd son humanité et se transforme en animal, (par les parures les peintures ou le cannibalisme) « je suis un jaguar et c’est bon ! »
La prédilection des Indiens pour les ornements faits avec les «armes» prélevées sur les corps d'animaux, surtout les dents et les griffes, renvoie à cette disposition: en s'ornant de signes d'aptitude carnassière, les Indiens affichent leur propre inclination à devenir «jaguaresques » .Plutôt que le déguisement d'un humain en jaguar, la peinture de guerre est un habit d'esprit-jaguar, le vêtement d'une entité qui réunirait, à la manière d'une essence, toutes les qualités prédatrices et férocces de l'animal .
Qu'est-ce donc finalement qu'un corps ? Qu'est-ce qui, dans l’ univers amazonien, justifie qu’il puisse être appréhendé ou «vu» comme humain ou comme pécari bon à chasser alors que le pécari reste en même temps une personne doué d’une intériorité ? Pour l’indien, le corps reconnu comme 'humain, n’est pas cet organisme indépendant dans sa nature bio et physiologique mais la matérialisation d'une relation d'affiliation ou d'apparentement, c'est-à-dire d'un rapport. L'« humain » est la forme que prend un corps de parent ou de congénère ; de façon plus générale, c'est la forme de toute créature perçue comme semblable, c'est-à-dire comme sujet. Les termes «personne» et «humanité» recouvrent ainsi des notions différentes en Amazonie et dans notre propre tradition culturelle. Dans leur conceptualisation de ces notions, les Amérindiens se montrent à certains égards plus restrictifs que nous. Les termes désignant la personne ou l'être humain dénotent d'abord les membres du groupe ethnique ou tribal auquel appartient l'énonciateur, ou encore ceux de son groupe local, voire de sa parentèle, à l'exclusion de tous les autres. La où nous les percevons, pour cette raison, comme de féroces prédateurs, Les jaguars nous voient inversement comme des pécaris (c'est-à-dire des proies) ; en revanche, ils se perçoivent comme des personnes humaines, et il en va de même pour toutes les espèces dotées, en fonction des contextes, de dispositions relationnelles. L'humanité est ainsi un mode d'aperception accessible à toutes sortes d'êtres, et pas du tout une espèce naturelle. Elle est de l’ordre de la culture, de la condition, là où nous invoquons la nature.si, selon les indiens, jaguars et colibris consomment de la bière ( quoique sous forme de sang pour le jaguar et de rosée pour l’autre) c’est que la bière est une composante essentielle de la sociabilité. L'ensemble de relations affectives, de gestes, de savoir-faire et de savoir-vivre qui entourent la consommation de ce breuvage font de celui-ci l'indice par excellence de la condition humaine. Intimement liée au statut de personne, la bière relève de la culture et non de la nature : elle est présumée faire partie du régime alimentaire obligé d'un sujet, et c'est pourquoi elle se retrouve sous une forme ou une autre dans toutes les «natures»
Mais quel besoin alors de se peindre en jaguar comme le fait le guerrier ?pourquoi les pécaris, toujours selon les indiens, nous perçoivent-ils avec un corps de jaguar ? Comment des sujets identiques en tant qu’humains peuvent-ils vivre dans des corps distincts ?
Pour le comprendre, il faut s'arrêter sur la manière dont les Indiens d'Amazonie pensent la différence des corps,
en particulier par la mythologie. Comme dit précédemment les membres de chacune des espèces qui composent le monde ont, une façon commune de «faire sujet», autrement dit d'être humains vis-à-vis de leurs congénères. Du point de vue des perroquets, par exemple, leurs corps, leurs pensées et émotions et leur régime de vie - alimentaire et social - sont identiques à ceux que perçoivent les humains lorsqu'ils s'observent. Toutefois, s il n'y a qu'une façon d'être une personne, et si toutes le sont, il existe à l'évidence une multitude de corps : celui des agoutis, celui des moustiques, celui des aras, celui des jaguars, bref, l'ensemble de ceux incarnés par les différentes espèces. La différenciation physique entre sujets virtuels - tous semblables, tous humains , par définition, c’est ce que va penser la mythologie. Celle-ci postule l'existence, au commencement d'une seule collectivité dans laquelle se trouvaient réunis humains, animaux et plantes, plus exactement l'ensemble des « personnes » « virtuelles » avant leur différenciation corporelle. à ce stade » pré-naturel » mis en scène dans les mythes, tous les existants sont encore unifiés par leur partage d'une humanité commune, « humanité » étant ici synonyme de culture.( ils possèdaient aussi en potentialité la prédation du jaguar, le chant des oiseaux, les habitudes du pécaris). Il était donc normal qu'Engoulevent fît la cuisine, que Colibri défrichât des jardins ou que Martinet chassât à la sarbacane. En ce temps-là, tous plantes maîtrisaient les arts de la civilisation, communiquaient entre eux sans entrave et se conformaient aux grands principes de l'étiquette sociale. Pour autant qu'on puisse en juger, leur apparence était humaine, et seuls quelques indices — leur nom, des comportements bizarres — témoignaient de ce en quoi ils allaient se transformer.
Les récits racontent comment par la suite, généralement en raison d'un banal incident, cette communauté s'est morcelée à mesure que les différentes espèces acquéraient leur forme et leur profil éthologique et s'y enfermaient, sans plus pouvoir communiquer entre elles ni se percevoir comme semblables, sauf dans des circonstances exceptionnelles. Après la dissolution de ce collectif primordial, « les manières de vivre « deviennent hermétiques les unes aux autres parce qu'elles sont associées des régimes corporels ou des comportements distincts, c'est-à-dire des manières différentes d'habiter le monde et donc de le percevoir(perpectivisme ): à chaque corps correspond un environnement à la fois physique et social - un monde vécu - qualitativement différent, chaque espèce vit dans un milieu configuré pour et par son dosage de dispositions, lequel dépend à son tour des ressources corporelles dont la spéciation l'a doté. la sociabilité caractéristique de tout sujet virtuel se réalise de manière différente selon les propriétés du corps dont il dispose.
autant la configuration relationnelle qui fait l'humain est unique, autant les corps susceptibles d'occupé la position de l'humain sont multiples. Au « temps du mythe » tous les sujets avaient accès à la gamme entière des ressources corporelles, où chacun disposait d'un corps .Vint la spéciation, et chaque classe d'êtres hérita d'un fragment seulement de ce corps primordial tout puissant, fragment condensé dans un corps d'espèce particulier articulé à un monde lui aussi particulier. Cet événement fondateur du monde d'aujourd'hui, celui de l'expérience courante, est une malédiction aux yeux des Amazoniens : chaque corps d'espèce ne représente qu’une seule modalité d'être-au-monde parmi toutes celles possibles. La perte qui hante l'univers des Indiens est celle tes virtualités d'existence que leur offrait un corps mythique d'avant la séparation , un corps synthétisant les propriétés de tous les corps d'existants possibles. D'où leur attachement fervent à des parures faites d'éléments de corps d'animaux : s'en orner, c'est retrouver une parcelle, une expérience du monde associée à des types de corporéité dont ils sont désormais exclus dans leur vie ordinaire
« Les mythes amérindiens n'évoquent donc pas le passage irréversible de la nature à la culture, mais bien plutôt l'émergence des discontinuités « naturelles » à partir d'un continuum « culturel » originaire au sein duquel humains et non-humains n'étaient pas nettement distingués. Ce grand mouvement de spéciation n'aboutit pas pour autant à la constitution d'un ordre naturel identique à celui qui nous est familier puisque, si les plantes et les animaux ont désormais des physicalités différentes de celle des humains — et donc des mœurs qui correspondent à l'outillage biologique propre à chaque espèce —, ils ont aussi pour la plupart conservé jusqu'à présent les facultés intérieures dont ils jouissaient avant leur spéciation : subjectivité, conscience réflexive, intentionnalité, aptitude à communiquer dans un langage universel, etc. Ce sont donc des personnes, revêtues d'un corps animal ou végétal dont elles se dépouillent à l'occasion pour mener une vie collective analogue à celle des humains ». philippe descola . op.cité
A l’encontre de notre dualisme, le corps n’est pas tant une « substance », matérielle qu’une forme, qu’un habit, qu’une peau –enveloppe qu’on peut toujours retirer, ce qui permet les métamorphoses et les voyages chamaniques,
Un trait classique de bien des ontologies animiques est en effet la capacité de métamorphose reconnue aux êtres pourvus d'une intériorité identique : un humain peut s'incorporer dans un animal ou une plante, un animal adopter la forme d'un autre animal, une plante ou un animal ôter son vêtement pour mettre à nu son âme objectivée dans un corps d'homme. Les mythes constituent par excellence des histoires de métamorphoses. Il va de soi que les surprises fâcheuses sont toujours possibles : ainsi tel visiteur a tout juste le temps de découvrir, à la nature du festin qu’on lui sert chez des voisins, qu’il est en fait chez des prédateurs qui ont simplement changé de peau.
Pendant la plus grande partie du temps, chacun s'alimentant des autres (chasse jardinage, prédation) avec l'équipement qui lui est propre, les relations entre les différentes classes d'êtres se déroulent sous les espèces de la physicalité, c'est-à-dire selon les usages dictés par leurs comportements respectifs. Mais comme les intériorités des prédateurs et des proies sont réputées identiques, il faut bien qu'existent des situations où cette communauté puisse s'exprimer de façon nette dans un type ou un autre de communication entre des membres de collectivités séparés par leurs corps. c’est ce qui fait déjà toute l’ambivalence et la difficulté de la chasse : l'homme est simultanément engagé dans une traque mobilisant son savoir ancestral incorporé, et soucieux pourtant de maintenir par les incantations qu'il adresse au gibier le fil ténu qui relie leurs intériorités.il en est de même de la magie qui accompagne le jardinage . La métamorphose et le voyage chamanique constituent un pas de plus en franchissant la barrière des formes .Or, cela n'est possible que dans deux circonstances : lorsque les plantes, les animaux, ou leurs esprits qui sont rendent visite aux humains sous la même apparence qu'eux — dans les rêves le plus souvent - et lorsque des humains, des chamanes en général, vont visiter ces mêmes entités. Dans l'un et l'autre cas, le visiteur se place vis-à-vis de ses hôtes sur le pied d'égalité nécessaire à l'établissement d'une communication en adoptant le vêtement de ceux à qui il s'adresse — les « non-humains » exhibent leur intériorité sous la forme de la physicalité humaine, les humains abandonnent leur physicalité pour revêtir celle d'un non-humain ou pour se mouvoir sans entrave dans le monde des formes intérieures —, moyen pour le visiteur de signifier qu'il se situe du point de vue de ceux dont il va à la rencontre.
La métamorphose n'est donc pas un dévoilement ou un déguisement, mais le stade culminant d'une relation où chacun, en modifiant la position d'observation que sa physicalité originelle lui impose, s'attache à coïncider avec la perspective sous laquelle il pense que l'autre s'envisage lui même. Par ce déplacement de l'angle d'approche où l'on cherche à se mettre « dans la peau » de l'autre en épousant l'intentionnalité qu'on lui prête, l'humain ne voit plus l'animal comme il le voit d'ordinaire, mais tel que celui-ci se voit lui-même, en humain, et le chamane est perçu comme il ne se voit pas d'habitude, mais tel qu'il souhaite être vu, en animal..
Les amazoniens ne disposent donc pas de nos distinctions rassurantes par leur fixité et leur permanences substantielles (psyche et corps, substances/attributs, qualités essentielles ou secondes) . Nous nous voyons comme humains et nous percevons le jaguar comme un prédateur ,mais il nous perçoit en retour comme proie animale .Un corps ne se suffit donc jamais à lui-même par un faisceau de qualités substantielles , sa forme est déterminée en partie par le regard porté sur lui, en fonction de la relation particulière entretenue avec « l’autre » (parents, alliés ,prédateurs, ennemis, fantômes). Cette manière d'appréhender le corps est commune chez les Indiens des Basses-Terres d'Amérique du Sud et c'est celle dont les implications sont les plus déroutantes pour un esprit occidental. Dans ce cas de figure, le corps humain n'occupe plus une place unique et stable dans le schème du cosmos puisque sa forme est entièrement relative à la perspective d'un témoin. l'humain - ou l'inhumain - est dans le regard de l'autre au lieu d'être l'attribut essentiel d'une classe d'êtres : l'identité du corps perçu dépend de la nature du corps de la «personne» à l'origine du regard (jaguars, pécaris ou achuars amis ou ennemis). Cette façon de relativiser l'identité des existants est appelée «perspectivisme» par les ethnologues spécialistes de l'aire amazonienne. Elle repose ensuite sur l'idée que l'apparence revêtue par un autre être est une question de perspective. Le corps ne peut donc être envisagé en dehors de sa relation nécessaire avec un sujet témoin, mais aucun sujet ne peut être conçu sans une inscription corporelle déterminée. ). La physicalité base de la discontinuité des espèces, est plus que l'anatomie ou la physiologie « nues » ; elle spécifie celles-ci par les multiples manières de faire usage des corps, de les donner à voir et d'en prolonger les fonctions, tous éléments qui ajoutent une certaine forme d'agir dans le monde à la forme reçue en y arrivant. Loin d’être une simplification d’une pensée primitive ,cette pensée des amazoniens introduit un niveau de complexité supplémentaire dans une ontologie où il est déjà difficile, dans toutes les situations qu'engagé la vie quotidienne(chasse,jardinage), d'attribuer des identités stables aux existants que l'on côtoie. »
« On est fort loin ici du monde rassurant de l'être et de l'étant, des qualités premières et des qualités secondes, des formes pérennes et de la connaissance comme dévoilement, constat plutôt réjouissant, en définitive, pour tous ceux qui sont las d'un monde trop uniforme….. L'univers perceptible est c conçu par les Achuar comme un continuum à plusieurs facettes, tour à tour transparentes ou opaques, éloquentes ou muettes, selon les voies choisies pour les appréhender. Nature et surnature, société humaine et société animale, enveloppe matérielle et vie de l'esprit sont conceptuellement sur un même plan, mais méthodologiquement séparées par les conditions respectives qui gouvernent leur accès. ».
p h.descola
Cette vision du monde nous est elle absolument hermétique et étrangère ? Dans un extrait des lances du crépuscule, le même auteur retrace l’expérience d’un état d’indistinction des corps et du corps, celle justement où les frontières se brouillent, ou se multiplient les métamorphoses dans une sorte de voyage chamanique . on pourra objecter que ce ne sont là que des hallucinations sous l’emprise des drogues indiennes.Proust a pourtant décrit de tels états d’indistinction du corps et de la perception dans le moment du réveil.la rêverie ne ressort elle pas plutôt d’une sorte « d’imagination matérielle »(bachelard) qu’induit justement la foret amazonienne proche et environnante :
« Invité à chanter par Mukuimp, c'est sans inhibition aucune et avec une gravité hilare que j'enfile quelques couplets de Brel et deux ou trois blues revenus à ma mémoire. Miracle des narcotiques ! Des commentaires appréciatifs saluent ma performance où l'on a reconnu des chants de natem (boisson hallucinogène) indubitables. Mais l'ivresse prend bientôt un autre détour. Sur la luminescence sereine de la nuit, des cercles phosphorescents commencent a tourbillonner, puis se chevauchent et se dédoublent pour devenir des figures colorées, diaprées, incandescentes, en perpétuel! transformations kaléidoscopiques. Tous les motifs dont 1a nature invente la symétrie se succèdent en un continuum subtil : losanges alternés de rouge, de jaune et d'indigo, nervures délicates, prismes cristallins, écailles irridescentes, ocelles de papillon, mouchetures de félins, carapaces réticulaires. Une animalité sans espèces reconnaissables étale devant mes yeux ses métamorphoses et ses mues : la peau moirée de l'anaconda se fond dans les mailles de la tortue, celles-ci s'allongent comme les bandes du tatou, puis se recroquevillent en crête d'iguane, se disloquent sur le bleu intense des ailes d'un papillon Morpho pour s'effiler en raies noires, aussitôt fragmentées en une constellation d'auréoles se détachant de la robe soyeuse d'un félin. Curieusement, ces visions détachées de tout support n'abolissent pas le paysage immobile qui leur sert de cadre, un peu comme si je les percevais à travers l'oculaire d'un microscope, découpé en une fenêtre de dimensions variables au milieu de mon champ visuel demeuré intact….
Incapable, on s'en doute, de questionner Mukuimp sur les délicats points de doctrine que cette transe partagée devait ''inciter à révéler, je jouis pourtant d'une acuité d'esprit suffisante pour méditer à loisir sur les parallèles entre mon état second et ce que je sais déjà du « voyage » des chamanes. Il est probable que les êtres étranges, les esprits monstrueux, les animaux en perpétuelles métamorphoses qui peuplent leurs visions — mais qui ne m'ont pas encore visité — leur apparaissent comme une succession de formes temporairement coagulées sur le fond mouvant de ces motifs géométriques dont j'éprouve l'étrange beauté. Un peu comme dans ces figures employées par la Gestalt pour démontrer les illusions perceptives, les hallucinations vivement colorées induites par le natem se prêtent à des «reconnaissances» d'êtres animés à l'aspect codifié et qui doivent sembler d'autant plus réalistes malgré leur apparence fantastique qu'ils empruntent une livrée vivante à l'arrière-plan sur lequel ils se détachent. Ainsi s'explique que les images d'écaillés chatoyantes, de fourrures tachetées ou de filaments lumineux puissent devenir, par une sorte de métonymie visuelle, le support de ces incarnations d'esprits animaux — anaconda, jaguar, araignée — dont les chamanes font leurs auxiliaires. Mon corps en mille morceaux, le sentiment persistant d'être étranger à moi-même font aussi flotter jusqu'à la surface de ma mémoire des lambeaux d'érudition : le voyage de l'âme du chamane, délaissant son enveloppe corporelle pour communiquer sans entraves avec les entités qui le secondent, est rapporté pour toutes les formes de chamanisme, même en l'absence d'hallucinogènes…
Mukuimp et Piniantza m'invitent à une baignade. Je glisse jusqu'au Kapawi comme un fantôme sous la lune, conscient de l'infinie douceur de la vase où s'enfoncent mes pieds nus. Des nuées légères flottent à la surface du fleuve. L'eau est d'une fraîcheur délicieuse après la nuit tiède, mais je n'ai pas la sensation de changer d'élément tant sa fluidité immatérielle est semblable à celle de l'air. Un chuchotis paraît sourdre du Kapawi, tour à tour ample et ténu, modulé et indistinct. Le visage grave, Mukuimp me dit : « Écoute chanter les poissons et apprends ! ».PH.DESCOLA LES LANCES DU CREPUSCULE
LES PHOTOS NB SONT DE CLAUDIA ANDUJAR
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