« J'ai vu la lune croître et décroître
J'ai vu le sentier du vent
J'ai vu une rivière dans le ciel
J'ai vu un vol d'étoiles bleues
J'ai vu une mer
Brumeuse et laiteuse
Et des îles peuplées d'oiseaux ». KENNETH WHITE.
"Le sujet et l'objet donnent une mauvaise approximation de la pensée. Penser n'est ni un fil tendu entre un sujet et un objet, ni une révolution de l'un autour de l'autre. Penser se fait plutôt dans le rapport du territoire à la terre." Deleuze Et Guattari.
Le paysage n'entre pas dans le cade de l'objectivité classique. En référence au célèbre PASSAGE DU NORD OUEST, Michel Serres, cherche un nouveau passage, une autre épistémologie qui puisse répondre à l'expérience que des secteurs entiers du réel échappent aux paradigmes habituels des sciences « dures ».On ne peut ainsi enfermer le paysage dans le cadre de l'épistémologie cartésienne : dualisme de la pensée et de l'étendue. La côte bretonne appelle par exemple une toute autre géométrie, domaine du chaos et des fractales. La science contemporaine va ainsi se rapprocher du sensible dont elle s'était détournée pour élaborer des lois générales et des modèles abstraits : "Le concret coloré surgit de l'abstrait gris." Les nouveaux modèles mathématiques, en particulier, construisent une représentation de l'espace irréductible à une étendue homogène et isotrope, capable de rendre compte de la complexité d'un paysage : "Les floraisons des courbes chaotiques et fractales d'aujourd'hui expriment à merveille notre expérience, notre corps et nos paysages" ; et réciproquement : "Les paysages perçus s'harmonisent à ceux que fait voir le savoir." Ce rapprochement possible entre le "paysage des sciences" et celui de nos sens mettrait fin au règne d'une raison abstraite ; il témoignerait d'une transformation de l'image du monde, qui n'est plus le cosmos limité des anciens, ni l'univers infini, mais un chaos qui comporte une organisation ouverte et mouvante, une structure d'horizon. L'inadéquation entre "des savoirs disjoints, morcelés, compartimentés en disciplines" et des réalités ou problèmes de plus en plus multidisciplinaires, transversaux, multidimensionnels" nous rend, incapables de penser "les ensembles complexes", "les interactions et rétroactions entre parties et tout », comme l'explique Edgar Morin, lui aussi à la recherche de nouveaux paradigmes. Le paysage est par excellence une de ces "entités multidimensionnelles et complexes », animées de processus interactifs. Pour rendre compte de la complexité de phénomènes tels que le paysage, il faut "substituer" "à une pensée qui isole et sépare", "une pensée qui distingue et relie".
« Solide à bords parfaits, clair, distinct, rigoureux, cristal. L'idéal de la connaissance est le solide cristallin. Froid comme cire avant qu'elle passe au feu. L'idéal du système classique est le cristal. Pour ses limites, pour ses performances optiques, pour son équilibre, pour sa longue stabilité. Cela se voit, jusqu'à Schrödinger. L'exclu est le fluctuant, l'exclu est le composite. Dans le premier des cas, une grande partie du monde est gommée, peut-être le monde en entier, par oubli du temps. Dans le second, le mythe est exclu de la science, le mythe défini comme haillon recousu et, à son tour, flottant ', le discours du recollement, que la topologie, maintenant, redécouvre…. Le positivisme interdit, entre autres, le calcul des chances et le flottement vague d'une connaissance qui ne serait pas consistante, solide, c'est-à-dire les fluctuations dans les deux sens principaux du terme.
Soit le bord d'un nuage, ensemble nouveau à considérer, la limite d'une nuance, lumière colorée, soit la frontière de la vague, qui, dans le déferlement du ressac, laisse le galet solide à la plage. Le volume solide n'est plus qu'un état de l'évolution, elle-même fluide. Nous revenons à la fluctuation…. . Discours des bords, discours du feu. Le doute lui-même devient connaissance. L'élément principal de l'espace est maintenant la multiplicité au sens riemannien, la variété spatiale. Localement, l'espace est bariolé, chromatique. D'où les nuances bergsoniennes, et l'exemple, ici même, de la couleur, de l'orangé doublement jaune et rouge. Voici le jeu de fantaisie, et l'imagination composite. L'orangé n'est qu'un collage, un recollement de l'espace, d'une variété jaune et d'une autre variété rouge non découpées, non décidées. Chiasme spatial et lumineux, chiasme énergétique et topologique. . C'est le bougé ou le tremblé de la surimpression photographique, à la manière de Musil ou des impressionnistes. Les Nymphéas miroitent dans l'eau. Le solide a disparu dans le fluide, la lumière dans les couleurs. Au support épistémologique du vivant correspond une théorie des bords à bifurcation. Un chemin limite se jette dans l'autre sans cesser d'exister lui-même, ils oscillent et vibrent de l'un à l'autre, et les fourches de l'arbre se multiplient bientôt. La maille élémentaire du réseau est ici le duo-habitare, le double, mais elle buissonne assez vite pour que le bord fluctue. L'âge des fluides commence… Nous devons proposer aujourd'hui un modèle nouveau à nos nouveaux problèmes. Il y a de l'ordre dans le désordre, il y a du désordre dans l'ordre. Nos réseaux sont plongés localement dans les nuages, nos structures dans les distributions, comme des archipels dans la mer. Mais il y a aussi des nuages dans les réseaux, et de la mer entre les îles… aux bords communs du bruit de fond et du signal, de l'insensé confus et du langage, aux bords communs de l'indifférenciable et du différencié, de la dissémination et de l'ensemencement, à la côte entre terre et eau, se passent des processus ou anaboliques, ou cataboliques, métaboliques, processus qui sont nos premiers problèmes. L'ordre tombe dans le désordre, et il en vient, parfois. L'océan déchire la rive, il modèle les plages. Sculpture douce du cap Cod. Le chaos verseau crée des rythmes, temporaires, qui s'éparpillent. L'ordre se fait, disparaît, reprend, s'évanouit, là, ici, jadis, demain, naguère, comme le bord de la Bretagne en des millions d'années, ou comme la flamme en quelques secondes. La fluctuation n'est pas un flottement .MICHEL SERRES .PASSAGE DU NORD OUEST (c'est moi qui souligne)
Les géographes ont commencé par décrire l'espace terrestre; il fallait pour ce faire ordonner les observations donc cartographier les territoires observés. Le globe terrestre, relevé, objet par excellence de la géographie, a été fixé, figé à travers des représentations de plus en plus sophistiquées, dans des modèles descriptifs. Ce n'est qu'au début du xxe siècle qu'est née la géographie humaine (devenue ensuite « culturelle ») passant de l'analyse de l'espace physique à celle du territoire comme résultant de l'implication des individus Ainsi l'étude des espaces vécus s'inscrit dans la tradition de la géographie humaine et des analyses régionales. On étudie les paysages, les rapports de l'homme et de son milieu, les genres de vie et si l'on s'intéresse aux habitations, c'est surtout sous l'angle des techniques de construction.
L'espace n'est plus neutre, le milieu n'est pas un pur contenant mais est produit par l'homme qui « l'humanise ». Les sociétés « spatialisent » l'espace humain en lui attribuant un ordre qui le met en relation avec le cosmos, la culture, etc. Cette interaction entre nature et culture est encore plus évidente si l'on passe de la perception à la construction du paysage. Celui-ci est façonné à la fois par des agents naturels et par des acteurs humains en interaction.
« Et si le paganisme, si le polythéisme construisaient mêmement un monde en haillons au moyen de pièces pareilles à celles qui montent le bâti du corps ? Comme si le monde ne différait pas, en sa surface apparente, de la peau : paysage-guenille qui s'habille par morceaux. Ci vulgaire, là superbe. Le pagus, canton, département, partition de sol ou d'espace, fait la pièce du pays, l'élément de paysage: carré de luzerne, vignoble, lopin, petite prairie, un jardin assez propre et le clos attenant, la place du hameau, le mail. Dans le pagus, tenure du paysan, quartier de sa noblesse vieille, se fixent de rustiques divinités. Là reposent les dieux: dans le creux de la haie, sous l'ombre de l'orme.
Le paysan cohabite avec son dieu païen dans l'élément de paysage.
Paysan païen, l'antique langue en a gardé souvenir : rappelez-vous les restanques d'avant le maquis, les champs clos d'avant les travaux connexes, le damier qu'on ne pouvait nommer panorama: topologie d'une carte assemblée par plaques disparates, diversement colorées, emboîtées bizarrement, pèlerine dépenaillée de vignes, prés, labours, bosquets, lieux-dits, ruines du polythéisme effacé dès la naissance du verbe. Si vous avez vu l'habit d'Arlequin de ma mère la Terre, vous connaissez l'Antiquité..
Estimez le travail infini de la science pour fonder un système unitaire à travers le chaos de ses pages, nombreuses comme le sable. La connaissance bat, systole, diastole, hésite, en équilibre dans le temps, passant d'une phase à l'autre, entre l'espoir d'un univers et le pluralisme irréductible d'un monde, entre une somme systématique et la croissance irrépressible de la différence. Comme si elle ne pouvait quitter la terre ou le jardin aux mille espèces pour l'espérance d'un désert.
Estimez le travail impossible du philosophe, pris dans les systèmes architectes, logiques, désertiques, pour ressusciter le corps du paysage et le paysage des corps sous la vitrification du verbe, mais pour susciter un monde sous l'éclatement des fragments. Le bonheur veut que résiste le paysage sous l'ocre pâle du désert, comme le corps à la machine ou la jeune fille au barbon, l'herbe têtue pousse sous les crevasses de l'autoroute
.L'empirisme porte le souvenir inoubliable des jardins » .M.Serres. Les Cing Sens. Gallimard. (C'est moi qui souligne).
Le sujet percevant n'est jamais face à un spectacle extérieur, mais plongé dans un milieu ambiant auquel il est, au sens propre, « intéressé » par une série « d'affordances » selon le psychologue James Gibson, qui conçoit une « perception écologique ».affordance, ce terme intraduisible désigne les ressources que certains objets offrent, et qui donnent au visible sens et valeur. « Percevoir qu'une surface est plane et solide est percevoir qu'elle offre l'occasion de marcher »
"Une affordance n'est ni une propriété subjective ni une propriété objective : elle est à la fois l'une et l'autre. Une affordance transgresse la dichotomie sujet/objet et nous aide à comprendre son inadéquation." L'environnement visuel de l'homme n'est pas une addition de stimuli ponctuels, mais un ensemble structuré par le point de vue de l'observateur, qui met les choses en relation les unes avec les autres, selon un processus complexe d'occultation réversible".La « perception douée de signification » (meaningful perception) est celle qui satisfait les besoins d'orientation et de spécification du comportement pertinent. Une description du monde visuel en termes de surfaces, limites, formes et intervalle est incomplète car elle « laisse de côté le fait que les surfaces sont familières et que les formes sont utiles. Pas moins que notre ancêtre primitif, nous appréhendons leurs usages et dangers, leurs possibilités gratifiantes ou contrariantes, et les conséquences de l'action qui s'applique à elles » Les prises peuvent se classer en quatre catégories : ressources, contraintes, risques, et agréments. En général cependant, toute réalité () participe en proportion variables de chacune de ces quatre réalités. Par exemple, en montagne, la neige est à la fois ressource pour le promoteur de stations de ski, contrainte pour l'éleveur, risque d'avalanche pour tout un chacun, et agrément pour le skieur.
On voit donc que la réalité concrète de toute prise dépend toujours de l'existant concerné. C'est dire que le sujet et l'objet n'existent pas en eux-mêmes, mais en interrelation. Dans notre milieu, nous avons avec les choses un rapport ambivalent (la trajectivité), où sujet et objet sont réciproquement à la fois patient et agent, empreinte et matrice.
Pour illustrer ces affordances, dans l'espace et le temps, j'utilise ci-dessous, comme un clin d'œil amical, les schémas extraits de la « Théorie du Bordel Ambiant », du regretté ROLAND MORENO, génial inventeur, musicologue, et de surcroit humoriste et animateur de radio Deliro, en même temps que scientifique « pointu. Ces schémas illustrent par l'humour, comment des incitations perceptives diverses et variables temporellement, du paysage naturel technique et intellectuel ont fini par aboutir à une « idée », l'invention du « briquet jetable », dont le livre narre les " aventures".
En outre, notre vision ne nous donne jamais tout à voir à la fois ; elle ne nous procure pas un panorama, mais un emboîtement de perspectives partielles, qui se modifient et se complètent à mesure que notre point de vue se déplace. Notre champ visuel est délimité par un bord (edge) qui sépare ce qui nous est montré de ce qui ne l'est plus ou pas encore ; mais cette limite est mobile et réversible, et lorsqu'un aspect est occulté, il n'en reste pas moins intégré à ce qui est perçu : "On ne voit pas seulement ce qui est présent à la vue à un certain moment d'un certain point de vue, mais un «monde visuel» qui continue au-delà jusqu'à l'horizon."
Notre environnement visuel apparaît ainsi structuré comme un paysage ; c'est un paysage en puissance, même si c'est seulement dans certains contextes culturels que l'homme en a pris conscience et l'a fait accéder à la représentation. Le cadre paysager, réduit à ses composantes essentielles, n'est pas une construction contingente, mais une structure fondamentale de la perception humaine. Cette structure est, pour Gibson, comme pour la phénoménologie, une structure d'horizon, qui articule le visible et l'invisible, le proche et le lointain.
« Tel qu'il se manifeste dans l'expérience du paysage, notre rapport sensible au monde n'est pas celui d'un sujet posé en face d'un objet, mais celui d'une rencontre et d'une interaction permanentes entre le dedans et le dehors, le moi et l'autre. "La relation d'une pensée à son objet, du cogito au cogitatum ne contient ni le tout ni même l'essentiel de notre commerce avec le monde", écrit Merleau-Ponty dans Le Visible et l'Invisible ; "nous avons à la replacer dans une relation plus sourde avec le monde" : "Ce mélange avec le monde qui recommence pour moi chaque matin dès que j'ouvre les yeux, ce flux de vie perceptive entre lui et moi [...] ne cesse de battre du matin au soir, et fait que mes pensées les plus secrètes changent pour moi l'aspect des visages et des paysages comme inversement les visages et les paysages m'apportent tantôt le secours et tantôt la menace d'une manière d'être homme qu'ils infusent à ma vie."
Cela ne fait pas pour autant du monde sensible un cosmos et du paysage un espace purement privé ; l'horizon, qui l'identifie à mon champ visuel, manifeste aussi son irréductible extériorité et son ouverture à d'autres points de vue : "Si j'ai pu comprendre [...] comment le visible qui est là-bas est simultanément mon paysage, à plus forte raison puis-je comprendre qu'ailleurs aussi il se referme sur lui-même, et qu'il y ait d'autres paysages que le mien." Le paysage transgresse l'opposition du sujet et de l'objet, de l'individuel et de l'universel ; bien qu'il puisse se charger de toutes les valeurs de l'affectivité la plus intime, la convergence des regards en fait un lieu commun à moi et aux autres :
C'est justement parce que le paysage me touche et m'affecte, parce qu'il m'atteint dans mon être le plus singulier, parce qu'il est ma vue du paysage, que j'ai le paysage lui-même et que je l'ai comme paysage pour Paul aussi bien que pour moi. L'universalité et le monde se trouvent au cœur de l'individualité et du sujet. On ne le comprendra jamais tant qu'on fera du monde un objet. On le comprend aussitôt si le monde est le champ de notre expérience, et si nous ne sommes rien qu'une vue du monde.
Cet échange entre l'intérieur et l'extérieur ne concerne pas seulement la perception individuelle, mais aussi le rapport que les sociétés humaines entretiennent avec leur environnement. Augustin Berque appelle "médiance" le "flux de relations qui lient indissolublement les sujets aux objets" et "une société à l'espace et à la nature" ; et il nomme "trajection" l'interaction qui s'y joue et l'échange à la fois matériel et culturel qui s'y noue entre l'homme et son milieu. Le paysage, "médiation entre le monde des choses et celui de la subjectivité humaine2" est "non seulement trajectif" mais "l'illustration même de la trajec-tivité".
[...] Par mon champ perceptif avec ses horizons spatiaux, je suis présent à mon entourage, je coexiste avec tous les autres paysages qui s'étendent au-delà, et toutes ces perspectives forment ensemble une seule vague temporelle, un instant du monde."Michel Collot La Pensée-Paysage. Actes Sud.
Le paysage apparaît comme l'image même du monde vécu, une 'unité naturelle et antéprédicative du monde et de notre vie, qui paraît dans nos désirs, nos évaluations, notre paysage, plus clairement que dans la connaissance objective, et qui fournit le texte dont nos connaissances cherchent à être la traduction en langage exact. Bien qu'antérieure à la réflexion, cette relation "antéprédicative" au monde est "le milieu et comme la patrie de nos pensées" ; à la différence du je pense réflexif, qui se retranche du monde pour mieux coïncider avec lui-même, le cogito préréflexif ne se sépare pas du contexte où il émerge : c'est ce que Merleau-Ponty dans le Le Visible et l'Invisible appelle une "pensée d'horizon".
Cette pensée est à l'œuvre dans l'acte même de la perception, et "c'est directement dans l'infrastructure de la vision" que la phénoménologie se propose de "la faire apparaître". Le fait qu'un paysage puisse, comme on dit, "nous parler" montre qu'il y a un « logos », »une raison » dans le phénomène lui-même : "C'est bien moi qui ai l'expérience du paysage, mais j'ai conscience dans cette expérience d'assumer une situation de fait, de rassembler un sens épars dans les phénomènes et de dire ce qu'ils veulent dire d'eux-mêmes", écrit Merleau-Ponty. Ce sens inscrit dans le sensible n'est pas fait d'idées claires et distinctes ; il s'agit plutôt d'une signification globale et implicite, inhérente et adhérente à la physionomie des choses : lorsque nous découvrons par exemple un nouveau lieu, « il y a là un sens latent, diffus à travers le paysage ou la ville, que nous retrouvons dans une évidence spécifique sans avoir besoin de le définir ».
Ce sens d'un paysage ne résulte pas d'une analyse intellectuelle des éléments qui le composent, mais d'une appréhension synthétique des rapports qui les unissent : "Pour le regard naturel qui me donne le paysage, la route au loin n'a aucune «largeur» que l'on puisse même idéalement chiffrer, elle est aussi large qu'à courte distance, puisque c'est la même route [...]. Le proche, le lointain, l'horizon dans leur indescriptible contraste forment système, et c'est leur rapport dans le champ total qui est la vérité perceptive."
La perception n'est donc pas la simple addition de données sensorielles auxquelles serait conférée par association telle ou telle signification, mais une construction signifiante par elle-même : "En revenant aux phénomènes, on trouve comme couche fondamentale un ensemble déjà prégnant d'un sens irréductible : non pas des sensations lacunaires, entre lesquelles des souvenirs devraient s'enchâsser, mais la physionomie, la structure du paysage." On comprend comment Combray, avec son église, ses « Côtés », lieux de promenade, ses personnages inséparables, paysage de l'enfance du narrateur de la Recherche du Temps Perdu ,peut tout à coup surgir, comme sensation du déjà ressenti , d'un gâteau trempé dans du thé. Le paysage est un bel exemple de cette constitution simultanée d'un ensemble et d'un sens, dans la mesure où il se présente comme "une vue d'ensemble", tous les objets auparavant dispersés se rassemblant sous un seul coup d'œil.
L'expérience du paysage, révèle ainsi la secrète continuité qui unit le monde au corps et le corps à l'esprit et nous invite ainsi à redéfinir les rapports entre nature et culture. Elle résulte d'une interaction entre le corps, l'esprit et le monde, qui s'inscrit dans le prolongement des échanges que notre organisme entretient avec le milieu naturel. Un paysage apparait donc comme une co-production de la nature et de la culture dans toutes ses manifestations, depuis les plus matérielles (à commencer par l'agriculture) jusqu'aux plus spirituelles (peinture et poésie comprises). Si l'on est attentif à cet échange entre facteurs naturels et culturels qui se noue à la fois dans la perception et dans la construction du paysage, on évitera de le réduire aussi bien à un pur artefact qu'à un environnement naturel. Ce serait retomber dans le dualisme et manquer l'occasion que nous offre le paysage de repenser les rapports entre nature et culture. Comme le rappelle Philippe Descola, la distinction entre nature et culture est encore ignorée dans nombre de sociétés humaines, et n'est admise en Occident que depuis l'avènement de la science moderne. C'est elle qui a instauré "le grand partage" entre la chose pensante et la chose étendue, par la prétention de l'homme occidental à devenir "maître et possesseur de la nature" .A l'inverse, Le "sentiment de la nature" prend sa source dans une relation vitale, qui est aussi bien physiologique qu'affective et symbolique. Le corps, siège de nos sentiments et de nos pensées, c'est aussi la nature en nous, et c'est par lui que nous communiquons avec elle : "Je suis une partie de la Nature et fonctionne comme n'importe quel événement de la Nature : je suis, par mon corps, partie de la Nature." Telle est la conclusion que Merleau-Ponty tirait de la co-appartenance du voyant et du visible à une même chair, qui est la chair du monde :
« Si la perception peut apparaître comme une forme de pensée, même si elle n'emprunte pas les voies de la réflexion et de la représentation, c'est qu'elle s'avère capable non seulement de faire la synthèse des données sensorielles mais de les dépasser constamment vers leur horizon : "La structure du champ visuel, avec ses proches, ses lointains, son horizon, est indispensable pour qu'il y ait transcendance, le modèle de toute transcendance", écrit Merleau-Pont. Ce dépassement du donné est la condition de ce que Roger Chambon appelle la "pensée intra-perceptive" : "Penser, au sens large, veut dire : se rapporter explicitement à ce qui n'est pas actuellement donné [...], dépasser l'entourage sensible par la représentation de l'éloigné."
Cette "idéalité d'horizon" est au fondement même d'une "pensée-paysage" qui transgresse les dichotomies habituelles de la pensée conceptuelle, non seulement celles du sensible et de l'inté- lligible, du visible et de l'invisible, mais aussi celles du sujet et de l'objet, de l'espace et de la pensée, du corps et de l'esprit, de la nature et de la culture »e .MICHEL COLLOT OP.CITE.
A SUIVRE
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