« Ce qui est encore accessible à notre saisie, ce qui nous est familier, nous représente déjà ces puissances sous leur forme la plus tardive, dans la poésie grecque des débuts. Ici l'effroyable, le tremendum a déjà été transformé pour qu'il devienne supportable, sinon esthétique au sens actuel du ternie. Si l'origine du démoniaque remonte au moment où l'on a donné un nom pour la première fois au pur effroi et aux incertitudes absolues, ici on s'est depuis longtemps familiarisé avec les moyens qui servent à bannir l'effroi, à le mettre même au service de l'utile, à chercher en lui des protagonistes de la culture. Héphaïstos, à l'origine un dieu de l'effroi face au feu, devient un dieu inventeur : « Aucune transition d'un peuple fruste à un peuple cultivé ne saurait être plus éclatante que lorsque ce dernier vénère désormais, dans la personne du dieu terrible que l'imagination du premier s'est forgé en partant du feu, la source originelle de tous les arts mécaniques. »
Déjà, dans les noms des dieux, se trouve une disposition à la distance, un élan vers la liberté et de cette liberté se «nourrissent» tous les horizons tardifs d'une tradition qui allait coexister dans le temps avec la revendication jamais faiblissante d'orthodoxie. De là vient le charme durable de pouvoir, à partir de rituels autrefois rigoureux, raconter même à propos des dieux des choses simplement humaines. N'oublions pas que le blasphème a toujours aussi comme corrélat la crainte face aux puissances, qu'il est toujours une pratique magique en vue de découvrir peut-être leur impuissance cachée. Si Zeus était une divinité météorologique aux attributs effroyables, il ne pouvait donc y avoir de plus grande liberté, en sortant de la « dépendance absolue », que de raconter sur son compte ces histoires qui le faisaient paraître plus humain que tout homme. Apollon, qui était à l'origine « celui qui apporte la ruine », devint un dieu rayonnant d'une gentillesse prononcée, alors que sa mère Léto était originellement une divinité appartenant à cet espace où la peur est chez elle : la nuit.
…Il n'y a pas de triomphes définitifs de la conscience sur ses abîmes : la culture [Bildung], la tradition, la rationalité, les Lumières, signifient moins ce qui a été accompli une fois de manière radicale et peut être accompli une fois pour toutes, que, bien plutôt, l'effort que l'on peut constamment redéployer afin de dépotentialiser, découvrir, dénouer, retransformer en jeu.
On voit ainsi que les problèmes de la mythologie authentique, de la réception mythologique et finalement de la possibilité de remythisations, sont liés entre eux structurellement. C'est seulement lorsqu'on comprend le mythe comme distance vis-à-vis de ce qu'il a déjà laissé derrière lui — ce que l'on peut appeler effroi, dépendance absolue, rigueur du rituel et de la prescription sociale ou comme l'on voudra—, qu'on peut concevoir l'espace de jeu de l'imagination comme le principe de sa logique immanente, d'où proviennent les formes fondamentales de la sinuosité et des moyens détournés, de la répétition et de l'intégration, de l'antithèse et du parallèle. »HANS BLUMENBERG.LA RAISON DU MYTHE.GALLIMARD.(c'est moi qui souligne ici)
La plupart connaissent l'histoire de Minos, du Minotaure, de Thésée, et d'Ariane finalement abandonnée sur son rocher ; toutes figures maintes fois présentes dans les récits, les tragédies, la peinture et la littérature, y compris modernes. Bien connu de tous, le fantastique labyrinthe élaboré par Dédale, architecte et inventeur prodigieux de la Crète antique dont le nom s'utilise couramment comme synonyme de labyrinthe, de passage confus. Peut-on parler de mythe à ce propos ? bien tardif en tout cas si l'on se réfère aux premières représentations du labyrinthe et sans rapport direct avec les grands mythes d'origine. Des éléments des cultes primitifs y sont présents sans doute mais réélaborés par ce que H. Blumenberg appelle le « travail du mythe » (voir articles : Lire Blumenberg).On serait en présence d'élaborations secondaires, au sens freudien, dans le sens d'une esthétisation et d'un libre travail de l'imagination sur le contenu « primaire ».
« Thésée, peut faire figure, à nos yeux, de personnage mythique ; son histoire n'en constitue pas pour autant un mythe au sens strict. Elle ne fait nullement partie des grands mythes cosmologiques dits « d'origine » ou « d'ordonnancement » qui sont projetés dans un temps originel ou « primordial ». Et les inventions de l'Artisan, si importante que soit aux yeux des Grecs la naissance de la statue, ne sont ni conçues ni décrites comme faisant franchir à la culture une étape décisive. Il s'agit en fait d'un de ces ensembles légendaires dont la Grèce est plus riche que de mythes proprement dits. Formé de traditions diverses, nées dans des milieux dissemblables, à des époques différentes, et amalgamées autour d'un héros qui en est le support plus ou moins artificiel, ce type de récit, qui englobe d'ailleurs d'authentiques éléments mythiques, et porte souvent la marque d'une forte élaboration littéraire, relève d'un type de discours bien différent du discours mythique et ne saurait probablement pas ressortir au même type d'analyse que le mythe proprement dit. » Dédale Françoise Frontisi-Ducroux. La Découverte
Il faut ainsi se déprendre des illusions d'une lecture trop archétypale. Ainsi Florence Dupont ("L'antiquité, Territoire Des Ecarts") a cherché un usage nouveau de l'Antiquité .L'anthropologie permettrait une déconstruction des illusions généalogiques comme des ressemblances illusoires entre l'Antiquité et la Modernité. A partir de quoi, d'une part on pourrait réintroduire une historicité des catégories et d'autre part dialoguer, dans cet écart, avec une Antiquité installée mais différente, offrant d'autres traditions, jusqu'ici occultées, utiles pour penser le présent.
En cliquant sur le lien on peut écouter un entretien de l'auteur :
http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4611602.
L'image de l'antique labyrinthe ? différence et répétition » !!On pourrait à ce propos invoquer Warburg, tel que le présente G. Didi-Huberman dans « L'image Survivante ». Plus qu'un archétype transhistorique et transculturel ,le labyrinthe serait ce qu'il appelle une image « fantôme » ,survivance d'une sédimentation anthropologique et qui ressortirait alors d'une archéologie de la culture(l'archéologie de terrain ,on l'a vu posant plus de questions que de réponses),telle que voulait la fonder Warburg dans le cadre de Mnémosyne(cliquer sur catégorie Warburg).En renvoyant l'art de la renaissance à des sédimentations païennes, à des éléments dionysiaques ,au culte du serpent python ou à la danse de serpent chez les hopis, Warburg ne cherchait pas à dégager des archétypes au sens de Young,de Mircea Eliade ou de toute pensée ésotérique ou mystique , mais à construire une histoire comparative et différentielle de la culture. On pourrait ainsi appliquer au labyrinthe, ce qu'écrit Didi-Huberman ci-dessous et qui est proche également de la pensée de Blumenberg.
« Relire Warburg, aujourd'hui, exige d'inverser la perspective. Sa façon si particulière et si radicale de pratiquer l'histoire de l'art, de l'ouvrir, aura eu pour effet, me semble-t-il, de reposer les questions de l'anthropologie historique - à partir d'un point de vue sur l'efficacité symbolique des images. ..
Pour Warburg, en effet, l'image constituait un « phénomène anthropologique total », une cristallisation, une condensation particulièrement significatives de ce qu'est une « culture » à un moment de son histoire. Voilà ce qu'il faut d'abord comprendre dans l'idée, chère à Warburg, d'une « puissance mythopoïetique de l'image .Et voilà pourquoi il n'éprouvait aucune contradiction « disciplinaire » à orienter ses études sur les « formules pathétiques » de la Renaissance - les Pathosformeln, ces gestes intensifiés dans la représentation par le recours à des formules visuelles de l'Antiquité classique - vers des recherches sur les mimiques sociales, la chorégraphie, la mode vestimentaire, les conduites festives ou les codes de salutation m.
Bref, l'image n'était pas à dissocier de l' agir global des membres d'une société. Ni du savoir propre à une époque. Ni, bien sûr, du croire : là réside un autre élément essentiel de l'invention warburgienne, qui fut d'ouvrir l'histoire de l'art au continent noir » de l'efficacité magique - mais aussi liturgique, juridique ou politique - des images :
Le glissement de vocabulaire est significatif : on passe d'une histoire de l'art (Kunstgeschichte) à une science de la culture (Kulturwissenschaft) qui, en même temps, ouvre le champ des objets et resserre l'énoncé des problèmes fondamentaux. La Kunstgeschichte raconte, par exemple, qu'un genre des beaux-arts nommé « portrait » émerge à la Renaissance grâce au triomphe humaniste de l'individu et au progrès des techniques mimétiques ; mais la Kulturwissenschaft de Warburg racontera une autre histoire, selon le temps bien plus complexe d'un recroisement - un entrelacs, une surdétermination - de la magie antique et païenne (survivances de l'imago romaine), de la liturgie médiévale et chrétienne (pratique des ex voto sous forme d'effigies) ainsi que des données artistiques et intellectuelles propres au Quattrocento ; alors, le portrait se transfigurera sous nos yeux, devenant le support anthropologique d'une « puissance mythopoïetique » dont l'histoire de l'art vasarienne s'était montrée incapable de rendre compte ». George Didi-Huberman.L'image Survivante. Minuit(c'est moi qui souligne)
Qu'était donc le labyrinthe ? Personnages et mythes sédimentent des histoires diverses qui s'entrecroisent et finissent par se fixer au fil du temps .Un mythe d'origine est parfois cité, précédant celui plus connu de Minos ; il y est question de Dionysos, au temps d'avant le temps, où il n'y avait que ténèbres. Il aurait marché en rond sur terre, taillant l'obscurité avec la Labris, la double hache (dont on a voulu tirer l'étymologie du mot labyrinthe).Celui-ci donc aurait été le chemin de plus en plus lumineux qu'aurait tracé la hache .
L'archéologue Evans(voir articles précédents sur le labyrinthe), jouant sur la même étymologie et s'inspirant de l'histoire la plus familière a voulu plutôt associer la labris/labyrinthe au palais de Cnossos , un grand ensemble de maisons, de palais et de jardins, dessinés de telle façon que celui qui y pénétrait ne trouvait pas la sortie : le palais résidentiel du roi Minos. L'idée de lieu plus ou moins souterrain, en tout cas obscur et effrayant, n'interviendrait donc qu'avec le récit de la construction du labyrinthe par Dédale pour le même Minos de Crète.
« A. l'entrée du palais de Cnossos se dresse le signe du Taureau.
« Depuis l'époque où est née la fable de Minos et du Minotaure enfermé dans le labyrinthe où, avec l'aide de l'amour et de la ruse Thésée le héros solaire, descendra le chercher et le tuer, ce symbole du Taureau-homme — signe de forces chtoniennes tentant une ultime révolte contre l'homme ordonnateur, assujetti aux dieux, mais en même temps élève de Prométhée et des premiers législateurs — a occupé l'esprit des hommes, inspirant un nombre infini de poètes, de conteurs et de peintres» Paolo Santarcangeli. Le Livre Des Labyrinthes. GALLIMARD.
Je m'attacherai ici à ce qu'on pourrait qualifier de premier épisode de l'histoire mettant déjà en scènes certains protagonistes essentiels. Minos avait selon les mythes, une épouse, Pasiphaé, la « Toute-lumière », qui lui donna de nombreux enfants (dont Ariane et Phèdre,) et qui va être à l'origine de tout le drame relatif au labyrinthe. Pasiphaé, selon Plutarque, était par ailleurs une divinité lunaire avec un culte particulier en Laconie . La royauté de Minos s'appuyait sur l'aide du puissant dieu des océans et des eaux, Poséidon. Celui-ci réclamait, en échange de son soutien, des sacrifices de taureaux, toujours plus nombreux et beaux pour son culte. Ceux-ci finissant par manquer, il fournit lui-même la victime, un magnifique taureau blanc, si beau que le roi refusa de le sacrifier. Le mythe raconte alors que l'épouse de Minos devint éperdument amoureuse de ce taureau blanc. (le dieu mécontent du geste de Minos serait en fait à l'origine de la séduction en ayant pourvu l'animal de tous les attraits pour se venger ou en se métamorphosant lui-même en taureau).
Ne pouvait l'approcher, Pasiphaé demanda à Dédale, de lui fabriquer une vache « artificielle », de bronze selon certains, de cuir et de bois selon d'autres, suffisamment belle et attirante pour que le taureau éprouve de l'inclination pour elle. La tragédie fut implacable ; Dédale construisit la vache ; Pasiphaé se cacha à l'intérieur et attira le taureau : de cette union entre la femme et le taureau, naquit un monstre, moitié homme, moitié taureau : le Minotaure. En grandissant, celui-ci développa une force herculéenne et une sauvagerie meurtrière qui amena Minos à ordonner à son architecte Dédale, de lui construire un palais d'une conception si compliquée que le monstre ne puisse plus jamais en sortir. ce labyrinthe monumental fut construit dit-on sur le modèle du tombeau de Mendès, un roi d'Egypte qui venait justement de se faire enterrer à l'abri d'un enchevêtrement de corridors. Minos y enferma le Minotaure. Le labyrinthe devint ainsi un lieu lugubre, terrifiant et douloureux : souvenir perpétuel du drame du roi de Crète et à l'origine de l'attrait que présente l'histoire. Plutarque véhicule une toute autre version, selon laquelle le Minotaure était un général du nom de Tauros, vaincu par Thésée, dans les jeux athlétiques ou aussi, que le Minotaure était un capitaine mis en déroute par les Athéniens au cours d'une bataille navale.
« L'être opprobre de sa race [le minotaure] avait grandi et l'ignominieux adultère de la mère éclatait au grand jour avec l'étrangeté du monstre à double forme. Minos décida d'éloigner de sa demeure cet objet de honte et de l'enfermer dans un logis aux détours multiples et sous un toit inaccessible au jour. Dédale, célèbre entre tous par son talent dans l'art de travailler le métal, est l'architecte de cet ouvrage. Il brouille tous les indices et induit en erreur le regard déconcerté par les détours de voies toutes différentes. Tout de même que, dans les campagnes de Phrygie, se joue le Méandre aux eaux limpides ; son cours, hésitant, suit une direction, revient sur lui-même, se porte à la rencontre de ses propres eaux qu'il regarde venir ; et tourné tantôt vers sa source, tantôt vers la haute mer, il finit par fatiguer ses flots, incertains du but à atteindre : ainsi, Dédale multiplie avec d'innombrables routes les risques de s'égarer ; et c'est avec peine qu'il pût lui même revenir jusqu'au seuil, tant la demeure était pleine de pièges. » Ovide (Les métamorphoses, livre VIII)
La rivalité de la Crète et d'Athènes ( surtout autour de la figure héroïque de Thésée) est ainsi présente en filagramme dans l'histoire. Dans le mythe, le fils de Minos s'étant rendu à Athènes pour participer aux jeux Panathénées, mourut dans le combat qui l'opposa au taureau de Marathon qu'Egée, roi d'Athènes, lui avait ordonné d'affronter; selon une autre version, il fut tué, par traîtrise, par les jeunes Athéniens, ses rivaux, jaloux de ses victoires. Minos, assoiffé de vengeance, attaqua Athènes avec sa flotte. Une fois la ville en état de siège, Zeus, en tant que garant des lois d'hospitalité bafouées par Athènes, envoya la peste et la sécheresse sur les défenseurs, les contraignant ainsi à se rendre. L'une des conditions de paix fut que, tous les neuf ans, soit envoyé en Crète un tribut de sept jeunes gens et sept jeunes filles, destinés à être jetés en pâture au Minotaure.
Rien ne s'opposait au départ à la prospérité de Minos. Une tradition en fit d'abord un roi sage et civilisateur (et non celui que des interprétations ultérieures intéressées, surtout athéniennes, transformeront en tyran), occupé à parcourir les mers, soumettant à son pouvoir les îles et les colonies éloignées, instaurant en tous lieux la force de la loi. On dit même qu'il donna un grand essor à l'agriculture, à l'architecture, aux sciences, au commerce et aux arts figuratifs.
Minos aurait gouverné la Crète et les îles de la mer Egée, trois générations avant la guerre de Troie, selon Homère (Odyssée, XIX,) et il ajoute « qu'il régna pendant neuf ans et conversait avec Zeus, le Très-Haut ; c'était dans la mythologie un être semi-divin., fils de Zeus et d'Europe, séduite par Zeus, lui aussi métamorphosé en taureau.Après sa disparition tragique du à Dédale, il devint l'un des trois juges aux Enfers.
Le nom de Minos .en fait, selon des sources désormais établies, désignait en Crète, plutôt qu'une seule personne historique, la dignité royale en général, et son nom hellénique ne serait que la personnification mythique d'une série de souverains qui avaient régné à Cnossos. De nombreuses villes du nom de Minoa étaient disséminées dans toute la Méditerranée orientale, comme pour indiquer l'étendue de l'empire maritime Crétois, ce qui ne put évidemment pas être l'œuvre d'un seul monarque. Les Minos de Cnossos auraient eu justement comme attributs de leur souveraineté la double hache,labrys.
D'autres théoriciens modernes voient dans la figure de Minos un simple mythe sans fondement historique ni personnage de monarque identifiable : une figure du Soleil dont les pouvoirs étaient renouvelés tous les huit ans par un sacrifice humain et par le remariage du roi déguisé en taureau (figurant le Soleil) et de la reine déguisée en vache (figurant la Lune) ;pour d'autres, tout souverain de Crète, déguisé en fils de Zeus, devait chaque neuvième année consulter Zeus au centre de l'île ; si Zeus était mécontent de lui, il le faisait disparaître ; sinon, il lui dictait les lois pour les cent prochains mois. Le sacrifice du Minotaure ne serait donc, en fait, que le récit fondateur de la cérémonie d'intronisation de tout roi crétois.
On comprend mieux l'intervention des mythes et des dieux comme Zeus ou Poséidon, si l'on se réfère au caractère sacré de la monarchie en Crète et en Grèce et aux origines de la pensée grecque. Les mythes ont une fonction « politique » dans une société pyramidale. Ils changent d'ailleurs de sens selon certains rapports de force et d'aléas politiques et se verront discuté dans la tragédie grecque, fête civique de la démocratie, où les héros mythiques, les Atrides par exemple, révèleront leur ambiguïté fondamentale, voire leur monstruosité inhumaine.
« Essayons donc de définir à grands traits le cadre dans lequel les théogonies grecques dessinent l'image du monde.
L'univers est une hiérarchie de puissances. Analogue dans sa structure à une société humaine, il ne saurait être correctement figuré par un schéma purement spatial, ni décrit en termes de position, de distance, de mouvement. Son ordre, complexe et rigoureux, exprime des relations entre agents ; il est constitué par des rapports de force, des échelles de préséance, d'autorité, de dignité, des liens de domination et de soumission. Ses aspects spatiaux — niveaux cosmiques et directions de l'espace — expriment moins des propriétés géométriques que des différences de fonction, de valeur et de rang.
Cet ordre ne s'est pas dégagé de façon nécessaire par le jeu dynamique des éléments constituant l'univers ; il a été institué de façon dramatique par l'exploit d'un agent.
Le monde est dominé par la puissance exceptionnelle de cet agent qui apparaît unique et privilégié, sur un plan supérieur aux autres dieux : le mythe le projette en souverain au sommet de l'édifice cosmique ; c'est sa monarchia qui maintient l'équilibre entre les Puissances constituant l'univers, qui fixe pour chacune sa place dans la hiérarchie, délimite ses attributions, ses prérogatives, sa part d'honneur.
Ces trois traits sont solidaires ; ils donnent au récit mythique sa cohérence, sa logique propre. Ils marquent aussi son lien, en Grèce comme en Orient, avec cette conception de la souveraineté qui place sous la dépendance du roi l'ordre des saisons, les phénomènes atmosphériques, la fécondité de la terre, des troupeaux et des femmes. L'image du roi maître du Temps, faiseur de pluie, dispensateur des richesses naturelles — image qui a pu traduire des réalités sociales et répondre à des pratiques rituelles —, transparaît encore dans certains passages d'Homère et d'Hésiode (Mais il ne peut plus s'agir, dans le monde grec, que de survivances. Après l'écroulement de la royauté mycénienne il ne subsiste plus des anciens rituels royaux que des vestiges dont le sens s'est perdu. Le souvenir s'est effacé du roi recréant périodiquement l'ordre du monde ; le lien n'apparaît plus aussi clairement entre les exploits mythiques attribués à un souverain et l'organisation des phénomènes naturels.
L'éclatement de la souveraineté, la limitation de la puissance royale ont ainsi contribué à détacher le mythe du rituel où il s'enracinait à l'origine. Libéré de la pratique cultuelle dont il constituait d'abord le commentaire oral, le récit peut acquérir un caractère plus désintéressé, plus autonome. Il peut, à certains égards, préparer et préfigurer l'œuvre du philosophe ». J.P.Vernant. Les Origines De La Pensée Grecque. Quadrige. PUF.(c'est moi qui souligne)
Le plus ancien témoignage littéraire concernant Dédale est dans Homère,au chant XVIII de l'Iliade : « L'illustre boiteux y modèle encore une place de danse toute pareille à celle que jadis, dans la vaste Cnosse, l'art de Dédale a bâtie pour Ariane aux belles tresses ». Dédale est un Athénien, descendant de la famille royale issue de Cécrops. « Dédale fut célèbre dans le monde entier par son talent en même temps que par ses errances et ses infortunes » écrit Pausanias. Son nom est significatif : Daídalos,en grec ancien a le sens d'artistiquement travaillé. Autour du mot gravite toute une famille lexicale de substantifs, de verbes et d'adjectifs :dedala apparait comme complément d'objet des verbes faire, fabriquer ,forger voire construire ou tisser. Il s'appliquait à toutes une catégories d'objets aussi bien des bâtiments que des armes, des industries de luxe ,ce que nous qualifierions d'ouvres d'art.
Dédale est donc principalement connu pour être un inventeur, un sculpteur et un grand architecte, alliant génie esthétique et ingéniosité. La tradition en fait l'inventeur de la double hache (labrys), de l'alêne, de l'équerre, du niveau à bulle, de la voile, « des statues qui se meuvent. La légende raconte qu'il dut s'enfuir ,ayant tué son neveu et élève Talos pour lui voler une invention. .Il trouva refuge en Crète, où le roi, heureux d'avoir à sa cour un architecte de si grande renommée, lui accorda sa protection et ses faveurs. Plus tard, fuyant Minos , pour l'avoir trahi et s'être évadé du labyrinthe où le roi l'avait enfermé à son tour, il se refugia en Sicile selon la légende où découvert par une ruse du roi de Crète, il mit en œuvre le meurtre de celui-ci.
Du Labyrinthe, qu'il a construit à la demande de Minos pour cacher le monstrueux rejeton, Dédale est le seul à en connaître le plan, et encore... « II y a brouillé les points de repère des différentes voies », dit Ovide, « et induit le regard en erreur par leurs sinuosités perfides [...] remplissant les passages de sources d'erreur. C'est à peine s'il put lui-même revenir sur le seuil, tant l'édifice était trompeur. »
VOIR LE BLOG/http://philgref.illustrateur.org/2013/01/31/dedale/
« Les aventures que les Grecs prêtaient à Dédale prennent place parmi ces récits où le XIXe siècle, découvrant soudain « l'absurdité » et la « sauvagerie » des mythes classiques, voyait le produit « d'imaginations d'une singulière extravagance et d'une révoltante immoralité ». L'ancêtre des sculpteurs athéniens, l'inventeur de cet art tout de mesure et de sérénité, était un criminel, deux fois meurtrier, sans cesse fugitif, exilé, pourchassé. Le subtil architecte du Labyrinthe, serviteur précieux de la monarchie Crétoise, trahissait son protecteur et favorisait par son ingéniosité la passion scandaleuse de la reine, puis l'amour de sa fille pour un prince ennemi. L'Artisan apparaissait encore sous les traits du héros réfléchi et prudent d'une audacieuse traversée aérienne, d'un père infortuné pleurant la mort de son fils, d'un technicien sans scrupules qui n'hésitait pas à truquer des canalisations pour ébouillanter dans sa baignoire un hôte royal.
Cette suite d'événements rocambolesques où le fabuleux côtoie le mélodrame, où le héros ne cesse, malgré ses excès et ses actions douteuses, de bénéficier de la sympathie du lecteur, ne pouvait manquer d'évoquer, en une assimilation rapide, des représentations ou des réalités modernes… on peut être tenté de plaquer sur le personnage l'image romantique de l'artiste en proie à l'incompréhension de la société ou à la démesure de ses passions
« Une fois écartés les rapprochements hâtifs et les spéculations séduisantes mais anachroniques, il n'en reste pas moins que la légende de Dédale présente, à la lecture, une apparence déconcertante. Certains épisodes semblent mal intégrés à un récit consacré à la vie de celui qui fut, pour les Grecs, le prototype de l'artiste et de l'artisan, créateur des premières images divines, inventeur d'instruments techniques indispensables, architecte et ingénieur réputé. Bien des détails y paraissent incongrus et la présence constante de la violence et de la ruse n'en est pas l'aspect le moins énigmatique. ». Dédale. Françoise Frontisi-Ducroux. La Découverte
Les historiens se sont interrogés sur la réalité du personnage : on lui attribue certaines statues de bronze mais d'autres y voient, comme pour Minos et la royauté, la condensation sous un même nom d'une lignée d'artisans et de sculpteurs anonymes. Certains éléments restent pourtant de l'ordre du vieux fonds mythique : son envol ; quand il s'échappera du labyrinthe où il était enfermé pour avoir aidé Ariane et Thésée, reste un élément magique, de même que le labyrinthe peut symboliser (ce que soulignera à l'envie la pensée ésotérique toujours d'actualité dès qu'il s'agit de labyrinthe) un parcours dans les rites d'initiation. Dédale et ses œuvres ressortiraient aussi des catégories du tragique de Nietzsche. Il ferait la synthèse du dionysiaque et de l'apollinien, de la démesure prise dans une belle forme (on retrouve Warburg).
Ces considérations placent Dédale sous le signe de Métis, le symbole de l'intelligence rusée, des détours de la pensée qui nous ramènent au labyrinthe, de la richesse dans l'emploi des artifices, si présente dans la pensée grecque et que personnifiera Ulysse chez Homère. Dédale selon la logique de l'ambivalence mythique et tragique est un être double comme la plupart des protagonistes de l'histoire(le Minotaure, bien sûr, mais aussi Minos civilisateur et tyran, Thésée héros mais qui abandonne celle qui l'a aidé). L'artisan prodigieux, (la vache de Pasiphae n'est pas sans analogie avec le cheval de Troie), est un maitre de la « techne », de la maitrise technique du monde présente chez les grecs mais qui ne constitue pas encore une catégorie sociale bien déterminée.la Métis produit des artifices techniques mais n'est pas encore distincte de l'art du devin, des ruses de sorcier et des magiciennes comme Circé de l'Odyssée. L'artifice est d'ailleurs personnifié par le Colossos, la statue à qui l'on donne vie et qui relève de la catégorie du Double. Auparavant rituel à la frontière des vivants et des morts(l'ombre est un double au royaume des morts), le Colossos taillé primitivement dans la pierre(, adorée dans les rites archaïques),s'affranchit pour devenir œuvre technique et œuvre d'art. L'ambivalence s'explique, si l'on comprend que cette pensée rationnelle qu'est la techne n'est pas la science, laquelle pour les grecs doit saisir des essences et les vérités immuables : elle est le domaine de l'a peu-près, celui de la rhétorique sophistique par exemple. D'un point de vue idéologique d'autre part, si les grecs accordaient une place grandissante à l'artisanat, leur idéal reste celui de l'aristocratie dirigeante, l'héroïsme chevaleresque d'Achille. Dédale n'est pas un héros, c'est un artiste, un inventeur mais aussi un meurtrier :il a tué son neveu par une jalousie d'artiste, il fournira à Ariane les moyens d'occire le Minotaure et il organisera le meurtre final de Minos, ébouillanté dans son bain.
« A la fois athénien et Crétois, de souche parallèlement royale et artisanale, bienfaiteur et meurtrier, créateur ambigu d'objets en eux-mêmes ambigus, ainsi, pour ne retenir que ce seul exemple, la vache de bois recouverte de cuir qui servira de cachette à Pasiphaé, qui lui permettra de réaliser l'impossible union de la femme et du taureau.
L'œuvre par excellence, le double de l'homme, c'est la statue, et précisément Dédale est, dans le mythe, l'inventeur de la statuaire. On donne encore aujourd'hui le nom de « dédalique » à la période la plus ancienne de la statuaire grecque. Mais ici surgit un nouveau problème, d'une exceptionnelle complexité. Le Dédale du mythe est sculpteur de statues qui imitent la vie à s'y méprendre, de statues animées, doubles accomplis de l'homme ou même du dieu. La tradition historique rationalise le mythe ; elle attribue à Dédale des « inventions » décisives dans le sens de l'animation symbolique , les yeux s'ouvrent, les jambes se désunissent, les bras s'écartent du corps. Mais ceux des auteurs anciens qui ont vu des statues attribuées à Dédale nous décrivent tout autre chose : non pas des statues du début de l'époque archaïque (VIe siècle), comme nous pouvions nous y attendre, mais des statues qui sont pour nous le contraire même de l'objet animé : des xoana de bois, aussi raides qu'il est possible et tels que la dame d'Auxerre (VIIe siècle) nous permet de nous les représenter
Dédale, c'est tout l'intérêt du mythe, n'est pas un simple créateur de daidalon, il est précisément Dédale, et la contradiction passe en lui-même. Comme l'écrit l'auteur de ce livre (Françoise Frontisi-Ducroux)- : « Le technicien discipliné et vigilant qui peut maîtriser les éléments opposés, mitiger le brûlant et l'humide, équilibrer l'eau et le feu, s'illustre aussi dans l'excès, quand il cède aux transports meurtriers de la jalousie ou lorsqu'il fait déferler des flots d'eau bouillante sur un homme nu. L'auxiliaire dévoué se mue alors en un adversaire impitoyable. » Reflet de la condition de l'artisan dans la société grecque, reconnu comme auxiliaire, honni dès lors que le cordonnier (suivant l'adage latin) entend « dépasser la sandale » ? Les choses sont plus complexes. La civilisation grecque tout entière est une civilisation de l'artisan, en ce sens qu'il n'est presque aucune de ses créations, du chant de l'aède aux colonnes du Parthénon, qui ne soit l'œuvre de personnes définies comme des artisans, des spécialistes. Dans les cosmologies les plus élaborées, celle de Platon par exemple, la métaphore employée est non celle de la création ex nihilo, mais de la fabrication artisanale. Mais l'artisan lui-même est-il reconnu comme tel ?
Il n'existe donc pas, dans la cité grecque, de groupe sociopolitique des artisans. Dans le meilleur des cas, l'artisan sera dédoublé, citoyen d'un côté, artisan de l'autre, sans qu'il y ait communication entre l'une et l'autre de ces qualifications. Ainsi s'explique, par exemple, le fait que, s'il existe, et par milliers, des livres sur les institutions politiques et sociales des cités grecques, que s'il existe depuis le siècle dernier nombre d'études sur la technique des Grecs de l'Antiquité, ce ne soit qu'en 1972 qu'a été publié, pour la première fois, un livre d'histoire sur les artisans dans le monde classique.
Ne disons donc pas que le mythe de Dédale reflète cette situation de l'artisan, car un mythe n'est pas un reflet, et son rapport au social n'est jamais direct ; et comment parlerions-nous de reflet, alors que le mythe contraint à l'association ce que la société sépare : l'artisanat et la royauté, le créateur d'objets et le maître du pouvoir ? Un personnage comme Dédale, des dieux comme Hermès et Hephaïstos ne se définissent pas au moyen d'une logique de la séparation mais par ce que J.-P. Vernant a appelé une logique de l'ambiguïté. En l'espèce, il s'agit, pour le héros mythique, non d'être ceci ou cela, mais d'explorer ce que Pascal appelait « l'enlre-deux », de réussir l'impossible conjonction de l'homme et de la bête, du chaud et du froid, du ciel et de la terre, de même, si l'on veut, que le créateur du plus humble daidalon réussit la conjonction du bois et du métal, de l'or et du tissu.
Cette réflexion sur les liaisons impossibles et les retournements acrobatiques ne date pas — est-il besoin de le préciser ? — des modernes. Les anciens avaient, pour cette fonction psychologique, un nom qui était aussi celui d'une divinité, épouse provisoire de Zeus, Métis. Indispensable à l'homme d'État et au guerrier, projetée dans l'univers animal, présente chez Ulysse comme chez le renard, la métis, mot que nous traduisons assez mal, par « ruse » ou par « astuce », est ce qui permet à l'homme grec de rendre un, comme le fait Dédale, ce qui est double. Et ne nous étonnons pas si, précisément, Dédale est présenté, dans la tradition antique, tantôt comme fils de Métion, l'homme à la métis, tantôt comme fils d'Eupalamos, terme évoquant l'habileté manuelle, qualificatif des génies de la forge, inventeurs de la métallurgie: la métis déborde certes le cas de l'artiste ou de l'artisan, mais elle est l'expression qu'a donnée la civilisation grecque au drame de l'artisan. « Pour sortir de l'ombre, il doit se faire un héros de l'intelligence. » … Pierre Vidal-Naquet. Double Dédale. dans Françoise Frontisi-Ducroux. Op.cité.
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