LIRE D'ABORD LES 3 ARTICLES PRECEDENTS DONT CELUI CI EST LA SUITE ET FIN
« Le « germe » dont le développement constitue le programme narratif des Immémoriaux peut se résumer en une seule figure, celle de l'inversion, qui rend compte de l'ensemble des transfprmations du récit.
En effet, l'inversion est ici cette forme maléfique de, l'acculturation par laquelle chaque chose régresse en son contraire, à mesure que l'Identité subit l'agression de la Différence. Il s'agit donc d'un processus de dégradation des valeurs qui mène à l'entropie, c'est à dire à l'effacement d'une culture par une autre, selon le principe même de la thermodynamique à laquelle, nous l'avons vu, Segalen emprunte cette notion.
Ce processus se trouve mis en relief, dans le récit, par !le recours à une temporalité discontinue, faite de moments privilégiés, isolés les uns des autres par une certaine ductilité du temps romanesque. En outre, comme l'ont remarqué la plupart de ses commentateurs, ce texte de Segalen se construit autour d'un vide : les vingt années d'absence, marquées par la double errance de Paofaï et de Térii, hors de Tahiti. Cet épisode, qui creuse au cœur même de la durée un intervalle lacunaire, se trouve lui-même évoqué de manière fort elliptique, comme en témoigne la récurrence, en tête du chapitre, d'expressions comme : « Des lunaisons passèrent »... « Des lunaisons encore...marc gontard. victor segalen une esthetique de la difference .l’harmattan
La deuxième partie sur laquelle il faudra revenir, constitue une sorte de transition mais aussi d’Odyssée (sans la fin heureuse de l’épopée). Le départ de Paofai et de Térii vers Havaï-i (Samoa), centre du monde maori et île originelle peut se lire comme une quête de l'origine, une remontée aux sources de l'identité. Conscient de la fragilité de la culture orale et rêvant en quelque sorte d’un compromis les pouvoirs de l’écriture occidentale, Ils vont chercher les signes fondateurs d'une culture qui menace de disparaître et que l'on puisse substituer aux paroles mortes par la négligence de Térii. Des palettes gravées de signes que Paofaï ramène de son escale à l'île de Pâques resteront impuissantes contre l'oubli des Parlers Originels dans la mesure où les signes sans syntaxe des « Bois intelligents » ne peuvent se constituer en écriture. C’est tout le drame d'une civilisation de la parole supplantée par celle de l'écriture qui s'inscrit dans la quête infructueuse de Paofaï. Paofaï et Térii échouent à Uvéa : « Nous avons perdu Havaï-i ». Térii, en qui disparait le désir des lieux originels, abandonne son compagnon. Il sera matelot qui apprend le pidgin , « bribes des parlers divers qui séparent les hommes à la peau blême », jusqu’à ce que s’éveille la nostalgie de Tahiti. Il a changé de noms douze fois, depuis son oubli. De quoi aussi, sans doute, user son identité ! l’haèré-po d’autrefois devient perméable au « nouveau parler » qui, en son absence, est devenu le langage des Maoris.
Lorsque dans la troisième partie, après vingt ans d’exil, Térii regagne la vallée de Papara, peu après Paofai, l’endroit s’est métamorphosé: les Maoris sont désormais chrétiens et obéissent à «l’Atua Iésu Kèrito», les femmes sont vêtus de «tapa» (tuniques), les hommes se contentent d’une seule épouse, certains d’entre eux déchiffrent les mots tatoués sur les feuilles et portent des noms Piritanés (Britanniques) ou Faranis (Français). Le lieu est également bâti de «faré à prières» (églises et chapelles) et obéit à la «Loi Nouvelle. Le pouvoir des Missionnaires s'est en effet affermi, grâce à leur alliance militaire avec le roi Pomaré, à qui ils ont fourni des armes pour ses conquêtes. Dès lors, le puritanisme protestant prend le pas sur le sensualisme polynésien et la culture des Maître-du-Jouir s’efface. La satire tragique de Segalen inverse contre le christianisme l’image d’Adam et Eve chassés du paradis.Les maoris sont chassés de leur Eden.
La tristesse fait place à la joie, tandis que la notion de péché remplace celle de plaisir ; quant à la liberté elle se trouve confisquée par le nouveau pouvoir, sous tutelle étrangère. Pomaré, devenu le « Réformateur », a imposé un code, inspiré par les Missionnaires, qui fait de l'assistance au temple une obligation et qui instaure, avec le tribunal, une justice punitive. Segalen en trace un portrait féroce
Car, si des réfractaires à l'ordre chrétien, comme Paofaï, fidèle à l'ancien culte des Arioi, sont accusés de rébellion, ce qui leur vaut la peine de mort, des délits, inconnus jusqu'alors sont apparus :
« Mais les juges ne jugeaient pas ainsi. Après leur avis, Pomaré dut répéter :
- « La partie dix-neuvième de la Loi, concernant la Fornication, dit : ce crime sera puni de travail forcé. Ainsi les dix femmes coupables, et leurs complices quand on les prendra, s'en iront sur le chemin de la vallée pour débrousser le passage, battre le sol, et casser de petites pierres. Ils devront aussi creuser les deux bords du sentier, pour revêtir et durcir le dos de la route; cela, jusqu'au jour où ils auront couvert trente brasses de chemin. » L'on se réjouit à la ronde, car les cochons porteurs-d'hommes n'en couraient que plus vite, et avec moins de fatigue. Le Roi disait encore :
- « Mais, pour cette femme-là qui a grandi sa faute en suivant un mauvais Farani, et en invoquant avec sacrilège le nom du Livre, elle devra subir, avant le travail, un tatouage honteux sur le front. » La femme se mit à pleurer.
D'autres coupables vinrent encore; certains, convaincus d'avoir dormi pendant les himéné, dans le faré-de-prières - d'autres, d'avoir péché durant la nuit qui précède le sabbat, et si matin, qu'on pouvait affirmer la « Transgression du jour réservé ». Parmi eux, l'on traînait un être à deux pieds, qui roulait des yeux sans ruse. Il aperçut le chef et balbutia, d'un air stupide : - « Narii... » On connut alors que c'était un combattant de la troupe Pomaré, lors de la grande victoire. Certain de voir perdue la bataille, il avait couru, comme l'Arii, et si loin, et si éperdument, que depuis lors il vivait dans la montagne, toujours apeuré comme les chèvres. C'est là qu'on l'avait surpris, frottant les bois qui s'enflamment, - et cela, un jour de sabbat!
Et plus vite, à mesure que tombait le soleil, les coupables défilèrent. Nul n'osait plus réclamer ni dire « non » quand le chef-de-la-justice interrogeait- même au hasard. Pour chaque faute, pour chaque erreur et chaque négligence, la Loi, toujours, avait réponse, et semblait tout prévoir. Afin que personne ne pût à l'avenir se targuer d'ignorance, le Réformateur commença de lire, en les entourant de parlers profus, tous les interdits qui n'avaient pu, en ce jour, s'illustrer par des exemples. Il expliquait donc avec ces mots à demi piritané dont nul ne riait plus
ce qu'il fallait entendre par Vol; ce qu'on nommait Propriété; ce que signifiait : Achat, Vente, Location, Adultère et Bigamie, Séduction, Testament, Ivrognerie, Tatouage volontaire, Délation fausse et Délation vraie, Dommages causés par les chiens, Dommages causés par les cochons. La plupart des auditeurs ne discernaient pas exactement lequel de tous ces crimes était le plus détestable. Mais la foule rusée en retenait bien vite un bon enseignement : c'est que tout cela : Vol, Vente et Bigamie, et le reste, se concluait de la même façon : quarante brasses de route; ou plus; ou moins : et l'on pouvait recommencer. Ainsi faisaient la Rivière et les Hommes : on jette un pont; les eaux l'emportent, et l'homme rebâtit. Ainsi de la Loi et des gens : on fait la faute; on fait la route; et l'on refait tout à loisir. ».les immemoriaux..
Symbole de l'acculturation, la disparition du langage maternel, le lieu même de l'identité. Non seulement les paroles se sont perdues mais leur forme même s’efface de la mémoire maori.
Le sabir mélange ainsi les signifiants : Piritané pour Britanique, Farani pour Français ou Paniola pour Espagnol...Ainsi le nom du dieu importé, de ses prophètes ou de ses disciples passe dans la langue indigène : Kérito-atua pour le Christ, Aberahama pour Abraham, Davida, David ; Mataïo, Marko, Luka, pour les Evangélistes...et Segalen de multiplier les caricatures : « Trouver, comme Taolo, encore appelé Paolo, son chemin de Tama(Damas).S’y ajoute l’abandon du nom individuel, par exemple, pour un nom d'emprunt dont l'origine culturelle réside dans une civilisation radicalement autre. Ainsi, de Samuela, Rébéka, Yakoba, Paolo, nom choisi par l'aveugle Hiro.
A l'inversion des valeurs maori fait d’ailleurs écho celle des valeurs chrétiennes, elles-mêmes perverties par le contact avec la culture indigène. Ainsi la secte des Mamaia qui opère une sorte de syncrétisme entre le culte des Arioï et la religion catholique, prêchée autrefois par un prêtre espagnol. Il en est de même du protestantisme qui devient la religion officielle de l'île. Bien qu'une vingtaine d'années, à peine, ait suffi à évangéliser l'ensemble de la Polynésie, la conversion des indigènes n'a rien à voir, le plus souvent, avec un quelconque intérêt pour la morale ou pour la théologie chrétienne.
« Du côté des Missionnaires, l'inversion des valeurs est la même et les vertus chrétiennes d'amour ou de générosité font place au désir de domination et à l'utilisation de la violence, selon la stratégie du « conquistador » dont le personnage de Noté(le principal missionnaire) offre une bonne illustration.
C'est lui qui mêle le religieux et le politique en poussant Pomaré à la guerre contre les « païens », en l'armant et en faisant détruire par le feu et par la violence toute trace des anciens cultes, sur l'île. Son rôle d'éminence grise, auprès du Roi qu'il sait influencer à merveille et convaincre par la flatterie, comme ses interventions devant le tribunal où il se substitue à l'autorité judiciaire, nous montrent assez comment, sous couvert d'évangélisation, le Pouvoir reste l'enjeu essentiel de toute pénétration étrangère et le régime de Protectorat qui, avec Noté, se met en place d'une manière insidieuse, ne fait que préfigurer l'administration directe vers laquelle tend toute mainmise coloniale sur un pays.
« Où donc étaient les fruits de ces belles promesses jetées le jour du grand baptême ? Où donc ces présents volontaires attendus par la Société tahitienne des Missions, cette assemblée admirable, accueillie par eux-mêmes avec tant d'enthousiasme, et qui devait venir en aide à l'autre société piritané... » Car, ce qu'il cherche avant tout, en recommandant à ses fidèles le « chef-du-fisc », appelé aussi « Secrétaire d'Etat », c'est à lever sur le pays une sorte de tribut colonial au profit de la Métropole...
« Le roman de Segalen, plus qu'une œuvre antireligieuse, comme on s'est plu à le souligner, est une œuvre anticoloniale. Ce qu'il nous montre dans Les Immémoriaux, c'est le rôle joué par l'évangélisation dans le processus politique d'annexion par la Métropole, de ses dépendances d'outre-mer. Là encore, il faut saluer l'audace de ce roman qui paraît à une époque où la France tente de mettre en œuvre, au Maghreb ou en Afrique, une politique semblable à celle dont il dénonce les effets pervers. Dans cette perspective, il serait tentant de montrer comment ce livre s'oppose, point par point à celui, déjà évoqué, d'Ernest Psichari par exemple, qui, en 1915, célèbre la grandeur de la mission civilisatrice de la France, en Afrique, par le biais de la religion... Mais il est probable qu'à cette époque, Segalen songe moins à l'Afrique, qu'il ne connaît pas, qu'à la Bretagne puritaine qu'il a quittée et dans laquelle, le remplacement de l'ancien ordre celtique par l'ordre catholique s'est opéré dans les mêmes conditions que l'évangélisation des îles polynésiennes... » marc gontard. victor segalen une esthetique de la difference .l’harmattan.( C’est moi qui souligne ici)
Térii, « qui-perdit-les-mots »donne, on l’a vu, une unité romanesque au livre. Se conjuguent en lui tous les traits qui caractérisent son peuple à l'heure de la décadence, et dont le plus sensible est la médiocrité. Toujours inférieur à sa tâche, lui dont le rôle était de maintenir les anciens cultes, il a été le premier à oublier les Mots et n’a échapper à à la mort que grâce à la bonté du vieillard Paofaï. A son retour dans l'île, la honte et la vanité le poussent à choisir rapidement son camp. Sans avoir besoin d’une longue « initiation », mais au prix de missions d’espionnages des sectes hérétiques, imposées par note, il devient le diacre Iakoba. Son nouveau rêve est désormais de bâtir sa propre Eglise.
Les dernières pages du roman sont navrantes. Les amis de Segalen lui en feront le reproche mais lui maintiendra que telle était bien son intention. Iakoba livre sa fille à un marin Piritané en échange des sacs de clous qui l’aideront à bâtir son église, mais se justifie son acte à lui-même par des analogies tirées de l'histoire d'Abraham. Il atteint enfin le comble de l'abjection en livrant à la mort le vieux Paofaï, (son père ?), qui lui avait pourtant autrefois sauvé la vie. Paofai, maintenant vieillard marginalisé et considéré comme fou mais qui refuse de se soumettre à la «Loi Nouvelle», est condamné à l’infâme châtiment de la «course-au-récif». La scène qui termine le livre y gagne une valeur symbolique. Elle a pour rôle de traduire le mépris de Segalen et son dégoût devant le reniement tahitien. Térii feint de ne pas reconnaître Paofaï blessé et traqué : « Homme sans mémoire ! » crie Paofaï avant de disparaître. Le diacre rajuste « décemment » son vêtement, le maro (soutane) noir tiraillé par le suppliant.
Tous les personnages ont pour tare d'être les héritiers indignes d'un trop grand passé. A Paofaï même, Segalen refuse, malgré les avis de Farrère, les obsèques nationales d'une mort dramatique, héroïque et glorieuse, parce que telle est la fin du peuple tahitien, terne et mesquine. Il n'est sans doute pas bon pour un romancier de concevoir ses personnages dans le mépris, mais la vérité historique et celle de sa propre vision commandaient à Segalen d'écarter les artifices littéraires et les subtilités psychologiques et dramatiques. Il a été profondément déçu de voir cette race qui fut noble s'en aller peu à peu, sans secousse, sans sursaut. Le livre est né de cette déception. Voilà donc ce qui explique et justifie le caractère schématique et médiocre de ces personnages. Absence de psychologie des individus, absence de relief des personnages, telles étaient les exigences du réel.
Il serait donc simpliste de s'arrêter au ridicule ou même à l'odieux des missionnaires européens pour ne voir dans Les Immémoriaux qu'un pamphlet indirect sur le mode des Lettres persanes. L'intention documentaire du livre excluait une satire de ce genre où il est convenu que tout est mauvais d'un côté et bon de l'autre. Sans doute sont-ils coupables ceux qui introduisirent dans les Iles la syphilis, l'alcool et la pudeur, mais ils ne le sont pas moins ceux qui dans leur cœur étaient déjà pourris par l'oubli du passé. Nous n'avons donc pas dans Les Immémoriaux d'attaque systématique contre l'un ou l'autre des partis en présence. Chacun est critiqué en fonction de ses rapports avec l'autre. Les Maoris de la décadence et les missionnaires britanniques sont coupables du même péché contre l'exotisme. (C’est moi qui souligne ici). Henri bouiller op.cité
Car il s’agit bien d’un conflit, d’un conflit qui se joue en fait au niveau des mots. Segalen dans une lettre avait fait de la deuxième partie une simple transition qui lui épargnait une longue description progressive de la déchéance maorie en lui « faisant gagner 20 ans ».On peut au contraire voir dans celle-ci le noyau de l’œuvre, ce que l’auteur appelait justement son germe :
Le principal sujet de la deuxième partie du texte de Segalen est la recherche des mots anciens (le «parler originel»). Selon jean jo smecla, Segalen oppose «les beaux parlers originels où s’enferment l’éclosion des mondes, la naissance des étoiles, les ruts et les monstrueux labeurs des dieux maoris» aux paroles des missionnaires enfermés dans les livres. «Les signes étaient autrefois dans la nature… maintenant le dieu unique a déposé, dans le monde des mots écrits …Le fait que la loi soit confiée à des tables et non à la mémoire, métamorphose le langage dont la nature première est désormais d’être écrit ». . Lecture critique des immemoriaux
Dans un épisode essentiel le dernier grand prêtre Tupua (qui agonise) initie Térii (qui s’endort) à la mythologie sacrée.
-« il était. Son nom Taâroa. Il se tenait dans l'immensité. Point de terre. Point de ciel. Point de mer. Point d'hommes. Il appelle. Rien ne répond.
Seul existant, Taâroa se change en Monde.
Le monde flotte encore; informe, vacilleux, haletant ainsi qu'un plongeur au fond de l'abîme. Le dieu le voit, et crie dans les quatre espaces :
- Qui est sur le sol? - Sa voix roule dans les vallées. On a répondu :
- C'est moi, la terre stable. C'est moi l'inébranlable roc.
- Qui est vers la mer? - Sa voix plonge dans l'abîme. On a répondu :
- C'est moi, la montagne dans la mer et le corail au fond de l'eau.
- Qui est au-dessus? - Sa voix monte haut dans l'air. On a répondu :
- C'est moi le jour éclatant; c'est moi la nue éclatante, c'est moi le ciel éclatant.
Qui est au-dessous? — Sa voix tombe dans le creux. On a répondu.
- C'est moi la caverne dans le tronc, la caverne dans la base » .les immemoriaux..
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L’ironie tragique consiste dans le fait que tandis que Paofaï et Térii croient qu’ils combattent contre le pouvoir de la parole avec le charme des chansons tahitiennes et de la tradition orale, ils ne sont pas encore conscients qu’ils perdirent l’«Origine du Verbe» en dépit d’avoir dans leurs mains l’instrument (une tresse de nœuds comme support mnémotechnique) qui porte ce nom. Après la mort de Tupua, Paofaï changera son nom, d’une façon très significative, en «Paofaï maté» (Paofaï des paroles mortes) :
«Nous voyons Paofaï se surprendre à envier l’écriture des Blancs et abandonner au sol sa tresse ‘Origine-de-la-parole’ qu’il avait reçue des mains du prêtre et qui demeure désormais ‘aussi muette que lui, aussi morte que lui’ Par contraste, Paofaï observe que quand les «étrangers blêmes» hésitent sur une chanson ou un dit de la Bible, par exemple, ils consultent leurs «étoffes blanches marquées de signes noirs qui font référence aux noms oubliés, aux rituels et aux nombres, et ne se trompent plus. «Ainsi leurs étoffes peintes valent mieux que les mieux nouées des tresses aux milliers de nœuds…ana fernandez l’autre qui est en moi
La mort de la culture tahitienne et la disparition graduelle de son langage sont fortement dépeintes dans la scène de l’agonie de Tupua, noyau tragique du livre. Celui ci est le dernier tahitien à connaitre la langue et les sites mythiques. Conduit par un jeune garçon, Térii arrive dans sa cabane et supplie l’ancien de lui révéler le chemin du lieu originel
«Aroha ! Aroha nuit (Ayez pitié de moi). Je cherche ma route. De nombreux hommes ont crié que ta mémoire est bonne
Tupua, le dernier gardien de la parole sacrée, va parler ; déjà Térii ne l’entend plus, endormi par le «ava» soporifique ou par la forte boisson qui lui fut donnée. Cependant il affirme plusieurs fois «je sais écouter !», et il tombe endormi justement lorsque Tupua délivre les interprétations poétiques maories concernant les origines du monde, les anciennes «Histoires sans égales» et lui enseigne le savoir réservé aux seuls grands initiés.
« Ecoute, voici ma parole. Les hommes qui piétinent la terre, s'ils regardent au ciel de Tané, peuvent y dénoncer ce qui n'est pas encore; et trouver par quoi se conduire, durant des nuits nombreuses, au milieu des chemins des flots.
» Ainsi pensaient vingt pagayeurs hardis. Et ils se mirent en route, disant qu'ils toucheraient Havaï-i, et reviendraient, auprès de leurs fétii, avant qu'elle ne soit abreuvée la saison des sécheresses. Et ils pagayaient durement.
» Mais voici qu'ils perdirent les mots, et qu'ils oublièrent les naissances des étoiles. La honte même! Vers où se tourner? On dérive. On désespère. On arrive cependant : mais la terre qui monte n'a pas de rivage.
» II n'est pas bon de partir à l'aventure en oubliant les mots. Il n'est pas bon aux dieux de se mélanger aux hommes. Ni aux hommes de se risquer dans les demeures des dieux. »
- « En vérité! approuve Térii. Il n'est pas bon de partir à l'aventure en oubliant les mots. Enseigne-moi donc le chemin vers Havaï-i.
- Jeune homme (car ta voix me montre que les années sont peu nombreuses avec toi), jeune homme, tu ne m'écouteras pas jusqu'au bout.
- Je suis haèré-po! Je sais écouter!
« Voici le chemin vers Havaï-i : tourne ton pahi droit sur le soleil tombant.
Qu'il souffle le maraâmu. Que la mer soit bleu-verdâtre, et le ciel couleur de mer.
Qu'elle plonge dans la nuit l'étoile Fétia Hoé : c'est ton guide; c'est le Mot; c'est ton avéi'a : tu marcheras sur elle.
Les paroles lentes; les souffles chauds du mi-jour; la natte fraîche et le breuvage accalmisant, voilà qui doucement te mène au sommeil. - Ainsi rêvait Térii, ecoutant lointaines et confuses, les Histoires sans égales :
- « Jeune homme, tu m'écoutes encore?
- Je suis haèré-po! Je sais écouter. »
Le maître confiant poursuit, avec une voix cassée, le Dire des accouplements du père et du mâle.
La bouche très vieille souffle comme une conque fendue. Mais le récit a cette puissance que toute douleur s'allège, que toute faiblesse se renforce à dire les mots. Car les mots sont dieux eux-mêmes.
A mesure que faiblit le corps du vieil homme, son esprit transilluminé monte plus haut dans les Savoirs Mémoriaux; plus haut que n'importe quels âges : et ceci qu'il entr'aperçoit, n'est pas dicible à ceux qui ne vont pas mourir.
Dans le principe - Rien - Excepté : l’image du Soi-même. (C’est moi qui souligne ici).
Les immemoriaux.
Il y n’a dans le texte qu’une une lueur d’espoir en dépit de la fin tragique de Tupua. Il est ironique que la personne à qui les paroles sacrées furent transmises ne soit pas Térii, le récitant indigne , mais l’enfant qui le guidait vers la cabane de Tupua. Différemment de Térii, cet enfant était réveillé et entendit les dernières paroles proférées par le prêtre moribond. Il commence à relater ces dernières paroles à Térii et à son maître Paofaï, mais dans la mesure où il n’est écouté d’aucun d’eux, il pourrait représenter une suite possible de la tradition orale s’il se rappelait les paroles sacrées et les transmettait ensuite aux générations maories futures.
Mais il y a un autre sens dans les dernières paroles de Tupua, celles qui concernent précisément l’auteur du roman et indiquent le sens de la quête qui deviendra centrale dans la recherche de Segalen. D’après Jean-Jo Scemla cité par Ana Fernandes, la vraie découverte de Segalen ne fut «qu’un voyage au fond de soi». Scemla relate que deux années avant sa mort Segalen retourna à la phrase «Dans le principe – rien – excepté l’image du soi-même» pour confier à sa femme dans une lettre non publiée que la seule correction qu’il désirerait faire à une éventuelle réédition serait d’écrire «l’image de soi-même». Ce détail montre l’importance accordée par Segalen à l’idée de l’image de soi qui devint par la suite sa quête centrale :
«Qu’est-ce donc que l’art, la parole, le génie créateur ? S’ils ne renvoient pas au » centre et milieu qui est moi ». Pourquoi seul un grand artiste comme Gauguin peut-il, dans le maître du jouir, être l’artisan d’une renaissance maori ? Parce que Gauguin dont la seule puissance créatrice égalait par instants les pouvoirs de toute une race, aurait façonné de telles idoles, et si véridiques, si représentatives des formes de l’espèce, que les Maori, se voyant pour la première fois, aurait crié : c’est le dieu. » Jean-Jo Scemla. Lecture critique des immemoriaux.
Le dernier mot et la réponse de Segalen reposeraient donc sur l’art et la poésie. Si le livre emprunte sans doute à l'ethnographie ses méthodes, il demande pourtant à la poésie son but. Une idée profondément poétique repose au cœur du livre, celle qu'une civilisation meurt avec l'oubli de ses mots.
« L'agonie du vieux Tupua, le dernier qui sache encore, se confond avec celle de sa race qui va désormais marcher dans les ténèbres du silence et de l'oubli. Pas tout à fait cependant, car Segalen a placé à côté de Térii qui s'endort un enfant auquel personne ne prend garde et qui a entendu les derniers mots du vieillard expirant. Nous ne savons rien de lui, il ne reparaîtra plus, mais une simple phrase de Segalen nous apprend que ces mots, il saura les redire. On parierait volontiers que c'est un poète, et qu'avec lui tout espoir n'est pas encore perdu; ils sont en sursis ces dieux, ces forces jaillissantes, tant que les mots qui les désignent existent encore. Car le mot, c'est l'être, c'est la chose elle-même. Le langage est le grand mainteneur de toutes les cultures. Cette conception mystique du langage, qui est au cœur de toute poésie, commande le dessein des Immémoriaux qui est de démontrer que dire c'est créer, et chanter maintenir. Et Segalen agit en poète quand il arrache à l'oubli ces mots qu'il a lui-même entendu réciter par la vieille femme d'Hiva-Oa. Il a bien senti que la décadence des Maoris avait commencé avec la désacralisation des mots, et qu'une civilisation ne peut se ranimer que si l'on rend sa dignité au langage dont le rôle primitif est d'être un conservatoire de dieux ». Henri bouiller op.cité . C’est moi qui souligne ici
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