« Démasquer le masque » L'invitation nous viendrait de CLAUDE LEVI-STRAUSS
« Le masque est l'un des signifiants le plus fréquemment métaphorisé par les discours qui en traitent. Au cœur même du système sauvage, il peut jouir de significations différentes selon qu'il est le visage d'un esprit, d'un défunt, d'un animal, même si ces significations cachent un sens unique plus profond. Comme tel, il n'a de sens qu'au moment où il est gesticulé dans la danse. Or la tendance de maintes analyses consiste à l'isoler comme objet statique, le confondant ainsi avec le fétiche ou la statuette de l'idole. Il arrive également que l'Occident qui étudie le masque ne tienne compte que de sa partie en matériau solide (le visage souvent gravédans le bois) et perde de vue que le masque est aussi tout un vêtement, le corps du porteur étant enveloppé dans un costume en une matière souvent plus périssable que celle du visage et cette attention accordée au visage plutôt qu'au corps entier tend à rationaliser ce qui est avant tout pulsionnel. Le discours théologique des missionnaires, pour sa part, utilise le masque comme signifiant de l'idolâtrie voué à la destruction et au feu. Au i8c siècle, les popes orthodoxes détruisirent les masques Aléoutiens; en 1920, l'Islam a fait brûler les masques Tchamba et en 1959 encore, les missionnaires irlandais supprimèrent systématiquement les masques Ibo; à l'heure actuelle, en Guinée, le « Parti » prend la relève de ces iconoclasmes. Il est vrai que les sociétés autochtones, dans des crises de rébellion particulièrement violentes contre les structures qui les étouffent en viennent à détruire également leurs masques : ce fut le cas des Senoufo en 1952. Mais les sculpteurs et les danseurs ne tardent guère à se remettre à l'ouvrage avec des masques dont ils n'ont modifié qu'imperceptiblement la forme et la signification. Survient ensuite le discours économique qui entraîne les sculpteurs à imaginer des masques qui ne servent plus aux cérémonies mais sont fabriqués seulement pour être vendus aux Blancs, le circuit de l'argent se substituant aux mystérieux sentiers de l'Autre. Le prix du masque vendu en Afrique n'a rien de comparable avec celui que pratiquent les grandes galeries d'art internationales : les publicités recueillies par exemple dans African Art sont à cet égard concluantes. Par la médiation de l'argent, le masque devient alors un signifiant privilégié du système des objets de la bourgeoisie occidentale, étalon de la hiérarchie sociale et de son éclectisme esthétique. Un autre genre de discours apparemment plus scientifique s'empare également du masque comme s'il fallait à tout prix que sorte soudain un sens de sa bouche bée et sans son : des monographies abordent la description de masques coupés de leur environnement originel à travers les catalogues de collections privées ou de musées, regroupent souvent des pièces étrangères l'une à l'autre (sinon d'avoir été embarquées dans le même bateau colonial) et compensent leur manque d'information par la minutie de l'analyse, l'infinitude des détails suppléant à l'origine égarée. Le masque connaît dès lors une nouvelle vie, aseptisée derrière les vitrines des musées (heureux est-il d'ailleurs de sortir de l'anonymat des greniers où tant de richesses sont encore confinées!) ou concentrée autour de certaines expositions occasionnelles, ces fêtes où les masques dansent au rythme des théories ethnologiques bien plus qu'à celui du tambour assourdi de la forêt; objets-substituts que s'offre l'Occidental en mal de son origine. Curieux avatar, en effet, que celui de ces masques de la côte Nord-Ouest du Pacifique proposés à l'échange dit culturel contre des toiles de Picasso par Claude Lévi-Strauss dont la théorie reconstitue par ailleurs leur circulation dans l'échange intertribal des corps et des biens. En fin de course, le masque devient un des signifiants du discours esthétique, à la façon des articles que lui consacrent des revues comme Connaissance des Arts ou Revue française de l'élite européenne, par quoi est scellée l'intégration du masque aux codes occidentaux et la déculpabilisation des prédateurs dans l'hommage posthume aux sculpteurs frustrés. Le photographe fait d'ailleurs souvent merveille en ce domaine, imposant au masque, par un simple jeu d'éclairages, un langage nouveau et comment résisterait-il à ce voyeurisme, le masque aux yeux sans regard. » J.T Maertens. Le Masque Et Le Mroir .Aubier.
Le masque est lui-même masqué. Il a perdu son sens premier occulté par la superposition des significations, un sens primordial qui renvoie à la « ritologie », au théâtre et à l'identité, au rapport de soi et de l'autre. Il faut donc « démasquer les masques « pour retrouver ce sens.
On a proposé différents types de classification aux masques issus des sociétés traditionnelles auxquels on peut ajouter les masques de théâtre, comme le masque de la tragédie antique, chinois et japonais, ou les masques folkloriques de l'Europe centrale, ceux de l'homme sauvage(voir l'article correspondant )et les masques de carnaval. On peut d'abord opérer une première description en s'intéressant aux techniques de fabrication ou aux matériaux utilisés : masques en calebasse, qui pourraient être une forme très ancienne en Afrique et en Amérique du Nord mais dont la vie ne permet pas de remonter à plus d'un siècle en arrière ; masques en peaux animales (liés en Europe centrale au culte paléolithique de l'ours), en écorce d'arbre (comme en Amazonie), en fibres de raphia ou en crâne humain (comme en Mélanésie), voire en papier mâché (carnavals d'Europe); plus résistants mais d'autant plus rares et sans doute réservés aux gens du pouvoir, les masques en pierre (Aztèques), en or, en laiton ou en ivoire (Africains).
On établit également des classifications d'inspiration esthétique, distinguant un art réaliste (comme la majorité des masques du Zaïre) et un art abstrait (comme les masques Bambara et, en général, les masques des cultures proches du désert), une inspiration « cubiste » en Afrique et « surréaliste » en Mélanésie, des modèles anthropomorphes ou zoomorphes sans perdre de vue les formes qui ne sont ni d'un côté ni de l'autre ou celles qui, comme chez les Inuït, unissent l'une et l'autre. On arrive même, non sans négliger de nombreuses exceptions, à répartir sur chaque aire des caractéristiques précises : le « baroque » au Nord-Ouest de l'Amérique, le « gigantisme » en Océanie, le « naturisme » en Afrique.
D'autres classifications s'en tiennent à une répartition géographique. On relève aussitôt le lien particulier du masque avec l'ancêtre en Mélanésie, avec le pouvoir en Afrique, avec les esprits en Amérique du Nord; et encore les masques sans visage en Océanie et en Amazonie, ou avec le visage en Afrique et en Amérique. Mais cette association d'une répartition géographique à une analyse thématique ne rend pas assez compte des caractères communs à tous les masques. A trop les cloisonner dans une culture, une région ou un contenu, on perd de vue qu'ils participent à l'ordre symbolique signifiants disponibles à maints contenus successifs ou signification offerte à plusieurs formes différentes.
Plus sociologique, la répartition des masques selon leur fonction sociale, leur rôle dans l'initiation ou dans les funérailles (tantôt sur le visage du défunt, tantôt sur celui des survivants), dans la police du village ou les sociétés secrètes, dans la médecine des corps ou les rites de fécondité, dans les divertissements ou les ordalies .
Peut on à partir, de cette classification sommaire, de cette histoire du masque, dégager certaines caractéristiques anthropologiques propres à tous les masques ?
Une des meilleures définitions du masque dans les sociétés traditionnelles est sans doute celle de W. Fagg a propos du masque africain : « Tous les objets auxquels le nom de « masque » doit être attribué peuvent se définir en deux mots : ils masquent. Cela signifie qu'ils cachent voire occultent l'identité. » Ils masquent au propre et au figuré celui qui les porte afin de l'aider à personnifier une force errante, esprit ou dieu,ancêtre, en la charmant par sa propre image pour mieux la capter et la manœuvrer. La partie sculptée, la plus travaillée, que l'on montre dans les musées n'est souvent qu'un élément du masque, qui consiste, en fait, en un costume complet, qui a un nom propre (il n'existe pratiquement pas de terme générique), et qui est exhibé au cours de cérémonies et de fêtes dont la musique et la danse sont parties intégrantes. Ces cérémonies sont aussi des spectacles, mises en scène des grands problèmes existentiels élaborés à travers des mythologies spécifiques : lutte entre le bien et le mal, mystère des origines, angoisse de la mort. Ces représentations, « mascarades » où jeu et sérieux se mêlent de façon ambiguë avec la complicité du public, ont une fonction cathartique qui, en donnant vie et forme aux angoisses projetées sur l'anonymat du masque, permettent de les exorciser. Ces manifestations ont lieu aux moments cruciaux de la vie sociale, en réponse à tout ce qui constitue un défi à la cohésion et à la survie du groupe, en particulier le mal, la maladie et la mort dans notre carnaval, ils étaient et restent encore deviennent objets de provocation et de dérision sociale.
On peut à partir, de la définition précédente, dégager différentes caractéristiques anthropologiques.
--D'abord le sens « populaire » entrainant avec lui avec une connotation péjorative et dubitative nous dit, comme exprimé plus haut que le masque dissimule qu'on est dans le déguisement, le maquillage, le travestissement mais aussi qu'on en est pas dupe. Si le masque est pouvoir d'illusion on reste dans l'entre deux le « je sais bien, mais quand même ! ». Outre. la signification psychologique et morale d'hypocrisie,(le masque de Tartuffe), le terme de mascarade véhicule à la fois l'idée de faux semblant, de tromperie grotesque , mais, comme celui de pantomime(mimer le tout du réel), de séries d'actions qui font intervenir l'imaginaire à la place du réel, jeu avec la réalité d'où le renversement des normes et convention sociale . Dans Fragment d'un discours amoureux, Roland Barthes évoque ces lunettes noires qui n'ont parfois d'autre fonction que "d'imposer à la passion le masque de la discrétion". Car s'il souhaite rester dissimulé, le sujet de l'hubris veut tout de même qu'autrui devine clairement ses tourments : "Il faut que cacher se voie". La fonction du masque n'est pas si différente puisqu'il s'agit dès le théâtre antique de donner à voir, au-delà des personnes de chair qui agissent sous le regard des spectateurs, les forces destinales ou pulsionnelles qui se jouent des humains,hochet des dieux.Celui qui prend le masque est plus et moins que lui-même. À l'image du Janus bifront, des romains il incarne ce moment où le simulacre et la vérité se dissolvent l'un dans l'autre, menaçant l'équilibre qui préside à la vie en société. Déviances, orgies, crimes, sous le masque tout est permis. D'où la fascination autant que l'effroi qu'il suscite. Comme la tête de Gorgone tranchée par Persée qui protège son porteur en sidérant ses ennemis. Comme ces mascarons à la fonction de porter chance au-dessus des portes des édifices. Comme ces figures de carnaval dont on ne sait si elles sourient ou grimacent. Comme les moulages funéraires qui indiquent le moment où le visage se fige dans l'être pour mieux y disparaître. Le masque dissimule, remplace le temps d'une fête, d'un rite, le visage socialisé. L'altérité radicale se montre (les masques de mort dans le carnaval par exemple )mais on en rit où on en pleure le temps du carnaval ou d'une représentation théâtrale, ainsi la tragédie grecque ou shakespearienne et le nô , où les masques et les spectres sont omniprésents. La tromperie devient catharsis.
L'étymologie du mot véhicule d'ailleurs tout ce sens dans son imprécision même : Il pourrait dériver du latin masca signifiant « sorcière » ou de mascarare, « se noircir le visage » ; à moins qu'il ne vienne de l'espagnol mascara, lui-même emprunté à l'arabe mask-hera, qui désigne le bouffon. Il est intéressant de rappeler,et on y reviendra, qu'en latin le masque de l'acteur est désigné par le terme « persona », qui a donné « personne » en français. À l'origine liturgique puis théâtral, le « masque » en est rapidement venu, dès l'Antiquité, à prendre le sens de rôle qu'il faut tenir afin de pouvoir vivre en société.
--Le masque apparait toujours lié à l'Altérité radicale, à savoir la mort et au culte des morts. Ils étaient présents et abondants dans l'Egypte antique dont la culture était orientés vers la mort : ainsi les nécropoles souterraines et les momies. Nombreuses étaient les momies revêtues d'un masque mortuaire ; en outre, les prêtres égyptiens disposaient souvent de masques rituels qu'ils portaient lors de cérémonies religieuses ou magiques. Anubis, dieu des morts et conducteur des morts vers l'au-delà était un dieu masqué, dieu du passage : à la limite entre l'animalité et l'humanité. On le présentait dans les cérémonies par un masque de bois articulé à tête de chacal. Des masques d'or et de pierres précieuses recouvraient la momie des pharaons défunts comme celui de Toutankhamon.
Dans beaucoup de sociétés antiques, chez les Egyptiens, les Grecs, (on a cru retrouver à Mycènes le masque d'or d'Agamemnon) et les Etrusques on pensait que l'âme ne quittait pas le corps mais continuait à vivre obscurément dans la tombe ; plus tard on admit qu'elle se rendait aux Enfers afin d'y subir sa peine ou s'y relever pour expiation. Ainsi s'explique la présence des divinités infernales reproduites sur beaucoup de peintures ou de bas-reliefs funéraires.
Pour préserver l'ombre de l'anéantissement, on multipliait dans la tombe les portraits du mort ; on trouvait aussi des figures sculptées ou moulées sur les. couvercles des sarcophages ; en outre on a découvert des masques funéraires sur des urnes primitives, ou plus exactement sur des canopes, à savoir des vases funéraires égyptiens ou étrusques, munis d'un couvercle représentant une figure humaine et qui servaient à enfermer les viscères des morts une fois embaumés.
Dans maintes sociétés traditionnelles la mort est conçue comme passage vers un autre état, l'ancestralisation : ce passage doit être réussi sous peine de voir revenir l'âme ou l'ombre redoutées du défunt ,d'où des rites et des masques.
Pour prendre un exemple, Tous les objets Malagan de Nouvelle Irlande sont liés à la mort. La mort d'un membre du clan est un événement grave. Lorsque quelqu'un meurt, tous les membres de son clan sont frappés de tabous. Pendant toute la période de deuil, qui peut durer plusieurs années, certains agissements leur sont interdits. Ces tabous s'appliquent notamment à la nourriture et à la sexualité. Violer un tabou établi est un crime grave : c'est aller contre l'ordre du monde. La vie du clan ne peut reprendre un cours normal que lorsque les interdits sont supprimés.
Pour lever les tabous, un premier masque apparaît. Il parcourt le village pour signifier la fin des interdits. Ensuite, un autre masque plus important accomplit une danse qui lève les tabous dans l'enclos cérémoniel. C'est alors seulement que sont dévoilés les objets Malagan exposés dans l'enclos. Les masques interviennent dès qu'il faut lever des tabous, même en dehors des cycles Malagan.
Les masques utilisés pour la levée des tabous sont lourds et souvent très élaborés. Ils se reconnaissent aux planches, ou ailes, qu'ils portent à la place des oreilles. D'autres masques les accompagnent dans leur réparation de la société : les masques Ges, qui transmettent les biens du mort aux vivants. Par l'action de ces deux masques Malagan, le clan surmonte la mort.
En Afrique ,parmi les masques les plus connus ,ceux des Punu du Gabon., les mukuyi faisait référence à la « femme ancêtre ».il avait pour fonction religieuse de relier les vivants et les mots avec un rôle de captation des forces de ces derniers.il intervenait lors de la danse OKUYI où le porteur du masque faisait irruption dans le village , perché sur des échasses et entièrement dissimulé sous un costume de fibres et de tissus, au moment des funérailles et des levers de deuil.le masque blanc était l'image d'une femme morte par la couleur blanchâtre du kaolin mais aussi par les yeux fermés aux grosses paupières quasi fermées.
--Le masque non seulement a un pouvoir de dissimulation, de lien avec la mort mais liée aux deux fonctions précédentes, un pouvoir de transcendance, de métamorphose, de transformation, changement d'une forme en une autre. Comme l'a écrit Jean-Pierre Vernant « porter un masque, c'est cesser d'être soi et incarner, le temps de la mascarade, la Puissance de l'Au-delà qui s'est emparée de vous, dont vous mimez tout ensemble la face, la gesture et la voix. » Le masque est donc dans beaucoup de cultures instrument de possession, d'envoutement. Telle était la fonction du sphinx égyptien du plateau de Gisey qui selon Georges Buraud dans son étude sur les masques, constituait le premier d'entre eux. Son visage énigmatique guettait et attendait le soleil tourné vers le Nil pour le ramener sur terre.il avait aussi une fonction d'envoutement de qui le regardait.
la sortie des masques dans l'Afrique traditionnelle,elle est l'apparition ,la présence d'une puissance supérieure venu d'un ailleurs , elle intervient dans l'initiation et manifeste le pouvoir ou la justice sociale mais reste en même temps un spectacle divertissant : ainsi les maques dogons n'étaient pas que l'incarnation des mythes mais aussi la dérision envers l'étranger , le touriste ou le colon.(du moins tant qu'ils n'ont pas voulu ressembler à ce que voulaient le tourisme)
« Un des mystères principaux de l'ethnographie réside manifestement dans l'emploi général des masques dans les sociétés primitives. Une extrême et religieuse importance est partout attachée à ces instruments de métamorphose. Ils apparaissent dans la fête, interrègne de vertige d'effervescence et de fluidité, où tout ce qu'il y a d'ordre dans le monde est passagèrement aboli pour en ressortir revivifié. Les masques, toujours fabriqués en secret et, après usage, détruits ou cachés, transforment les officiants en Dieux, en Esprits, en Animaux-Ancêtres, en toutes sortes de forces surnaturelles terrifiantes et fécondantes.
A l'occasion d'un vacarme et d'un brouhaha sans limite, qui se nourrissent d'eux-mêmes et qui tirent leur valeur de leur démesure, l'action des masques est censée revigorer, rajeunir, ressusciter à la fois la nature et la société. L'irruption de ces fantômes est celle des puissances que l'homme redoute et sur lesquelles il ne se sent pas de prise. Il incarne alors, temporairement, les puissances effrayantes, il les mime, il s'identifie à elles, et bientôt aliéné, en proie au délire, il se croit véritablement le dieu dont il s'est d'abord appliqué à prendre l'apparence au moyen d'un déguise-, ment savant ou puéril. La situation est retournée: c'est lui qui fait peur, c'est lui la puissance terrible et inhumaine. Il lui a suffi de mettre sur son visage le masque qu'il a lui-même fabriqué, de revêtir le costume qu'il a cousu à la ressemblance supposée de l'être de sa révérence et de sa crainte, de produire le vrombissement inconcevable à l'aide de l'instrument secret, du rhombe, dont il a appris, seulement depuis l'initiation, l'existence, l'aspect, le maniement et la fonction. Il ne le connaît inoffensif, familier, tout humain, que depuis qu'il l'a entre ses mains et qu'il s'en sert à son tour pour épouvanter. C'est ici la victoire de la feinte: la simulation aboutit à une possession qui, elle, n'est pas simulée. Après le délire et la frénésie qu'elle provoque, l'acteur émerge de nouveau à la conscience dans un état d'hébétude et d'épuisement qui ne lui laisse qu'un souvenir confus, ébloui, de ce qui s'est passé en lui, sans lui…. »
« Le groupe est complice de ce haut mal, de ces convulsions sacrées. Lors de la fête, la danse, la cérémonie, la mimique ne sont qu'une entrée en matière. Le prélude inaugure une excitation qui, ensuite, ne sait que grandir. Le vertige se substitue alors au simulacre. Comme en avertit la Cabbale, à jouer au fantôme, on le devient. Sous peine de mort, les enfants, les femmes ne doivent pas assister à la confection des masques, des déguisements rituels et des divers engins qui sont ensuite utilisés pour les terrifier. Mais comment ne sauraient-ils pas qu'il n'y a là que mascarade et fantasmagorie où se dissimulent leurs propres parents? Ils s'y prêtent pourtant, car la règle sociale consiste à s'y prêter. En outre, ils s'y prêtent sincèrement, car ils imaginent,
comme d'ailleurs les officiants eux-mêmes, que ces derniers sont transformés, possédés, en proie aux puissances qui les habitent. Pour pouvoir s'abandonner à des esprits qui existent seulement dans leur croyance et pour en éprouver soudain la saisie brutale, les interprètes doivent les appeler, les susciter, se pousser eux-mêmes à la débâcle finale qui permet l'intrusion insolite. A cette fin, ils usent de mille artifices dont aucun ne leur paraît suspect: jeûne, drogues, hypnose, musique monotone ou stridente, tintamarre, paroxysmes de bruit et d'agitation; ivresses, clameurs et saccades conjuguées.
La fête, la dilapidation des biens accumulés durant un long intermède, le dérèglement devenu règle, toutes normes inversées par la présence contagieuse des masques, font du vertige partagé le point culminant et le lien de l'existence collective. Il apparaît comme le fondement dernier d'une société au demeurant peu consistante. Il renforce une cohérence fragile qui, morne et de peu de portée, se maintiendrait difficilement s'il n'y avait cette explosion périodique qui rapproche, rassemble et fait communier des individus absorbés, le reste du temps, par leurs préoccupations domestiques et par des soucis quasi exclusivement privés.
Roger Caillois Le Masque Et Le Vertige Dans Les Jeux Et Les Hommes .Folio
P our prendre un autre exemple, En Nouvelle Calédonie ,Pidjeuva mènait la danse boria au monde sous-marin des morts. Il s'agissait d'un dieu à la peau claire et au corps constellé d'yeux. Ce dieu se métamorphosait sans cesse en lézard ,en requin, en une pluralité d'autres dieux. Son masque était symbole de vie , de fécondité ,d'abondance.il avait une responsabilité cosmique ,garant du monde.
Son masque était sombre et terrifiant. Il comprenait trois parties : une figure, une coiffure et un habillage. La figure est toujours sculptée dans du bois, avec un grand nez crochu. Généralement quelques dents étaient cassées car le porteur a ses yeux placés à la hauteur de la bouche du masque. La coiffure était constituée d'une énorme chevelure faite de cheveux des deuilleurs : des hommes ayant veillé un parent mort jusqu'à la décomposition complète du cadavre, puis ayant porté dans la forêt sa dépouille squelettique .La chevelure des deuilleurs était tenue abritée sous un grand turban ovoïde qu'ils ne devaient quitter que deux ou trois années plus tard, lors d'une cérémonie officielle où leur longue chevelure était coupée puis conservée. Ces mèches crépues étaient ultérieurement mises en valeur sur un dôme de lianes entrelacées, le dôme du masque. Peut-être figurent-elles là comme la trame d'une pensée où s'entrelaçait la vie et la mort
On pourrait enfin citer citons les masques indiens Pueblo et Navaho, représentant des ancêtres divinisés et évoquant les divinités correspondantes. Ces masques étaient et sont encore l'objet d'un culte spécial qui, s'il n'était pas respecté, attirerait la vengeance des ancêtres. Et ' même le porteur encourrait, selon la tradition, un péril mortel s'il n'avait, par une préparation bien déterminée, atteint la pureté d'âme nécessaire au port du masque de la divinité incarnée.
--Enfin la masque , dès l'antiquité gréco-romaine, eut à voir avec la personne , avec ce qui fait l'identité humaine :
La Grèce archaïque et classique confondait le masque et le visage par le même mot prosôpon. Le Dictionnaire étymologique de la langue grecque donne pour prosôpon différentes significations : « visage, devant, façade », « expression du visage, contenance », « masque », « personnage d'une pièce de théâtre, caractère », « personne ». Il met en rapport métôpon, le front, l'espace entre les deux yeux, qui se dit « d'hommes et d'animaux, [de la] façade d'une construction, de remparts […], [du] front d'une armée », et prosôpon, « ce qui est face aux yeux » – « ce qui est face aux yeux (d'autrui) », précise-t-il. De visage, prosôpon en vient à désigner la « personne » tout entière porteuse du visage .
On ne trouve pourtant aux époques archaïque et classique ni dans le monde latin aucun concept de personne – si l'on cherche par là un équivalent à la notion d'un être humain singulier, conscient de soi, défini par la conscience de sa singularité et de son unicité, et autonome. Là où le moderne parle de personne, le grec parle d'être humain (anthrôpos en grec et homo en latin). Il semble donc qu'il n'y ait pas place en Grèce ancienne pour un débat qui sépare être humain et personne ; que l'idée de personne ait une histoire, est un thème éminemment « moderne ». dans les Sciences sociales par exemple, Marcel Mauss a largement contribué à défaire le présupposé que l'idée de personne était « naturelle » ou « innée », fond de la conscience » de « tout le monde » et d'entrée tout équipée de la morale qui s'en déduit » .Il nous a engagé dans une vue plus précise de son histoire. Selon les catégorie de marcel Mauss le masque est un fait social ,on pourrait dire , un fait social total avec tout ce qu'on peut classer avec lui : les peintures corporelles, les costumes, le maquillage.il ne saurait plus être étudié sans se référer à l'identité de l'être humain et à l'histoire de celle-ci.
« Au contraire des Indous et des Chinois, les Romains, les Latins pour mieux dire, semblent être ceux qui ont partiellement établi la notion de personne, dont le nom est resté exactement le mot latin. Tout au début, nous sommes transportés dans les mêmes systèmes de faits que ceux qui précèdent, mais déjà avec une forme nouvelle : la « personne » est plus qu'un fait d'organisation, plus qu'un nom ou un droit à un personnage et un masque rituel, elle est un fait fondamental du droit. En droit, disent les juristes : il n'y a que les personae, les res, et les actiones: ce principe gouverne encore les divisions de nos codes. Mais cet aboutissement est le fait d'une évolution spéciale au droit Romain.
Voici comment, avec quelque hardiesse, je puis me figurer cette histoire. Il semble bien que le sens originel du mot soit exclusivement « masque ». Naturellement, l'explication des étymologistes latins, persona venant de per/sonare, le masque à travers (per) lequel résonne la voix (de l'acteur) est inventée après coup. (Bien qu'on distingue entre persona et persona muta, le personnage muet du drame et de la pantomine). En réalité, le mot ne semble même pas de bonne souche latine ; on le croit d'origine étrusque, comme d'autres noms en na) le comparent à un mot mal transmis farsu. M. Benveniste me dit qu'il se peut qu'il vienne d'un emprunt fait par les Étrusques au grec [...] (perso). Toujours est-il que matériellement même l'institution des masques, et en particulier des masques d'ancêtres semble avoir eu pour foyer principal l'Étrurie. Les Étrusques avaient une civilisation à masques. Il n'y a pas de comparaison entre les masses de masques de bois, de terre cuite, - les cires ont disparu, - les masses d'effigies des ancêtres dormants et assis qu'on a trouvées dans les fouilles du vaste royaume tyrrhénéen et celles qu'on a trouvées à Rome, au Latium, ou en Grande Grèce, - d'ailleurs à mon avis de facture étrusque le plus souvent.
Mais si ce ne sont pas les Latins qui ont inventé le mot et les institutions, ce sont du moins eux qui lui ont donné le sens primitif qui est devenu le nôtre. Voici le processus.
D'une simple mascarade au masque, d'un personnage à une personne, à un nom, à un individu, de celui-ci à un être d'une valeur métaphysique et morale, d'une conscience morale à un être sacré, de celui-ci à une forme fondamentale de la pensée et de l'action, le parcours est accompli. Qui sait ce que seront encore les progrès de l'Entendement sur ce point ? Quelles lumières projetteront sur ces récents problèmes la psychologie et la sociologie, déjà avancées, mais qu'il faut promouvoir encore mieux. ». (C'est moi qui souligne!)
Mais aussi ne spéculons pas trop. Disons que l'anthropologie sociale, la sociologie, l'histoire, nous apprennent à voir comment la pensée humaine « chemine » (Meyerson) ; elle arrive lentement, à travers les temps, les sociétés, leurs contacts, leurs changements, par les voies en apparence les plus hasardeuses, à s'articuler. Et travaillons à montrer comment il faut prendre conscience de nous-mêmes, pour la perfectionner, pour l'articuler encore mieux »
. MARCEL MAUSS. UNE CATEGORIE DE L'ESPRIT HUMAIN : LA NOTION DE PERSONNE,CELLE DE MOI.
A suivre
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