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Le point de vue exotique traditionnel est un point de vue égocentrique qui vise à assimiler l'Autre au Même : le Moi. Par exemple, on recherche à son époque en Afrique du Nord, non pas la Différence (l'Arabe, sur lequel on ne dit rien ou presque) mais la survivance de l'Afrique latine, c'est-à-dire, le Même... lorsque l'écrivain exotique traditionnel se montre sensible à l'étrangeté, comme Loti, il ne s'agit pour lui que d'un dépaysement, forme géographique du pittoresque romantique, qui ne fait que renforcer le sentiment d'une supériorité du Moi. L'Exotisme est l'une des voies du Paternalisme, une variante du regard conquérant que mettra si bien en œuvre la politique coloniale.
A l’inverse Segalen opèrera sorte d'ascèse intérieure, où il entend se dépouiller un moment de sa culture propre pour mieux saisir du dedans les coutumes et le monde intellectuels des autres. Tandis que les spécialistes courants de l'exotisme, n'oubliant jamais ce qu'ils sont, qui ils sont, ne cherchent qu'à exprimer leurs réactions devant le spectacle étranger, Segalen rêve d'exprimer la réaction du milieu étranger au contact du voyageur. Dans Les Immémoriaux, le récit sera attribué à un narrateur maori; dans les œuvres chinoises, il reprendra la parole parfois, mais en feignant d'adopter tout l'appareil de la culture chinoise. Cette méthode d'exotisme implique, outre la documentation préliminaire, un don de sympathie, d'empathie, qui permet au poète d'essayer d'épouser l'âme des peuples sans renoncer à traduire sa propre vision. Dans ses notes, il insiste longuement sur cette théorie du « choc en retour » dont il fait le fondement de son approche personnelle de l'Autre et dont il cherche, dans l'œuvre littéraire, la réalisation formelle :
On a pu dire ainsi que Segalen était en définitive moins nomade que sédentaire et qu’il renversait les rôles imposés: montrant dans son Essai sur l'exotisme en particulier, l'action du paysage, du milieu, des êtres, sur le voyageur. Le voyage de Segalen est réceptif. L'auteur s'engage d'entrée de jeu à tenir une position "à rebours" des grandes figures de l'exotisme:
« Dire, non plus la réaction du milieu sur le voyageur mais celle du voyageur sur le milieu ». (...) « L'apostrophe du milieu au voyageur, de l'Exotique à l'Exote pénètre, l'assaille, le réveille et le trouble. » (Essai sur l’exotisme. pp. 18-21)
« Donc, ni Loti, ni Saint-Pol Roux, ni Claudel. Autre chose! Autre que ceux-là! Mais une vraie trouvaille doit être simple... et d'abord, pourquoi tout simplement, en vérité, ne pas prendre le contre-pied de ceux-là dont je me défends? Pourquoi ne pas tenter la contre-épreuve? Ils ont dit ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont senti en présence des choses et des gens inattendus dont ils allaient chercher le choc. Ont-ils révélé ce que ces choses et ces gens pensaient en eux-mêmes et d'eux? Car il y a peut-être du voyageur au spectacle, un autre choix en retour dont vibre ce qu'il voit. »
« Par son intervention parfois si malencontreuse, si aventurière (surtout aux vénérables lieux silencieux et clos), est-ce qu'il ne va pas perturber le champ d'équilibre établi depuis des siècles? Est-ce qu'il ne manifestera pas autour de lui, en raison de son attitude, soit hostile, soit recueillie, des défiances ou des attirances?... Tout cela, réaction non plus du milieu sur les voyageurs, mais des voyageurs sur le milieu vivant, j'ai tenté de l'exprimer pour la race maorie ».
On comprend mieux, dès lors, l'hostilité de Segalen envers deux anti-exotes : le colon et le touriste. A propos du premier il écrit, en 1909, alors que les visées coloniales de la France sur le Maroc, par exemple, se précisent singulièrement :
« Déblaiement : le Colon, le Fonctionnaire colonial ne sont rien moins que des Exotes ! Le premier surgit avec le désir du commerce indigène le plus commercial. Pour lui, le Divers n'existe qu'en tant qu'il lui servira de moyen de gruger. Quant à l'autre, la notion même d'une administration centralisée, de lois bonnes à tous et qu'il doit appliquer, lui fausse d'emblée tout jugement, le rend sourd aux disharmonies (ou harmonies du Divers). » (E.E., p. 40)
Sa haine pour les touristes, pour ceux qu'il nomme « les proxénètes de la Sensation du Divers », n'en est pas moins forte. Il prévoyait d'écrire sur eux un essai intitulé Troupeaux errants où il aurait décrit leurs mœurs : comment, « au milieu des pires vitesses et des pires éloignements ils retrouvent leurs bas de laine, leurs économies, leurs fauteuils et leurs siestes ». Mais aussi « les modifications qu'ils entraînent avec eux. Leurs dégâts. Les rognures ». On mesure là tout ce qui sépare Segalen de l'idéologie dominante d'une époque.
—« Deux jours de grains, de tangage étourdissant. La coque vibre sous les paquets de mer écrasés à l'avant; un désarroi du sens des attitudes: parfois l'on pèse, l'on pèse... l'instant d'après l'on semble voltiger. Néanmoins l'intérieur se déserte, et le promenoir se peuple d'une file de chaises longues, ou pâles, verdâtres, glauques comme la mer qui les bouleverse, des faces languissent indéfiniment. Et ce luxe voyageur, cet art de tourisme, ce mobilier de sleeping, ces livrées d'hôtel, tout vous devient insupportablement nauséeux ».
Outre le travail scientifique de documentation, l’exorcisme qui le mettra à l’abri de l’administrateur, du colon et du touriste, sera la « rencontre « avec un peintre.
Les milieux symbolistes du Mercure de France avaient attiré l'attention de Segalen avant son départ sur l'existence de Gauguin en Polynésie. Le peintre avait déjà sa légende, celle d’une vie et d’une œuvre conçues comme un monument élevé à la gloire d’un peuple dont le maître-mot avait été la joie. «Je puis dire n'avoir rien vu du pays et de ses Maoris avant d'avoir parcouru et presque vécu les croquis de Gauguin» (à Monfreid, le 29 novembre1903).
Pour que Segalen découvre Gauguin, il a fallu que le hasard désigne son navire pour aller chercher aux Marquises, des caisses contenant ses papiers, œuvres et objets familiers, afin de les transporter à Tahiti, où leur vente aux enchères avait été décidée. (Segalen achètera un certain nombre d’objets, manuscrits et tableaux dont les bois sculptés de la « maison du jouir »). C'est donc un homme qui a décidé d’être écrivain et a commencé la rédaction de son livre qui débarque le 3 août 1903, dans l'île de Nuku Hiva aux Marquises, son premier contact avec l'univers de Paul Gauguin, mort dans l'île voisine de Hiva Oa trois mois auparavant. Dans la caisse où sont entassés ses papiers et une peinture Segalen découvre treize manuscrits, une douzaine de carnets de notes et une liasse d'une centaine de lettres. Il se plonge dans |leur lecture, et ce qu'il recopie dans son Journal témoigne de ses propres préoccupations : seule l'esthétique retient l'attention de Segalen, au point d'être la matrice de toute sa vision du monde. De Gauguin, il retient l'idée de sacralisation de l'art et que l'art mérite tous les sacrifices - à commencer par celui de sa vie familiale; l'artiste doit se préoccuper uniquement de l'accueil de quelques rares esprits : une attitude que l'écrivain ne cessera de faire sienne, plus tard, lors de l'édition de ses œuvres. Du même cahier, il recopie un passage sur les croyances marquisiennes et note : «II était aimé des indigène» qu'il défendait contre les gendarmes, les missionnaires, et tout ce matériel de "civilisation" meurtrière. Il apprit aussi au» derniers Marquisiens qu'on ne pouvait les forcer à suivre l'école-Ce fut un peu le dernier soutien des anciens cultes»
Le peintre lui a justement appris à essayer de comprendre les Maoris par l'intérieur : par son exemple, il l'a incité à connaître les croyances, les coutumes, les goûts d'une race au bord de la disparition. De même que Gauguin avait mis en scène des cultes, des croyances, des dieux, comme un conservateur d'images en danger, Segalen, dont le but était de peindre la Tahiti d'autrefois, s'est mis à rechercher à travers les livres et les derniers témoins, les traces de l'ancien royaume du bonheur. «C'est surtout une leçon de rupture qu'il tire de Gauguin. Célébrant le côté foncièrement rebelle du peintre. Il suggère que l'artiste a tous les droits, surtout celui de rompre avec la morale de son milieu si elle est un obstacle à son génie créateur. Désormais, presque toujours, Segalen associera sous la même appellation de « hors-la-loi » Rimbaud et Gauguin qui surent également violer le règne des règles et des conventions.
Plus tard en 1907, Segalen envisagera de donner une suite aux immémoriaux, en bâtissant une sorte de drame autour de la personnalité de Gauguin (ce sera le maitre du jouir) .il précisera ce projet dans une lettre de 1907 en exprimant ce qu’il doit au peintre :
« Cet homme, le peintre Gauguin, mort aux Marquises, en a esquissé, par certains côtés de sa vie, la silhouette. En tout cas, il a rêvé sans doute d'être cet homme. Il s'agit de réimaginer son rêve. Pur rêve d'ailleurs, et douloureux réveil : la lutte et la défaite, non contre des christianisants probes, mais contre des administrants, gendarmes, instituteurs ! — convaincus, humanitaires, et tout aussi dangereux. Cela fait, j'aurai clos ce que j'avais à dire sur la pénible expérience civilisatrice qu'ont subie ces nobles et clairs pays. »
Le-Maître-du-Jouir, titre du projet, est une sorte d'épopée en prose en l'honneur du personnage historique de Gauguin transformé en mythe de restaurateur des anciens cultes L'intérêt de cette ébauche, sur laquelle Segalen reviendra plusieurs fois jusqu'en juin 1908 sans Jamais la terminer, réside dans son caractère religieux. On y remarque Une forte hostilité à l'égard du christianisme et de la notion de péché originel. La religion paienne prêtée à Gauguin se caractérise par un refus de toute Morale étroite et par une apologie de toutes les jouissances. Elle permet de réaliser un merveilleux accord entre nature et surnature, entre ''homme et les grandes forces de l'univers et de retrouver le sens primitif du sacré. L’ensemble donne à l'artiste une dimension symbolique et mythique plus vraie que l'histoire. Segalen n'a jamais renoncé au Maître-du-Jouir, il rêvait même de retourner en Polynésie après la guerre pour le terminer.
Un aspect de la pensée de Segalen était la recherche des «bonnes rencontres». Il a l'idée que, au sein même des civilisations dont l'expansion écrase le monde, il est des individus, des artistes qui savent se démarquer de la bonne conscience aveuglante de leur propre culture pour discerner des richesses dans les autres civilisations. Des «exotes» qui s'émerveillent en découvrant celles-ci, en même temps qu'ils se construisent et créent leur œuvre à leur contact. Dès lors, son intention sera de transposer dans l'ordre littéraire ce qu'a fait, dans l'ordre pictural, Gauguin. Il fallait pour cela comprendre et reprendre les démarches qui avaient conduit le peintre à son style, à ses sujets, à ses héros, découvrir l'esprit qui anime ces grandes masses de couleur affrontées, contribuer à cette tentative pour rendre sa présence au sacré. dès son séjour à Tahiti, il avait décidé de créer selon l'esprit du peintre. Les Immémoriaux, une fois achevé, Segalen précise à Monfreid l'intention qui l'a dicté : « J'ai essayé « d'écrire » les gens tahitiens d'une façon adéquate à celle dont Gauguin les vit pour les peindre : en eux-mêmes, et du dedans en dehors. Et ce n'est pas ma moindre admiration vers lui que cette illumination de toute une race répandue dans son œuvre tahitienne ». Le véritable intercesseur, l'initiateur des Immémoriaux, ce n'est donc ni Flaubert,(on a comparé le livre à Salammbô) ni Loti, mais le peintre qui, par ses actes, tenta d'arrêter la décadence d'un peuple et qui, par son art, réussit à l'arracher à la mort.
A l’instar de Gauguin en peinture, Segalen a besoin, pour mieux voir et sentir selon ses propres lois, de ce que la littérature peut imposer au réel de métamorphosant, de sublimant. La jouissance du réel n'est effective que par ce média qui transfigure le réel, le projette dans l'artifice d'une vision. Par la dialectique évoquée précédemment et selon une approche déjà proustienne la mémoire littéraire rend plus délectable ses visions du présent, et les choses vues modifieront à leur tour la lecture des paysages à venir. Segalen donne lui-même une interprétation de son rapport "littéraire" au monde lorsqu'il écrit dans son Journal des îles, en date du 10 janvier 1905:
« Au plaisir actuel, direct, à la joie du moment, [...] à tout ce moment présent vient s'ajouter l'arôme du déjà, le bouquet du Passé, la fleur de l'Autrefois. De telles promenades m'évoquent d'autres sensations doublement exquises puisqu'elles sont à la fois: d'art, et passées. Si maintenant ma présente emprise du désert se colore de tous ces souvenirs, plus tard, elle viendra, de même, secouer mes lectures d'hallucinations mémoriales, de tout le poignant des choses qui furent vécues. »
Et c'est bien la nouveauté de la forme qui frappe d'abord à la lecture des Immémoriaux. De même que Gauguin, contrairement à ce que font tant de peintres en voyage, avait su épouser les canons de la beauté polynésienne, participer aux croyances et aux terreurs de l'âme indigène, inventer le style le plus apte à dresser de grandes créatures baignées de soleil et de nuit, Segalen dans Les Immémoriaux a essayé d'inventer la forme qui lui permettait le mieux de rendre son âme à une culture minée par la mort et l'oubli. Exotisme qui exigeait, chez l'un comme chez l'autre, un dépouillement complet de toute leur éducation et presque de leurs habitudes de pensée. C’est donc comme un livre difficile à classer dans un genre déterminé. Nulle part dans sa correspondance, nulle part dans la liste de ses œuvres, il n'a donné aux Immémoriaux , le titre de roman. Il protestera cependant par la suite quand on voudra lui donner l'étiquette de romancier exotique, tant ces deux notions, jointes ou séparées, lui inspirent également d'horreur.
Dès sa première page, et en illustration « du choc en retour » le livre nous introduit d'emblée dans un mode de pensée, de vision propre et de langage maori. On comprend tout de suite qu'on ne lira pas des Souvenirs de voyage, des Impressions, mais qu'on va assister a" une sorte de recréation par l'intérieur du monde polynésien. Le narrateur de l'histoire, Segalen n'indique nulle part, qu'il est lui-même maori, mais tout ce qu'il raconte, sa façon de voir et d'interpréter implique qu'il appartient à ce peuple un peuple qui s’interroge justement sur les curieux comportements et croyances des étrangers qui ont surgi : les « hommes blêmes », les européens.
« Cette nuit-là - comme tant d'autres nuits si nombreuses qu'on n'y pouvait songer sans une confusion - Térii le Récitant marchait à pas mesurés, tout au long des parvis inviolables. L'heure était propice à répéter sans trêve, afin de n'en pas omettre un mot, les beaux parlers originels : où s'enferment, assurent les maîtres, l'éclosion des mondes, la naissance des étoiles, le façonnage des vivants, les ruts et les monstrueux labeurs des dieux Maori. Et c'est affaire aux promeneurs-de-nuit, aux haèré-po à la mémoire longue, de se livrer, d'autel en autel et de sacrificateur à disciple, les histoires premières et les gestes qui ne doivent pas mourir. Aussi, dès l'ombre venue, les haèré-po se hâtent à leur tâche : de chacune des terrasses divines, de chaque maraè bâti sur le cercle du rivage, s'élève dans l'obscur un murmure monotone, qui, mêlé à la voix houleuse du récif, entoure l'île d'une ceinture de prières. »
« Térii ne tenait point le rang premier parmi ses compagnons, sur la terre Tahiti; ni même dans sa propre vallée; bien que son nom « Térii a Paraiï-rahi » * annonçât « Le chef au grand-Parler ». Mais les noms déçoivent autant que les dieux de bas ordre. On le croyait fils de Tévatané, le porte-idoles de la rive Hitia, ou bien de Véhiatua no Téahupoô, celui qui batailla dans la presqu'île. On lui connaissait d'autres pères encore; ou plutôt des parents nourriciers entre lesquels il avait partagé son enfance. Le plus lointain parmi ses souvenirs lui racontait l'atterrissage, dans la baie Matavaï, de la grande pirogue sans balancier ni pagayeurs, dont le chef se nommait Tuti. C'était un de ces étrangers à la peau blême, de l'espèce qu'on dit « Piritané » (il s’agit d’un britannique) Tuti frayait avec les anciens Maîtres. Bien qu'il eût promis son retour, on ne le vit point revenir : dans une autre île maori, le peuple l'avait adoré comme un atua durant deux lunaisons, et puis, aux premiers jours de la troisième, dépecé avec respect afin de vénérer ses os ».
« Térii ne cherchait point à dénombrer les saisons depuis lors écoulées; ni combien de fois on avait crié les adieux au soleil fécondateur. - Les hommes blêmes ont seuls cette manie baroque de compter, avec grand soin, les années enfuies depuis leur naissance, et d'estimer, à chaque lune, ce qu'ils appellent « leur âge présent » ! Autant mesurer des milliers de pas sur la peau changeante de la mer... Il suffit de sentir son corps agile, ses membres alertes, ses désirs nombreux, prompts et sûrs, sans s'inquiéter du ciel qui tourne et des lunes qui périssent. » ….victor segalen. les immemoriaux.
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