"Quels effrontés (presque tous), ceux qui connaissent l'Amazonie. Pourquoi pendant qu'on y est, connaître la mer [.....]C'est une forêt qui se dérobe. Elle est en fuite. Elle n'est pas à voir. Trop vaste pour nos yeux. Aussi invisible qu'un mammouth".(Gilles Lapouge Equinoxiales)."
"Ces solitudes aquatiques et sylvestres de la grande forêt équatoriale, où l'impétuosité des eaux détruit tout sur son passage en temps de crue et où le débordant Amazone, aux sources inépuisables, lutte avec la puissance envahissante et sans cesse renaissante de la végétation qui prend racine sur ses rives." (Blaise Cendrars. Brésil des hommes sont venus.)"
"Les arbres frémissaient de singes presque plus que de feuilles, on eût dit que des fruits vivants dansaient sur leurs branches. Vers les rochers à fleur d'eau, il suffisait d'étendre la main pour frôler le plumage de jais des grands mutum au bec d'ambre ou de corail ". ( Claude Lévi-Strauss .Tristes tropiques) .
"Et voici leurs troncs géants, avec leurs lianes touffues, puis mille sortes d'arbustes, d'animaux bizarres, d'oiseaux multicolores, de minces poissons de verre qui, comme les autos portent une lumière devant et derrière : merveilles d'une nature prodigue et capricieuse". (Stefan zweig. Brésil , terre d'avenir ).
L'Amazonie, considérée tantôt comme un « enfer vert », tantôt comme un Eldorado, subit d'importantes transformations dans l'occupation de son territoire. Longtemps région refuge des populations indigènes fuyant le contact avec l'homme blanc, elle se trouve désormais, par sa position stratégique au centre de l'Amérique du Sud, au cœur d'un processus régional d'intégration qui vise à mieux relier les façades atlantique et pacifique, le monde Caraïbe et le Cône Sud.
Le terme Amazonie, fait référence à deux ensembles naturels : un bassin hydrographique et une immense forêt ombrophile. Le bassin hydrographique amazonien occupe 1/20e de la surface terrestre, les 2/5e de l'Amérique du Sud, la moitié du Brésil ; il représente 1/5e du total d'eau douce de la planète. Six pays se partagent ce bassin hydrographique (Brésil, Bolivie, Colombie, Équateur, Pérou, Venezuela), auxquels s'ajoutent les pays du plateau guyanais dont les eaux vont directement vers l'Atlantique et non vers l'Amazone et dont le couvert forestier est celui de la grande forêt amazonienne. Celle-ci représente le tiers des réserves mondiales de forêts tropicalesmais dont la survie des écosystèmes se trouve grandement menacée
Avec 15 à 20 % du total des espèces de la terre, l'Amérique du Sud tropicale est une des régions de la planète les plus riches en biodiversité, notamment pour la flore. Six pays amazoniens figurent parmi les douze pays les plus riches en diversité biologique. Du point de vue ethnologique, les Indiens de l'Amazonie méridionale (Mato Grosso) et occidentale (cours du Marañón et de ses affluents) font partie du même ensemble culturel que ceux des Guyanes et de l'Orénoque. Ils se différencient tous des hauts plateaux andins, des plaines tempérées et froides du sud du continent et de ceux qui, dans les savanes surtout, sont demeurés jusqu'à nos jours (ou presque) exclusivement chasseurs-cueilleurs .
Les premiers immigrants nomades, vivant de chasse, de pêche et de cueillette, utilisant pour la confection de leurs outils et de leurs abris surtout des matériaux périssables d'origine végétale ou animale, ont laissé peu de traces. L'introduction de la poterie a, semble-t-il, précédé de beaucoup la domestication des plantes dans le nord-ouest de l'Amazonie. C'est seulement au cours du Ier millénaire avant J.-C., et toujours dans le nord du système Orénoque-Amazone, que la culture du manioc et la fixation en villages sont attestées. À l'embouchure du grand fleuve et dans les Guyanes, en revanche, des indices accréditent l'hypothèse d'une concomitance entre le passage à l'agriculture et la fabrication de la céramique. Plus précisément, les plus anciens fragments de poterie y sont associés à l'habitat semi-sédentaire qu'imposent les activités agricoles et qui contraste avec le nomadisme des chasseurs-cueilleurs.
Au moment de la conquête européenne, les Indiens de l'Amazonie et de son pourtour, groupés selon les liens de parenté dans des villages ou de grandes maisons communautaires, vivaient des produits de leurs plantations, de la forêt et des fleuves. Bien qu'il soit très difficile d'évaluer le chiffre de la population avant la venue des Blancs, on estime qu'elle pouvait être de l’ordre de quatre à cinq millions à la fin du XVe siècle. Au début du XXIe siècle, les estimations de la population indienne dans cette même région oscillent entre 250 000 et 400 000 individus. Depuis quatre siècles, l'histoire des Indiens de l'Amazonie est celle de leur disparition. Épidémies souvent volontairement propagées (au début de ce siècle et récemment encore, on disposait sur les chemins menant aux villages des cadeaux contaminés par la variole ou la rougeole), maladies apparaissant après le passage de visiteurs étrangers, même pacifiques, mais porteurs de germes inconnus dans la forêt, massacres systématiques par le feu ou le poison pour vider de leurs occupants des terres convoitées, travail et regroupements forcés ont été les facteurs de l'extermination des Indiens. Dans la plupart des cas, les survivants du génocide ont été victimes de la désagrégation de leurs structures sociales traditionnelles, provoquée par la volonté missionnaire, la pénétration des aventuriers, le climat d'insécurité entourant même les villages les plus éloignés, le contact omniprésent avec une société marchande et dominatrice qui s'est toujours acharnée à détruire les valeurs qui lui sont étrangères .
Dans les années 1970, on pensait les Indiens du Brésil en voie d'extinction totale, malgré une protection légale qui devait leur garantir la possession de territoires mais qui était battue en brèche par les pouvoirs économiques et politiques locaux. Les recensements réguliers ont montré depuis lors, au contraire, une certaine reprise de la croissance démographique dans beaucoup de groupes, et une résistance inattendue des cultures indiennes, naguère dissimulées par honte ou par crainte, et aujourd'hui revendiquée avec fierté.
. On dénombrait ainsi en 2005 pour le seul Brésil 225 ethnies parlant près de 180 langues, et quelque 50 groupes d'Indiens isolés (arredios), nomades évitant tout contact avec le monde extérieur. Depuis la Constitution de 1988, les Indiens du Brésil ne sont plus considérés comme une catégorie de population au statut transitoire destinée à disparaître par assimilation, leur organisation sociale, leurs langues, coutumes et croyances sont reconnus comme tels, tout comme leur droit sur les terres qu'ils occupent traditionnellement, à charge pour la Fédération de les démarquer et de les protéger (art. 231). Mais le respect effectif de ces nouveaux droits est loin d'être acquis.
Gilles Lapouge a montré dans son livre Besoin de mirage combien l'Amazonie grouille de fantômes; comment en cette « surdouée des apparitions [...] avec un soleil noirci, une rivière vaporeuse, les scintillements de la nuit et quelques villages d'argile, il n'en faut pas plus pour que déboulent des troupeaux de fantômes »
« Une côte de mangrove, basse, pourrie. Des hauts-fonds traîtreux, un mascaret de tous les diables. Et ce diable de courant qui vous balance des milliards de litres d'Amazone par seconde. Non vraiment, approcher l'Amazonie par l'embouchure, c'est trop dur. Le premier qui l'a fait, sans doute l'Espagnol Pinzon en 1500, ne s'est pas attardé et n'y est jamais revenu. Plus tard sont venus les pêcheurs, peut-être descendus de Terre-Neuve. Vers le milieu du xvie siècle on chassait le lamantin près des côtes, et peut-être arrivait-il aux pêcheurs de s'aventurer dans le delta, pas très loin en tout cas.
Ils y rencontraient sans doute des gens qui y vivaient depuis, disons, six mille ans: des gens pieux, amis des temples et des tombes, bons potiers appartenant à l'ethnie Arawak. Ou bien de nouveaux arrivants, de souche tupi ceux-là, dans la région depuis peut-être cent ans.
Ces Indiens naviguaient bien entendu sur le fleuve. Le remontaient-ils très loin? C'est peu probable. Pendant une bonne partie de l'année, le vent se conjugue avec le courant pour décourager les curieux; et comment franchir le détroit d'Obidos, où le fleuve s'enrage, coincé entre de hautes falaises?
L'Amazonie, l'immense Amazonie, c'est par l'ouest que les Européens l'ont découverte - sans doute comme avant eux les Indiens -, par l'ouest et - on peut presque le dire - par hasard. En partant du Pérou, où Pizarro et sa famille s'étaient installés, en descendant le fleuve sans toujours l'avoir voulu, en regrettant le plus souvent que le courant soit trop fort, les rapides trop infranchissables pour qu'ils puissent renoncer et rentrer chez Pizarro.
C'est qu'il faut se méfier, la géographie a de ces pièges! On observe les montagnes, on se dit qu'il y a peut-être encore plus d'or au-delà des sierras. On décide d'y aller voir: attention! On a beau ne pas être très loin du Pacifique, dès qu'on a franchi les crêtes, tous les fleuves coulent vers l'est, se ruent vers l'est à toute vitesse, y compris, par exemple, l'Amazone, pendant 7000 kilomètres.
JEAN SABLIN REVES D’AMAZONIE ABBAYE DE DAOULAS
L’Amazonie est une terre d'utopie. Utopie pour les conquistadors, pour les hommes d'Église, les explorateurs ; utopie pour les découvreurs, utopie pour les marchands, les entrepreneurs et les petits colons, utopie enfin pour les artistes, les peintres, les écrivains et les poètes. Combien de « visiteurs », happés, rendus fous par la solitude, le cerveau brouillé par la forêt, se sont imaginés devenir rois ou empereurs d'Amazonie ?
Sirènes, centaures, griffons, dragons, licornes, bêtes d'Apocalypse : l'imaginaire médiéval, pour habiter le monde, en dire les merveilles et l'effroi, et la fascination qu'exercent ses parties inconnues - à moins qu'il ne s'agisse de l'inconnu que l'on pressent en soi?-, le peuple de ses angoisses et de ses rêves, en un bestiaire fantastique auquel on veut croire à toute force. Et si l'on ne les découvre pas alentour, c'est donc qu'ils doivent peupler les contrées lointaines, Afrique, Tartarie, ou encore cette mystérieuse Cathay... Les voyageurs qui découvrent l'Amérique, s'enfoncent dans ses forêts, descendent ses fleuves ont l'esprit hanté par ces images, pensent l'inconnu dans lequel ils s'aventurent à travers elles, les voient, littéralement-et voilà qu'elles reprennent vie, dans un tumulte où se mêlent mythologies grecques et chrétiennes. Lorsqu'ils feront témoignage de ce qu'ils ont vu, si leurs textes paraissent parfois décevants, les éditeurs y remédieront sans état d'âme, par des illustrations propres à embraser l'enthousiasme des lecteurs... « L'Europe projette ses désirs inconscients sur l'Amérique et l'iconographie se plaît à lui donner raison », écrit Marc Bouyer (America fantastica, Mexico, 1974).
Les premières visions connues de l'Amazonie furent celles des chroniqueurs de la Conquête ou des aventuriers, Gaspar de Carvajal (1543), Walter Raleigh (1595), Cristôbal de Acuna (1640). À cette époque déjà se met en place le réseau d'images contradictoires qui aujourd'hui encore structure notre perception - fleuve sans fin ni bord, continent liquide, océan végétal, animaux fabuleux, monstres et merveilles, paradis et enfer, chaos et harmonie d'un monde premier, menace et promesse .projection sur l'inconnu qu'ils découvraient ,de leurs peurs, de leurs fantasmes, des récits des plus anciennes mythologies.
Christophe Colomb, vers les Antilles, a vu « trois sirènes qui sortaient assez haut au-dessus des vagues. Elles n'étaient pas si belles qu'on les décrit; il n'y a que leur visage qui présente une ressemblance avec la figure d'un homme », des hommes à queue vivent dans l'île Juana, et les Indiens assurent que dans une grande île (Cuba) vivent « des hommes qui ont un seul œil au milieu du front ».
vers 1540, un certain Diego Nunes, métis de Portugal et d'Indien écrit au roi du Portugal pour proposer ses services comme explorateur. Au service des Espagnols du Pérou, il a participé en 1538 à une de leurs expéditions au-delà des Andes, peut-être la première. Nunes s'est perdu, on ne sait pas comment. Il a descendu le fleuve. À la hauteur de ce qui est aujour d'hui la ville brésilienne de Tefé, il a croisé un pèlerinage d'Indiens, plusieurs milliers et qui marchaient en sens inverse, vers l'Orient et les montagnes: c'est là que se trouve disaient-ils, la « Terre sans Mal ».
Il y eut le capitaine Pedro Texeira qui remonta l'Amazone de Belém à Quito et qui, voulait savoir si les Amazones existaient réellement. Walter Raleigh, noble anglais aventurier épris de sa souveraine Elisabeth Ire, qui du fond de la Guyane lui écrit que « chaque pierre promet des magasins d'or et d'argent » et, après un retour en Orénoque, finira sous la hache du bourreau de la Tour de Londres. On doit à Raleigh une Histoire du monde fabuleuse avec ses Titiva vivant dans les arbres, la tribu des Acéphales et des hommes caudales, les uns ayant la bouche au milieu de la poitrine, les autres une queue animale. Les Indiens qui habitent sur les bords du Coara ont la tête tout d'une pièce avec les épaules. [...] Leurs yeux sont sur leurs épaules et leur bouche dans la poitrine.
On cherchera les amazones (d’où le fleuve tirera son nom ) . Le mythe ancien les faisait vivre en Asie mineure et l’un des travaux d'Hercule fut de vaincre leur reine pour lui prendre sa ceinture. En Amazonie, selon les Indiens, elles vivaient entre elles dans une région éloignée, au nord du fleuve. Quand elles se sentaient trop seules, elles chassaient l'homme dans les alentours, capturaient des prisonniers et leur faisaient une place dans leur hamac. Les garçons qui leur naissaient alors étaient renvoyés dans les villages, les filles, elles les élevaient et leur apprenaient comment on doit traiter les mâles. Quelques lustres après le périple d'Orellana, le dramaturge Tirso de Molina écrivit une pièce : Las Amazonas de las Indias. Elles apparaissent dans quelques romans français au XVIIIe siècle et leur image continue à fermenter. La dernière expédition pour les découvrir date ainsi du milieu du XXe siècle.
La poursuite des amazones se mêla bientôt à celle encore plus mythique de l’eldorado attachée à la découverte du nouveau monde et aux conquêtes qui l’ont accompagnée.
Dans la foulée des premiers voyages caribéens de Christophe Colomb, ce sont les aristocrates espagnols puis portugais les moins argentés et les gens les plus modestes qui se lancent à l’assaut du nouveau continent. le rêve prend naissance sur un imaginaire espagnol très riche, nourri des récits et des romans de chevalerie. Lorsqu’ils accostent en Colombie, les Espagnols entendent parler d’un souverain andin extrêmement riche régnant sur un territoire où l’or coule à flots. La découverte d’objets de culte (pillage des tombes) et de parements en or corrobore ces discours et renforce l’envie des conquistadors de partir à la conquête de cet eldorado. Les premières recherches confirment cette idée : on dit qu’à Guatabita, au-dessus de Bogota, le chef d’un peuple andin se rend une fois par an au centre d’un lac, par une nuit de pleine lune, couvert de peinture d’or, faisant des offrandes et à sa sortie des eaux sa peau scintille sous la lune. Mais jamais les Espagnols n’ont pu trouver cette terre ni son chef. Cette quête devient obsessionnelle mais elle relève uniquement d’initiatives privées. On enrôle des Amérindiens réputés pour leur connaissance des milieux et qui tiennent le rôle d’esclaves, mais aussi des animaux pour le transport ou la nourriture, bref ce sont de véritables expéditions auxquelles on assiste à cette époque. La plupart des Européens qui y prennent part sont des hommes, jeunes et de nationalité espagnole. On part de Colombie, du Pérou, de Bolivie, on s’aventure à travers les Andes et l’Amazonie mais jamais tout au long de ces deux siècles les conquistadors ne trouveront cet eldorado. Il faut attendre la fin du XVIIIème pour que, avec Alexandre de Humboldt, un texte parle pour la première fois de l’idée de mythe. Le rêve a désormais vécu et mobilisé des milliers d’Européens mais aussi d’Amérindiens enrôlés dans ces expéditions Ce mythe est le plus ancien mais aussi le plus fort qui soit attaché au nouveau monde. D’autres mythes comme celui de la fontaine de jouvence ou celui des sept cités d’or réparties sur le continent ont occupé les esprits et mobilisé les énergies, mais aucun n’a eu la force de celui-ci car il cristallisait les attentes et pour tout dire les rêves de populations à la recherche de gloire et de fortune.
Concédé aux banquiers Welser – auprès de qui Charles Quint s'était endetté pour assurer son élection impériale – le Venezuela constitue la première base de départ des chercheurs du royaume de l'El Dorado. Parti de Coro, Ambrosius Ehinger doit affronter une nature et des indigènes hostiles, et il finit sous les flèches indiennes. En 1539, Nicolas Federmann parvient à trouver – après deux ans d'errance à travers les llanos et les jungles des tierras calientes du bassin de l'Orénoque – le col qui lui permet d'accéder au plateau andin. Ces prairies d'altitude au climat favorable abritent certainement la cité de l'or… mais Federmann doit rapidement déchanter, car il ne rencontre là que deux expéditions espagnoles, arrivées à peu près au même moment sur ce plateau du Cundinamarca où, grâce au commerce du sel et des étoffes, le peuple chibcha a pu accumuler certaines quantités d'or sans qu'il existe pour autant des gisements aurifères locaux. Venu de Santa Marta, sur la côte colombienne, Gonzalo Jimenez de Quesada fonde alors la « Nouvelle Grenade » et la ville de Santa Fé de Bogota. Arrivé de Quito, Sébastien de Belalcazar, parti lui aussi à la recherche de l'or, constate à son tour que le Cundinamarca n'est pas un nouveau Pérou…
Les conquistadors sont déçus mais ne doutent pas de l'existence du royaume de l'Homme doré, qu'ils chercheront désormais vers l'est, au-delà de la Cordillère orientale, au cœur de l'Amazonie.
La présence de forêts de canneliers dans les vallées du versant oriental des Andes encourage certains à imaginer un fructueux commerce d'épices, et Gonzalo Pizarro organise dans ce but une expédition… qui doit également rechercher le pays de l'El Dorado.
Embarqué sur un petit brigantin, l'un de ses lieutenants, Francisco de Orellana, descend le rio Coca, puis le rio Napo pour aboutir au cours du gigantesque Maranon. Les nombreux villages installés au bord du fleuve et les témoignages des Indiens – pressés de se débarrasser des nouveaux venus – font croire aux Espagnols qu'ils sont à proximité de l'Eldorado des Omaguas – le terme désignant désormais un pays. Le petit navire et son équipage ayant atteint le delta et les eaux de l'Atlantique en août 1542, Orlelana sera promu par Charles Quint adelantado et capitaine général de la Nouvelle Andalousie qu'il vient de traverser. Il n'avait pas découvert le fabuleux royaume dont il rêvait mais avait réalisé, en descendant l'Amazone, une « première » géographique appelée à entrer dans l'histoire.
Lui succède dans le mythe et l’histoire, Lope de Aguirre, un hobereau basque borgne et manchot, manipulateur, rancunier, qui dérivera à 2000 kilomètres de Lima en rêvant de régner sur le Pérou, (il se surnommera lui-même la « colère de dieu » dans le film de werner herzog, une des derniers reprises contemporaines du rêve amazonien.)
En 1559, le vice-roi Andrés Hurtado de Mendoza organise une expédition fluviale de découverte et de conquête des territoires d'Omagua et d'Eldorado Il confie le commandement de la troupe à Pedro de Ursúa et le nomme gouverneur de ces contrées. Faisant d'une pierre deux coups, il souhaitait également éloigner du Pérou de nombreux soldats et mercenaires susceptibles de se rebeller contre l'autorité royale après la fin des guerres civiles.
Aguirre, indésirable au Pérou, sans fortune ni gloire, abîmé par des combats successifs, décide de s'engager dans l'expédition et fait venir sa fille métisse Elvira. Le 26 septembre 1560, l'expédition se lance sur le fleuve Marañon. Aguirre nommera par la suite ses partisans marañones en référence au fleuve. L'expédition se compose de 300 Espagnols dont des femmes ines et ,elvira, un demi-millier d'indiens et plusieurs dizaines d'esclaves noirs, tous embarqués sur deux brigantins, de larges barques et de petites embarcations.
Au bout d'une année, l'expédition, qui se trouve sur le fleuve Amazone, commence à vaciller : aucune découverte n'est faite et plusieurs embarcations sont perdues. Les conflits entre hommes se multiplient jusqu'à l'éclatement d'une mutinerie. Avec la participation d'Aguirre, les mutins renversent et assassinent Pedro de Ursúa qu'ils remplacent par Fernando de Guzmán. Lope de Aguirre, qui s'affirme comme le chef des mutins, décide la création d'un royaume indépendant et fait sacrer Fernando de Guzmán "Prince du Pérou, de la Terre Ferme et du Chili. À la tête de ses marañones, il suit le cours du fleuve Orénoque et rejoint l'océan Atlantique, faisant subir de nombreuses violences aux populations indigènes rencontrées en chemin. Le 23 mars 1561, il fait ratifier par 186 soldats une déclaration le proclamant « Prince du Pérou, de la Terre Ferme et du Chili ». Il entreprend alors de se diriger vers le Pérou avec l’intention de conquérir la vice-royauté.
« Cette histoire est assez bien connue, les historiens disposent de quatre témoignages manuscrits, il ne manque que le diagnostic d'un psychiatre. Les premières tensions apparaissent dès qu'on commence à naviguer. Le général tient sa cour sur le bateau amiral, avec sa maîtresse, les nobles qui l'accompagnent, des favoris: confort, jeux, fêtes, beuveries. La troupe et les Indiens suivent sur des radeaux: envie, rogne, désir. On progresse très lentement; désœuvrés, les officiers se chamaillent, commentent et bientôt discutent les décisions du général. Inès excite les convoitises. Est-ce pour cela que le général commence à gêner ? Quelqu'un l'assassine, on se dispute sa succession avec le lit d'Inès.
Aguirre se tait, mange avec ses arquebusiers, plaisante en basque avec eux, et surveille sa fille : il s'est juré de la conserver vierge. Il attend, ou plutôt - car on suppose que rien dans cette aventure n'est logique ni préparé -, il sent monter en lui la haine et l'appétit, haine des puissants, appétit de pouvoir. Pour l'instant, il regarde les rives, il y voit des villes. Quand il sent le moment venu, alors que l'on navigue sur le Solimoes, Aguirre fait son premier coup d'État: depuis l'assassinat du général il manque un chef à l'expédition, il en nomme un, il l'impose. Lui-même? pas du tout. Un officier expérimenté au moins? non plus: un jeune efféminé de la cour du défunt général. Voilà le chef qu'imposé Aguirre, et qu'il sacre prince de l'Eldorado au cours d'une invraisemblable cérémonie, au milieu du fleuve. Des officiers protestent, il les fait pendre. Ils n'ont pas su s'assurer la fidélité de leurs troupes, ce sont les arquebusiers d'Aguirre qui commandent à présent. Quant à la belle Inès, elle passe de main en main…
Aguirre veut-il vraiment régner sur un Pérou indépendant? Le pourrait-il? Il a plus de soldats que n'en avait Pizarro quand il a vaincu l'Inca. Il sait qu'il y a beaucoup de mécontents dans la colonie, mais les choses ont bien changé en trente ans : on a trouvé des mines d'or en Bolivie. Peut-on concevoir que le roi Philippe II les abandonne?
Aguirre se le demande peut-être, alors il écrit au roi une lettre magnifique d'arrogante rébellion : « Roi d'Espagne, prends garde à n'être pas cruel, ni ingrat envers tes vassaux. Car pendant que ton père et toi viviez sans soucis dans vos terres d'Espagne, ce sont ces vassaux qui, au prix de leur fortune et de leur sang, t'ont donné tous les royaumes et seigneuries que tu possèdes par ici... »
De toute façon, sur son bateau, il est maître. II fait le ménage, il élimine ceux qui ricanent, ceux qui ne baissent pas les yeux, ceux qui chuchotent entre eux, c'est-à-dire les officiers, les prêtres, les marchands: égorgés, pendus, noyés. Inès a voulu fuir, seule, à pied, dans la jungle : on l'a tuée, elle aussi.
Lorsqu'on arrive à la mer, il ne reste plus que la moitié des Espagnols du voyage, autour d'Aguirre et de sa fille Elvire. Les survivants, ce sont les pauvres de l'expédition : cette histoire est peut-être celle d'une jacquerie. Les porteurs et les pagayeurs indiens sont encore plus pauvres, mais ils ne servent plus à rien : on les débarque, on les abandonne sur un îlot à crabes, à quatre mille kilomètres de leurs montagnes.
Remontant la côte vers le nord, le bateau atteint une petite île près de Trinidad. Des colons y sont installés. Les soldats attaquent, pillent, violent et tuent. Puis ils écument la côte du Venezuela. Mais on n'est plus sur l'Amazone, on est dans une mer espagnole. À partir de Cuba, l'ordre établi prépare sa riposte. Les révoltés le sentent, ils désertent en masse. Voici Aguirre abandonné par ses arquebusiers, presque seul à présent. C'est le dénouement. Il le sait, il n'espère aucun quartier des légalistes qui cernent la paillote où il s'est réfugié. Sa fille Elvire est à ses côtés, toujours vierge. Il la couche, il lui donne un crucifix, il la poignarde, et sort vers son destin. jean sablin reves d’amazonie
Il n'y aura plus d'autres expéditions officielles organisées à partir du Pérou vers l'Amazone
Tourné au Pérou, le film d’Herzog est librement inspiré de la vie du personnage réel. Le
sous-titre est motivé par la déclaration hallucinée d'Aguirre (« Je suis la colère de Dieu »), odieux et visionnaire à la fois, les yeux bleus perdus dans un rêve qui place la gloire avant l'or.il rappelle sobrement la réalité historique : les massacres, les spoliations, l'esclavage dont furent victimes les Indiens, avec l'alibi – ou le double jeu – d'une volonté de « convertir » et de sauver. Les humiliés, les exploités (dont le prince déchu, ainsi que les deux femmes de l'expédition, nobles et bien habillées, mais totalement asservies), sont les vrais héros d'Aguirre. Il montre une nature magnifique et impénétrable, avec laquelle on ne peut pas se fondre et qui triomphera toujours. Les petits singes, qui envahissent le radeau à la fin du film, incarnent la dérision des prétentions humaines sur cette nature : ils sont le seul peuple sur lequel « règne » désormais Aguirre.
Le mythe ne doit pas en effet occulter la sinistre réalité historique,il en est inséparable : Le long cri de protestation de Las Casas (Brève Relation de la destruction des Indes, 1542) bouleversa toute l'Europe : « Ils entraient dans les villages et ne laissaient ni enfants, ni vieillards, ni femmes enceintes ou accouchées qu'ils n'aient éventrés et mis en pièces. »
Un vertige de destruction emporte les uns et les autres, des îles Caraïbes au Nouveau Monde en son entier. Massacres, déportations, villes incendiées, on dirait que pour ces conquérants, espagnols ou portugais, il s'agit de tout anéantir autour de soi de l'inconnu où ils s'avancent. Animaux à visage humain, humains que l'ont veut croire des bêtes féroces, c'est bien sûr cette frontière incertaine qui inquiète, c'est l'idée d'une commune humanité que l'on veut niera toute force-et ces malheureux qu'Orellana, Quesada, Pizarro,Aguirre massacrent dans leur folle dérive, on les dira donc des fauves, des cannibales, des monstres, et l'on multipliera sur eux, parallèlement, les témoignages de leur barbarie.
« Le pape, dès 1537, avait pourtant déclaré les Indiens pleinement humains : « Décidons et déclarons que les dits Indiens ne pourront être d'aucune façon privés de leur liberté ni de la possession de leurs biens » (Bulle Sublimis Deris). Mais les premiers colons tourneront la difficulté par la pratique du Requerimiento, ne seront esclaves que ceux qui refuseront de se soumettre à Dieu : « Si vous refusez, nous nous emparerons de vos femmes et de vos enfants et vous réduirons en esclavage, vous prendrons vos biens et vous ferons tout le mal que nous pourrons vous faire. » Quand l'Espagne tentera de noyer dans un bain de sang la rébellion des Provinces unies, les protestants de l'Europe entière se mobiliseront pour la première bataille d'opinion publique de l'histoire de l'Occident : et s'ils sont défaits sur les champs de batailles, ils gagneront peu à peu les esprits. En diffusant les témoignages sur la barbarie espagnole dans le Nouveau Monde - que l'on mettra en parallèle avec leurs exactions contre les protestantsUn homme jouera un rôle capital dans le déploiement de cette « légende noire » : le graveur, libraire et éditeur Théodore de Bry. Né à Liège en 1528, installé à Strasbourg puis à Francfort, il entreprend un récit richement illustré des explorations du Nouveau Monde. Neuf volumes sur treize paraîtront de son vivant de 1590 à 1598. Il n'a jamais mis les pieds aux Amériques, mais s'inspire des dessins de deux explorateurs, John White et Jacques Le Moyne -et pour le reste laisse courir une imagination hallucinée : n'est-ce pas l'Enfer qu'il met ici en scène ? Et qu'importé si les Espagnols sont habillés comme à la fin du XVIe siècle et non comme les conquistadores, qu'importe si les Indiens sont tous dessinés de la même manière : ce sont ces images qui s'imposeront dès lors, d'un Nouveau Monde perçu comme un cauchemar sanglant. ».
.MICHEL LE BRIS .REVES D’AMAZONIE
(a suivre)
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