« Qu'est-ce qu'un monde? …... Difficile de savoir en effet de quoi un tel monde pourrait bien être composé. De quels éléments ? De quelles entités? Ces réalités appréhendées par des dispositifs multiples, comment les penser dans ce qui les rassemble et les maintient ensemble? Sommes-nous dans un plurivers sans cohésion? Quelle y est la place de l'homme ? Parmi quelles autres entités non-humaines ?
L'insistance de ces questions aujourd'hui montre que la notion de monde ne va plus de soi. Nous sommes perdus dans un labyrinthe toujours plus complexe d'entités nouvelles. Il est devenu si impossible de lister tous les éléments qui composent le monde, (atomes, particules, ondes, supercordes, rayonnements, éléments chimiques, molécules, acides, protéines, organes, vivants, objets techniques, sphères cybernétiques, réseaux informatiques, axiomes mathématiques, langues, pratiques sociales, institutions, régimes politiques, sujets pensants, consciences...) que tout projet de recollection a été abandonné. Quel que soit le niveau où l'on se situe, nous savons bien pourtant que ces portions de «réalité», isolées, distinguées par les innombrables ramifications de la connaissance, se traversent les unes les autres, se recoupent, sont nécessairement en rapport, se croisent de mille manières. Mais, la manière dont les savoirs se sont constitués les a rendus incompatibles. Une histoire très particulière a réparti les savoirs selon deux lignes parallèles qui ne se rejoignent sur aucun point. Nous continuons de penser à l'intérieur d'un monde scindé, partagé, divisé, avec de multiples sous-divisions, un monde dualiste. D'une part, le monde sans homme de certaines sciences, matériel, neutre, indifférent, de l'autre, l'homme sans monde de certaines philosophies et sciences humaines, hautain, plus que nature, transcendant, spirituel. Forment-ils la seule alternative pour penser notre monde? « PIERRE MONTEBELLO. METAPHYSIQUES COSMOPHORES. OP.CITE
La nature en soi n'existe pas :
loin d'être une réalité immuable, elle a bien une histoire, en premier lieu lexicale. La notion de nature (shizeri) n'apparaîtrait ainsi selon A.Berque au Japon qu'au VIIIe siècle, par suite de l'emprunt du terme chinois ziran. En Europe, elle remonte au VIe siècle avant J. C., quand les philosophes présocratiques ont commencé à employer « phusis » dans un sens voisin.Le terme vient en effet de phuô, pousser, croître comme le font les plantes). Les Romains, qui ne possédaient pas la notion, traduisirent quelques siècles plus tard le mot grec par natura, participe futur du verbe nasci, naître. « Natura, c'est donc étymologiquement le « devant-naître » des choses vivantes ».
« La nature n'existe pas comme une sphère de réalités autonomes pour tous les peuples, et ce doit être la tâche de l'anthropologie que de comprendre pourquoi et comment tant de gens rangent dans l'humanité bien des êtres que nous appelons naturels, mais aussi pourquoi et comment il nous a paru nécessaire à nous d'exclure ces entités de notre destinée commune ». PH. Descola, Leçon inaugurale au Collège de France, mars 2001
La nature, loin de s'opposer abruptement à culture, peut se concevoir et se dire de façons très différentes selon les cultures. D'abord, de très nombreuses cultures n'ont pas connu cette notion, laquelle suppose que l'on abstraie un caractère universel des êtres multiformes qui peuplent l'environnement. A. Berque donne l'exemple de la poésie japonaise antérieure à la sinisation et qui témoigne ainsi d'une grande sensibilité à l'égard de ce que nous appelons aujourd'hui « la nature », mais celle-ci n'est jamais dite; ce dont on parle, c'est seulement des divers phénomènes qui l'incarnent : montagnes, nuages, lune, érables de l'automne, etc. Leur attribut commun, celui d'être naturels, n'est pas envisagé
Il faut donc affirmer que «la nature», c'est toujours celle que nous nous représentons. Elle est toujours médiatisée, socialisée, culturalisée du fait même que nous la percevons et qu'a fortiori nous la concevons. Cela signifie qu'il faut retracer une histoire philosophique, théologique, épistémologique de cette nature, mais aussi son histoire esthétique. L'histoire et l'ethnologie nous montrent à l'évidence que le regard humain est le lieu et le médium d'une métamorphose incessante : « A-t-on remarqué que cette indéfinissable "nature" se modifie perpétuellement, qu'elle n'est pas la même au salon de 1890 qu'aux salons d'il y a trente ans, et qu'il y a une "nature" à la mode — fantaisie changeante comme robes et chapeaux ? »(Oscar Wilde)
Il n'existe pas de nature vierge. Maurice Godelier a relevé par exemple que les Pygmées M'buti, en Afrique centrale, habitant ce que nous appelons la «forêt vierge», la voient tout autrement que les peuples voisins, qui sont agriculteurs et éleveurs. Pour ceux-ci, la grande forêt est un domaine étrange, effrayant. Les Pygmées, qui vivent là-dedans, sont donc pour eux l'incarnation même de la sauvagerie : ce qui relève de l'espace sauvage, de l'espace forestier. « Sauvage » en effet descend de silvaticus : ce qui vit dans la forêt, silva. Cela fait peur, l'étrangeté des Pygmées fait peur à leurs voisins bantous. Du côté des M'buti, c'est l'inverse : ils ont peur quand ils sortent de la forêt, qui est leur domaine familier.
Selon Pierre Charbonnier, dans le chapitre « La Nature Au Cœur De L'anthropologie » de son livre « LA FIN DU GRAND PARTAGE », plusieurs projets théoriques, qui ont, pour certains ,partie liée avec la pensée de sociétés traditionnelles , ont tenté de dépasser le Grand Partage , et ont fini en conséquence par reformuler de façon novatrice la question de l'animisme qui semblait définitivement révolue.
« Cette part de la philosophie postkantienne a réagi à la désertification du cosmos en retissant les multiples fils coupés, de la matière à la vie, des vivants aux hommes, des choses aux hybrides, en s'écriant d'une seule voix « fidélité à la Terre », au repeuplement de la terre. Vaste chantier. Donner voix à la pluralité des êtres, et dire comment ils sont nécessairement apparentés. Réhabiliter des mondes de connaissances centrées sur l'altérité comme l'intuition, la sympathie, la participation, la résonance, la relation. Accueillir des processus rendant compte des passages, des transformations, des déformations, des captures, des préhensions, des participations, des possessions. Il fallait avant tout faire sentir la continuité des êtres, leur invisible et insensible apparentement. C'est le moment de « l'anthropomorphisme supérieur », comme je l'ai défendu, où l'homme n'a plus le statut d'exception mais entre en résonance avec les figures autres, dans une secrète parenté avec le monde. « Pierre Montebello.op.cité.
Ce fut la géographie qui, la première, a commencé à penser de manière non prométhéenne les rapports à la « nature », cessant de définir le développement des sociétés par l'affranchissement à l'égard de conditions environnementales , essentiellement assimilées à des obstacles.
En 1896, déjà, Vidal de la Blache développait un «principe de méthode » de géographie scientifique, l'idée selon laquelle « la Terre est un tout, dont les parties sont coordonnées » et revendiquait une « méthode naturelle ». Le géographe serait celui qui, en portant son regard sur ce tout du monde de manière extensive, décrirait et dresserait l'inventaire de sa composition sans en réduire la complexité. Celle-ci serait révélée selon Vidal de la Blache par la cartographie et la notion de paysage
« Vous avez sous les yeux, écrit –il , une carte qui, avec les réseaux de communication qu'elle indique, semble donner une image de cette prise de l'homme sur le sol ». La carte donne à voir dans un même système de représentation, la configuration des sols, leur couverture végétale, et les marques de l'occupation humaine, elle fait immédiatement ressortir les relations réciproques au sein d'entités mixtes.
On peut aussi prendre l'exemple de Jean Malaurie et de son génie à faire sauter les barrières disciplinaires, comme en témoigne la collection Terre Humaine. La géographie à l'école de Martonne qui forma aussi Julien Gracq, lui donnera le gout du terrain et du rapport sensoriel avec le paysage: . L'ensemble prit la forme de l'anthropogéographie, science carrefour et pensée interdisciplinaire, et se concrétisera en particulier à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), où Jean Malaurie fut élu directeur de recherches dès 1957 à l'initiative de Fernand Braudel. Celui-ci lui enseignera qu'une civilisation est à appréhender dans la « longue durée » d'un environnement physique.Il écrit à propos des Inuit
« En fait, se révèle au cours de ces recherches, une perception chez ces hommes d'une symbiose entre le sol, les pierres et leurs pensées. Il était important que ce soit un géographe-physicien qui tente cette approche. Gaïa est la Terre mère. La Terre est un être vivant qu'ils ressentent dans toutes leurs articulations, je dirais, dans ses équilibres, car ils font partie de tout un système régulé.
L'environnement n'est pas simplement un néologisme abstrait dont on a tendance à ignorer la portée quasi métaphysique. Ces hommes et ces femmes participent à ce que Lovelock appelle l'« homéostasie de ce système », ils m'ont appris peu à peu à entendre le murmure de l'espace aérien, de la mer, des glaces, et naturellement de la pierre. Et c'est ainsi que peu à peu, j'ai mieux compris l'attention qu'ils portaient à ces Inuat, atomes de vie qui sont dans les invisibles et qui tiennent en équilibre les forces «
Dans Pas à PAS avec les Inuit Malaurie relie justement la cartographie du géographe et géologue avec la pensée « sauvage » des Inuit.
« J'ai fait mes classes, les étés et automnes 1948 et 1949, en cartographiant en détail, au 1 / 25 000e, la petite montagne crétacée éocène de Skansen au sud de l'île de Disko/Augmarutissat au 69°N. J'étudiais alors les régimes hydrologiques des torrents qui ravinaient cette petite montagne sablo-gréseuse et j'analysais la densité des taux de ravinement, compte tenu du manteau végétal dont je relevais, vallée après vallée, les configurations sur les pentes, variant selon les expositions et les profils ; je mesurais les pulsations de la terre sous les influences contraires de l'exposition au soleil et de la couche gelée permanente sur 500 mètres de profondeur ; j'auscultais la respiration de ce derme fragile qui dégèle sur un à deux mètres selon les textures argileuses, sableuses et la répartition du couvert végétal que je cartographiais en conséquence ; « ...les pas glissent sur la roche gelée, mes mains nues malaxent des grèses argileuses ; je respire l'air glacé pour apprécier les sources d'humidité qui proviennent des secteurs crevassés où se regroupent des colonies de phoques. J'écoute les métaphores chamaniques alliant le minéral, la toundra, la glace, l'animal, le vent, le cosmos ; j'accompagne en pensée les humains, mutés en araignée, oiseau, phoque, loup, ours, lors de leurs grands voyages périlleux dans l'au-delà, à l'écoute des morts. » Pas A Pas Avec Les Inuit
La notion de paysage a justement l'intérêt d'échapper à l'insuffisance d'autres notions plus usuelles : l'espace reste trop formel, le milieu trop biologisant. Comme le remarque A. Berque, étudier un habitat humain n'équivaut pas a étudier un récif corallien, parce que les sociétés humaines habitent la planète différemment suivant leurs cultures, et si ces différences apparaissent dans le paysage, leurs raisons n'y sont pas visibles. Il faut comprendre pourquoi telle ou telle société interprète son environnement de telle ou telle manière, ce qui la conduit à y créer telle ou telle forme d'habitat.. Cela demande d'étudier le sens que les sociétés humaines donnent à leur environnement. Par exemple, cela demande de comprendre pourquoi les Européens, à la Renaissance, ont eu besoin d'inventer la notion de paysage pour exprimer ce sens, alors qu'au Moyen Age, ils n'en avaient pas besoin Le Paysage présente l'avantage de rendre sensible la focalisation de l'attention géographique vers des réalités composites, tout en mettant l'accent sur l'échelle locale des travaux empiriques. La géographie humaine devient très sensible à ce qu'il y a de construit dans les espaces humains, au fait que le modelé d'un territoire est la résultante de contraintes diverses, convergeant dans des formes concrètes rétives aux catégorisations définitives.
Au concepts d'écosystème trop biologique ,les géographes préfèrent ainsi la notion de géosystème. C'est en étudiant la relation que les Japonais entretiennent avec leur milieu géographique qu'Augustin Berque a découvert qu'il ne pouvait dissocier ses composantes physiques de ses résonances existentielles et symboliques. Ainsi, la pluie "est bien autre chose qu'une précipitation d'eau (sa forme objective)" : "Telle pluie ne tombe qu'en telle saison, voire à tel moment de la journée, parce qu'elle est inséparable de tout un monde de sensations, d'émotions, d'évocations dont l'enchaînement plus ou moins codifié l'enclave dans un certain paysage." "Le sentiment de la nature", aux yeux de Berque, "ne se décompose pas en «données objectives» d'une part, en «images subjectives» d'autre part" : "II intègre le subjectif et l'objectif dans une construction douée d'une logique intrinsèque."
On est amené à s'affranchir du dualisme de la pensée occidentale, à dépasser un certain nombre d'oppositions qui la structurent, comme celles du sens et du sensible, du visible et de l'invisible, du sujet et de l'objet, de la pensée et de l'étendue, de l'esprit et du corps, de la nature et de la culture. Entre ces termes que notre tradition philosophique oppose ou subordonne l'un à l'autre, le paysage instaure une interaction, qui nous invite à penser autrement.
Augustin berque distingue le milieu (Umwelt, fûdo 風土) de l'environnement (Umgebung, kankyô 環境). L'environnement, donnée brute et universelle, n'est que la matière première du milieu, qui est la relation spécifique établie avec son environnement par un certain sujet, individuel ou collectif (une espèce, une société). L'environnement fait l'objet de l'écologie, science moderne supposant l'abstraction de l'observateur hors de la relation qu'est son milieu. « Les milieux font l'objet de la mésologie, science « transmoderne » reconnaissant que l'observateur ne peut jamais s'abstraire parfaitement de son milieu. »
« S'il est permis de parler de l'image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l'image de la nature, l'image de nos rapports avec la nature. (…) C'est avant tout le réseau des rapports entre l'homme et la nature qui est la visée de cette science. (…) La science, cessant d'être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et l'homme. La méthode scientifique, qui choisit, explique, ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le fait que l'emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son objet ».
C'est dire, pour commencer, qu'un milieu humain ne peut se réduire à l'ensemble d'écosystèmes qu'est l'environnement. Il est proprement humain, à savoir qu'il est également cet ensemble de systèmes techniques et symboliques dans lequel nous vivons concrètement. C'est un système éco-techno-symbolique. Corrélativement, l'être humain aussi est irréductible à la physiologie de son corps animal individuel. Comme l'a montré Leroi-Gourhan], notre espèce a émergé par extériorisation et déploiement de certaines des fonctions de notre corps animal sous forme de systèmes techniques et symboliques, constituant ce qu'il appelait notre corps social, et par rétroaction de ce corps social sur le corps animal, provoquant son hominisation. Pour la mésologie toutefois, le corps social s'inscrivant nécessairement dans les écosystèmes de la biosphère, il n'est pas seulement social ; c'est notre corps médial, i.e. notre milieu éco-techno-symbolique. Entre le corps animal, qui est individuel, et le corps médial, qui est collectif, il y a un couplage dynamique ; c'est ce qu'Uexküll appelait Gegengefüge, le contre-assemblage ou l'appariement de l'animal et de son milieu, et Watsuji fûdosei 風土性, ce qu'il définissait comme « le moment structurel de l'existence humaine », et que j'ai traduit par médiance. (C'est moi qui souligne)
. Existe-T-Il Un Mode De Pensée Forestier ? Augustin Berque Groupe D'histoire Des Forêts. Forêts, Arts Et Culture : « Lieux De Récits Et Esprits Des Lieux ».
L'auteur développe, comme exemple la pensée de la foret au Japon . Il souligne d'abord que, par rapport aux pays comparables, le Japon a gardé une grande partie de son territoire en forêts (les deux tiers), et que ces forêts sont encore assez largement naturelles : La forêt reste donc une réalité géographique massive. Et aussi une réalité culturelle omniprésente. Non seulement les Japonais utilisent beaucoup le bois, mais ils ont très fortement conscience qu'il s'agit là d'un paradigme de leur culture. A.Berque émet l'hypothèse que la profusion de la vie dans la forêt de mousson a peut-être favorisé une disposition à penser la complexité du concret.il donne des exemples.
Les Japonais utilisent ainsi à profusion le végétal pour leur vêtement, leur nourriture, leur habitation. Il domine leur esthétique, par exemple la décoration des kimonos. Même les geta (socques de bois très rudimentaires) sont ornés d'un motif végétal à leur attache. Les noms de couleurs viennent largement du domaine végétal : « couleur cerisier, un certain rose) », « couleur pêche, un rose un peu plus foncé) », « couleur corête « couleur raisin le végétal régit encore la terminologie culinaire, comme ces noms de gâteaux traditionnels : « vent dans les pins » – lequel est aussi un genre de théâtre nô, de musique et de danse « pin sur la grève » .
La relation qu'établit l'expérience du paysage entre une étendue de pays et celui qui l'observe est une modalité spécifiquement humaine du lien qui unit tout être vivant à son milieu. Un environnement n'est susceptible de devenir un paysage qu'à partir du moment où il est perçu par un sujet, lequel y projette, de manière pré-reflexive tout un vocabulaire de souvenirs, de symboles, voire de mythes . Il construit ainsi son "monde" (Umwelt), distinct de l'entourage objectif, en tissant des relations comme autant de fils d'araignée avec certaines caractéristiques des choses et les entrelace pour faire un réseau qui porte son existence.
« L'existence de la culture crée en effet le territoire et c'est par le territoire que s'incarne la relation symbolique qui existe entre la culture et l'espace. Le territoire devient dès lors un "géosymbole", c'est-à-dire un lieu, un itinéraire, un espace, qui prend aux yeux des peuples et des groupes ethniques, une dimension symbolique et culturelle, où s'enracinent leurs valeurs et se conforte leur identité." "Le territoire est tout à la fois "espace social" et "espace culturel." "... le territoire fait appel à tout ce qui dans l'homme se dérobe au discours scientifique et frôle l'irrationnel : il est vécu, affectivité, subjectivité, et bien souvent le nœud d'une religiosité, terrienne, païenne ou déiste. [...] Le territoire naît ainsi de points et de marques sur le sol : autour de lui, s'ordonne le milieu de vie et s'enracine le groupe social, tandis qu'à sa périphérie et de façon variable, le territoire s'atténue progressivement en espaces secondaires aux contours plus ou moins nets."BEATRICE COLLIGNON. Les Inuit ce qu'ils savent du territoire
Les peuples traditionnels avaient ainsi une conception de l'espace naturel que nous avons perdue avec l'avènement d'un monde technique et urbanisé ; perdu aussi la manière de le parcourir .Le paganisme, leur spiritualité première avant la christianisation, dérivait de pagus, qui a donné paysage et paysan. . Chez nous aussi, le chemin ancien épousait le pagus, se modelait sur lui, épousait les pentes, serpentait entre les difficultés, côtoyait les fermes.. Des dieux s'y nichaient dans le bois, la rivière, la fontaine, à la croisée des chemins comme le Legba Yoruba ou l'Hermès des grecs sans parler de l'Artémis des forêts..
L'animisme des sociétés était partie intégrante de leur rapport au paysage. il permettait de l'identifier par des mythes et aussi de le revivifier par les rites. Quoi de plus particulier que la culture des peuples chasseurs/ cueilleurs qui ne produisaient rien, pécher majeur aux yeux des occidentaux : « terre vide » disaient les colonisateurs de l'Australie ce qui permettait l'occupation. Pourtant cette nature était humanisée, socialisée en tout lieu parce que parcourue sans relâche. L'environnement des chasseurs-cueilleurs itinérants présente partout les traces des événements qui s'y sont déroulés et qui revivifient jusqu'à présent d'anciennes continuités. Les mythes en révèlent le sens.
« Simultanément, ou un peu avant ou un peu plus tard, les connaissances qui se rapportent aux écosystèmes alimentent elles aussi la lecture du territoire, notamment toutes celles qui concernent les comportements du gibier. Ce sujet occupe une grande place dans la géographie des Inuinnait. C'est ainsi que l'on comprend mieux, en s'attachant aux conditions dans lesquelles le savoir géographique est mobilisé, pourquoi les chasseurs insistaient, lors des enquêtes toponymiques, pour que les renseignements concernant la faune - et plus particulièrement les principaux gibiers, caribous, bœufs musqués, ombles arctiques et canards sauvages - fussent consignés avec le nom des lieux.
ces récits de portée locale s'ajoutent, plus tard, au calme des veillées, ceux de «portée régionale - qui nourrissent la dimension verticale de la perception du territoire - et même ceux de portée nationale - qui rappellent aux "hommes par excellence" qu'ils sont au centre de l'Univers, du monde terrestre bien sûr, mais aussi des mondes céleste et marin, puisque ceux qui peuplent ces derniers étaient à l'origine des Inuit comme eux. » BEATRICE COLLIGNON. Les Inuit ce qu'ils savent du territoire
C'est le cas en Australie centrale où des peuples comme les Warlpiri voient dans les lignes du relief et les accidents de terrain l'empreinte des parcours qu'effectuèrent, lors du « Temps Du Rêve », les ancêtres créateurs des êtres et des choses. En première approximation, le Rêve renvoie aux premiers temps du monde, quand les êtres originaires surgirent des profondeurs de la terre en des sites précisément identifiés, avant de se lancer pour certains dans des pérégrinations dont les trajets et les haltes sont toujours lisibles dans la matérialité du monde d'aujourd'hui (roches, points d'eau, bosquets...), puis de disparaître en laissant derrière eux une partie des existants actuels (hommes, plantes, animaux) ainsi que leurs affiliations totémiques respectives et les noms qui les désignent, sans oublier les rites et les objets cultuels ou encore les éléments organiques ou inorganiques du paysage.
Le Rêve, ce n'est pas seulement l'origine. Car l'élan créateur et ordonnateur donné par les êtres du Rêve continue à s'actualiser dans des entités diverses. La relation des êtres du Rêve avec les existants d'aujourd'hui, reste un rapport direct de duplication, de présentification et de mise en forme.
« Dans la forêt équatoriale ou dans le Grand Nord, dans les déserts d'Afrique australe ou du centre de l'Australie, dans toutes ces zones dites « marginales » que, pendant longtemps personne n'a songé à disputer aux peuples de chasseurs ' c'est un même rapport aux lieux qui prédomine -L'occupation de l'espace n'irradie pas à partir d'un point fixe mais se déploie comme un réseau d'itinéraires ,marqué des haltes plus ou moins ponctuelles et plus ou moins récurrentes. Socialisé en tout lieu parce que parcouru sans relâche, l'environnement des chasseurs-cueilleurs itinérants présente partout les traces des événements qui s'y sont déroulés et qui revivifient jusqu'à présent d'anciennes continuités. Traces individuelles, d'abord, façonnant l'existence de chacun d'une multitude de souvenirs associés : les restes parfois à peine visibles d'un camp abandonné ; une combe, un arbre singulier ou un méandre rappelant le site de la poursuite ou de l'affût d'un animal ; les retrouvailles d'un lieu où l'on a été initié, où l'on s'est marié, où l'on aenfanté ; l'endroit où l'on a perdu un parent et qui, souvent devra être évité. C'est également la fonction des cairns que les Inuit édifient dans l'Arctique canadien. Signalant un site autrefois habité, parfois une tombe, ou matérialisant des zones d'affût pour la chasse au caribou, ces monticules de pierre sont édifiés de manière à évoquer dans le lointain la silhouette d'un homme debout; leur fonction n'est pas d'apprivoiser le paysage, mais de rappeler des parcours anciens et de servir de repères pour les déplacements présents. » PHILIPPE DESCOLA.PAR DELA NATURE ET CULTURE
Michel Serres dans les « Cinq Sens », médite sur le mot paysage et sur un monde que la rationalité architecte et l'agriculture productiviste sont en train de faire disparaitre chez nous. Il proteste ainsi contre l'erreur de tout soumettre à une loi et de raboter le local : « voir l'espace exige du temps, ne tuez pas le temps ! ». Alors que l'empirisme porte en lui le souvenir du pagus, un ordonnateur, un architecte ou un urbaniste ont une vision globale, prévoient, planifient .A l'encontre des entités animistes du pagus, le dieu du monothéisme n'est jamais un jardinier mais bien l'architecte de l'univers.
Michel Serres plaide aussi pour une épistémologie qui retrouve cette inspiration perdue . Un type de connaissance perpétuellement tendue entre l'espoir d'un Cosmos et le pluralisme irréductible du monde. Un savoir qui passe d'abord par l'empirisme, et se tient plus près du paysage pour apprendre de lui, pour inventer, pratiquer, projeter avec lui un savoir « plus flou que la somme, moins complet que la synthèse, plus fluide que l'addition, plus lâche que l'intégrale, plus vivant que le système, plus changeant que le concept même ».
« Dans le pagus, tenure du paysan, quartier de sa noblesse vieille, se fixent de rustiques divinités. Là reposent les dieux: dans le creux de la haie, sous l'ombre de l'orme.
.Le paysan cohabite avec son dieu païen dans l'élément de paysage…..
« Le paysage assemble des lieux. Une localité se dessine comme un point singulier entouré d'un voisinage : source, puits, dent de cap qui se lance hors du rivage, île, petit lac, longue ganse de ruisseau, étranglement au sommet du col, guichet obligé par la rive du fleuve léchant le pied de la colline, clairière, gué, port, événement topographique, obstacle, limite ou catastrophe; quelqu'un choisit de vivre auprès de la singularité déjà là, et la charge de la sienne propre… dort, vaque à ses usages, aime, travaille, souffre et meurt. Qui passe sait aussitôt qu'il transite par un lieu, s'arrête sur le site ou devant la pierre qui le marque : ci-gît l'inconnu qui fit des taches sur le paysage et dont la dalle tombale perpétue l'occupation. Le passant s'incline, visite le dieu du lieu….. Où vas-tu? En ce lieu. D'où viens-tu? De mon site. Où passes-tu? Par ici même. A chaque question, il faudrait un récit infini détaillé pour servir de réponse, qui ne remplirait pas le lieu, occupé par le génie d'ici, ses tons et baumes, son tact et son silence, ses dépouilles ou restes qui n'ont de nom dans aucune langue ».( M.S les Cinq Sens. Gallimard.)
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