« En réalisant des pastels - la nuit polaire, les ciels dramatisés, la mer sombre et ses banquises en dérive -, je pressentais au bout de mon doigt, - le majeur qui guide ma sensibilité avec mes craies et leurs pigments gras qui s'écrasent et que je pulvérise finement sur la feuille de papier -, la prégnance de ces immensités démesurées, de cette brume glacée, sur la psychologie naturellement angoissée de ces hommes. En vérifiant cette inspiration du majeur, encore Dieu merci ! opérante, je me convins que ce n'est pas sans raison que j'ai cheminé pendant cinquante ans, du Groenland à la Sibérie, vers cette Allée des Baleines.
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C'est bien un cheminement intérieur qui m'a guidé vers ce lieu en août 1990 ; assurément, mon itinéraire est celui d'un géographe-cartographe, d'un géomorphologue, d'un démographe avec ma généalogie des 302 esquimaux polaires de Thulé en 1951-1967, d'un ethnographe des rites, d'un historien-sociologue chez les Igloulimiut 1960-1961, chez les Netsiligmiut en 1961, chez les Utkhikhalingmiut en 1963, d'un psychologue en Tchoukotka en 1990 avec les tests ; mais en fait c'est mu par des raisons intérieures, que j'ai poursuivi, presque obstinément, cette recherche. J'ai voulu voir ce qui est derrière le miroir de ce que j'avais pressenti en 1950-1951. Au terme de ces 31 missions, je découvre en août 1990 avec l'Allée des Baleines la signification de cette recherche obstinée et inconsciente sur 22 000 km, du Groenland à la Sibérie ; le secret caché de ces hauts lieux hyperbo-réens. Le labyrinthe de la pierre jusqu'à l'homme. L'itinéraire n'était donc pas achevé. L'extrême importance qu'a pris pour moi ce haut lieu chamanique me fait prendre conscience que cette rencontre était recherchée dans mon inconscient, et de longue date. Je ressens l'Allée des Baleines comme une terre mystique d'un peuple en dialogue avec des dieux cachés. Cette poursuite me fait penser au capitaine Achab, dans sa quête intérieure, avec Moby Dick. » Jean Malaurie . Pas A Pas Avec Les Inuits. De La Vérité En Ethnologie.
La pensée de jean Malaurie s'enracine dans le lieu. L'homme boréal ne peut que s'étudier dans son environnement ,ce qu'il va découvrir tout au long de ces années de travail sur le terrain. Le travail universitaire (doctorat) ne sera pas celui d'un homme de cabinet : pendant quinze ans, il va étudier l'ethnohistoire des Inuits dans leur milieu en même temps qu'il mène des recherches sur la géomorphologie et la paléoclimatologie nord-groenlandaise. Il y découvre , « préscience » de tout un courant de la pensée contemporaine, l'interaction de l'homme et de la nature rompant avec le dualisme qui faisait de l'humain un être séparé de l'ordre naturel et du règne animal .L'objectivité de la seule raison n'est plus de mise quand l'essentiel est la vie du corps et ses réactions dans un milieu hostile ; le passage de la pierre à l'homme qu'il cite souvent c'est la compréhension de l'écosystème de la matière qui conduit à considérer l'homme dans son évolution comme partie intégrante de l'ordre naturel. Mais il faut, pour ce faire, éprouver la réalité dans son corps : « La réalité rugueuse [...], pour comprendre l'Inuit, il faut avoir froid ».
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« Lorsque je parcourais la Terre d'Inglefield, en traîneau ou à pied, je peinais d'éboulis en éboulis, dont je calculais les forces d'érosion1 ; c'est alors que je t'ai, cher Inuit, peut-être le moins mal compris. Il faut avoir froid, souffrir pour commencer à percevoir la réalité rugueuse, habillé comme toi de peaux de bêtes, en mangeant de l'ours, du morse, du phoque ; par man-ducation, cette viande, parfois crue, relie l'homme par son estomac à son cher cousin, l'animal qui lui sera reconnaissant de sa bonne humeur.
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Chacun de rechercher les chairs des parois des intestins dont je gratte la graisse avec mes ongles. On s'introduit ainsi peu à peu à l'ordre naturel. Pourquoi la pierre et les éboulis m'ont-ils tellement retenu ? « Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même », nous confie Albert Camus. Que signifie « commercer avec la nature » ?, précise le sage de Weimar, « si nous n'avons à faire par la voie analytique qu'à ses parties matérielles, si nous ne percevons pas la respiration de l'esprit qui donne un sens à chaque partie et corrige et résout chaque écart par une voix tout intérieure » ? Oui, Goethe, parfaitement informé par le grand explorateur Alexandre de Humboldt, est à relire : il nous apprend que, dès son époque, « les professeurs, prétentieux parce que se jugeant maîtres de leurs disciplines, enfermés dans leurs donjons, étaient incapables, disait-il, de s'écouter mutuellement ». Goethe détestait la fausse science, monnaie du pauvre. Et Goethe conclut : « N'est vrai que ce qui féconde -fruchbar -, dans une vision éprise de liberté ; le chercheur se méfie des vérités érigées en principe et "en dogme" comme pour affirmer un pouvoir. »Lettre A Un Inuit de 2022
Peu à peu le rationaliste et géologue de départ va s'ouvrir à ce qu'il considère lui même désormais comme une expérience métaphysique, à la rencontre du chamanisme et de la pensée inuit, une pensée de l'origine. Nous ne sommes pas éloignées de la méditation et du cosmodrome bachelardien .La pensée de l'origine ou du « primitif » (ici sans aucune référence idéologique à une quelconque histoire linéaire qu'elle soit collective ou psychologique), la pensée qualifiée de sauvage , celle que véhiculent les mythes (mais aussi et les contes ou la poésie), c'est d'abord le sentiment d'un monde porteur d'énergies neuves, de forces naturelles avec qui il faut composer en les captant , les canalisant et non les dominer ou transformer . Elle rencontre le sentiment émerveillé de l'enfant ou du poète qui portent sur le monde un regard neuf .A l'échelle du monde, c'est l'ouverture au cosmos et à ses quatre éléments fondamentaux .
La pensée de jean Malaurie est et restera pourtant celle d'un homme de sciences. Mais un homme de sciences, qui, s'il est épris de mesures et de vérifications, lesquelles s'entassent inlassablement dans la multiplicité de ses carnets, garde une confiance résolue dans la perception, même si la rationalité doit la vérifier et la contrôler. Il rompt ainsi avec la tradition rationaliste classique, de Descartes à Hegel pour qui la sensation est au mieux une connaissance imparfaite dont il faut douter (c'est ainsi que a tradition philosophique s'est plus inspirée des mathématiques que de sciences expérimentales) .Malaurie retrouve cette foi perceptive chez les Inuits comme il le dit dans les derniers rois de Thulé: « Voilà bien un peuple qui donne à la sensation pure toute sa valeur, à l'intuition première sa prépondérance sur la pensée rationnelle. »
Le parcours de jean Malaurie est donc celui d'un empiriste, un empiriste radical qui multiplie justement les expériences et cherche à rendre compte de l'expérience dans la pluralité de ses aspects, sans jamais réduire la nature à « moins » mais en l'ouvrant au contraire dans toutes ses dimensions. « Une intelligence active n'est jamais au repos », écrit—il. Empiriste, la science est induction ; partant d'une immersion dans le milieu elle retrouve la raison des choses à travers la multiplicité des mesures. La pensée de jean Malaurie culminera, dans une vision du cosmos proche de l'hypothèse Gaia de James Lovelock --le nom et l'image de la déesse mère Gaïa, personnifiant « la Terre comme un être vivant », métaphore pour un système s'autorégulant, permettant le développement de la Vie
D'où des explorations successives, pour dresser d'abord des cartes le long des falaises pré-cambrières de la terre d'Ingelfeld .Le géographe devient ensuite géocryologue en explorant le « labyrinthe » des pierres , leur réseau de canicules base de tout un écosystème qui devait le mener à celui des Inuits. Le primat empiriste de la perception lui permet de renouer le contact sensible avec l'environnement, ce que méprisaient l'idéalisme ou le rationalisme a priori. C'est ce qui lui permettra de renverser les habitudes ethnologiques en se mettant à l'écoute de la pensée inuit. Autre mépris dans le platonisme diffus de la pensée occidentale, le corps. La science commencera chez J.Malaurie avec l'expérience vécue de l'espace : observer c'est percevoir par tous les sens, « regardant de tous mes yeux, en percevant le monde par tous mes pores » ; observer avec son corps, penser avec les mains en malaxant les matières argileuses , ou en marchant sur le sol gelé. C'est aussi retrouver son animalité. Les vêtements faits de peau d'ours, les bottes de phoque renforcent ce contact avec l'animal en même temps qu'ils assurent un contact plus étroit avec la banquise. Connaitre avec son corps c'est d'abord manger : on ne comprend un peuple qu'en partageant sa nourriture (la viande des Inuits est froide, crue mais protège du scorbut, là où trop d'expéditions sont mortes de l'emploi de conserves).
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penser en cheminant. « L'écriture met l'esprit en effervescence... Il arrive souvent que des phrases encore non fixées, restées dans l'esprit à l'état de rumination, se mettent en place d'elles-mêmes au rythme de la [marche], y trouvent leur assise et leur équilibre » '. J'ai dit qu'on pensait avec les mains, mais on pense aussi avec les pieds, chaussés de kamiks à double peau, la botte extérieure étant en cuir de phoque et la peau intérieure étant de chien (souvent) ou de lièvre ; et entre les deux semelles, de la paille de graminées séchées ; la semelle extérieure était cousue sans attache, selon la technique du mocassin ; la plante des pieds épouse ainsi la moindre aspérité de la banquise et de la toundra. J'ai alors beaucoup appris en accompagnant les Inuit à la chasse : près de 5 000 kilomètres à pied, en traîneau à chiens, en baïdare ou oumiak (inupiat) ou angyak (yupik) en peau de morse, au cours de mes trente et une missions.
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J'ai fait mes classes, les étés et automnes 1948 et 1949, en cartographiant en détail, au 1 : 25 000e, la petite montagne crétacée éocène de Skansen au sud de l'île de Disko/Augmarutissat au 69°N. J'étudiais alors les régimes hydrologiques des torrents qui ravinaient cette petite montagne sablo-gréseuse et j'analysais la densité des taux de ravinement, compte tenu du manteau végétal dont je relevais, vallée après vallée, les configurations sur les pentes, variant selon les expositions et les profils ; je mesurais les pulsations de la terre sous les influences contraires de l'exposition au soleil et de la couche gelée permanente sur 500 mètres de profondeur ; j'auscultais la respiration de ce derme fragile qui dégèle sur un à deux mètres selon les textures argileuses, sableuses et la répartition du couvert végétal que je carto-graphiais en conséquence ; « ...les pas glissent sur la roche gelée, mes mains nues malaxent des grèses argileuses ; je respire l'air glacé pour apprécier les sources d'humidité qui proviennent des secteurs crevassés où se regroupent des colonies de phoques. J'écoute les métaphores chamaniques alliant le minéral, la toundra, la glace, l'animal, le vent, le cosmos ; j'accompagne en pensée les humains, mutés en araignée, oiseau, phoque, loup, ours, lors de leurs grands voyages périlleux dans l'au-delà, à l'écoute des morts. »
Certains s'étonneront, de rencontrer chez notre chercheur, des proclamations vitalistes et animistes qui semblent bien loin des sciences ou même de Bachelard lequel séparait soigneusement métaphysique et sciences. Lui-même ne réfute pas une accusation de romantisme. L'anthropologue semblerait ici passer outre aux tabous de toute méthode anthropologique voyant dans l'indigène un informateur mais non quelqu'un dont il devrait s'inspirer : ce que fait justement jean Malaurie en partageant peu à peu la pensée de Inuits.
J'ai déjà indiqué que jean Malaurie dès les années Thulé avait eu la « prescience » de ce qui seront certains grands thèmes de la pensée contemporaine qui redonnent le primat au corps ,retrouvent une « écologie des sens »,une vision du cosmos .une vision de l'humain aussi, qui affirme que l'humain ne l'est vraiment qu'en relation étroite avec ce qu'il n'est pas.
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« Un dialogue ? Nous étions pourtant à des années-lumière les uns des autres. Alors même que nous cheminions, à quoi songeaient-ils en vérité ? Garder un vide intérieur leur permettant d'être en relation intime avec la glace, le vent porteur de messages. Innerlichkeit : l'esprit intérieur est ouvert à l'inconnaissable par dix millénaires d'animisme. Être en alerte et immédiatement au rendez-vous pour maintenir cet échange muet. Jamais avec la distance aristocratique de ceux qui savent, avec le verbe des académiciens de la nature ; alors même que, devant eux, j'ausculte, mesure, pèse les roches, je tente de comprendre comment ils analysent les quelques lignes directrices de la géométrie des pierres : les parallèles, les diagonales, les volutes ? Comment cette mathématique que je suis du doigt dirige-t-elle leurs réflexions ? Les sols, par le jeu du triage du gel et du dégel, organisent parfois de grandes figures polygonales. Les avaient-ils remarquées en les foulant et qu'en pensaient-ils alors ? La réponse est prudente et masque une penséeintime qui les aide à vivre leur animisme ; elle relève de la confession : « Nous regardons attentivement la terre et les signes tels que ceux que tu représentes. Nous ne sommes que de modestes chasseurs et nous ne recherchons que les traces des animaux. » Enhardis, au fil des heures, certains osent se découvrir et alors de se confier ; ils interprètent géopoétiquement ces figures ; par analogie, en se souvenant des fleurs, en cercle de 3 ou 4 pétales, ou des images sur le dos des peaux de phoques et surtout les empreintes des pattes de l'ours, du renard. C'est une langue. Si je m'attache au renard, ce sont cinq ronds en creux et en cercle. En fait, l'homme du Grand Nord a su pouvoir lire avant d'écrire ». J.M Lettre A Un Inuit.
Outre les références à Bachelard, j'ai déjà fait le rapprochement de la pensée malaurienne avec « l'empirisme spéculatif » d'un Whitehead. Comme lui, jean Malaurie se méfie de l'intellectualisme dogmatique et rompt avec la conception dominante de la pensée occidentale. Si la tradition philosophique depuis Platon méprise le « sens commun »,comme l'ethnologie répudie trop souvent le « vécu » de l'autochtone, chez Malaurie à l'instar de Whitehead ,le scientifique prolonge d'une autre façon, la fois instinctive(animale dit Whitehead ) en la perception que possède tout un chacun parce qu'elle ouvre sur une infinité d'expériences et sur la nature tout entière. Les principe de cet empirisme, formulé par Whitehead, serait de ne rien soustraire à ce dont « nous avons l'expérience dans la perception » donc de faire accueil à tout ce qui arrive,( occurrence de l'évènement). Nous n'éprouvons ainsi chaque objet que dans des situations événementielles, sorte d'occasions où nous reconnaissons des possibles au-delà de l'événement éprouvé ; le visible s'auréole d'un invisible, ce qu'éprouvera toute pensée dite « sauvage », un mixte de réel et de possible. C'est cela que Whitehead veut dire lorsqu'il écrit que « l'actuel ne peut être réduit à un simple donné de fait, séparé du potentiel»..
Nous y reconnaissons d'innombrables qualités, les formes multiples qui la composent, les couleurs, leurs variations et leurs modulations selon les perspectives dans lesquelles nous expérimentons (scientifiques ou non),.en liaison indissociable avec le milieu. Ces « objets » ne sont donc pas de simples projections de l'esprit sur la nature, comme si les couleurs, les sons et les formes nous appartenaient ; c'est au contraire la conscience qui en dérive, qui y trouve ses conditions d'existence. C'est parce qu'il y a, dans la nature, du reconnaissable, de la répétition, que la conscience est capable de comparaison et de relation.
Une autre conséquence qu'exprimera métaphoriquement l'animisme c'est la multiplicité des modes d'existence. Les recherches de Jacob Uexküll sur le milieu animal (contemporaines de la physique quantique et des avant-gardes artistiques) expriment l'abandon de toute perspective anthropocentrique dans les sciences de la vie et s'oppose à la radicale déshumanisation de l'image de la nature.
Là où la science classique voyait un monde unique, englobant toutes les espèces vivantes hiérarchiquement ordonnées, des formes les plus élémentaires jusqu'aux organismes supérieurs, Uexküll suppose au contraire une infinie variété de mondes perceptifs, tous également parfaits et liés entre eux comme sur une partition de musique.Chaque vivant est ainsi un centre d'expériences composé lui-même de multiples centres d'expériences sensoriels dans une unité toute relative. « Un végétal est une démocratie » disait A.N. Whitehead ».
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[...] « tout ce qui est perçu est dans la nature. Nous ne pouvons pas choisir à notre guise. Pour nous, le rougeoiement du coucher de soleil devrait appartenir tout autant à la nature que les molécules et le rayonnement électromagnétique auxquels les hommes de science recourent pour expliquer le phénomène ». A.N. Whitehead .Le Concept de NATURE.
Isabelle Stengers, méditant sur Whitehead, retrouve l'expérience de la pierre :une simple perception est une promesse d'un surplus d'expérience et de sens que le premier coup d'œil ne livre pas ; avoir foi dans la perception, c'est avoir foi dans la richesse de la nature. La démarche scientifique bien comprise ne nie pas ce fait. Le scientifique trouve toujours « plus » dans la nature et la peuple d'entités inobservables ,ondes, électrons, neutrinos) dont il affirme la réalité. Pourtant le danger des sciences, selon l'auteur, c'est lorsqu'elles se doublent d'une métaphysique réductionniste, lorsque la science contredit la foi perceptive en affirmant que la seule entité qui existe vraiment est l'onde ou l'électron ,le reste étant illusion des sens ou traduction de l'esprit humain ;le rougeoiement d'un coucher de soleil est aussi dans la nature.
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« Cette pierre attire effectivement, pour une raison ou une autre, notre attention, nous savons que nous pouvons aller y voir de plus près, la prendre, la soupeser, faire l'expérience de sa rugosité, tenter de la fragmenter. Bref, multiplier « ce dont » nous avons l'expérience dans la perception. Et attribuer le tout à la nature. Instinctivement.
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lorsque le scientifique dit sa confiance dans la démarche expérimentale et proclame son absence de limite, il prolonge notre « attitude instinctive » selon laquelle, si on lui porte l'attention qui convient (ou qui lui est due), on trouvera plus dans la nature que ce que l'on observe du premier coup d'œil. Et ce ne sont pas les interdits qui le contraindront à renoncer à faire intervenir des êtres inobservables si ceux-ci lui permettent d'articuler ses questions et ses hypothèses, ni non plus, en cas de réussite, qui l'empêcheront d'affirmer que ces êtres appartiennent bel et bien à la nature, non à l'esprit qui connaît.
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C'est seulement lorsqu' un scientifique entreprend de juger, au nom de ces êtres inobservables, ce dont nous avons l'expérience dans la perception, lorsqu'il veut nous convaincre que le rayonnement électromagnétique constitue le seul type d'entité qui appartienne à la nature, qu'il contredit notre attitude instinctive : il a trouvé « plus » dans la nature, mais il propose de la réduire à « moins ».Isabelle Stengers.Penser Avec Whitehead .Seuil.
Ainsi David Abram rejetant dans son livre le moment où la « la terre s'est tue » du fait des technologies occidentales, et de l'homme se disant « maitre de la nature », bâtit une réflexion renouvelant « l'animisme », loin des discrédits habituels accablant une pensée primitive. Jean Malaurie, on l'a dit,se proclamera , pour sa part, audacieusement « animiste et shaman ». Cette pensée n'est pas un retour nostalgique à l'origine ,ce qui serait source de confusion . Si retour il y a, c'est en fait le retour aux sources du savoir ,les sens ! : sapere latin, savoir, c'est d'abord, gouter ,discriminer, apprécier. David Braham en vient à décrire ce qu'est l'animisme débarrassé des fantasmes dont on l'a accablé comme pensée primitive dans la vision évolutionniste et coloniale: la manière dont le sensible est susceptible d'attirer l'attention, parce que chaque perception présente est, on l'a dit précédemment une énigme et une invite.
L'auteur retrouve ici les analyses de la Phénoménologie De La Perception de Merleau-Ponty .Si, nous voulons décrire un phénomène particulier sans réprimer notre expérience directe, nous ne pouvons éviter de parler de ce phénomène comme d'une entité active, animée, avec laquelle nous sommes entrés en rapport. Pour le corps sentant, aucune chose ne se présente comme complètement passive et inerte.
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« C'est seulement en affirmant le caractère animé des choses perçues que nous permettons à nos mots de prendre naissance directement dans les profondeurs de notre rapport de réciprocité continuel avec le monde: …
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« moi qui contemple le bleu du ciel je m'abandonne à lui ; je m'enfonce dans ce mystère. »M.P. Phénomènologie De La Perception.
Le fondement de l'animisme, ce serait donc tout simplement rompre avec la conception passive de la perception pour en faire un phénomène de tension de communication. L'objet n'est pas cet être inerte de la tradition philosophique mais un interlocuteur dans une rencontre, une réciprocité. Ainsi le masque ou le fétiche animiste ,simple objet de contemplation muséal dans nos cultures est lorsque qu'on le restitue dans son origine une incarnation et une présence dynamique . Il peut garder d'ailleurs cette « agentivité(Alfred Gell ) même pour nous , s'il est ce que nous voyons mais qui nous regarde en même temps, depuis ce « lointain » qui apparait par lui et avec lui..
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« Chaque présence propose un aspect qui capte mes yeux alors que le reste se tient caché au-delà de l'horizon de ma position du moment. Chaque présence m'invite à concentrer mes sens sur elle, à laisser, alors que je m'engage dans sa profondeur particulière, les autres objets se fondre dans l'arrière-plan. Lorsque mon corps répond de la sorte à la sollicitation muette d'un autre être, cet être répond à son tour, révélant à mes sens de nouveaux aspects ou de nouvelles dimensions qui, à leur tour, m'invitent à une exploration accrue. Au cours de ce processus, mon corps sentant s'accorde progressivement au style de cette autre présence — à la manière de cette pierre, de cet arbre ou de cette table - alors qu'elle-même semble s'ajuster de son côté à mon style et à ma sensibilité. De cette façon, la chose la plus simple peut devenir un monde pour moi, alors que, réciproquement, cette chose ou cet être en vient à prendre place plus profondément dans mon monde…. ».
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… « Lorsque nous marchons en forêt, nous scrutons ses profondeurs vertes et ombreuses, nous écoutons le silence des feuilles, nous apprécions l'air frais et vif. Et pourtant la transitivité de la perception, la réversibilité de la chair sont telles que nous pouvons soudain sentir que les arbres nous regardent - nous nous sentons exposés, observés de toutes parts. Si nous résidions dans cette forêt durant des mois ou des années, notre expérience pourrait se modifier à nouveau - nous pourrions en venir à sentir que nous faisons partie de cette forêt, que nous sommes dans des rapports de consanguinité avec elle, et que l'expérience que nous avons de cette forêt n'est rien d'autre que la forêt faisant l'expérience d'elle-même »….David Abram Comment La Terre S'est Tue. Pour Une Ecologie Des Sens. La Découverte
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Et David Abram ajoute un exemple emprunté à l'anthropologue Richard Nelson à propos des Koyukon, peuple amérindien qui habite dans le Centre-Nord de l'Alaska
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« Le peuple traditionnel Koyukon vit dans un monde qui observe, dans une forêt d'yeux. Une personne en marche dans la nature — aussi sauvage, éloigné, et même désolé que soit l'endroit — n'est jamais vraiment seule. Les alentours sont conscients, dotés de sens et de personnalité. Ils sentent. Ils peuvent être offensés. Ils doivent, à tout instant, être traités avec le respect qui convient ».
L'animisme c'est donc d'abord l'expérience première, « sauvage » de la perception rencontre réciproque avec les êtres et les choses lorsque nous sollicitons notre corps vivant. Dans cette expérience première, Merleau-Ponty attire l'attention sur le fait évident mais facile à négliger, que ma main n'est capable de toucher des choses que parce qu'elle est, elle-même, une chose touchable et que donc elle fait partie intégrante du monde tactile qu'elle explore.
Toucher l'épaisse peau d'un arbre, ou une pierre comme Malaurie ou les Inuits, c'est donc, dans le même temps, faire l'expérience de sa propre tactilité, c'est se sentir touché par l'arbre ou la pierre. Et voir le monde, c'est aussi et dans le même temps faire l'expérience de soi comme visible, de se sentir soi-même vu. Si nous pouvons faire l'expérience des choses - les toucher, les entendre et les goûter -, c'est seulement parce que, en tant que corps, nous sommes nous-mêmes inclus dans le champ sensible et que nous possédons nos propres textures, nos sons et nos goûts. Si nous pouvons percevoir les choses, c'est uniquement parce que nous-mêmes faisons partie de ce monde sensible que nous percevons ! Merleau–Ponty parle ainsi de la « chair du monde » pour qualifier ce chiasme du sentant/ senti.
Cette expérience première est bien celle des Inuits comme le souligne l'auteur de La Lettre A Un Inuit :
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« Avec un esprit confucéen, ils déchiffrent cet alphabet de la matière en faisant le vide en eux. Ils ressentent sans être en mesure de l'exprimer, les symboliques des couleurs et des sons dominants, la densité de l'air, le froid. Ils se laissent habiter par le silence toujours plus profond et qui se poursuit en rêve. Orare, c'est ce qu'aurait dit sans doute le célèbre sociologue Marcel Mauss dans sa thèse inachevée sur la prière. Puis, le regard fixe, commence un dialogue, sous forme de murmure ou de tête-à-tête avec ces forces qu'ils appellent des esprits ou Inuat. C'est ce que la physique appelle l'énergie de la matière et ce que les physiciens inuit de demain appelleront des atomes de vie. C'est retrouver la pensée de Plotin lors de l'examen d'un phénomène : « Toute notre activité est dirigée sur l'objet contemplé ; nous devenons cet objet'. ….
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… Ils m'apportent certaines roches, ils me prient de les mettre à l'oreille pour que j'écoute leurs messages et que je les leur communique. Ils veulent comprendre comment je fonctionne. On sera surpris que ces mangeurs de chair crue, qui ne savent ni lire ni écrire, aient cette qualité de « méditant contemplatif» avec des expériences quasi zen. On pourrait y songer lors de leur méditation, assis face à l'aglou ou trou aménagé par le phoque, avec ses petites griffes acérées noires, dans la banquise pour respirer. En effet, il y a toute une dialectique d'intégration qui, grâce à un vide intérieur, permet de percevoir la microphysique ondulatoire, et je retrouve dan: mes réflexions de géographe-physicien cette intuition d'Ernest Solvay : l'idée de l'équivalence entre la matière et l'énergie. On ne peut évoquer le chamanisme, qui est une approche essentielle chez tous les peuples racines, qu'en se référant à cette dialectique d'intégration.
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…Il est dans les roches, dans les mers, dans les glaces, une uummaa, un battement du cœur. Il appartient à l'homme de se mettre en phase avec cette énergie issue du cosmos qui est née au moment de la naissance de l'univers avec des échanges thermodynamiques, avec la matière, avec l'énergie noire - la cinquième force1, qui ne cessera de s'exercer qu'à la mort de notre planète. Cet échange astrophysique, ce rayonnement électromagnétique, exprimé par des radiations, est d'autant plus significatif que nous sommes aux abords du pôle géomagnétique qui aboutit, dans le ciel, à des conflits de forces se traduisant par des aurores boréales et, à l'automne, par des crises d'hystérie ». JM. Lettre ….OP.Cité.
(A SUIVRE)
"Penser en cheminant...
...J'ai dit qu'on pensait avec les mains, mais on pense aussi avec les pieds..."
et Tchouang Tseu de dire
« Bien que les pieds de l'homme n'occupent
qu'un petit coin de la terre, c'est par tout
l'espace qu'il n'occupe pas que l'homme
peut marcher sur la terre immense. »
Merci infiniment
Rédigé par : Valérie | mardi 14 juin 2016 à 11h31