Exposant la naissance du paysage, ce qu'on pourrait aussi appliquer, on va le voir, à celle des jardins, A. Berque développe ce qu'il appelle le Principe De La Grotte De Pan par référence au culte du dieu Pan par les Athéniens. Celui-ci, dieu aux pieds de chèvre symbolisera la nature pour l'ensemble du monde gréco-romain ; auparavant ce n'était qu'un un simple dieu des pasteurs, protecteur des troupeaux. Son lieu d'origine, l'Arcadie, endroit reculé du Péloponnèse, n'avait rien du « paysage des Délices », invention des romains nostalgique de l'origine. Loin d'être un lieu idyllique, c'était une terre montagneuse, aride et inhospitalière, abritant une population rude.
En reconnaissance de son aide à la bataille de Marathon ; les athéniens instituèrent le culte de Pan dans leur cité même. Pour ce faire, Ils l'installeront dans une grotte au flanc nord-ouest de l'Acropole, au-dessous des Propylées. Les autres cités grecques imiteront Athènes et assez rapidement, le culte de Pan se répandra dans tout le monde hellène. Mais ce n'est pas tout (pour dépasser le simple constat que ladite grotte est effectivement localisée à Athènes) : avec cette grotte, Pan change de statut et d'appartenance. Il n'est plus seulement le chèvre-pied, dieu des pâtres arcadiens ; il se met à symboliser l'inverse du caractère urbain d'Athènes : la nature sauvage dans son ensemble. Les athéniens domicilient donc la nature au cœur de la ville, s'appropriant quelque chose, qui au départ, leur était extérieur (relevant du monde paysan), et en même temps ils le réinterprètent et le « domestiquent ».Désormais l'idée de la nature, sa représentation sensible(ici la grotte, ou le Jardin, plus tard la peinture de paysage), vont tenir lieu paradoxalement de la nature (au sens d'écosystèmes).
S'appuyant sur l'exemple des sages taoïstes, comme sur le Principe De La Grotte De Pan, A. Berque, fait de la contemplation et du « loisir » des conditions sans laquelle on ne saurait regarder l'environnement comme paysage.
« Voir en ce dernier (pan) un symbole de la nature, et donc lui attribuer une grotte, cela demandait un recul contemplatif dont étaient incapables les pâtres arcadiens. Trop sollicités par leurs chèvres, ils ne pouvaient voir en lui que le chèvre-pied, méritant un temple comme leurs autres dieux. Capables en revanche de ce recul contemplatif, puisqu'ils étaient en ville, les Athéniens accaparèrent et déployèrent la naturalité même de Pan. C'est le même renversement (l'urbanité accaparant paradoxalement la nature, son contraire) qui est à l'œuvre dans la distinction que le vocabulaire architectural nippon, quant à la cabane à thé1, fait entre no goya («cabane de rustre », i.e. une variante où la charpente est cachée par un plafond) et kesbôgoya (« cabane ornée », i.e. une variante sans plafond, où la charpente et le toit sont apparents) : dans un renversement du sens, le raffinement, ici, se fait dépouillement pour accaparer la nature aux dépens des ploucs, lesquels en sont encore à penser qu'une habitation doit avoir un plafond. »
Si l'on prend pour base les cinq critères définis par Berque(voir articles précédents )pour qu'il y ait paysage : un mot pour le dire, des représentations littéraires, et des représentations picturales ayant le paysage pour thème, des jardins à connotations esthétiques et non utilitaires, on peut dire que le sens du paysage est né en Chine bien avant l'occident(il parle de « proto-paysages pour les civilisations qui ne retiennent qu'un ou deux critères comme notre Moyen Age ou avant les grecs et les romains.. Esquissé à Rome, cela s'est accompli en Chine, dans les milieux littéraires des Six-Dynasties : Un tel contexte fut rendu possible par l'écroulement de l'empire Han et par la défaveur du confucianisme qui l'avait soutenu. À sa place, le premier rôle fut occupé par le taoïsme, qui exaltait la nature (ziran)]. Par manière de refus du monde, à cette époque de violence et d'iniquité, se retirer à la campagne ou même dans les montagnes devint une conduite répandue parmi les élites lettrées . Là, on pouvait faire l'expérience du vrai sens de la vie dans le paysage, c'est-à-dire y percevoir le Tao.
La langue chinoise possède un mot, et même deux, pour désigner le paysage : shanshui, littéralement « montagne-eau », et fengjing, « formé du caractère "vent" et d'un caractère qui signifie "scène", avec une forte connotation de luminosité [...] fengjing évoque plutôt l'ambiance du paysage, et shanshui plutôt ses motifs. Les tendances esthétiques chinoises ordonnent les créations artistiques selon une hiérarchie profondément différente de celle de l'Occident : elles tiennent compte de leur lien plus ou moins direct avec l'esprit. L'écriture – et donc la calligraphie, véhicule par excellence de la pensée – prend ainsi la première place qu'elle partagera avec la peinture.La pensée chinoise distingue entre des arts gratuits, animés par la seule quête spirituelle, apanage des « lettrés », et des arts de commande liés à la religion, aux exigences du monde officiel ou de la vie quotidienne. La culture chinoise multiplie les représentations littéraires. Il n'est pas rare que les peintres calligraphient sur leurs rouleaux des commentaires plus ou moins poétiques et, surtout, les écrits sur le paysage abondent au fil des dynasties.
« L'esthétique de Xie Lingyun accorde une place centrale au shang ,terme que l'on voit ici au premier vers, et que l'on peut traduire par « goût ». Ce goût n'est pas partagé par tous : personnage au train de vie princier, Xie Lingyun se plaint souvent de sa solitude, alors qu'en excursion il était toujours accompagné d'une suite nombreuse. Le shang révèle en effet une conception élitaire du paysage, inaccessible aux masses. En particulier, celui-ci n'est pas perceptible par les paysans, qui pourtant vivent dedans. Il ne peut l'être que par une élite : cette fraction de la société que Veblen appellera la classe de loisir, laquelle peut se permettre de porter sur l'environnement un regard purement contemplatif, parce qu'elle n'a pas à le travailler de ses mains. L'environnement, pour elle, relève du frui (la jouissance), non de l'uti (l'utilitaire). Dans la Chine de cette époque (les Six Dynasties), la classe de loisir est incarnée par les mandarins, lettrés au service de l'État. Le paysage est né de cette conjoncture particulière : à la chute des Han (220 ap. J.-C.), l'empire est déchiré par les guerres civiles. Les dynasties se succèdent, posant aux mandarins de redoutables problèmes de légitimité : à qui reconnaître le « mandat du Ciel », le ming ? Pour manifester leur désaccord, ou simplement sauver leur vie, beaucoup se retirent sur leurs terres, pour s'y « cacher » loin du pouvoir et de la carrière. Ce sont ces anachorètes de luxe, les « Cachés » qui, portant un regard lettré sur leur environnement, sont les premiers à en avoir parlé en tant que paysage. J'appelle principe de Xie Lingyun cette logique sociale, selon laquelle la classe de loisir perçoit en tant que paysage, c'est-à-dire en termes de jouissance esthétique, l'environnement que les masses paysannes perçoivent comme milieu de vie et moyen de vivre, c'est-à-dire en termes d'uti. Cette transformation s'accompagne d'une forclusion du travail.). De fait, pour la classe de loisir, dont la culture est urbaine, la campagne et la nature, c'est du pareil au même : elles se rejoignent dans le fait d'être dépourvues d'urbanité. En chinois, le mot ye ,suivant le contexte, signifiera par exemple aussi bien « rural » que « sauvage ». Ce phénomène n'est nullement propre à la Chine. Il est universel.! Cette assimilation de la campagne à la nature caractérise la vision arcadienne qui est propre à la classe de loisir, seule détentrice des lettres, et propriétaire des terres que les paysans travaillent pour elle. Elle peut donc se contenter de jouir de ses fruits, et se les représenter comme un don de la nature. C'est la vision qu'Hésiode avait de l'Âge d'Or, cette époque heureuse où la terre nourrissait l'humanité automatê, « de son propre mouvement » Ainsi, le paysage est né sous le signe de l'otium : le loisir de ceux qui ne travaillent pas la terre, c'est-à-dire qui ne transforment pas la nature de leurs mains. C'est pour la même raison que la ville, lieu du negotium – la négation du loisir –, est demeurée longtemps étrangère au paysage. Et si, en Occident, l'on s'est effectivement mis à parler de « paysage urbain » depuis les années soixante, c'est dans un contexte de crise où l'idée même de ville, ainsi que la distinction millénaire entre ville et campagne, sont remises en cause. Le sentiment courant continue cependant d'associer la notion de paysage à la nature ou à la campagne, et certains paysagistes professionnels refusent, en toute rigueur, de parler de « paysage urbain ». Le principe de Xie Lingyun est plus que jamais en vigueur. Champ perceptif d'où le travail est forclos, le paysage ne souffre pas l'utilitaire. Il ne faut pas confondre l'uti et le frui ! Et c'est justement parce que, de nos jours, l'utilitarisme fonctionnaliste moderne a envahi le monde, que le paysage est partout en crise. Certains diront même qu'il est mort, au moins par endroits.. »A. Berque. op.cité
Le commencement du paysage européen, c'est le XVe siècle qui élabore à cette époque un modèle pictural ,lequel ,selon Alain Richard, va modeler la perception occidentale, en concomitance avec un processus de sécularisation de la nature, d'avènement de la modernité et de dédoublement du rapport au monde. La nature passe du statut de cosmos, incarnation du divin, à celui de concept accessible par un effort d'objectivation (biologie, écologie, sylviculture, etc.). Le paysage prend en charge la dimension esthétique de la nature.
« J'ai dit « Quattrocento » par mauvaise habitude, car notre paysage nous est venu du Nord, et non de l'Italie. Il ne faut pourtant pas forcer ce constat. On est allé jusqu'à prétendre que le paysage était une invention « protestante ». Je ne vois pas pourquoi « l'éthique du protestantisme » aurait produit la représentation paysagère. De toute façon, une telle référence est anachronique, si l'on remonte aux commencements, c'est-à-dire au début du XVe siècle. L'interprétation, autrefois proposée par Humboldt et Schlegel, pour qui le paysage serait la création de « l'homme urbanisé du Nord ' », paraît déjà plus plausible. Mais pourquoi les villes flamandes furent-elles, plus que celles d'Italie, inspiratrices, instauratrices de paysages ? On peut méditer à l'infini sur cette propension du Nord à la peinture de paysage. Est-elle d'origine géographique, climatique, sociologique ? Je me rallierais volontiers à cette dernière hypothèse, mais sans pouvoir la valider. Quoi qu'il en soit, les grandes écoles du paysage sont septentrionales : flamande au XVe, néerlandaise au XVIIe, anglaise aux XVIIIe et XIXe, française, enfin, au XX è, avec l'école de Barbizon, puis les impressionnistes, ce chant du cygne de la peinture de paysage, qui va décliner quelques décennies après avoir été reconnue comme genre majeur ».A. Richard .op.cite
La représentation de la nature n'était pas le sujet principal des peintures et sculptures antiques mais n'en était cependant pas absente.(Berque parle de proto-paysages) L'art égyptien a représenté des «paysages nilotiques » sur les parois des tombes. les belles demeures de Pompéi, Herculanum, Oplontis sont ornées de peintures murales présentant souvent des scènes mythologiques avec arrière-plan de paysages. Les mosaïques très colorées des IIIe et IVe siècles ap. J-C. présentent aussi des éléments de paysages, parfois exotiques (chasse au lion, etc.).
Avec le triomphe du Christianisme, l'homme est né pour contempler Dieu. Pendant la plus grande partie du Moyen Âge, les images et les formes vont être chargées de transmettre un message symbolique, les peintres et les tailleurs de pierre ne vont pas se préoccuper de représenter le monde visible mais de développer un programme eschatologique. Quelques éléments naturels, arbre, montagne, ciel étoilé, figurent sur des chapiteaux historiés ou des fresques romanes mais à titre indicatif, de façon symbolique ou purement ornementale.
On peut considérer que la peinture de paysage est apparue avant le vocable. Celui-ci aurait été utilisé pour la première fois en 1493 par un poète valenciennois Jean Molinet. Le mot« landskap » apparaît aux Pays-Bas à la fin du XVe siècle (cf. l'anglais « Landscape) En Italie, « paesaggio » est plus tardif. Il n'apparaît qu'en 1568 sous la plume de Vasari dans la deuxième édition de ses biographies d'artistes ; et il est peut-être d'origine française…
« Avec le recul, nous pouvons dire que l'invention du paysage occidental supposait la réunion de deux conditions. D'abord, la laïcisation des éléments naturels, arbres, rochers, rivières, etc. Tant qu'ils restaient soumis à la scène religieuse, ils n'étaient que des signes, distribués, ordonnés dans un espace sacré, qui, seul, leur conférait une unité. C'est pourquoi, au Moyen Âge, la représentation naturaliste n'offre aucun intérêt : elle risquerait de nuire à la fonction édifiante de l'œuvre. Il faut donc que ces signes se détachent de la scène, reculent, s'éloignent, et ce sera le rôle, évidemment décisif, de la perspective. En instituant une véritable profondeur, elle met à distance ces éléments du futur paysage et, du même coup, les laïcise. Ils ne sont plus des satellites fixes, disposés autour des icônes centrales, ils forment l'arrière-plan de la scène (au lieu du fond doré de l'art byzantin), et c'est tout différent ; car là ils se trouvent à l'écart et comme à l'abri du sacré. Mais les voilà condamnés à se forger leur unité. Telle est la seconde condition : il faut désormais que les éléments naturels s'organisent eux-mêmes en un groupe autonome, au risque de nuire à l'homogénéité de l'ensemble, comme on peut le constater dans de nombreux tableaux du Quattrocento italien, où le disparate entre la scène et le fond est manifeste. » A. Richard. op. Cite
Le paysage proprement dit apparaît en effet dans les enluminures des peintres de l'Europe du Nord et particulièrement des Flamands. Dans les « Très Riches heures du Duc de Berry », entre 1413 et 1416, les frères de Limbourg illustrent chaque mois de l'année par un château du prince placé dans un paysage avec, au premier plan, les travaux agricoles du moment ; ils sont attentifs à rendre les changements de lumière selon les mois.
Le paysage apparaît aussi dans les enluminures des frères Van Eyck ainsi que dans leurs tableaux. Dans « la Vierge au Chancelier Rollin » Jan Van Eyck (1390 – 1441) applique le principe énoncé par Alberti, « Je trace un rectangle de la taille qui me plaît et j'imagine que c'est une fenêtre ouverte par laquelle je regarde tout ce qui y sera représenté ». La Vierge, l'Enfant et le Chancelier sont placés dans une loggia qui s'ouvre, au centre du tableau, sur un magnifique paysage à la fois rural et urbain, synthèse de ceux que l'on pouvait rencontrer dans les riches Etats du Duc de Bourgogne. Mais l'utilisation de la perspective est encore empirique, comme dans les enluminures d'un autre grand peintre de l'époque, Jean Fouquet. En Italie, la perspective géométrique est utilisée depuis Brunelleschi (vers 1420). Entre Flandre et Italie, les échanges sont fréquents ; les marchands voyagent mais aussi les artistes. Van Eyck et Fouquet ont séjourné à Rome. On peut considérer que « le développement de la peinture de paysage au XVe siècle résulte de recherches parallèles et concomitantes dans le domaine septentrional et en Italie » Entre Europe du Nord et Italie, Avignon qui abrite alors la cour pontificale est un des principaux lieux d'échanges artistiques.
Mais plus que les Italiens, les peintres nordiques, allemands, flamands, hollandais, vont se passionner pour le paysage.
Albrecht Dürer (1471 – 1528), qui se rendit deux fois en Italie à travers les Alpes, a rempli des carnets de paysages montagnards. Les Hollandais étaient à juste titre fiers d'un pays qu'ils avaient en partie créé en repoussant la mer et qu'ils venaient de libérer de la domination espagnole (naissance des Provinces Unies par l'Union d'Utrecht en1579). Chez eux, le calvinisme dominant et le régime républicain n'étaient pas très favorables à l'épanouissement de la peinture religieuse et de la peinture d'histoire. Par contre, la présence d'une bourgeoisie aisée, cultivée, désireuse d'orner ses demeures urbaines de tableaux de petit format, a favorisé l'essor du paysage hollandais au « Siècle d'Or » (fin XVIe – 1ère moitié du XVIIe s.). Ces peintres nordiques sont attentifs aux ciels changeants qui occupent souvent les deux tiers de leurs tableaux, à la lumière d'une saison ou d'un moment de la journée. Si l'horizon de leurs paysages est bas, le Plat Pays concentre toute l'attention des Hollandais qui représentent avec une minutie de cartographe églises, moulins, chemins, champs cultivés ; l'homme est présent, mais c'est un contemporain, bûcheron, voyageur, et non un personnage mythologique. Ils ont recours à un système de représentation de l'espace différent de la perspective linéaire adoptée par les Italiens : par une subtile utilisation des teintes chaudes au premier plan, et de plus en plus froides dans le lointain, par l'estompage des contours au fur et à mesure que l'on se rapproche de l'horizon, ils créent l'illusion de la profondeur, c'est la « perspective atmosphérique » qui était déjà présente chez Van Eyck.
Le paysage pictural avait besoin pour se constituer d'un système assez complexe de corrélations entre divers éléments naturels ou architectoniques et entre des tons, des lumières, des couleurs et des mesures ;
il ne se limite pas à une présentation isolée de ces différents éléments ; il exige tout un ensemble de procédés techniques. Il y a, de toute façon, une différence de dimensions, par exemple, entre les arbres et les montagnes, entre les fleuves et les personnages qui, bien que restant modifiables pour des raisons symboliques ou représentatives, doivent cependant être suggérés, d'une manière quelconque, de façon réaliste. Les copistes de manuscrits aux siècles précédents réussirent à représenter les éléments pris isolément mais ils ne surent pas suggérer leur relation. Intervient, aussi le problème de la représentation de la distance qui trouve des solutions, non seulement grâce à la modification des dimensions des objets présentés (plus grands au premier plan, plus petits au fond, à moins que n'interviennent des modifications de caractère symbolique), mais surtout grâce aux atténuations de couleur (en général les teintes sont plus froides et moins saturées pour les lointains), et enfin par l'utilisation d'un point de vue relativement élevé (permettant une perception synthétique du paysage lui-même, comme si on le voyait du haut d'une colline). Ces techniques furent plus ou moins élaborées par les différentes civilisations : elles connurent leur apogée en ce qui concerne la perspective en Europe au XVe et au XVIe siècle, et en ce qui concerne les techniques de la dégradation chromatique et la création de plans successifs dans l'art oriental et dans l'art européen des XVIIe et XXVIIIe siècles.
S'y ajoutent des corrélations avec des instruments techniques inventés au même moment. Alberti invente le cube scénique qui dominera le modèle pictural jusqu' au début de la peinture moderne mais en même temps la boite noire,(camera obscura) instrument optique qui servait à étudier les dégradations de teintes. Le paysage a servi de point de départ à une recherche spécifique dont les problèmes étaient en partie liés à ceux de l'optique mais conservaient néanmoins un caractère particulier. Cette recherche porta fondamentalement sur trois points : la façon de se placer en contact émotionnel avec la nature ; l'étude des effets particuliers dus à la réfraction du soleil et des ombres et à leur variabilité ; la façon d'articuler la vue en plans successifs, c'est-à-dire selon différents niveaux capables de suggérer un espace tridimensionnel ou un équilibre plus précis dans le domaine de la composition.
« L'événement décisif, que les historiens ne me semblent pas avoir assez souligné, est l'apparition de la fenêtre, cette veduta intérieure au tableau, mais qui l'ouvre sur l'extérieur. Cette trouvaille est, tout simplement, l'invention du paysage occidental. La fenêtre est en effet ce cadre qui, l'isolant, l'enchâssant dans le tableau, institue le pays en paysage. Une telle soustraction — extraire le monde profane de la scène sacrée -est, en réalité, une addition : le paysage âge s'ajoutant au pays.
Le Quattrocento, qui crée le cube scénique, c'est-à-dire un volume quadrangulaire pour y inscrire, en perspective, une scène, se heurte à un obstacle : la clôture de ce cube. On en sort, certes, par le devant, du côté du peintre et du spectateur, mais cette issue est fictive puisque, par principe, on ne voit rien, sauf si l'insertion d'un miroir — autre trouvaille flamande, à ce qu'il semble -introduit un effet de refléta l'intérieur du tableau. Mais la véritable solution, c'est évidemment la fenêtre, qui troue, éclaire et laïcise la clôture sombre de la scène. Pourquoi cette seconde veduta, si le tableau, selon la formule d'Alberti, est lui-même une « fenêtre ouverte » ? Ne peut-il pas s'ouvrir directement sur un paysage, proche ou lointain ? Sans doute, mais on constate, chez les peintres italiens qui adoptent cette solution,
Piero délia Francesca par exemple, que leur fond de paysage s'ajuste mal à la scène, qu'il tombe comme un décor de théâtre1, sans véritable profondeur, ou bien, quand celle-ci est construite, qu'il se dispose maladroitement le long des lignes de fuite ».
On mesure, a contrario, la supériorité de la fenêtre flamande : le paysage peut s'y organiser librement, indifférent qu'il est aux personnages qui occupent le premier plan. Mieux que le fond de paysage, la fenêtre réunit les deux conditions que je posais pour commencer : unification et laïcisation. Il suffira de la dilater aux dimensions du tableau, où elle s'insère encore, telle une miniature, pour obtenir le paysage occidental3. On s'en convainc chaque fois qu'on examine ou reproduit isolément ces fenêtres, exécutées avec une minutie extrême, signe que le peintre est tout à fait conscient de produire un tableau dans le tableau. » A. Richard. op. Cite
E n retraçant l'histoire de la peinture de paysage en occident, A.Richard retrace l'évolution, corrélative, de notre appréciation de la nature. D'abord attaché à la campagne, le paysage s'est étendu, de proche en proche, à la mer, la montagne, le désert, etc. Il faudra, par exemple, attendre le XVIIIe siècle pour trouver des paysages de montagne.il fait de J.J.ROUSSEAU dans la Nouvelle Héloïse,un moment décisif de la découverte de la montagne. L'homme du XVIIe siècle, dénué de modèle artistique, est tout simplement insensible au spectacle des sommets enneigés qui ne lui inspirent que crainte et effroi. Ce n'est qu'avec l'apparition de nouvelles productions en peinture puis en photographie que va s'inventer le paysage de montagne auquel nous sommes aujourd'hui sensibles. Un changement de valeurs esthétiques s'opère en même temps : on passe du Beau au SUBLIME.
« Chaque paysage a son langage. Si l'idylle arcadienne trouve normalement le sien dans les compositions clau-diennes, la défection de celles-ci est manifeste dès qu'il s'agit d'exprimer le sublime, qui fut, dans les dernières décennies du siècle, le paysage par excellence, mais aussi la catégorie dominante de l'esthétique nouvelle, au point d'y supplanter parfois le beau. Genèse exemplaire : on voit comment l'invention d'une notion, ou sa réinvention, dépend d'une gestation artistique, qui la précède et la préfigure dans le regard cultivé, et, plus précisément, comment le sublime a été produit, dans ce même regard, par la rencontre des deux paysages récents, la montagne et la mer, comme le suggèrent l'article « Glaciers » de l'Encyclopédie
La modification des valeurs sera reprise par Kant dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764) : « L'aspect d'une chaîne de montagnes, dont les sommets enneigés s'élèvent au-dessus des nuages, la description d'un ouragan ou celle que fait Milton du royaume infernal, nous y prenons un plaisir mêlé d'effroi. Mais la vue de prés parsemés de fleurs, de vallées où serpentent des ruisseaux, où paissent des troupeaux, la description de l'Elysée ou la peinture que fait Homère de la ceinture de Vénus nous causent aussi des sentiments agréables, mais qui n'ont rien que de joyeux et de souriant. Il faut, pour être capable de recevoir dans toute sa force la première impression, posséder le sentiment du sublime., et pour bien goûter la deuxième, le sentiment du beau »
Dans ce renouvellement, les photographies ont joué un rôle d'autant plus important que beaucoup répondaient à des objectifs scientifiques qui les éloignaient des représentations artistiques traditionnelles.
Au départ, l'appréciation des paysages par le biais culturel de la représentation picturale était essentiellement le fait d'une frange élitaire de la société . mais ce n'est plus le cas actuellement. Les schèmes picturaux, photographiques ou littéraires du 19e et du début du 20e siècle se sont banalisés. Ils ont été diffusés avec le développement et la massification des médias, des loisirs, du tourisme et de la culture et ont percolé, à des degrés divers, dans l'ensemble de la population.
S'il faut reconnaître que la peinture a perdu de son influence comme mode de diffusion de nouveaux schèmes d'identification paysagère, elle a toutefois été complétée et même remplacée au cours du temps par d'autres vecteurs de modèles culturels comme la photographie, le cinéma, la télévision, la publicité, les jeux vidéos, etc. (Cauquelin A., 2002). Ce renouvellement constant des médias et des modèles culturels de perception des paysages laisse penser qu'il existe un corollaire : une liste de paysages potentiellement patrimoniaux identifiés par ce biais sera par définition en perpétuel accroissement. Au cours du temps, de nouveaux paysages, non encore considérés comme tels, pourront être identifiés et seront potentiellement patrimoniaux.
Encore faut-il le temps que ces modèles s'installent à la place des anciens schèmes perceptifs, ce qui n'est pas aussi évident qu'on pourrait le penser. Un exemple contemporain et intéressant est fourni à ce sujet par la mission photographique de la DATAR lancée officiellement au début de l'année 1984 Les ambitions étaient multiples. Il s'agissait à la fois de valoriser les travaux de jeunes photographes en tant qu'auteurs, de promouvoir un modèle de commande original, et de provoquer une prise de conscience culturelle de la valeur du paysage français contemporain par les acteurs de l'aménagement et le grand public. Entre 1984 et 1988, la DATAR finança les travaux de 28 photographes, jeunes auteurs ou artistes(dont Raymond Depardon et Robert Doisnau). Ils étaient chargés d'arpenter le territoire national afin de saisir sa physionomie. La mission donna lieu à plus de 200 000 prises de vues, parmi lesquelles les photographes sélectionnèrent près de 2000 épreuves originales. Paradoxalement, ce travail gigantesque fut mal accueilli. Les images ne furent pas reçues comme des contributions esthétiques à une nouvelle culture du paysage, mais plutôt comme des éléments de dénonciation d'une certaine crise, voire d'une mort du paysage, dans la mesure où le paysage proposé par les photographes entrait en conflit avec la vision convenue et attendue, on considéra au mieux qu'il s'agissait d'anomalies provisoires. La presse parla ainsi de « France dépareillée » « contraire au guide Michelin », d'une vie « entre ciels, plages et parpaings ». « Un paysage du déclin et de la décrépitude ».
« Mais je crois plutôt que les photographies de la Datar sont des paysages critiques, au double sens du terme. Oui, mort du paysage traditionnel : l'anti-chromo, l'anti-Corot. À cet égard, le bilan est loin d'être aussi négatif qu'un survol de l'ouvrage pourrait le laisser croire, n'y voyant qu'un étalage de l'abjection contemporaine. La laideur n'est jamais définitive, jamais irréparable, et l'histoire nous montre que l'art peut toujours la réduire, la neutraliser, la métamorphoser. E.S. Casey n'évoque « l'insistance » et « la rudesse du prosaïque » - - que pour mieux souligner combien « ces "choses" mêmes peuvent devenir poétiques ; n'importe quel visage de la nature a la possibilité permanente d'être vu comme poétique, surtout lorsqu'il est visé à travers le poème ». La chair, l'os, la crasse, la pierre, comment ne pas songer à nos banlieues lépreuses, et aux corps humiliés qui s'acharnent à survivre ? Ce qui ne signifie pas qu'il faut laisser la crasse et la pierre en l'état et se contenter de la « poétiser ». Le constat, dans sa gravité poétique, dit au contraire l'urgence d'élaborer un nouveau système de valeurs et de modèles qui nous permettra d'artialiser in situ, comme in visu, « l'affreux pays » que nous sommes voués à habiter. Reste à savoir s'il ne s'agit que d'un vœu pieux, ou s'il nous est possible de déceler les signes avant-coureurs d'une modélisation prochaine, bref, si nous sommes en mesure de prévoir l'avenir. ». A. Richard. op. Cite
Comme le suggère le texte précédent, c'est une complexification du paysage traditionnel auquel nous assistons en particulier du fait de techniques nouvelles. Les jardins, la peinture avaient été possibles par des inventions mathématiques, (la perspective, le cube scénique), et techniques, la boite noire, l'appareil claudien.La photographie, le cinéma entrainent de nouvelles transformations et remises en question dont un texte célèbre de W.Benjamin nous a fourni la logique : « l'œuvre d'Art à l'Ere de sa Reproductibilité Technique. »
« Faire de l'immense appareillage technique de notre époque l'objet de l'innervation humaine, telle est la tâche historique au service de laquelle le cinéma trouve son sens véritable Il est sûr que, dès à présent, le cinéma fournit les éléments les plus probants à une telle analyse. Il est en outre certain que la portée historique de cette transformation des fonctions de l'art, dont le cinéma semble être la manifestation la plus avancée, autorise une comparaison avec l'art préhistorique, non seulement du point de vue de la méthode, mais encore du point de vue matériel. Au service de la magie, l'art de la préhistoire fixe certaines notations dont les fonctions sont pratiques. Il s'agit probablement à la fois de pratiques magiques, d'instructions relatives à de telles pratiques et, enfin, d'objets d'une contemplation à laquelle on attribuait des pouvoirs magiques. L'homme et son environnement fournissaient les objets de ces notations, et ils furent représentés conformément aux exigences d'une société dont la technique se confondait encore totalement avec le rituel. Cette société fut le pôle opposé de la nôtre, dont la technique est la plus émancipée. Or, cette technique émancipée s'oppose à la société actuelle comme une seconde nature, non moins élémentaire — les crises économiques et les guerres le prouvent que celle dont disposait la société primitive
_ _.
En face de cette seconde nature, l'homme, qui l'inventa mais qui, depuis longtemps, n'en est plus le maître, a besoin d'un apprentissage analogue à celui dont il avait besoin en face de la première nature. Une fois de plus, l'art est au service de cet apprentissage. Et notamment le cinéma. Sa fonction est de soumettre l'homme à un entraînement; il s'agit de lui apprendre les aperceptions et les réactions que requiert l'usage d'un appareillage dont le rôle s'accroît presque tous les jours. Faire de l'immense appareillage technique de notre époque l'objet de l'innervation humaine, telle est la tâche historique au service de laquelle le cinéma trouve son sens véritable '. »(c'est moi qui souligne ici)
La querelle qui s'est développée, au cours du XIXe siècle, entre peinture et photographie, quant à la , valeur artistique de leurs productions respectives, | nous paraît aujourd'hui abstruse et confuse. Mais, loin d'en contester l'importance, cette circonstance , pourrait au contraire la souligner. Cette querelle traduisait en effet un bouleversement historique de portée universelle, et ni l'un ni l'autre des deux rivales n'en mesurait toute la signification. Une fois que l'art avait été affranchi de ses bases cultuelles par la reproductibilité technique, il perdait à jamais tout semblant d'autonomie. Mais le siècle qui assistait à cette évolution fut incapable d'apercevoir le changement fonctionnel qu'elle entraînait pour l'art.
« Cette conséquence échappa même longtemps au XXe siècle, qui vit naître et se développer le cinéma. On s'était dépensé en vaines subtilités pour décider si la photographie était ou non un art, mais on ne s'était pas demandé d'abord si cette invention même ne transformait pas le caractère général de l'art; or les théoriciens du cinéma devaient formuler leurs questions avec la même précipitation. Mais les problèmes que la photographie avait posés à l'esthétique traditionnelle n'étaient que jeux d'enfant au regard de ceux qu'allait soulever le film »
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