Le cycle ou la période océanienne, qui se clôt avec le printemps 1908, au moment où Segalen décide de se tourner vers la Chine, voit naître la prise de conscience de sa vocation poétique. Parlant de Rimbaud il écrit «... C'est le face à face glorieux avec cet imaginaire absolu dont toute réalité ne semble que le reflet terne...» ou encore; «de tels instants divinatoires désignent les poètes essentiels ».Parlant ainsi de Rimbaud , il est sans doute en train de parler de lui :
« Les poètes, les visionnaires mènent toujours ce combat, soit au plus profond d'eux-mêmes, soit, — et je le propose —, contre les murs de la Connaissance : Espace et Temps, Loi et Causalité. Contre les limites de la Connaissance.. »
Le monde où vit Segalen est évanescent : la culture maorie est morte de l’oubli des mots et de la tradition , de l’impossibilité de faire face à l’étrangeté occidentale ; la culture de la Chine est figée dans la tradition et en pleine décadence.Il appartient justement au poète d'établir une sorte de compromis entre le chaos mouvant du monde et le désert de du sens et de l'Absolu. Cette zone intermédiaire est celle de l'œuvre d'art. La vision enivrée, ce regard pénétrant, cette clairvoyance peut tenir lieu de toute la raison du monde et du dieu, compromis, conciliation entre la recherche de l'Absolu et la résignation au monde limité du sensible. «A côté de l'état Connaissance, instaurer l'état de clairvoyance, non nihiliste, non destructeur», est-il écrit dans une note du dossier exotisme.
Cette autre « pelure d’oignon, pour reprendre l’image précédente d’Henri Bouiller, sera alors l’inflexion que recevront sa vie et sa pensée à partir de Rimbaud déjà (le thème du « voyant ») et surtout de la découverte du continent chinois : ce qui était surtout exaltation de la sensibilité et recherche du bonheur et du beau , dans les immémoriaux et le cycle polynésien, deviendra une exploration de l'invisible et de l'inouï, du Mystère. Segalen restera pourtant toujours le poète des différences et des contradictions et d’une certaine façon de l’échec de cette aventure
« ... il faut savoir comprendre... ce que c'est que la vie monstrueuse d'un artiste, et tout ce que le destin exige de lui. D'abord de vivre, d'être viable, d'avoir un corps; avec les différents attributs, de manger, de se reproduire... Ceci est facile quand on est sain. Mais l'artiste néglige et dépasse ceci, qui est fondamental à l'homme» qu'il doit être, et qui pourtant ne lui servirait à rien... Et dès lors, ce qui est utile et réconfortant aux autres ne lui sert plus de rien... Il doit vivre de lui-même... il lui faut traiter au fond de son âme avec des forces, des notions! des inventions qui n'ont pas encore de catégories - des êtres larvaires qu'il doit mettre au monde. »
Rimbaud, le mystique sauvage, avait entrepris de cultiver cette monstruosité et l'avait portée en lui à travers toute l'Europe jusqu'au moment où il trouva pour elle un exutoire (ou bien était-elle tout simplement mort» en lui ?...) en partant dans le désert africain. Des tempé- raments moins sauvages, (il s’agit de Mallarmé) à la grande époque du symbolisme, s'étaient retirés dans diverses «tours d'ivoire» - le « palais de rêves » de Villiers de L'Isle-Adam - afin d'en synthétiser et d'en quintessencier les divers éléments. Segalen se trouve à mi-chemin entre le raffinement de Mallarmé, par exemple, et la barbarie de Rimbaud. Il a sa « chambre aux porcelaines », mais en même temps, il éprouve de l'attirance pour « un dehors savoureux possible », et son existence oscille entre ces deux tendances.
« Monstrueux » et « mystique » sont des adjectifs qui ont été appliqués à Rimbaud. Nous avons vu Segalen reconnaître sa propre monstruosité, évoquant ces « forces et notions » qu'il décèle dans les profondeurs de son âme. Il voit aussi que le terme « mystique » peut lui convenir :
Mystique ou non, selon la façon dont on définit ce mot ambigu, il est à n'en pas douter l'« homme labyrinthique » qu'évoqué Nietzsche, traversant les « corridors sombres » de son âme en quête d'un centre, d'une lumière, d'une réalisation clarifiée de lui-même.
À l'époque qui nous occupe, ce centre était représenté par la Chine. Il devait se confondre avec Pékin, pour se voir déplacé plus tard vers le Tibet, mais nous y reviendrons en temps voulu ; pour l'heure, le centre, c'était bien la Chine, l'immense continent tout entier. (C’est moi qui souligne.)Kenneth white : figures, lieux, trajectoires .dans l’esprit nomade. Biblio.
La chine va donc constituer d'une nouvelle étape dans la vie et l'œuvre du poète. La joie sensuelle des Immémoriaux faits place avec la découverte de la Chine à une exploration constante d’un invisible, selon une dialectique de l’imaginaire et du réel.
« Je me suis donc mis à l'étude du chinois. Tout compte fait, j'attends beaucoup de cette étude, en apparence ingrate, car elle me sauve d'un danger : en France, et mes projets actuels menés à bout, quoi faire ensuite, sinon «de la littérature ».j’ai peur de la recherche du «sujet». Alors que jusqu'ici, c'est toujours le sujet qui s'est imposé et m'a tenaillé jusqu'à son avènement, ou son enkystement provisoire. En Chine, aux prises avec la plus antipodique des matières, j'attends beaucoup de cet exotisme exaspéré ! »
La chine de Segalen est d’bord un monde réel qu’il va affronter avec courage physique et difficultés :
«Quant au réel, il triomphe avec brutalité. Le coup de plongée a réussi. J'ai brutalement étranglé ma peur du réel. Je m'en suis allé au-delà»
On sait que Segalen a fait trois voyages en Chine. De ces trois voyages, le deuxième (1913-1914) étant une mission archéologique et le troisième (1917) une mission officielle, c'est bien le premier (1909-1912) qui se révéla le plus personnel, et d'emblée, le plus décisif sur le plan de la création. Lorsqu'il est arrivé en Chine, il s'est « reconnu ». « J'ai trouvé mon lieu et mon milieu ». Et s’il ne s'est pas laissé tromper par les apparences d'un pays en décadence, c’est qu'il venait chercher « certaines formes », que la culture chinoise avait engendrées et qui avaient résisté au temps.
« C'est bien par là que tout a commencé. Pour peu qu'on pénètre dans l'œuvre de Segalen, on est frappé par ce besoin impérieux chez lui d'affronter charnellement le réel. Affrontement pathétique au demeurant : d'un côté, cet être à l'aspect frêle et à l'imagination vive ; de l'autre, un réel énorme, semé d'inconnus et d'obstacles parfois effrayants. Segalen est fasciné par le réel, mais le réel lui fait peur. Il entretient avec lui des relations quasiment sexuelles. Sans cesse il revient sur ce sujet » .françois cheng.l’un vers l’autre.en voyage avec victor segalen
Avec détermination il décida tout bonnement de traverser le vaste empire de part en part, avec les moyens de l'époque, c'est-à-dire suivant les circonstances, à pied, à cheval ou en barque. En compagnie de son ami Gilbert de Voisins, escorté d'intendants et de quelques porteurs qui aidaient à charger les mulets, il entreprit un voyage quasi transcontinental qui comportait des dangers de mort, mais qui se révéla finalement heureux au-delà de l'espérance.
« Par besoin du réel, voilà notre poète plongé en plein cœur de la Chine. Signalons à ce propos un fait paradoxal mais non sans saveur : la vocation initiale de Segalen était d'être marin ; or, il en est venu finalement à parcourir un vaste continent, et ce à cheval et en barque. On imagine aisément, vu l'époque, ce que son premier voyage lui a coûté d'efforts physiques, efforts accentués par des appréhensions psychologiques. Mais grâce à sa volonté, son enthousiasme et sa sensibilité poétique, il a tout dominé, et l'expérience s'est déroulée comme un enchantement.
De ce voyage comme on n'en fait plus aujourd'hui, le poète a laissé des récits inoubliables. Le mot « récit », au sens banal, n'est pas adéquat. En épousant au jour le jour le rythme et la mesure de distance de ce continent habité de hautes montagnes, de grands fleuves et de plaines immenses, le poète entre, en fait, dans le rythme et la vision de son propre langage poétique. Ce qui, toutefois, n'enlève rien à l'intérêt documentaire de ces écrits ». .françois cheng.l’un vers l’autre.
Parmi les textes, equipée est le récit de ce voyage mais aussi le lieu d’une question qui hante le poète/explorateur pour lequel il y a toujours un double voyage dans le réel d'abord, puis dans la pensée. Voyage extérieur et voyage intérieur sont constamment confrontés, et la question débattue implique en même temps des notions esthétiques et des notions morales. A-t-on le droit de se servir de mots qui ne sont pas passés par l'impitoyable creuset du réel ? Ne perdent-ils pas valeur et beauté sans cette capitale expérience? Autant qu’une narration de voyage c’est bien à un examen, à une justification esthétique et morale de la littérature que l'œuvre entreprise doit procéder.
Pour ne pas tricher, nous dit Segalen il convient de ne pas escamoter un des termes au profit de l'autre. Voilà pourquoi il est nécessaire de se plier d'abord aux rudes conditions du Réel. Or pour Segalen, la Chine est le domaine par excellence Réel : « la Chine, pays du réel réalisé depuis quatre mille ans ». Pour échapper aux facilités de la « chambre aux porcelaines »(Mallarmé), il faut tout préparer minutieusement avant de se lancer dans le champ du réel. Il faut se soucier avant tout de ce qui est pratique. Rien ne doit être laissé au hasard.
La première leçon qu'enseigne le voyage est une leçon de relativisme. La marche sur le terrain du réel est une victoire sur l'uniformité. Les mesures géométriques, si mal dites, de l'Occident pèchent contre l'exotisme d'abord, contre la variété du réel ensuite. Le li (mesure) chinois tient compte des plaines et des montagnes, de la rigueur et de la facilité du chemin. Il n'a d'autre mesure que la plus ou moins grande docilité du réel sous les pas du voyageur. Aussi les accessoires indispensables sont-ils la sandale et le bâton.
Le réel discrédite certains mots pompeux employés à la légère pour désigner des opérations pénibles pratiquées sur la matière, comme le mot présomptueux d'ascension se démonétise irrésistiblement devant la dure escalade des pentes caillouteuses. Et les mots «humanitarisme» et égalité devant la nécessité d'utiliser «l'homme de bât» pour monture. Le terme même d’Équipée a été soigneusement choisi à cause de son ambiguïté, car il peut désigner à la fois le grandiose et le piteux, quelque chose comme les aventures de Don Quichotte en Chine
Ce n'est point au hasard que doit se dessiner le voyage. A toute expérience humaine il faut un bon tremplin terrestre. Un logique itinéraire est exigé, afin de partir, non pas à l'aventure, mais vers de belles aventures. Je devrai surtout me garder de l'incessante rumination du problème posé : le bon marcheur va son train sans interroger à chaque pas sa semelle.
Pour que l'expertise déploie toute sa valeur et qu'au retour aucun doute ne soit laissé dans l'ombre, pour que ce voyage étrangle toute nostalgie et tout scrupule, il le faudra compréhensif, morcelé sous sa marche simple. La route fuyant tout subterfuge mécanique, et relevant des seuls muscles animaux, devra tour à tour s'étaler droit jusqu'à franchir l'horizon à dix lieues de vue sur la plaine, ou se rompre et strier la montagne de festons et de lacs. Elle s'embourbera dans des marais, passera des rivières à gué, ou bien se desséchera dans les roches. Il ne faut point choisir un climat unique. Il sera bon d'avoir tantôt froid, et si froid dans un vent terrestre, que tout souvenir du chaud et de la brise de mer soit perdu, et tantôt il fera lourdement tiède dans des vallées suantes, si bien que le goût du froid sec soit oublié. Les cours d'eau n'auront pas un seul régime, mais grossiront depuis le torrent ivre et bruyant, toujours ébouriffé de sa chute jusqu'au vaste fleuve qui prolonge sa course très au large dans la mer où il lave sa couleur et dépose ses troubles avec calme. Les provinces traversées seront parfois désertes, et taillées dans un terrain décomposé que dix mille années d'âge n'expliquent pas, et parfois d'autres seront si bien peuplées que la riche terre plus rouge que l'ocre et plus grasse que l'argile s'épuisera plusieurs fois dans l'année à nourrir sa vermine sale, mais pensante, ses laboureurs et ses fonctionnaires. Il sera digne de pousser quelques étapes dans un sol gros de souvenirs antiques, dans une Egypte moins fouillée, moins excavée, moins retournée ; dans une Assyrie plus élégante et moins musclée, dans une Perse moins levantine. — D'autres régions seront neuves, sauvages, simples et touffues comme une mêlée de nègres sans histoire, comme un congrès de tribus qui, n'ayant pas encore de noms européens, ne savent même pas celui qu'elles se donnent. Enfin, cette contrée, touchant au pôle par sa tête, suçant par ses racines les fruits doux et ambrés des tropiques, s'étendra d'un grand océan à un grand plateau montagneux. Or, le seul pays étalé sous le ciel, et qui satisfasse à la fois ces propositions paradoxales, balancées, harmonieuses dans leurs extrêmes, est indiscutablement : la Chine.
C'est donc à travers la Chine, — grosse impératrice d'Asie, pays du réel réalisé depuis quatre mille ans, — que ce voyage se fera. Mais n'être dupe ni du voyage, ni du pays, ni du quotidien pittoresque, ni de soi ! La mise en route et les gestes et les cris au départ, et l'avancée, les porteurs, les chevaux, les mules et les chars, les jonques pansues sur les fleuves, toute la séquelle déployée, auront moins pour but de me porter vers le but que de faire incessamment éclater ce débat, doute fervent et pénétrant qui, pour la seconde fois, se propose : l'Imaginaire déchoit-il ou se renforce quand on le confronte au Réel ?EQUIPEE.
En même temps, puisqu’il écrit pendant le voyage ,( documents écrits « à chaud » et regroupés aussi dans Lettres de Chine et Briques et Tuiles ) ,c'est cette même Chine qu'il s'efforce d'approfondir et de recréer par l'imaginaire au point d'en faire une Chine personnelle : «Au fond ce n'est ni l'Europe ni la Chine que je suis venu chercher ici, mais une vision de la Chine», écrit-il à Debussy, dans sa lettre du 6 janvier 1911.
« II s'agit non point de dire ce que je pense des Chinois (je n'en pense à vrai dire rien du tout), mais ce que j'imagine d'eux-mêmes ; et non point sous le simili falot d'un livre « documentaire », mais sous la forme vive et réelle au-delà de toute réalité, de l'œuvre d'art. »
« Je cherche délibérément en Chine non pas des idées, non pas des sujets, mais des formes, qui sont peu connues, variées et hautaines. »
« Je n'admets plus aucune compromission alentour de l'œuvre d'art, considérée comme seule existante, seule réelle, et se suffisant a elle-même. »
Segalen a besoin, pour mieux voir de ce que la littérature peut imposer au réel de métamorphosant, de sublimant. La jouissance du réel n'est effective que par ce média qui transfigure le réel, le projette dans l'artifice d'une vision
« On ne manque pas de remarquer que son génie se manifeste tout d'abord dans l'acuité de son regard, lequel est inséparable d'une capacité de Sympathie sans cesse en résonance avec l'essence du monde vivant. Cette acuité du regard lui permettait, au cours de son voyage, de déceler la part de l'Imaginaire investi depuis des millénaires dans le Réel, et de transformer en lui-même le Réel en Imaginaire ». .françois cheng.l’un vers l’autre
L’auteur rappelle dans équipée ,ce qu’il ne reniera jamais «L'exotisme est tout ce qui est Autre. Jouir de lui est apprendre à déguster le Divers», on comprend que l’amoureux de toutes les formes du sensible, de toutes les richesses du réel, se trouve logiquement amené à explorer l'autre du Réel, qui est l'Imaginaire. L'Imaginaire, prend sa revanche dans une partie opposée d’equipéee et complémentaire où Segalen s'ingénie à montrer sa puissance dominatrice . Ainsi le récit de l'arrivée du voyageur dans un village oublié de l'Histoire et situé dans un de ces lieux imaginaires figurés en blanc sur les cartes. Sa présence imaginaire est aussi concrète qu'une autre,occasion pour le poète d'une méditation sur son adolescence, sur les rêves qui l'habitaient et sur ce que la vie réelle en a fait.
Je m'enquiers du nom du village. C'est précisément le doublet antique des marchands d'en bas. C'est le Trou du Sel Noir, cette sous-préfecture évasive que les Annales déclarent abolie depuis l'antiquité, — et l'on ne sait s'il s'agit de cent ou de mille ans... Puis je demande si quelque étranger est déjà passé par ici; On se souvient... oui, peut-être, voici trois cents ans. Mais il parlait purement le chinois antique, et était vêtu comme un Chinois. Ses yeux et ses pensées indiquaient seuls son origine... Il proposait une morale et des préceptes un peu divergents... Il acceptait la vénération des ancêtres, parlait d'un Esprit du bien et du Juste, mort pour sauver tous les hommes de la mort
Quelqu’un avait il passé devant moi ici, affirmant ainsi, à deux ou centaines d'années, l'existence de ce lieu dont je doute encore ? Je bien me souvenir que sur les cartes de notre dix-huitième siècle, ce nom est bien marqué, sous son nom et son importance antiques …
… si quelqu'un de mes gens vient me rejoindre ici ! Si le moindre muletier suit mes pas à la piste et vient me chercher pour me remettre dans la vraie route, vers l'étape... — Ils verront! Ils verront sa tresse noire et grasse, pendant jusqu'aux talons ! Ils verront que tout homme ainsi dans l'Empire de ces jours, a subi le joug et laissé pousser ses cheveux jusqu'aux pieds ! et sauront que l'on coupe le cou à tous les autres... Ils sauront ainsi que leur droit de vivre est passé, que leur vie est périmée, que leur ville, déjà décédée par acte, déclassée, est inexistante et de trop. — Peut-être que ces vieillards doux et chevrotants tomberont en poussière, sur mes pieds...
Mais, sachant ma recherche, et mon crochet vers la montagne, le lettré 1ui m'accompagne me montre dans les livres le mot Fei et au-dessus de la porte de la ville une affreuse pancarte où l'on peut lire :
Lieu de l'antique Trou de Sel Noir... Il ajoute : ce souvenir, le nom, est tout ce qu'il en reste.
Je ne le détromperai pas. Je ne porterai point sur la carte précise, au milieu de mots topographiques, l'existence dans l'espace de ce lieu parfait, imaginaire peut-être, et qu'on ne retrouvera point officiellement après moi
Ceci est un monde de rêves, un rêve de route, un sommeil sur deux pieds balancés, ivres de fatigue, à la tombée de l’étape EQUIPEE.
En dressant le bilan des péripéties du voyage, Segalen montre nettement que ce n'était pas seulement une exploration, ou l'expérience décisive destinée à résoudre un problème tout théorique, mais que c'était aussi une enquête sur une méthode de bonheur. L'exotisme implique donc toujours l'existence simultanée de deux éléments contradictoires et opposés. C'est pourquoi dans le grand débat qui oppose l'Imaginaire et le Réel, il importe qu'il n'y ait ni vainqueur, ni vaincu
Il n'est pas pourtant facile de définir ce mot imaginaire tel que l'emploie Segalen. Il désigne chez lui tantôt le pouvoir imaginant, cette faculté de prévoir les événements ou les accidents, du réel, de les transformer ou de les corriger, ou même de suppléer aux conditions parfois décevantes du monde. Tantôt encore, il désigne une sorte de zone, d'arrière-monde, une sorte d'envers invisible et réel de la réalité sensible. Beaucoup ont la tentation de se réfugier dans cet univers si satisfaisant pour le cœur et l'esprit en quoi consite justement l’illusion exotique . C'est précisément ce que ne veut pas Segalen. Ce serait retomber dans l'homogène. La saveur et la beauté tiennent dans l'opposition, dans l'antagonisme entre le Réel et l'Imaginaire. Sacrifier l'un des deux à l'autre, c'est trahir l'exotisme et mutiler la Beauté. La pensée chinoise dont le taoïsme a aidé le poète à distinguer dans l'univers sensible les prolongements invisibles, à passer de la vue à la vision.
C'est qu'en effet, partout où le contact ou le choc s'est produit, avant toute expertise des valeurs en présence, s'est manifestée la valeur du divers. Avant de songer aux résultats, j'ai senti le choc ainsi qu'une beauté immédiate, inattaquable à ceux qui la connaissent. Dans ces centaines de rencontres quotidiennes entre l'Imaginaire et le Réel, j'ai été moins retentissant à l'un d'entre eux, qu'attentif à leur opposition. -J'avais à me prononcer entre le marteau et la cloche. J'avoue, maintenant, avoir surtout recueilji le son. Parmi le désabusé, le déconcerté, ou au contraire l'émerveillé de chacun de ces mots ou de ces chapitres, je notais, en dégustant silencieusement la musique, ironique et intime, que faisaient les deux mondes délibérément opposés. Je puis l'avouer maintenant : je n'ai pas été dupe ; ni du voyage, ni de moi. — Sans doute, ce livre gardera son titre équivoque, ou plutôt son parti pris d'Équipée malgré l'aveu d'avoir surpris ou obtenu le Réel dans une valeur parfois équipotentielle. Qu'il n'ait pas été absorbé ; qu'il ait tenu bon ; qu'il n'ait pas été victorieux non plus..., ce qui pourrait faire croire que l'on avoue avoir compromis ou fourvoyé l'Imaginaire dans les sentiers du Réel. C'est qu'il n'est pas possible de le nier. Cependant, au-delà de tout —au-delà du bonheur ou du satisfait, — au-delà de la justice et de l'ordre... demeure la certitude que voici : la justification d'une loi posée de l'exotisme — de ce qui est autre — comme d'une esthétique du divers.
L'opposition sera flagrante entre ces deux mondes : celui que l'on pense et celui que l'on heurte, ce qu'on rêve et ce que l'on fait, entre ce qu'on désire et cela que l'on obtient; entre la cime conquise par une métaphore et l'altitude lourdement gagnée par les jambes; entre le fleuve coulant dans les alexandrins longs et l'eau qui dévale vers la mer et qui noie ; entre la danse ailée de l'idée, - et le rude piétinement de la route [...] Se proposant de saisir au même instant la joie dans les muscles, dans les yeux, dans la pensée, dans le rêve, - il n'est ici question que de chercher en quelles mystérieuses cavernes du profond de l'humain ces mondes divers peuvent s'unir et se renforcent à la plénitude. » EQUIPEE.
Justement Comme l’indique François CHENG, la terre chinoise à l'époque antique n'a jamais été perçue par les Chinois comme un cadre gratuit, ou fortuit, c'est-à-dire uniquement objectif; elle apparaît à leurs yeux comme un espace mythique doué d'unité, d'intention et de pouvoir de transfiguration. Ici imaginaire et réel se conjoignent, là même où «le Réel va toucher l'Inconnu» .le taoïsme (et l’analogie avec le Rêve des aborigènes d’australie me parait ici frappante), comporte la croyance foncière en l'existence d'un Espace originel, lequel demeure présent et agissant dans l'espace même de la Terre. Les mêmes Souffles vitaux animent ces deux espaces, les reliant en un tout organique.
Que l'Espace soit une dynamique incarnant à la fois le mystère originel et le Divers qualitatif, que le rapport entre l'Homme et la Nature soit un rapport de participation impliquant la complémentarité et la circularité, cela constitue une découverte pour Segalen. Il a saisi une forme de communion où l'homme, dans sa rencontre avec le Lieu, révèle sa double nature Yang et Yin et son irréductible mystère, tout en dépassant la contradiction entre Divers et Unité, entre réel et imaginaire. françois cheng.l’un vers l’autre
Dans une lettre à sa femme datée du 15 avril 1917, le poète a défini ce qu'il appelait la « Science du Site » (ici nous sommes très proche de la pensée aborigène).
«II faudrait retrouver ou recréer la Science des Sites ; le savoir d'en découvrir, et le pouvoir d'en jouir pleinement. Peintures a donné l'évocation de la seule surface, parfois pénétrée. Il me faudrait maintenant acquérir la possession du plus grand paysage avec ses roches, ses lointains, son ciel et son cœur souterrain [...]Quand la vision se tend, se gonfle, s'offre d'elle-même au spectateur, elle devient le paysage pénétré - l'étendue possédée - le Site. Il y a des "Sites admirables". Il faut les chercher, les susciter; en jouir, mais non pas les montrer. Dans le Site courent des influx aussi furtifs que les filons précieux. Il est grossier de diviser un spectacle naturel en Ciel et Terre, en air et solide. Il y a dans l'air des espaces plus durs qu'un aérolithe. Il y a sous terre des parages
mouvementés que la dureté du roc rend plus subtils, plus agiles... Le Site est un voyage immédiat. Donc, ai-je dit, le Site ne peut se montrer. Mais le Site peut se révéler. Le personnage initial, à vrai dire, n'est pas Lui, mais l'Un (originel). »
Fort de cette initiation,et selon la pensée chinoise nous dit encore François Cheng le vrai poète décèle partout le lien secret et mouvant entre l'homme et l'univers visible et invisible, car il saisit au cœur de la réalité « pleine » la présence du Vide(nous reviendrons sur ce paradoxe) qui opère des transformations grâce auxquelles les choses les plus « insignifiées » peuvent accéder au mystère. Segalen, durant ses voyages en Chine, a fait maintes fois cette expérience, qui se traduit concrètement et symboliquement par une série de sites : la Cité interdite, le tombeau de Hong-wou, le temple Houa-yin sur le mont Houa, la ville vide rencontrée à l'ouest de la Chine, telle vallée du Tien-chan, le Tibet inaccessible, etc., qui tous sont entrés dans la mythologie personnelle du poète. C'est bien à partir de ce paradoxe qu'il a élaboré sa théorie sur le mystère. Le mystère n'est pas l’ ailleurs, l’ irréel ; il est là même où «le Réel va toucher l'Inconnu»,
L’attitude de Victor Segalen face au monde chinois fut principalement de le questionner, selon l'interrogation mallarméenne, "Qu'est-ce que ça veut dire?". La chine se propose à l'auteur comme un espace à déchiffrer, à lire, et de cette lecture tenter une relation par l'écriture . Elle lui procure donc les moyens d'aller au-delà du sensible et du monde.
« II est une volupté plus rare encore, et plus forte, que d'étreindre le Réel, c'est d'éprouver la sensation du Mystérieux, laquelle est seulement donnée quand le Réel va toucher l'Inconnu. Il n'est pas sans intérêt de remarquer que cette idée, Segalen l'expose dans une lettre écrite à Lan-tcheou, au cœur même du continent chinois. Et l'on peut se demander si, pour lui, la Chine ne fut pas précisément le milieu idéal où le Réel, mieux que partout au monde, touchait, de plus près, l'Inconnu. »
« Ainsi se réaffirme l'idée que la reconnaissance de la possibilité pour l'homme de rejoindre un espace réel de qualité et par là de rejoindre l'espace du mystère, la reconnaissance de la possibilité d'une spatialisation transfigurante des temps vécus et des mythes rêvés, a été d'une importance capitale pour Segalen. À une époque de sa vie, il a trouvé cette plénitude où il s'est senti profondément en accord avec lui-même et avec le monde. Un certain espace et une certaine conception de l'espace ont pris en charge les drames qui l'habitaient, les transformant en des formes visibles et viables. Car, transposée au plan de l'être, la conception de l'Espace, telle que nous l'avons évoquée, permet à l'homme pris dans le processus du Temps de s'en dégager un tant soit peu. Si le Temps implique la cohérence, la puissance accumulée et l'affirmation d'une qualité certaine, il risque aussi d'entraîner l'homme dans une linéarité trop étroite, trop unidirectionnelle. On sait que Segalen a toujours refusé son passé immédiat et qu'il a senti très tôt en lui quelqu'un de différent. Grâce à un espace autre, il s'est trouvé une vraie «antiquité». En effet, l'intégration d'un espace extérieur de qualité n'est autre que la projection spatiale de Soi ; et sonder les mystères du Dehors et du Multiple revient à sonder ses propres mystères. Ainsi, rompre le Temps, transformer le temps vécu en Espace vivant, c'est créer une distanciation, une possibilité de dédoublement, transcender la contradiction entre le besoin intérieur et l'appel du Dehors, rendre présents simultanément les multiples couches et les multiples orients du moi profond, transformer les mémoires en mythes, joindre les mythes personnels aux mythes universels et accéder, sans rien renier, sans rien perdre, à la réalité supérieure, celle du vrai imaginaire. » . françois cheng.l’un vers l’autre
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