« C'est la situation de qui se trouve face à face avec un tombeau, devant lui, posant sur lui les yeux. Situation exemplaire parce qu'elle ouvre notre expérience en deux, parce qu'elle impose tangiblement à nos yeux cette scission évoquée en départ. D'un côté, il y a ce que je vois du tombeau, c'est-à-dire l'évidence d'un volume, en général une masse de pierre, plus ou moins géométrique, plus ou moins figurative, plus ou moins couverte d'inscriptions : une masse de pierre œuvrée en tout état de cause, tirant de son côté le monde des objets taillés ou façonnés, le monde de l'art et de l'artefact en général. D'un autre côté, il y a, dirai-je à nouveau, ce qui me regarde : et ce qui me regarde dans une telle situation n'a plus rien d'évident, puisqu'il s'agit au contraire d'une espèce d'évidement. Un évidement qui ne concerne plus du tout le monde de l’ artefact ou du simulacre, un évidement qui touche là, devant moi, l'inévitable par excellence : à savoir le destin du corps semblable au mien, vidé de sa vie, de sa parole, de ses mouvements, vidé de son pouvoir de lever sur moi les yeux. Et qui pourtant me regarde en un sens «
Cet extrait qui ouvre l’ouvrage de g.didi huberman : « ce que nous voyons.ce qui nous regarde. ed.minuit », décrit l’expérience qu’on pourrait appeler fascination ou captivation (ici devant la masse inerte mais dévidée du tombeau) et qu’Alfred Gell place au centre de son analyse de l’œuvre d’art : choses, artefacts ou œuvres peuvent être considérés comme des « acteurs », des « personnes », médiateurs concrets capables d’agir sur nous : ils ont un caractère magique que n’expliquent pas les simples propriétés esthétiques. Tels sont la Joconde ou le David de Michel ange, à l’instar des boucliers ou des pirogues trobriandaises.Ils peuvent susciter la peur, la colère, l’admiration ou l’angoisse existentielle. Didi-huberman ajoutait (à propos de l’art minimaliste et des cubes de Tony Smith) que nous cherchons à rompre cette fascination par deux attitudes opposées : soit la pure contemplation tautologique qui en reste au simple voir: « un cube est un cube » soit l’instauration de tout un appareil de croyance.
« Cette seconde attitude consiste donc à faire de l'expérience du voir un exercice de la croyance : une vérité qui n'est ni plate ni profonde, mais qui se donne en tant que vérité superlative et invocante, éthérée mais autoritaire. C’est l'affirmation, figée en dogme, qu'il n'y a là ni un volume seulement, ni un pur processus d'évidement, mais « quelque chose d'Autre » qui fait revivre tout cela et lui donne un sens, téléologique et métaphysique. Ici, ce que nous voyons (le triste volume) sera éclipsé ou plutôt relevé par l'instance légiférante d'un invisible à prévoir ; et ce qui nous regarde s'outrepassera dans un énoncé grandiose de vérités au-delà, d'Ailleurs hiérarchisés, de futurs paradisiaques et de face-à-face messianiques... Autre déni, autre mode de satisfaction revendiquée devant ce qui, pourtant, continue de nous regarder comme le visage du pire. C'est une parade symétrique de la précédente, extatique et non plus cynique. »
Cet appareil de croyance est justement au centre d’art and agency, dans le contexte d’une théorie anthropologique qui analyse le culte des images .C'est en effet pour Gell avec le culte et les cérémonies que les images sont le plus clairement traitées comme des personnes. « Je commencerai, écrit il donc par développer une théorie de l'idolâtrie, pratique que je considère tout aussi fondée que n'importe quelle autre observance religieuse »..
On pourrait s’étonner de l’emploi de ce terme, soigneusement réservé dans notre tradition culturelle aux pratiques des sociétés archaïques ou primitives. le terme « fétiche » par exemple, recouvre tout un champ qui va des premiers navigateurs portugais mêlant dans le même mot artefact et culte(festigio) jusqu’aux analyses du fétichisme de Marx et freud en passant par le président de brosse inventeur du concept .Une des caractéristiques de l’ironie de Gell est justement de rapprocher les fétiche à clous ou les statues polynésiennes, des chef d’œuvre de nos musées comme des jouet de l’enfant. pour l’auteur d’ailleurs, l’histoire de notre culture est traversée par de violentes luttes iconoclastes(dont le dernier avatar serait les agressions contre les œuvres d’art)comme si l’idolâtrie restait toujours à contenir . Il en vient à conclure que la distinction entre le beau et le sacré, entre l'expérience religieuse et l'expérience esthétique, résulte d'une vision biaisée, qui correspond à celle de l'Occident après les Lumières.ces analyses font évidemment penser à ce que w.benjamin appelle de son coté le « déclin de l’aura ».
« Tout ceci concourt à faire de l'idolâtrie un terme péjoratif auquel les anthropologues recourent peu, en particulier ceux qui manifestent une certaine empathie pour les croyances religieuses des autres cultures. Pour ma part, plutôt que recourir à une circonlocution vague et fallacieuse, je préfère conserver le terme d'idolâtrie pour désigner la pratique du culte des images. Au lieu de lui donner un autre nom, il me semble plus intéressant d'expliquer ce qu'est véritablement l'idolâtrie, en montrant qu'elle émane, non pas d'une forme de bêtise ou de superstition, mais du même substrat qui nous aide à comprendre et à voir l'Autre, l'humain non-artefactuel, comme un alter ego doté comme nous d'une conscience, d'intentions et de passions .
Les tenants de la seule «expérience esthétique» pensent qu'une image perçue comme une source de pouvoir, d'exaltation ou de salut religieux n'est pas appréciée pour sa «beauté», mais pour d'autres raisons. Or, selon moi, ces arguments sont erronés, pour deux raisons. Tout d'abord, je ne fais pas la différence entre l'émotion religieuse et l'émotion esthétique ; il me semble que les amateurs d'art vouent tout autant un culte aux images, sauf qu'ils « rationalisent» leur idolâtrie en l'appelant admiration esthétique. Quand on écrit sur l'art, on ne fait pas autre chose qu'écrire ou bien sur la religion ou sur un substitut de religion dont se contentent ceux qui refusent de se soumettre aux dogmes des religions instituées. »ART AND AGENCY
Les concepts utilisés par l’auteur sont empruntés aux théories cognitives; ainsi celui d’agency (qu’on traduit souvent par intentionnalité) .celui ci expliquerait l’aptitude de tout humain à organiser ses conduites selon ses croyances et ses désirs mais et surtout à comprendre et à contrôler les croyances et les désirs des autres afin de se conduire de manière appropriée envers eux. En ce qui concerne l’objet d’art, Gell lui reconnaît deux types d’agency. l’objet d’art servirait en premier lieu de relais matériel entre des personnes, dans des réseaux de comunication .le second type renvoie à « l’animisme, à la magie ou à l’idolâtrie : il est constant en anthropologie depuis Frazer et Tylor. Il s’agit de la manière dont les êtres humains attribuent un esprit à des entités (pierres, végétaux ou artefacts) qui en sont apparemment dépourvues. C’est le phénomène que Tylor a appelé animisme, où les pierres, les arbres ou les montagnes, etc., sont traités en partie comme des humains. Gell ne voit rien d’enfantin ni d’immature dans le phénomène de l’animisme, qui, pour lui, est typique des phénomènes religieux qu’il qualifie ici du terme traditionnel d’« idolâtrie », utilisé sans jugement de valeur. Il entend par là l’attribution d’intentionnalité et de pouvoir à des objets, souvent représentatifs, tels que des statuettes d’ancêtres, ou parfois de simples objets naturels réputés être habités par un esprit ou une autre entité semblable. Les objets d’art sont toujours, pour Gell, plus ou moins objets d’idolâtrie en ce qu’on leur attribue une intentionnalité de quelque espèce, une volonté quasi humaine. D’où le pouvoir émotif de ces objets qui deviennent plus qu’un simple relais dans le réseau des relations sociales mais des acteurs à part entière.
Se développe une conception de l’idolâtrie fondée sur la magie sympathique de Frazer et les pratiques d’envoûtement , pratiques interactives liant un agent, un patient et un objet .c’est justement le lien qui est essentiel-(les grecs pratiquaient des envoutements avec des petites pièces de plomb sur lesquels ils inscrivaient le nom de la victime avec l’inscription » » je lie ». l’exemple jette donc un pont entre la part linguistique de la magie (ce sont des mots) et sa part physique (ils se réfèrent à un acte concret opéré sur le corps de la victime). La fabrication d'une effigie figurative, de n'importe quel type, implique une sorte de lien, au sens où l'image du prototype est arrimée à l'indice ; elle y est emprisonnée. et l’auteur d’ajouter : On explique souvent l'angoisse qu'on a à être représenté dans un indice (une photographie ou un portrait) par une forme de superstition primitive, comme certains sauvages craignaient qu'on leur dérobe leur âme. Pourtant, nous avons presque tous des raisons de vouloir garder un certain contrôle sur les représentations de nous-mêmes….
Resterait donc à expliquer la nature et l’efficacité de ce lien. Gell note à partir de Frazer que la sorcellerie des images est liée à une « la sorcellerie des exuvies », qui utilise des éléments corporels comme les cheveux, les ongles, les reliefs d'un repas, les excrétions, etc. la vulnérabilité à la sorcellerie serait ainsi la conséquence de la diffusion de la personne à travers les prolongements ou prothèses de son corps (c’est ainsi que, pour l’auteur, nous faisons de la voiture une personne). L’être humain est donc présent dans chaque indice en témoignant, de son vivant et après sa mort, de son existence et de sa capacité d’interaction avec les autres et avec le monde ; la personne se définit comme la somme totale de ces indices .Chacun de nous est une « personne disséminée » dans son environnement. Gell se réfère alors à la notion de « personnalité fractale » pour concevoir à la fois les possibilités de l’envoutement et la nature même des œuvres d’art définis par leur agentivité et leur réseau de relations. Cette notion permet de dépasser certaines grandes oppositions «occidentales» entre l'individu (l'ego) et la société, les parties et le tout, le singulier et le pluriel. Dans un exemple emprunté aux sociétés polynésiennes, il peut montrer qu’une personne individuelle est «multiple» au sens où elle condense une multitude de relations généalogiques, chacune d'entre elles étant représentée dans sa personne; inversement, un groupe de personnes, comme une lignée ou une tribu, représente une seule personne du fait qu'elle est une généalogie : l'ancêtre d'origine est représenté, non pas par un seul corps, mais par une multiplicité de corps au sein desquels son propre corps s'est transformé. Gell cite ainsi une célèbre « idole polynésienne appelée A'a dont les traits du dieu sont représentés, par de petites figures qui sont des répliques miniatures de la forme principale du dieu. « Ce dieu engendre de petits dieux sur toute sa surface » les dieux extérieurs qui ornent le corps du A'a correspondraient aux liens de parenté (claniques) qui composent la société dans son ensemble.
Le type d'influence qu'on peut avoir sur une personne ou une chose en ayant accès à leur image serait alors comparable, voire identique, à l'influence qu'on pourrait avoir si on avait accès à une partie de son corps. Cette conception des exuvies était déjà à l’œuvre dans nos premières « théories » de la perception jusqu’à la naissance de l’optique et trouvait par exemple une forme à la fois philosophique et poétique chez Lucrèce(de la nature des choses)dans sa conception des « simulacres ».
Il existe pour toutes choses des simulacres; (simulacres, images ou idoles se disent en grec en grec eidola ) comme nous les nommons; sortes de membranes détachées de la surface des corps, elles voltigent de tous côtés à travers les airs. [...] Je dis que les choses envoient de leur surface des effigies, formes ténues d'elles-mêmes, des membranes en quelque sorte ou des écorces, puisque l'image revêt l'aspect, la forme exacte de n'importe quel corps dont, vagabonde, elle émane. Certaines se dissipent et s'évaporent, la fumée du bois vert ou '• la chaleur du feu, d'autres sont plus serrées, plus denses, telles en été les tuniques rondes que déposent les cigales, les membranes que les veaux dès leur naissance abandonnent, la robe dont le serpent furtif se dévêt dans les ronces; nous voyons souvent sa dépouille flottante garnir les broussailles. »lucrece .de la nature des choses
A la lumière de ce texte, l’anthropologie de Gell, quant à l’objet, s’éclaire alors plus complètement, si l’on replace ses analyses parmi celles consacrées aux « effigies de l’entre deux --monique borie. le fantome ou le théatre qui doute.acte sud ). En effet, l'anthropologie offre tout un ensemble de données portant sur les procédures rituelles avec au cœur, les rapports du visible et de l'invisible et qui mettent en jeu le corps habillé et/ou masqué, la statue ou l'objet fétiche dans leur fonction de double du mort et donc au cœur d’un processus d’ancestralisation (un exemple que j’ai développé concerne les danses eguns dans la société yoruba.) Ce mort qui peut entrer en relation avec les vivants par des "apparitions effectives" mais aussi se donner à voir dans le rêve ou à travers la possession.
« Dans la Grèce archaïque, comme le montre Jean-Pierre Vernant, la question du fantôme s'inscrit dans la sphère de l'eidôlon et de ses différentes formes. Eidôlon, c'est le mot qui sert à désigner le fantôme qui se montre et c'est aussi le mot qui désigne l'apparition d'origine surnaturelle ou l'image du rêve. Trois formes d'intervention de l'invisible dans le visible, d'irruption de cet invisible qui le fait vraiment apparaître. Et c'est par référence à cet eidôlon archaïque, avec sa valeur et sa force d'apparition, que Vernant analyse la naissance de la notion d'image dans le cadre d'une doctrine de la mimésis où s'opère le passage de l'ordre de l'apparition et de la présence effective de l'invisible à celui de l'apparence et de l'imitation. »monique borie.
Ce qui définit en effet l'eidôlon archaïque, c'est sa valeur de présence, présence dans le visible d'une puissance de l'ordre de l'invisible, qu'elle soit des morts ou des dieux. Mais cette présence en même temps renvoie à un inaccessible ailleurs et ceci est vrai tout particulièrement pour le kolossos, image figurée du mort puis du dieu . Ce Kolossos appartient à la catégorie de l’eidôlon.(la racine préhellenique kol signifie « un pieu fiché en terre » ; le soliveau de la fable de la fontaine en est donc une réminiscence)
« Statue ou simple pierre dressée, sans rien de mimétique ou d'anthropomorphe à l'origine, il a pour vocation de fixer la psuchê du mort, cette partie insaisissable de l'homme qui erre entre le monde des vivants et celui des morts, et qui justement peut apparaître comme fantôme qui revient. Le colossos, assure donc le possible contact des vivants avec les morts car il désigne l'espace où le mort peut remonter au jour. En même temps il est aussi signe d'absence du mort, de son appartenance à un ailleurs, à un au-delà qui reste fondamentalement autre. A la fois signe de présence effective et signe d'altérité, au carrefour du visible et de l'invisible, le colossos associe intimement la pierre et l'ombre, marquant par la pierre dressée ou la statue .Rattaché à la sphère de l’ Eidôlon, au même titre que l'image du rêve, le fantôme et l'apparition surnaturelle, le colossos relève, dans la Grèce archaïque, de cette "catégorie psychologique du double" que définit, selon Vernant, l'ambiguïté du statut de la présence - une présence inscrite dans la tension entre l'immobilité de la pierre et la mobilité de la psuchê, entre le matériel et l'immatériel, l'ici présent et le renvoi à un ailleurs. »..m.b op.cité
Si l’on voulait faire intervenir d’autres éclairages on pourrait aussi invoquer les analyses de marc auge concernant justement le fétiche « le dieu objet »
Dans un contexte africain, s'interrogeant sur le fétiche de bois ou de pierre, sur le "dieu objet", un Marc Auge* montre le rapport de l'immobilité avec le divin, le surnaturel, et le lien entre l'inanimé, l'état d'inertie et la mort. Le dieu objet comme « personnalité fractale » est le double d'un dieu mais aussi le double d'un mort. Et la question de la matière dans son rapport à une puissance de l'ordre de l'invisible se trouve au cœur des analyses de son élaboration.
Assumer la matière et penser à la fois le corps objet et le corps actif - donc le fétiche chargé de puissance - c'est là, selon Marc Auge, le noyau de cette pensée africaine de la mort qui refuse la réduction du corps à l'état de simple objet passif. Comme en Grèce, en Afrique, la mort est plurielle. Le tout de l'homme ne meurt pas au même rythme et l'activité rituelle autour de la mort est destinée là aussi à "jeter un pont", à "établir une continuité" entre les vivants et les morts, entre le visible et l'invisible, le matériel et l'immatériel, le corps objet et la puissance. Marc Auge insiste sur la difficulté d'une pensée de l'inanimé - la mort constituant le noyau de cet impensable. D'où cette notion d'énergie, de puissance dont peut se charger encore le corps mort, et d'une façon plus générale la matière inerte. Concrètement, Marc Auge énumère tout un ensemble d'effigies, statues fétiches mais aussi simples jarres, qui forment un véritable système, associant étroitement les dieux et les ancêtres morts, un système qui ne se comprend que par rapport à une conception plurielle de la personne où une part de l'individu est reliée aux ancêtres, où il n'y a pas de séparation radicale entre les vivants et les morts.
Un des exemples illustrant ces « effigies de l’entre deux » justement donnés par Gell, consiste dans le culte tahitien des mauri ,les pierres de fertilité..Ces pierres emprisonneraient .le « hau » ou esprit de la foret force agissante à l’origine de sa productivité. la magie de la chasse consisterait donc en un réseau d’agentivité et de transactions entre le prêtre ,le chasseur et l’esprit de la foret par leur intermédiaire : « La pierre magique et les oiseaux capturés par les chasseurs ne sont donc, rituellement, qu'une seule et même chose, un même taonga (don) que les prêtres «donneraient en définitive aux chasseurs, par l'entremise de la forêt ».c’est donc le rituel qui importe ici :,en agissant sur l’objet , il « manipule » en quelque sorte la foret, contrainte de donner sa fertilité aux chasseur. ce rituel comme la kula mélanésienne est donc un réseau de relations, comme circularité des dons et contre dons . le mauri, comme « entre deux », créé par les prêtres et enterré dans la forêt est à la fois une représentation de la productivité de la forêt et une cause de la fertilité de la forêt .les prêtres confectionnent un indice de la productivité de la forêt et c'est par cette action que la forêt devient fertile. Ils sont récompensés par les chasseurs, qui reçoivent de la forêt le fruit de sa productivité, et ces derniers le rendent aux prêtres. .
Les mauri étaient creux (détail essentiel on le verra) et contenaient des «mèches de cheveux. Se situe ici pour Gell le lien entre les éléments corporels utilisés en sorcellerie et le principe de fertilité : les deux impliquent une croissance. Les résidus corporels, ( les exuvies,) sont des parties du corps qui ont poussé et se sont détachées de lui (notamment les cheveux). « De la même manière que nous «prélevons» notre hau quand nous nous faisons couper les cheveux, quand les chasseurs vont dans la forêt pour «prélever» les oiseaux qui s'y trouvent, ils récoltent en fait les exuvies (hau) de la forêt. »
Gell généralise d’ailleurs cet exemple aux arts religieux en général : « Les grands monuments que l'homme a érigés à la gloire de Dieu, les basiliques et les cathédrales, sont des indices à partir desquels nous en déduisons par abduction l'agentivité de Dieu sur le monde, et sur ses mortels servite. L'humanité a un privilège par rapport à Dieu, celui de pouvoir contrôler son objectivation. Même si Dieu reste in fine l'auteur de sa ressemblance sous la forme de splendides œuvres d'art et d'architectures, il n'en reste pas moins que l'agentivité humaine est essentielle à plusieurs moments critiques de ces réalisations, que ce soit dans les causes, les instruments, et les résultats, étant donné que la présence de Dieu sur terre est indissociable de ces œuvres de l'agentivité humaines. . L'hommage rendu à Dieu par les basiliques n'est ni destructeur ni malveillant, il fait simplement de Dieu «l'agent passif » de desseins avant tout humains… » ART AND AGENCY
On pourrait évidemment révoquer cette argumentation en invoquant la crédulité de peuples arriérés ou de couches ignorantes de nos populations. On invoquerait encore l’archaïsme d’époques révolues, si nous n’adorions pas tous des images, ou des œuvres d’art (le musée imaginaire et intemporel de Malraux est une sorte de temple pour une religiosité d’une autre nature.).Gell fait remarquer à ce propos que tout « fidèle » sait et ne sait pas à la fois ; qu’il sait bien que l’effigie est une matière inerte mais c’est pour la considérer en même temps comme un agent doué d’intentions. (« Je sais bien mais quand même » ! matrice de tout imaginaire et de toute double pensée). C’est pourquoi, tant cette pensée, contraire en apparence à la rationalité et à l’esprit scientifique censé prévaloir en Occident, que les pratiques qui en sont imprégnées tout à la fois repoussent et fascinent. L’intérêt pour les phénomènes de magie n’a jamais disparu c’est même tout le contraire comme l’ont montré de Martino ,ginzburg et favret saada. il reste donc à expliquer ce paradoxe qui est au cœur de la fascination.Il faut bien que l’objet se prête d’une manière ou d’une autre à notre fascination, qu’il permette le processus de captivation pour que les diverses « agentivités » restent possibles. l’objet/indice nous dit Gell, est d’une certaine façon étrange et contre intuitif.
Un premier exemple, objet de l’analyse, concerne l'hindouisme (dont on ne peut dire qu’il constitue une culture religieuse « primitive « ).
« Adorer des images, c'est prendre le darshan que le dieu vous donne. Le darshan est une bénédiction qui se transmet par les yeux et qui émane du dieu. C'est une manifestation de l'agentivité du dieu, où le fidèle est le patient Certaines catégories d'êtres humains ont aussi le pouvoir de donner le darshan - c'est le cas du gourou quand il ou elle fait une apparition publique devant un rassemblement de disciples ou d'un homme politique important qui apparaît devant une assemblée de partisans qui sont venus voir ou entendre leur chef. Le darshan est un don ou une offrande qu'un supérieur accorde à un inférieur. Le darshan est un "• don d'apparition », et peut se concevoir comme la forme matérielle d'une bénédiction ».ART AND AGENCY
Selon Gell ,le dashan serait ainsi la version positive du « mauvais œil :statues, politiciens ou gourous irradient par leur regard : Se prosterner devant l'idole du dieu reviendrait donc à accueillir le regard divin et à intérioriser l'image divine. Dans l'hindouisme, la clé du processus d'animation semble dépendre, du moins initialement, de la logique qui consiste à voir et a être vu. La vénération des images est un acte visuel (contrairement a la prière, par exemple) et s'effectue uniquement par le regard, les autres parties de l'idole ont comme seule fonction d'indiquer l'identité et les attributs du dieu
Les yeux du dieu, nous dit Gell, qui regardent le fidèle, miment le fidèle qui regarde le dieu. Il arrive, dans les temples jaïns notamment, que les yeux des idoles soient ornés de petits miroirs, de telle façon que le fidèle se voie dans l'œil de l'image en train de la regarder. Même en l'absence de miroirs, l'activité oculaire de l'image reflète l'action du fidèle .
« L'animation trouve son origine dans cet échange oculaire ; même si notre rapport à ces idoles n'est pas mystique, nous pouvons leur attribuer des verbes d'action comme « regarder» (ou « sourire », «gesticuler», etc.). La question est: que voient les idoles quand elles regardent? Ce que le fidèle voit est l'idole qui le regarde, elle-même en train d'accomplir une action, celle de regarder, en reflétant comme un miroir le regard du fidèle. Ce n'est pas par mysticisme que le fidèle en déduit que l'image le «voit»; nous ne savons ce que l'autre voit que parce qu’on qu'on sait ce qu'il regarde.L'idole comme miroir fait la même chose que le fidèle, donc l'idole aussi regarde et voit. En toute logique, nous n'avons même pas ] besoin de supposer que l'image soit «vivante» pour dire qu'elle voit, Après tout, on parle souvent du « regard » de la caméra en parlant ' d'un film, sans que cela implique pour autant qu'elle soit vivante ». art and agency
Pour comprendre cette logique, il faut se pencher sur le mécanisme même de la perception et opérer un rapprochement entre l’expérience des regards dans l’adoration selon Gell et le phénomène perceptif que Benjamin appelait justement l’aura , caractéristique du pouvoir de l’œuvre d’art à son origine. « Unique apparition d'un lointain, si proche qu'elle puisse être ». Dans la perception, l'objet, ni le sujet, ni l'acte de voir, ne s'arrêtent jamais à ce qui est visible au sens d’un terme discernable complètement et adéquatement dénommable (susceptible donc d'une « vérification » tautologique du genre la Joconde n'est rien de plus qu'une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées »). « L'acte de voir n'est pas l'acte d'une machine à percevoir le réel en tant que composé d'évidences.. .L'acte de donner à voir n'est pas l'acte de donner des évidences visibles à des paires d'yeux qui se saisissent unilatéralement du « don visuel » pour s'en satisfaire unilatéralement. Donner à voir, c'est toujours inquiéter le voir, dans son acte, dans son sujet. Voir, c'est toujours une opération de sujet, donc une opération refendue, inquiétée, agitée, ouverte ». didi-huberman op.cité .
Proche et distant à la fois, mais distant dans sa proximité même, tel est le paradoxe de l’aura. plus l’objet s’approche plus il manifeste une souveraine étrangeté. Plus il est captivant nous dirait Gell.
Dans le phénomène de l’aura, Le travail de la perception tisse une trame tout à coup « singulière » à partir d'un objet visible ;d'une part il le fait littéralement « apparaître » comme un événement visuel unique, d'autre part il le transforme littéralement ; il inquiète la stabilité même de son aspect, dans la mesure où il se rend capable d'appeler un lointain dans la forme proche .(ce lointain est justement le tissu des agentivités qu’expose Gell)et lui confère par différence une qualité de quasi-sujet, de quasi-être — « lever les yeux », apparaître, s'approcher, s'éloigner..Tout visiteur du Louvre ou du Prado ne cherche t-il en ce sens pas le fameux regard de la Joconde ou des ménines ?
« Faut-il souligner à quel point le problème était familier à Proust ? On remarquera, cependant, qu'il le formule parfois en des termes qui en contiennent la théorie : "Certains esprits, écrit-il, qui aiment le mystère veulent croire que les objets conservent quelque chose des yeux qui les regardèrent... (Oui, certes, le pouvoir de répondre à leur regard!)... que les monuments et les tableaux ne nous apparaissent que sous le voile sensible que leur ont tissé l'amour et la contemplation de tant d'adorateurs pendant des siècles." (...) Quand il définit l'aura de la perception du rêve, Valéry propose une idée analogue, mais qui va plus loin, parce que l'orientation en est objective : "Lorsque je dis : Je vois telle chose, ce n'est pas une équation que je note entre je et la chose. (...) Mais, dans le rêve, il y a équation. Les choses que je vois me voient autant que je les vois." Par sa nature même, la perception onirique ressemble à ces temples, dont le poète écrit : "L'homme y passe à travers des forêts de symboles, / Qui l'observent avec des regards familiers"...WALTER BENJAMIN
Si l’on veut bien réfléchir sur la nature de ce « lointain » on retrouvera les remarques développées ci-dessus à propos de la personnalité fractale à la fois unique et complexe. Gell développe ainsi des exemples de rites d’animation des statues indoues selon une « dialectique » de l’intérieur et de l’extérieur destinée à en faire des quasi sujet : on peint d’immenses pupilles sur le visage de l’idole, on les baigne et surtout l’on place des substances(les fétiches africains ont aussi une « charge « qui fait leur pouvoir), à l’intérieur d’une cavité. La statue possède donc une « âme » qui est aussi une relation de parenté, puisque la substance provient d’autres statues de différentes générations .enfin les yeux peints et qui captent notre regard de sont pas de simples objets mais des accès à un intérieur infini comme est infini l’environnement extérieur de l’idole.
« En fait, les effigies de Jagannath et de ses compagnons sont comme des «peaux» qui, comme l'oignon de Peer Gynt, signifient qu'on ne peut jamais atteindre le centre ultime. La couche la plus extérieure des idoles est le temple de Puri (qui est, bien sûr, un microcosme); il est rempli de paroles et d'odeurs sacrées: ce sont les peaux verbales et olfactives. Les idoles résident au centre de ce microcosme irradiant et l'animent, étant elles-mêmes animées par le flux incessant des paroles sacrées. En continuant vers le centre, nous arrivons à la «peau sociale» des idoles, formée par la foule de pèlerins, les serviteurs du temple et les prêtres qui, par leurs attentions et leur dévotion, animent les idoles qui sont le point de mire d'une importante assemblée. Quant aux idoles, elles sont placées au centre, enchâssées dans leur autel, ornées de fleurs et de bijoux, trônant autour de cette profusion d'offrandes, leur peau extérieure étant représentée par leurs possessions. Comme il n'est pas possible de s'approcher des idoles et encore moins de les toucher, notre quête vers le centre se poursuivra en pensée. Nous voyons leurs peaux, mais celles-ci ne sont rien d'autre que des enveloppes extérieures. Ces enveloppes se composent d'une multiplicité de couches qui représentent leur chair, leur graisse, leur semence, leur sang, leurs os et leur moelle. Nous pénétrons dans le corps de ces idoles en nous immisçant dans ces enveloppes. Un autre moyen d'entrer à l'intérieur des idoles est de fixer leurs grands yeux. Mais qu'y a-t-il, sous et derrière ces tâches d'encre? Il y a une cavité primordiale, une peau interne. Et à l'intérieur de cette cavité, une présence animée. Théoriquement, nous savons que cette cavité contient en fait un coffret, qui est une autre peau intérieure. Qu'y a-t-il dans ce coffret? Il est possible que l'homme qui l'a placé là ne le sache pas lui-même; il n'a certainement jamais vu ce qu'il contient. Nous pensons qu'il y a un salagrama, une pierre sacrée ou une graine de l'univers. Si c'est le cas, qu'y a-t-il dans le salagrama? Le salagrama possède une intériorité et contient des trous qui conduisent à cet intérieur Nous devons entrer par ces trous. Mais qu'allons-nous y trouver ? Qui peut le dire (et cela importe-t-il?), car il est à présent clair que l'animation de l'image ne procède pas de la découverte d'un «centre sacré». Ce qui compte est la multiplication de ces peaux, vers l'extérieur en direction du macrocosme, et vers l'intérieur en direction du microcosme, et le fait que toutes ces
peaux aient une structure homologue. On ne peut parler ni de surface ultime ni d'intérieur ultime. Il n'y a que des passages, sans fin, de l'intérieur vers l'extérieur et réciproquement; c'est là, dans cette circulation incessante, que se résout le mystère de l'animation. » ART AND AGENCY.
On pourrait rétorquer encore une fois que dans notre civilisation technologique en progrès continu, ces rites idolâtres ne sont que des survivances et que la métamorphose (chère à Malraux) des statues en objet d’art les purifie de toute idolâtrie -c’est ainsi qu’on lit souvent (et mal) le fameux texte de Benjamin sur le « déclin de l’aura ».on dira aussi que l’art contemporain dans sa pratique révolutionnaire purifie l’objet de toute référence cultuelle.
On pourrait ainsi considérer les « cubes noirs » de Tony Smith comme cette déconstruction à l’œuvre, comme expérience réduisant le voir à un simple exercice de la tautologie : une vérité absolument plate :« cette tombe que je vois là n'est rien d'autre que ce que j'y vois : un parallélépipède d'environ un mètre quatre-vingts de longueur... » Il n’y aurait là rien qu’un volume. Pourtant g.didi-huberman développe une toute autre analyse(ce que nous voyons et qui nous regarde) en parlant à propos des cubes « d’aura sécularisé ». loin d’être un simple volume le cube développe toute une dialectique de l’épaisseur et de la profondeur comme une sorte de luminosité optique (c’est l’origine physique du terme aura) dont merleau ponty avait montré qu’il se distingue de la simple profondeur comme relation entre les choses. Si nous suivons merleau ponty nous retrouvons vite les caractéristiques des « effigies de l’entre deux »
« II faut redécouvrir sous la profondeur comme relation entre des choses ou même entre des plans, qui est la profondeur objectivée, détachée de l'expérience et transformée en largeur, une profondeur primordiale qui donne son sens à celle-là et qui est l'épaisseur d'un médium sans chose. Quand nous nous laissons être au monde sans l'assumer activement, ou dans des maladies qui favorisent cette attitude, les plans ne se distinguent plus les uns des autres, les couleurs ne se condensent plus en couleurs superficielles, elles diffusent autour des objets et deviennent couleurs atmosphériques, par exemple le malade qui écrit sur une feuille de papier doit percer avec sa plume une certaine épaisseur de blanc avant de parvenir au papier. Cette voluminosité varie avec la couleur considérée, et elle est comme l'expression de son essence qualitative. Il y a donc une profondeur qui n'a pas encore lieu entre des objets, qui, à plus forte raison, n'évalue pas encore la distance de l'un à l'autre, et qui est la simple ouverture de la perception à un fantôme de chose à peine qualifié » . M.P PHENOMENOLOGIE DE LA PERCEPTION.
Didi-hubermann montrait ainsi que Tony Smith fabriquait de l’aura en essayant de retrouver dans ces cubes une expérience unique d’atmosphère..une luminosité nocturne dont il avait été le témoin mais aussi que le sculpteur projetait dans ces œuvres toute une mémoire (ou une agentivité aurait dit gell) ,ses préoccupations architecturales comme toute une méditations sur la tradition antique, tombeaux,monolithes, pyramides.
« La première fondation, celle de la collectivité, met en relation le sujet avec la mort. La deuxième fondation, dont nous ne savons pas si elle précède ou suit la première, en découle ou l'approfondit, met en relation la mort avec l'objet. L'une fait voir la face visible et lisible, puisque les langues à l'envi la décrivent, l'autre la face illisible et silencieuse, invisible, d'une instance fondatrice, qui n'a de nom dans aucune langue et qui assemble les instances que nous découpons sous les trois noms d'objet, de mort et de sujet. Ce gisement fondamental unit ce qui gît dessous, ce qui ci-gît et ce qui gît devant. Objectivant le sujet, la mort lui donne l'objet à condition qu'il le travaille. Comment nommer ce gisement, cette instance stable, sinon une statue? Bloc inerte posé là, silencieux, tumulaire, funéraire, grossièrement ou exquisément ouvré, prenant parfois la forme d'un corps, produit par nous, extérieur à nous... qui se dresse sans précession au bout de toutes les origines, recherchées dans les voyages ou les fouilles .J'imagine un cône à double nappe dont la mort occuperait le sommet ; le sujet, individuel ou collectif, habite l'ouverture de l'une des deux nappes, ainsi
Il faut se risquer jusqu'en ce lieu tacite pour que les statues se lèvent, ancêtres de nos connaissances, pierres muettes, masses pour nos travaux.
Les statues précèdent les langues, celles-ci les ont enfouies, comme les religions du verbe détruisent à coups de pierres et de lettres les idolâtries qui les engendrèrent : la seconde fondation creuse au-delà ou en deçà de la première, avant même que le logos ne parût. La fureur des iconoclastes contre les fétiches sonne comme une colère parricide. Les statues passent avant les langues et produisent d'abord l’humanité avant que les secondes ne la refondent. Nos idées nous viennent des idoles, le langage même l'avoue ; mieux, elles en reviennent, comme des revenants….
Menhir, dolmen, cromlech, cairn, pyramide, ' pierres tombales, boîtes aux morts mimant ma mère la Terre, objets muets, statues levées ou revenants debout, ressuscites de la boîte noire, quand s'abat le cache que nous avons cru rabattre pour toujours, cippes, effigies de marbre, granit ou plâtre, airain et bronze, acier, aluminium, matériau composite, pleines, denses, lourdes, immobiles, masses marquant les lieux indifférentes au temps, trouées, forées, creuses, redevenues boîtes, vides, légères, blanches, mobiles, moteurs automobiles errant par le temps indifférents aux lieux, emmenant des vivants.
Le long de la lignée lente et muette de ces choses ,comment le mort devient-il objet, par-delà l'état innommable? » MICHEL SERRES STATUES.
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