Paradoxalement, la sorcellerie, qui devait pourtant mener à une persécution de masse, n'est connue en fait qu'indirectement :
Comme la montré C.Guizburg on ne peut la rencontrer que par une méthode indiciaire, celle de la lecture des traces, comme le pratiquent les policiers et, bien avan,t les chasseurs cueilleurs : de la sorcellerie on ne parle pas directement et elle ne parle pas. On ne peut donc que la détecter au travers des archives répressives ou indirectes. Elle est donc de ce fait obligatoirement déformée. Mais des bribes de discours subsistent, à côté de jugements sur les comportements, dans les actes de la culture écrite. La parole des accusés résonne, enchâssée dans une forme juridique rigide, dans un développement littéraire, dans un sermon, dans le journal d'un bourgeois qu'elle amuse ou qu'elle indigne. Il faut donc l'en extraire, l'isoler, de la même manière que l'on distinguerait, dans un procès-verbal de gendarmerie, le récit d'un témoin du formulaire traditionnel et des commentaires qui l'environnent. Ensuite, ces fragments seront accumulés, comparés, reliés entre eux, pour tenter de recomposer l'univers mental dont ils proviennent.
Il existe des sorciers et des sorcières au village durant le Moyen Age et jusqu'au grands procès : la lecture des actes judiciaires montrent deux versions différentes, deux visions du monde des mêmes faits : à celle des juges, qui recherchent avec obstination la religion diabolique, s'oppose celle des témoins, qui ne se réfèrent guère à Satan mais imputent à l'accusé des crimes concrets et précis. Les villageois parlent donc des effets d'une magie destructrice, sans en identifier les causes surnaturelles et sans établir de relation entre l'inculpé et le démon comme le font des théologiens.
On peut noter en tout cas jusqu'au VIIIe ou IXe siècle, l'extrême discrétion du Diable. On ne dira pas qu'il n'existait pas dans les esprits, mais il était seulement un tentateur pour les péchés, pas encore un organisateur d'orgies érotiques et lucifériennes qui voulait mettre à bas le ciel. Comme on le verra, un modèle démologique fut la création des élites savantes et engendra les véritables persécutions ; celles-ci furent d'ailleurs la dramatique conjonction, entre les visées des démonologues, parties du haut de la société, et celles des ruraux qui leur prêtèrent main-forte lorsque la guérisseuse locale demeurait suspecte d'une infortune quelconque.
« Car la sorcière, qui n'était ni une exclue ni une révoltée, fut victime d'une ample mutation qui la dépassait et qu'elle ne pouvait comprendre. Elle fut prise en_ tenailles entre deux mouvements : la lente conquête culturelle, religieuse et politique des campagnes, ou acculturation, d'une part, les mutations socio-économiques du monde rural, qui aboutirent à une redistribution du pouvoir à l'échelon local, d'autre part; les paysans aisés et partiellement gagnés à la civilisation de l'écrit profitant d'ailleurs de la chasse aux sorciers pour montrer leur puissance à toute la communauté rurale, dans un contexte social mouvant et troublé. En un certain sens, la suppliciée servait de bouc émissaire et son martyre avait pour objet de rétablir la cohésion interne de la société environnante et de la cellule villageoise, toutes deux inquiètes face à l'ampleur des transformations en train de se réaliser.. » Robert Muchembled. La Sorcière Au Village. Folio
Comme tout en chacun, la conception paysanne cherche à expliquer magiquement la vie, la mort, la maladie. La sorcellerie populaire, loin de paraître anormale d'abord, est pratiquée plus ou moins par la plupart des paysans, qui s'adressent quand besoin est à des devins-guérisseurs spécialisés, tout en craignant leurs pouvoirs en temps normal. Un équilibre du surnaturel est ainsi constamment recherché, pour survivre dans un monde difficile, plein de dangers réels et de peurs imaginaires
En effet, même les époques de vitalité - démographique et de reprise économique sont dominées par un profond sentiment d'insécurité, par la peur de dangers réels et imaginaires omniprésents. La faim, le froid, la misère physiologique, la peur de la mort subite, la présence menaçante d'errants et de déclassés dans la société et sur ses marges, les bêtes sauvages — les loups en particulier —, et tant d'autres menaces pèsent sur un monde fragile, techniquement incapable de dominer la nature. Rôdent partout d'incommensurables dangers, qui nous semblent imaginaires mais qui appartiennent pour les paysans du temps à la réalité de la vie ; l'angoisse jaillit la nuit, qui bruit de la présence du diable, des démons, des sorciers, des loups garous; le jour, elle accompagne tout prodige inexplicable, tout monstre qui brise le cours normal des choses, de la comète au veau à cinq pattes ,en passant par le tremblement de terre ou simplement par la maladie, que l'on considère toujours comme une agression et non comme un fait naturel . Il n'existe pas de spécialistes pour répondre à ces peurs(le curé peu instruit partage les croyances, le nobliau local aussi ; quant aux agents royaux et aux juges ils sont loin). La guérison magique, face à la maladie ou la mort par le recours aux saints guérisseurs, mais aussi par l'utilisation de secrets, de recettes et de rites que l'on peut difficilement nommer chrétiens, est le seul moyen de survie dont disposent des populations constamment menacées, habitant des villages où n'existent ni médecin ni sage-femme formée. Il est un personnage qui est censé posséder plus de force, plus de capacités en ce domaine que le commun peuple : le devin-guérisseur, qui porte divers noms selon les régions, et qui est en réalité un sorcier villageois. Ses fonctions sont multiples, car il cumule celles du médecin, du prêtre, du savant : il dispose en effet d'un « savoir » efficace aux yeux de ses concitoyens. Sa présence est indispensable, car il est le régulateur nécessaire des forces magiques lorsque celles-ci se déchaînent. Sans doute en existait-il un ou plusieurs dans chaque village de l'ancienne France. A tout le moins, les paysans du plus petit hameau savaient où il fallait s'adresser pour obtenir l'aide de l'un d'entre eux. Si le devin-guérisseur devint un criminel maléfique aux yeux de la loi, de l'Eglise et de certains de ses concitoyens, lors de la grande flambée de persécution des sorciers, c'est parce que son « art » et sa fonction étaient parfaitement ambivalents dès avant celle-ci : sorcière en son village , dénoncée par celui-ci , telle vieille femme était aussi la providence des malades ou des inquiets venus de loin pour demander l'assistance de sa magie.
S'installe alors la dramaturgie de la crise de sorcellerie dont Favret-Saada a décrypté la logique survivante, à notre époque, dans certains bocages. Dans le monde parcellisé du Moyen Age, des XVIe et XVIIe siècles, jusqu'à le disparition des bocages et d'une forme d'agriculture au XXe, l'horizon primordial de la vie reste constitué par le village ; le malheur est local, immédiat, fréquent et concret. D'où un système (les sorts) qui cristallise des peurs, dont on ne comprend pas le sens, sur la personne des « jeteurs de sorts » et qui évacue ces mêmes peurs par le recours à des guérisseurs extérieurs. Les paysans imaginent un sorcier ou une sorcière les enfermant dans une persécution magique .Ils se prémunissent en demandant à un spécialiste étranger à la région de leur désigner l'ennemi inconnu,(le plus souvent un parent ou un voisin) puis de le combattre en lui ravissant sa puissance surnaturelle. La lutte est sans fin pour atteindre un impossible équilibre magique. Ce même équilibre que chaque paysan tente d'ailleurs quotidiennement d'établir, selon ses capacités, en multipliant les tabous et les rites protecteurs..
Le sorcier des récits populaires serait ainsi celui qui produit de la méchanceté au quotidien dans le village, toujours à l'affût d'un mauvais coup. Il fait brûler les pains ou il empêche le four de chauffer ; il fait « avarier » le saloir ou « tourner » le sang du cochon qu'on est en train de préparer en boudin ; il « blanchit » les œufs des couvées ; il fait « piquer » le vin en vinaigre ; il provoque l'arrêt de la baratte à beurre, de la pompe à eau ou, encore, l'extinction du fourneau à bois. Il entrave ainsi les activités ordinaires, routinières mais nécessaires à la vie de tous les jours, simplement en passant devant la maison, le four à pain, le poulailler ou la cave. Le villageois ne peut rien faire : il doit attendre qu'il soit passé et recommencer le travail.
La personne du jeteur de sorts dégage une force mauvaise qui agresse perpétuellement les autres. Tout se passe comme s'il lui suffisait de se déplacer pour que ses pas jettent par eux-mêmes des sorts. Et on pourrait qualifier ces méfaits de banals si on ne se rappelait que dans la société paysanne, au tournant du XIXe siècle, ne pas pouvoir cuire son pain, par exemple, c'était en priver sa famille pendant une, voire deux semaines. La victime se retrouvait à la merci de la charité des autres ou de l'endettement auprès du voisin.
« Dans ce monde saturé d'angoisse et traversé d'innombrables menaces s'agitent des forces obscures. Les paysans, qui côtoient sans cesse la mort, et qui croient se heurter aussi aux morts, cherchent quotidiennement à se protéger et à éloigner les peurs par un ensemble complexe de rites et de tabous. Ils sont tous, de ce fait, un peu sorciers, quand ils tentent magiquement de chasser le malheur, d'attirer la richesse ou l'amour et de protéger la vie de leurs proches et de leurs bêtes. La mort surtout, et sous toutes ses formes, est l'objet de rituels de rejet. Mais lorsque l'homme se trouve désarmé, lorsqu'il est vaincu dans sa lutte contre le surnaturel, il lui faut bien faire appel à des magiciens plus puissants que lui : les sorciers, en d'autres termes les devins et les guérisseurs locaux, qu'il importe donc de replacer dans le contexte villageois normal et quotidien, avant qu'on ne les accuse, aux XVIè,XVIIè siècles, de diabolisme….
Maîtres de ce sacré omniprésent, les sorciers, les devins, les guérisseurs, les désenvoûteurs dansent un infini ballet : celui, en fait, de la lutte pour la survie, au sein d'une nature que l'homme ne domine pas techniquement. Or, le roi, mais également le médecin et le prêtre bien formé, ne fréquentent guère les sentiers boueux de la campagne française : en l'absence de sauveurs, de recours, de secours, de sécurité physique et psychologique, les paysans pensent magiquement le monde et ses drames, ce qui leur évite le désespoir total et les aide, tout simplement, à vivre.
L'équilibre de cette vision du monde magique se brisa entre 1560 et 1680, pour l'essentiel. Le sorcier devint alors la cible d'une persécution d'une rare violence. Il n'avait pourtant pas totalement perdu ses fonctions, pas plus que le désenvoûteur, cette autre face d'une même personnalité de magicien rural ambivalent. Mais les élites culturelles et sociales avaient décidé l'éradication de toutes les superstitions paysannes, appelant désormais démoniaque ce qui relevait pour les villageois d'une conception magique et animiste de l'existence, désignant un bouc émissaire : la sorcière, servante du diable. » Robert Muchembled. La Sorcière Au Village. Folio
La constatation d'un fait majeur s'impose d'emblée, dans l'étude, l'interprétation et la compréhension de la sorcellerie , celui de répression dont celle-ci a été l'objet, du début du XVIe siècle jusqu'à la seconde moitié du XVIIe siècle. La « chasse aux sorcières » constitue, en effet, pour la pensée rationnelle, un problème que Lucien Febvre posait en ces termes : « Sorcellerie, sottise ou révolution mentale ? » Recourant massivement aux archives judiciaires, Robert Mandrou, Robert Muchembled, Carlo Guinzburg ont apporté à cette question une réponse globale. Selon eux, les épidémies de sorcellerie sont l'indice d'une mutation sociale, les procès de sorcellerie un moyen de dérivation, la chasse aux sorcières une parade ; dans la société des XVIe et XVIIe siècles, ébranlée par les révoltes du quatrième état et travaillée par les ambitions de la bourgeoisie enrichie, le sorcier (et principalement la sorcière) fut toujours un bouc émissaire.
« Une interrogation principale a orienté cette curiosité : pourquoi l'Occident chrétien a-t-il brûlé des milliers de sorciers et surtout de sorcières du XVe au XVIIIe siècle ? Des persécutions systématiques d'une telle ampleur ne se retrouvent à aucune époque sur un autre continent. D'où provient cette spécificité ? Comment se fait-il que les siècles médiévaux, volontiers qualifiés d'obscurantistes par un public mal informé, n'aient pratiquement pas connu de poursuites de ce type ? A quoi correspondaient-elles au temps des brillants progrès de la pensée occidentale, entre l'époque de l'humanisme triomphant du XVIe siècle et celle des Lumières qui marquèrent si fortement le XVIIIe siècle ? Faces sombres de la modernité européenne, la magie et la sorcellerie parlent ainsi à nos contemporains de choses qui ne sont pas totalement révolues, d'images, d'obsessions enracinées dans la mémoire collective depuis le temps des bûchers. Il serait trop simple d'écarter le problème d'un revers de main en prétendant qu'il s'agit de méprisables croyances primitives. » . Robert Muchembled. Magie Et Sorcellerie En Europe .Armand Colin.
Cette dernière considération explique sans doute pourquoi l'histoire de la sorcellerie est d'abord celle d'un conflit et d'une répression .Non seulement ,comme on l'a vu, dès l'antiquité, on opposait une magie « blanche » bénéfique à une « magie noire », persécutive ,alors que le Moyen Age villageois recourait à la personne ambivalente du guérisseur, l'évolution devait être chez nous ,celle d'une distinction et d'un affrontement quant au « sacré » de cultures(savantes et populaires). Dans les zones où les particularismes étaient encore vivaces parce que tardivement conquises, dans les régions éloignées des centres de décisions, aux confins de la chrétienté, aux frontières des États, ont proliféré des marginaux rebelles, sourdement hostiles aux efforts de normalisation, d'intégration, d'acculturation déployés par la Contre-Réforme et l'absolutisme royal. Là, plus qu'ailleurs, se sont affrontées la culture savante et la culture populaire, celle du juge qui parle et celle de la victime qui se tait, l'une soutenue par l'écrit, l'autre solidaire de traditions orales en voie d'extinction.
« Chance, malchance. Ces deux termes ne désignent pas, pour les hommes du XVe et du XVIe siècles, des concepts abstraits mais le jeu favorable ou défavorable de forces qui les dépassent. De forces partout présentes, dans la nature et dans les corps humains. De forces dont la qualité n'est a priori ni bonne ni mauvaise. D'où la constante nécessité d'interpréter les signes qui annoncent leur présence, de se prémunir contre leur éventuelle furie, de se concilier leur bonne grâce, si nécessaire, ou même de leur imposer une volonté précise. En ce sens, chacun est alors un peu sorcier au village, car chacun essaye de faire jouer à son profit ces connaissances magiques qui sont un fonds commun. Le sorcier réputé, lui, dispose simplement de secrets complémentaires et d'un surplus de puissance par rapport aux humains ordinaires. Ce spécialiste de la magie œuvre dans un univers familier à tous, mais n'intervient que dans les cas les plus difficiles et les plus dramatiques. Il est la perfection du savoir magique et sa traduction en actes exceptionnels.
La sorcellerie telle que la vivent les masses populaires est très différente de celle qu'ont décrite les chasseurs de sorcières aux XVIe et XVIIe siècles. Elle se présente comme une mise en action de la culture populaire, comme une sorte de médecine totale, pour les êtres aussi bien que pour les choses. Mais elle est ambivalente, comme toutes les forces obscures qui peuplent le monde, et peut aussi détruire. De ce fait, les gens ordinaires utilisent à l'occasion la sorcière, mais la redoutent en temps normal, puisqu'ils croient, de toute manière, à l'efficacité de ses actes. Aussi sa position sociale est-elle fréquemment de marginalité. Non pas à cause d'une franche hostilité à son égard, mais plutôt comme conséquence de son état mystérieux et sacré. Elle vit un stade de marge continuel, parce qu'elle est constamment en contact avec des forces dangereuses. Le rite de passage qu'elle subit, entre les humains et ces forces, ne se termine jamais, alors que dans le cas de la jeune mariée ou de la femme fraîchement accouchée, par exemple, le stade de marge qui est vécu entraîne purification, puis à nouveau agrégation à la communauté humaine. Notons également que la sorcellerie est un phénomène généralement, mais non pas exclusivement, féminin. Trait qui provient sans nul doute du rôle primordial des femmes dans la transmission de la culture populaire et des recettes qui s'y attachent ».Robert Muchembled Culture Populaire Et Culture Des Elites. Champs .Flammarion
Ainsi à partir du XVIe siècle et non au Moyen Age comme on croit, la religion établie, celle du prince, catholique ou protestant, réussit-elle à faire nettement refluer la magie universelle médiévale, qui s'imposait jusque-là aux gens du peuple comme aux plus savants (cf. Le mythe de L'enchanteur Merlin). Pour ce faire, les théologiens inventèrent une théologie « la démonologie et diabolisèrent la sorcellerie ouvrant la voie aux buchers. La répression qui culmina au XVIIème est d'ailleurs concomitante avec le naissance du Léviathan absolu(l'Etat) qui ne tolérera plus le moindre particularisme et marginalité(on brulait les sorcières comme on enfermait les fous).
L'historien Carlo Guinzburg a ainsi montré que la sorcellerie « diabolique » est une formation culturelle originale, dont la naissance est parfaitement circonscrite dans le temps comme dans l'espace. Elle s'organise d'abord au XIVème autour d'une croyance, la conviction qu'une secte de sorciers conspire à la destruction de la religion chrétienne, et d'un mythe, le sabbat. Ce qui devint fondamental ce fut l'engagement, pensait-on, des sorcières dans cette conspiration : elles n'étaient plus seulement des personnes malveillantes utilisant la sorcellerie pour nuire à leurs voisins ; elles devinrent membres d'une collectivité, alliées avec le diable, et elles auraient juré de travailler à la ruine de la société. Pour ce faire, elles devaient se réunir régulièrement pour des activités rituelles (d'abord appelées « synagogues » et, plus tard, « sabbats ») qui les liaient entre elles, autant qu'à leur maître diabolique. Elles établissaient un pacte avec le diable, lui rendaient hommage, et avaient des relations sexuelles avec lui. Quelquefois le diable leur attribuait un signe ou (que les juges cherchèrent toujours )une marque sur le doigt .
Cette idée d'un complot surgit à la fin de l'expansion européenne médiévale, où le monde est confronté aux premières disettes et aux premières épidémies. Les lépreux furent d'abord accusés d'être à l'origine de toutes les difficultés qui assaillaient le royaume de France depuis la mort de Philippe IV le Bel, en gâtant les récoltes, en empoisonnant les puits. Presque aussitôt, cette même accusation atteint les juifs, soupçonnés de s'allier aux musulmans d'Espagne pour renverser le christianisme. La chasse anti-juive bat alors son plein jusqu'à l'expulsion définitive des juifs du royaume en 1323. L'idée du complot juif refait surface en 1347 au moment de la peste Noire, mais elle est confinée là où se sont regroupés les juifs expulsés, dans le Dauphiné, les Alpes occidentales, la vallée du Rhin, où les inquisiteurs chassaient déjà depuis longtemps des hérétiques, les vaudois. « C'est ainsi que la notion préexistante d'un ennemi interne, complice et instrument d'un ennemi extérieur, prend corps, pour la première fois dans l'histoire de l'Europe, dans une persécution féroce. En examinant à la fois des chroniques, des confessions extorquées sous la torture, des preuves fabriquées à dessein, on ne conserve aucun doute sur le fait que deux complots ont bien été tramés alors en France par les autorités laïques et ecclésiastiques : l'un contre les lépreux, l'autre immédiatement après, contre les juifs »…. Carlo Guinzburg .Le Sabbat Des Sorcières. Gallimard
Le sorcier devait ainsi s'ajouter aux deux « autres » nommés, désigné par l'église avant même la Réforme, mais déjà sur un fond de troubles et de mouvements contestataires hétérodoxes. Le modèle démonologique va fonctionner à l'opposé d'un modèle populaire et introduit , par la chasse aux sorcières, un sacrifice rituel, le point d'aboutissement d'une manœuvre des élites sociales et religieuses , qui se sont servies des hantises diaboliques pour polariser la peur éprouvée par les paysans, au sein d'une société où s'opéraient de multiples reclassements, sur une figure bien définie : la vieille sorcière.
« . La contestation protestante réveilla une Eglise somnolente, qui décida d'opérer une plongée dans l'océan des superstitions populaires. Vers 1600 l'Etat, qui venait de surmonter la crise des guerres de Religion, se déclarait définitivement absolutiste et centralisateur. Ses objectifs, tout en n'étant pas totalement identiques à ceux du clergé, participaient des mêmes préoccupations : imposer l'obéissance et la soumission de tous aux désirs du roi, qui deviendront de plus en plus ceux de Dieu Tout poussait donc l'Etat à intervenir dans la vie des populations, pour les discipliner, pour éviter que la subversion ne réponde incessamment aux malaises sociaux qu'engendrait la situation nouvelle. Globalement, l'action conjointe de l'Eglise, de l'Etat et des couches sociales privilégiées permit de mettre en place, entre 1550 et 1750, un nouveau type de société, qui se révéla hostile aux différences et à la parcellisation du pouvoir. Les sous-groupes, auparavant si puissants, durent perdre de leur importance afin que chaque sujet soit désormais hiérarchiquement relié au souverain. Les particularismes, autant que les superstitions, furent attaqués de front. En outre, il y a lieu de distinguer deux grandes étapes dans cette évolution. La période 1550-1650 fut marquée par la pénétration brutale des agents du roi et de l'Eglise dans un grand nombre de segments sociaux qui bénéficiaient jusque-là d'une relative autonomie. La centralisation autoritaire se diffusa en taches d'huile, à partir de Paris et des capitales provinciales, qui étaient également les sièges des archevêchés et des évêchés. Avec des rythmes différents, malgré des résistances plus ou moins fortes selon les lieux, s'effectua le passage d'une société polysegmentaire à une société qui se voulait unitaire.
La soumission des âmes et des corps, qui n'alla pas sans violentes résistances, puisque se multiplièrent alors les révoltes populaires, inaugura la puissance intérieure et extérieure de l'Etat français, laquelle devait culminer sous Louis XIV. La culture populaire, dont l'existence même contredisait les visées unificatrices du système, commençait à être corrodée par les puissants acides naturellement émis par celui-ci. Sans qu'il fût besoin d'envisager clairement la répression culturelle, cette dernière se développait pour réduire les diversités trop grandes, pour détruire les superstitions, pour enraciner partout les mêmes idéaux fondés sur l'obéissance, la religion orthodoxe, la morale austère et le travail. La sorcellerie, qui provenait et qui parlait d'autres valeurs, qui représentait un vieux monde condamné par l'évolution, fut persécutée. Les rythmes et les localisations de la chasse aux sorciers indiquent que celle-ci était un sous-produit du grand effort d'acculturation des masses populaires, et surtout des paysans. Une société définissait ainsi nettement son orthodoxie et ses limites en créant une contre-société mythique, une contre-culture imaginaire. Ceci prouve d'ailleurs que la synthèse nouvelle, qui allait imposer un nouveau type de civilisation, était alors seulement en train de se réaliser et de s'expérimenter et qu'elle avait besoin pour le faire d'un ennemi, d'un équivalent maléfique du roi et de Dieu. De plus, les bûchers servaient à renforcer la peur des dangers contre lesquels l'Etat et l'Eglise proposaient une solide protectionLes notables ruraux, eux, profitèrent de l'occasion pour renforcer leur puissance locale et pour la légaliser en se présentant aux autorités comme les champions des valeurs nouvelles, comme les courroies de transmission d'une société hiérarchique en voie d'unification.
Malmenée de toutes parts, la culture populaire, qui avait perdu l'essentiel de ses fonctions sociales antérieures, se réduisait comme une peau de chagrin. Elle représentait désormais la « barbarie » et l'obscurantisme par rapport à la « civilité » qui se développait à la Cour, dans les villes et dans les milieux nobiliaires. L'écart entre ces deux visions du monde se creusa encore de 1650 à 1750, tandis que l'Ancien Régime atteignait son apogée. Robert Muchembled. Magie Et Sorcellerie En Europe .Armand Colin.
La chasse générale devient possible, quand, en matière religieuse, politique ou sexuelle, il devint obligatoire de démontrer son innocence, chose toujours fort difficile à établir. Le soupçon est une idée neuve à l'époque . L'Antiquité, très réaliste et pointilleuse en matière juridique, ne soupçonnait pas, ou peu. Il était absent de la doctrine primitive chrétienne qui enseignait l'amour du prochain . Mais, dès l'an mille le soupçon (suspicio) se rencontra souvent dans les textes et les consciences.. Dans les textes juridiques , il ne tardera pas à justifier à lui seul toutes les arrestations ,comme Jean Bodin l'affirmera en 1580 , comme à notre époque les diverses machines totalitaires . Un soupçon c'était déjà pratiquement la certitude de la culpabilité .
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