« Les récits mythiques des communautés Ticuna, Desana, Murui-muinane et Embera exposent le besoin de l’homme d’évoquer l’image de la gestation et de la naissance, et ceci à toutes les étapes de la vie, puisque la formation de l’être humain dans le ventre maternel et le processus de la naissance, sont l’essence maximale de la purification et de l’harmonie dans l’univers. L’analyse de la symbolique féminine des récits mythiques est une clef pour comprendre la logique de la pensée de certains groupes ethniques en Colombie. Une pensée qui dévoile la grande capacité de subsistance de ces hommes qui doivent s’adapter rapidement aux changements climatiques, géographiques et sociaux de leur temps. Cette analyse donne des éléments pour continuer la recherche sur la symbolique féminine dans la tradition orale indienne colombienne et, pourquoi pas, dans d’autres cultures partout dans le monde. Le mythe devient un élément essentiel dans la construction de l’identité sociale. En effet, il relate la création des communautés qui vont jouer un rôle indispensable dans le devenir de l’humanité, car elles sont formatrices de la conscience individuelle et collective de la société, en donnant aux hommes des caractéristiques particulières, des mœurs et des coutumes similaires qui créent des liens culturels et éthiques. »
TERESA QUESADA-MAGAUD, « LA COSMOGONIE DES COMMUNAUTES INDIENNES COLOMBIENNES : L’HOMME FACE A UN UNIVERS PROTECTEUR ET FECOND », MEMOIRE(S), IDENTITE(S), MARGINALITE(S) DANS LE MONDE OCCIDENTAL CONTEMPORAIN
La pensé des Desana met l’accent sur la continuité des traditions exprimées par les mythes ou les généalogies cosmiques. Toutes ces institutions sont centrées autour d'un même concept synthétique : l'union de principes opposés, qui engendre une nouvelle vie, La maloca,par exemple, symbolise ce concept, comme matrice du clan et foyer fondamental de la cohésion sociale. Aussi la loi d’exogamie et d’échange unissant deux pôles opposés dont l'articulation est la condition de l'équilibre et qui en entrainent symboliquement d’autres :l'homme et la femme, la forêt et la rivière, le gibier et le poisson, le fumé et le cuit, avec leurs innombrables associations. Enfin la division du travail, les catégories alimentaires et l'organisation même des fêtes, où l'on échange des nourritures, extériorisent cet ordre fondamental auquel l'humanité entière est subordonnée.Le récit mythique qui parle des rapports incestueux du soleil primordial avec sa fille véhicule les prohibitions.
Toutes ces règles culturelles poursuivent un même but, l'équilibre et la fermeture du circuit d'énergie. Il s'agit dans ce cas d'un modèle circulaire, illustré par un courant continu qui se renouvelle perpétuellement. Sur le plan institutionnel, ce principe est représenté par le payé(chaman), les rituels de la chasse et de la pêche et la répression sexuelle. La croyance selon laquelle la vie humaine est composée d'une série successive d'existences intra-utérines, ainsi que les rites du cycle de vie, qui canalisent l'énergie individuelle dans des directions permises par la société, appartiennent aussi à ce modèle circulaire. De même, la spécialisation artisanale contribue aussi à l'équilibre, exprimé en termes de flux et de reflux..
Sorte de grand code de signaux, le symbolisme va déterminer et guider le comportement culturel, en exprimant sous une forme synthétique, la morale de la culture. La structure mythique de l’univers , la nature du créateur, l’interdépendance de ce qui a été créé, véhiculent un message à destination de l’individu et de la société.. Outre l'équilibre social, sauvegardé par l'exogamie et la réciprocité, l'équilibre écologique dépend du maintien du circuit énergétique, et l'équilibre psychologique s’atteint par la catharsis des conversations rituelles, par les danses et les chants et par l'extase collective hallucinatoire. Création, exogamie et circuit énergétique sexualisé , tels sont les thèmes essentiels de la culture Desana, qui se retrouvent dans presque toutes les manifestations de la vie tribale et qui inspirent toute une série de manifestations artistiques. La nature même parle aux Desana ".Les phénomènes météorologiques, les arbres, les rochers un tronc creux ou une fourmilière, le fruit d'un arbre ou les gouttes qui glissent sur une paroi rocheuse, sont autant d’indices significatifs. Ainsi, le siffle¬ment d'un oiseau, la couleur d'une feuille, les nuages noirs qui se profilent à l'horizon, ou le moustique qui bourdonne, avant de piquer, ne sont que des voix et des images qui, de façon insistante, communiquent les normes culturelles.
"Les récitations publiques et les cérémonies traitent du thème de la création et des origines. Dans les danses, le va-et-vient des danseurs reproduit les mouvements du serpent-pirogue mythique et, sur le plan des symboles physiologiques, il imite le rythme du coït.
Dans le domaine de la musique, les flûtes de yuruparî sont le souvenir vivant du créateur; dans les arts plastiques, les figures en bois du kumû(pretre) représentent le Soleil et les autres êtres surnaturels. Enfin dans l'art graphique, le motif du serpent-pirogue est peint sur les parois de la maloca, le tambour et le récipient qui contient le yajé. Même dans les motifs entrelacés des balay et des paniers nous trouvons la représentation du serpent mythique qui transporta l'humanité dans ce monde. Le thème de la création est donc abondamment illustré dans l'art.
Le deuxième thème, celui de l'exogamie, trouve aussi son expression dans une série de manifestations artistiques. Dans les conversations rituelles on insiste sur cette norme culturelle, qu'on évoque de façon très recherchée. Les instruments de musique qui produisent un ronflement, proclament cette même loi, et les masques rappellent les conséquences de la non-observance de l'exogamie. Enfin, les principaux pétroglyphes, ceux du rapide de Wainabi perpétuent le souvenir impérissable de l'inceste originel.
Le souci traditionaliste atteint son point culminant dans les séances où l'on boit du yajé et où le kumû proclame être « le dernier » et le seul à pouvoir encore transmettre la culture autochtone. Dans l'extase collective qui suit, les hommes regagnent dans leurs hallucinations l'utérus primordial, voient de leurs propres yeux les personnages et les événements fondamentaux évoqués par leurs traditions, et constatent ainsi leur réalité culturelle" .G.REICHEL-DOLMATOF. DESANA LA PENSEE SYMBOLIQUE DES INDIENS TUKANO .GALLIMARD
C’est à ce stade qu’il faut aborder la mythologie des Desana comme mémoire ancestrale et recherche de leur identité. Selon Mircea Eliade, le mythe raconte une histoire sacrée, il relate un événement, la création de l’univers, qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des ‘commencements’. Grâce aux prouesses des êtres surnaturels, l’homme peut connaître l’origine du cosmos, de la nature, des animaux, ainsi que de tout objet existant dans la réalité immédiate :Tout mythe en effet comporte une interprétation de la vie et de la mort. Grâce à lui l’homme expose ses craintes et ses difficultés face au monde et trouve des traces historiques, des réalités sociales et culturelles qui l’aident à construire sa propre réalité .Gérard Reichel-Dolmatoff, pense que l’homme est toujours à la recherche de ses origines, de l’origine du monde et de l’univers, ce qui le pousse à créer des êtres surnaturels pour se sentir rassuré face aux événements difficiles à dévoiler et pour pouvoir construire une organisation sociale solide. Le mythe dévoile donc la pensée des peuples indiens, tout symbolisme mythique fait partie de la tradition orale aborigène qui essaie de voir la nature, les animaux, et tout élément du cosmos comme la possible réponse à l’explication de ses angoisses et du monde qui l’entoure.
La mythologie des communautés indiennes colombiennes développe une symbolique féminine évoquant la chaleur maternelle de l’utérus En effet, dans ces sociétés, l’homme voit la femme comme synonyme de vie, de fécondité, de générosité et d’abri .Cette figure est liée à l’image d’une mère qui porte son enfant pendant quelques mois. La symbolique féminine affirme la nécessité qu’a l’homme de se sentir protégé et pourvu d’énergie cosmique qui l’aide à s’éloigner des maladies et des esprits corrosifs et néfastes.. Ainsi la maloca, lieu consacré à la réalisation de cérémonies religieuses est-elle hautement symbolique. Elle représente l’utérus protecteur et maternel d’une femme ainsi que le centre sacré de l’univers . Dans l’imaginaire Desana, lorsque le payé, rentre dans la maloca, il rentre dans le ventre maternel céleste, afin de se purifier et de se rapprocher des dieux ; lorsqu’il sort, il remémore la naissance des êtres humains et du monde, car sortir de la maloca est donc le symbole d’une nouvelle naissance.
Le récit de la création attribue des « malocas », maisons des collines »où seul s’aventure le chaman , aux « Maitres Des Animaux », êtres surnaturels que le dieu Soleil a créés pour protéger les poissons des rivières et les animaux des montagnes. Ce sont des principes féminins de sacralité, de protection, de reproduction et de purification et qui servent d’abri, de lieu ,de naissance, et d’habitat aux animaux de la forêt et des fleuves. Quant aux Maîtres des animaux, ils sont perçus comme des éléments masculins qui fertilisent les rivières et les collines (les utérus célestes) pour maintenir la vie dans le monde et pour préserver les espèces.
Les croyances et les invocations, concernant la maloca, disent que « le Soleil renferme l'homme dans sa maloca comme dans une calebasse. » L’invocation « renfermer-maison ,», (celle qui nous renferme, nous protège »), est fréquemment répétée contre les maladies. On parle aussi de la maloca en termes « d'ombre » protectrice auprès de laquelle le clan trouve refuge.
" la maloca n’est pas qu’une nef de bois et de feuilles. Non seulement elle suppose mais elle engendre toute l’organisation sociale, de la division sexuelle des tâches aux échanges entre groupes exogames en passant par la division des tâches par âge.
La répartition sexuelle des tâches touche directement ou indirectement toutes les activités à l’intérieur de la maison : les travaux plus spécifiquement ménagers (cuisine, soins aux enfants) sont féminins tandis que les activités relativement communautaires (corvées, chamanisme, mythes et rituels) sont masculines ; de même la poterie est féminine et la vannerie masculine. En destinant aux hommes les tâches communautaires à connotation plutôt publique (principalement les corvées collectives et les tâches cérémonielles), et aux femmes les tâches domestiques restreintes au domaine familial, cette distribution induit à la fois une hiérarchie et une discrimination entre sexes.
Ensuite l’ordonnance des fils selon l’âge induit la division fraternelle des tâches. Si aujourd’hui seul l’aîné occupe encore la place de Maître de maloca, la coutume voulait que son cadet devienne le chamane de la maison ; le troisième mémorisait les mythes, chants et rites et remplissait la fonction de Maître de cérémonies. telle enseigne que traditionnellement une maloca est censée être dirigée par une triade de frères sous l’égide de leur père. Néanmoins il pouvait alors arriver que l’un des frères aspire à l’indépendance et qu’il construise sa propre maloca, mais celle-ci n’était alors pas considérée comme une maloca à part entière. Elle ne cessait pas de dépendre de la maloca principale du père ou de l’aîné, particulièrement en ce qui concernait le commerce avec les autres malocas.
Si bien que la maloca assure une sorte de lieu entre la division sexuelle des tâches et les relations entre groupes exogames. Tout d’abord chaque ménage est le résultat d’une alliance de la lignée d’une maloca avec celle d’une autre maison. Dans la mesure où un mariage ne peut être répété avec la même famille à la même génération, les liens exogames qui s’instaurent à partir d’une maloca dessinent en fait une étoile, ou plutôt une hélice (pour peu que) l’on tienne compte des différences d’âge entre frères. En même temps, on l’a vu, à cause de la liaison de beaux-frères reconduite de génération en génération entre les Maîtres de deux malocas, ces dernières entretiennent des rapports privilégiés et symétriques. En résumé, chaque maloca concrétise le lignage du Maître de maloca.
C’est pourquoi, dans l’esprit de ses membres, la maloca n’est pas liée à un site particulier : où qu’elle soit située, elle ne cesse pas d’être la même. Si bien qu’elle est considérée comme étant au milieu du monde : l’axis mundi passe par son centre quelle que soit son emplacement ; et chaque maloca représentant un lignage est le centre du monde pour ses membres. elle est fondée moins sur une aire physique et concrète, que sur un concept : c’est l’adéquation de sa réalité matérielle avec sa valeur mythique qui fait de la maloca une véritable « maloca » . Et cela d’autant plus, si l’on peut dire, que le mythe n’en donne aucune description ; il ne fait que raconter l’histoire de la nécessité de sa création ). Tous les détails d’assemblage et le savoir-faire qui lui sont attachés sont transmis pratiquement de père en fils. Bref avant d’être réelle la maloca est une entité mythique, et c’est parce qu’elle est mythique qu’elle peut être réelle. Ni maison, ni village : la maloca Yukuna. Esquisse d’interprétation générative. Pierre-Yves Jacopin
Le foyer de la maloca est un utérus et le « signe de la naissance de l'humanité , car les flammes jaunes du feu symbolisent la fertilité du Soleil et les flammes rouges, la fécondité de la nature. . Le feu est un symbole cosmique d'énergie, car ses composantes sont le jaune, le rouge et la fumée bleue qui communique. Il fait « partie du Soleil ». C'est aussi un symbole de vie et de transformation ; le feu détruit, mais il est aussi créateur, et l'acte de faire la cuisine est extrêmement important dans le système symbolique. La vitalité d'un malade est aussi comparée au feu, et les invocations pour la guérison parlent de « feu jaune » de « feu jaunâtre », de « feu rouge », de « feu clair », de « feu très lumineux », de « feu opaque » ou de « feu qui s'éteint petit à petit
Sur la cendre, on pose des supports faits de céramique. La forme de ces supports rappelle celle d'une clepsydre : ils sont tubulaires et ouverts aux deux extrémités. Sur eux repose le grand plat utilisé pour préparer la cassave et le manioc ainsi que les marmites pour cuire les aliment .Les marmites et le grand plat pour le manioc représentent la création : ce sont des ustensiles de transformation cosmique et ils jouent en quelque sorte le rôle de creuset. Les supports plantés sur le foyer sont un « contact » car ils unissent les niveaux cosmiques. En outre ils symbolisent les organes sexuels, soit le vagin par leur forme tubulaire et d'entonnoir, soit le pénis, par leur forme cylindrique et de « canal ». Le mot yéri fait allusion au vagin mais on dit aussi, en parlant d'un homme pourvu d'un grand pénis, qu'il « ressemble au support » d'un foyer.
Un autre symbole essentiel est Pamurí-gaxsíru –le serpent pirogue–(peut-être l'anaconda)considéré dans la symbolique ancestrale Desana comme un élément utérin grâce à sa forme cylindrique ; il a été celui qui a porté l’humanité amazonienne et l’a conduite jusqu’au territoire qu’elle habite actuellement. Ce serpent a la même valeur que celle de l’utérus féminin : il a porté les premiers hommes Desana comme une mère porte ses enfants pendant quelque temps dans son ventre .Dans la pensée Desana, le serpent-pirogue est donc un protecteur des hommes, il les transporte, les héberge, les nourrit, cherche pour eux un abri loin de dangers de la nature, il se rend nécessaire pour les hommes tout comme l’est une mère pour ses enfants, mais il peut se rendre manipulateur et monstrueux s’il est dérangé ou trompé dans son devoir divin.
MYTHE ET COSMOLOGIE selon ANTONIO GUSMANN l’informateur de G.REICHEIL-DOLMATOFF
— « Dans les premiers temps il n'y avait que Soleil et Lune. C'étaient des frères jumeaux( (surement un personnage androgyne). Au début, ils étaient seuls mais par la suite, Soleil eut une fille et la prit pour épouse. Lune n'avait pas de femme : aussi, il devint jaloux de son frère et essaya de séduire sa belle-sœur. Mais Soleil s'en aperçut. Un jour qu'il y avait une fête dans le ciel, dans la maison de Soleil, Lune se présenta pour danser. Pour le punir, Soleil lui enleva la couronne de plumes qu'il portait et qui était de la même taille que la sienne. Il lui laissa une petite couronne et une paire de boucles d'oreille en cuivre . Dès lors Soleil et Lune se séparèrent. Désormais ils restent toujours éloignés l'un de l'autre dans le ciel, en souvenir du châtiment que Lune subit pour sa méchanceté.
« Soleil créa l'Univers; c'est pourquoi on l'appelle Père Soleil .C'est le père de tous les Desana. Soleil créa l'Univers au moyen de sa lumière jaune ; il lui donna la vie et la stabilité . De sa demeure baignée de reflets jaunes, Soleil créa la terre, ses forêts et ses rivières, ses animaux et ses plantes. Soleil réfléchit très bien à sa création car, à la vérité, il la réussit parfaitement.
« Ce monde dans lequel nous vivons a la forme d'un grand disque, d'un immense plat rond. C'est le monde des hommes et des animaux, le monde de la vie. Alors que la couleur de la demeure du Soleil est jaune comme celle de son pouvoir, la couleur de la demeure des hommes et des animaux est rouge : c'est la couleur de la fécondité et du sang des êtres vivants. Notre terre est maria turi (notre étage) et on l'appelle « étage du haut », parce qu'en dessous il y a un autre monde, 1' « étage d'en bas »,. Ce monde inférieur s'appelle Axpikon-did (« le paradis »). Sa couleur est verte et c'est là que vont les âmes des morts qui ont été de bons Desana durant leur vie. Dans Axpikon-did, du côté d'où le Soleil se lève, il y a un grand lac et toutes les rivières de la terre s'y jettent car elles coulent vers l'est4. C'est ainsi qu’Axpikon-did reste relié à notre terre par les eaux des rivières. Du côté d'où le Soleil se couche, dans Axpikon-did, se trouve la Partie Obscure. C'est la zone de la nuit et elle est mauvaise.
« Vue d'en bas, d’'Axpikon-did, notre terre ressemble à une grande toile d'araignée. Elle est transparente et le Soleil regarde à travers. Les fils de cette toile sont comme les normes de conduite des hommes : ceux-ci suivent ces fils, cherchant à vivre comme il faut, et le Soleil les regarde.
« Au-dessus de notre terre, le Soleil créa la Voie Lactée. La Voie Lactée jaillit d’'Axpikon-did comme un courant d'écume et se dirige d'est en ouest. Le grands vents soufflent le long de la Voie Lactée et toute cette partie est bleue. C'est la région intermédiaire entre le pouvoir jaune du Soleil et la nature rouge de la terre. C'est pourquoi cette zone est dangereuse : elle permet aux hommes de communiquer avec le monde invisible et avec les esprits.
« Le Soleil créa les animaux et les plantes, et assigna à chacun l'endroit où il devait vivre. Il fit tous les animaux sauf les poissons et les serpents; ceux-là furent créés par la suite. Avec les animaux, Soleil créa aussi les esprits et les démons de la forêt et de l'eau.
« Le Soleil avait créé la terre avec ses animaux et ses plantes, mais il n'y avait pas encore d'hommes. Il décida donc de peupler la terre et pour cela, il fit un homme de chaque tribu du Vaupés ; il fit un Desana et un Pira-Tapuya, un Uanano, un Tuyuka et quelques autres encore, un de chaque tribu . Pour les envoyer sur la terre, Soleil se servit d'un personnage appelé Pamuri-maxsë. C'était un homme, un créateur de gens, que le Soleil envoya sur terre pour la peupler. Pamuri-maxsë se trouvait dans Axpikon-did d'où il s'embarqua à bord d'une grande pirogue. C'était une pirogue vivante, quoique en vérité, il s'agissait plutôt d'un grand serpent qui nageait sous l'eau. Ce serpent-pirogue avait une peau jaune, entrecoupée de raies et] de losanges noirs. Les gens se trouvaient à l'intérieur, qui était rouge : il y avait un Desana, un Pira-Tapuya, un Uanano, un par tribu. Les poissons accompagnaient le serpent-pirogue, mais ils ne se trouvaient pas à l'intérieur; ils étaient en dehors, contre les écailles . Ce fut un très long voyage et le serpent-pirogue remontait les rivières parce que Pamuri-maxsë allait établir l'humanité près des sources.
« A cette époque on ne connaissait pas la nuit ; ils voyageaient donc toujours de jour, sous la lumière jaune du Soleil. Lorsque les premiers hommes s'embarquèrent, le Soleil remit à chacun d'eux quelque chose, un objet, pour qu'il l'emporte avec beau¬coup de soin. A l'un il avait donné un petit sac noir, bien fermé, et comme le voyage était si long, l'homme se mit à le regarder. Il ne savait pas ce qu'il y avait dedans. Il l'ouvrit et soudain sortirent du sac une foule de fourmis noires : il y en avait tellement qu'elles cachèrent la lumière et tout s'assombrit. Ce fut la première nuit….
« Le Soleil créa plusieurs personnages pour le représenter et lui servir d'intermédiaires avec la terre. Il leur recommanda de veiller sur la création, de la protéger et de procurer à la vie la fertilité.
« Tout d'abord le Soleil créa Emëkôri-maxsë et Dirod-maxsë et les installa dans le ciel et dans les rivières pour que, de leur place, ils veillassent sur le monde. Emëkôri-maxsë est le Personnage du Jour et il a la responsabilité de toutes les normes, des règles et des lois selon lesquelles la vie spirituelle des hommes doit se dérouler. Dirod-maxsë, le Personnage du Sang, préside à tout ce qui a trait au corps, à la santé, à la vie bonne et saine. Puis le Soleil créa Vixô-maxsë, le Personnage du Vixô, la poudre narcotique, et le chargea de devenir son intermédiaire pour qu'à travers les hallucinations, les hommes puissent entrer en contact avec toutes les divinités. La poudre de Vixô avait été la propriété du Soleil, qui la conservait dans son nombril. Mais la fille du Soleil lui ayant gratté le nombril, avait trouvé la poudre. Alors qu'Emëkôri-maxsë et Dirod-maxsë sont toujours bienveillants, Soleil accorda à Vixo-maxsë la possibilité d'être également bon et mauvais et le plaça dans la Voie Lactée comme maître des maladies et des maléfices.
« Ensuite Soleil créa Wai-maxsë, le Maître des Animaux. Il y a deux Wai-maxsë : l'un est le maître des Animaux de la forêt, l'autre, celui des Poissons. Soleil leur indiqua l'endroit où ils devaient vivre : une grande maloca au sein des collines de la forêt et une grande maloca au fond des eaux des rapides, respectivement. C'est à ces deux endroits-là qu'il installa les Wai-maxsë pour qu'ils prissent soin des animaux et de leur multiplication. Auprès du Wai-maxsë des eaux, Soleil plaça Wai-bogà, la Mère des Poissons. Soleil créa aussi Wud, le Maître de la Paille , le maître des feuilles de palmier qui servent à fabriquer les toits des malocas.
Si l’on parcourt maintenant ce mythe de la création et son symbolisme (énergie fertilisante, couleurs) tel que l’a recueilli G. Reichel –Dolmatoff de la bouche de son informateur, on voit qu’il part d’un principe créateur masculin(le Soleil, le jaune) lequel agit sur la biosphère (rouge) qui est conçue essentiellement comme ayant un caractère féminin. Ce principe créateur, comme dans beaucoup de pensée animiste, est maintenant invisible. On ne peut le connaître que par l'influence bénéfique qui émane de lui. Après l'acte de la création et l'instauration des normes morales, le Soleil se retira dans la zone du paradis, pour continuer à participer à la création. Il envoya pour le représenter éternellement le soleil que nous voyons aujourd'hui dans le ciel et à travers lequel le Soleil créateur exerce son pouvoir en donnant la lumière, la chaleur, la protection et surtout, la fertilité .
D'autre part l'Univers comprend trois plans superposés. La zone supérieure se divise à son tour en une sphère solaire (orange-jaune-blanche) et en une "sphère bleue de la communication", constituée par la Voie Lactée. Alors que la sphère solaire est exclusivement bénéfique, celle des étoiles est ambivalente car elle contient un concept séminal ambigu, vu que le sperme aurait une connotation pathogène. Les deux sphères sont éventuellement exposées aux manipulations des êtres humains capables d'entrer en transes et, par conséquent, d'atteindre la communication. La zone intermédiaire de la biosphère est indivise bien que la partie occidentale soit associée aux maladies. La zone inférieure «Axpikon-did » a un caractère paradisiaque et utérin (coca, couleur verte); c'est aussi la demeure du Soleil créateur et par conséquent, les deux principes masculin et féminin se trouvent combinés à nouveau.
Quatre éléments fondamentaux forment des innombrables ensembles et des combinaisons, constituant la base de l'Univers et de la vie qui l'anime. Ce sont la Terre, l'Eau, l'Air et l'Énergie. Le monde humain est formé de Terre et d'Eau, c'est-à-dire, de forêts et de rivières, deux principes complémentaires opposés puisque tout ce qui est Terre est masculin et tout ce qui est Eau est féminin. Cette dichotomie explique tout ce qui a été créé et tout ce qui reste à créer. C'est une dichotomie sexuelle qui, dans une plus large mesure, illustre le système exogamique, l'opposition entre les catégories de donneurs et de preneurs de femmes, établissant ainsi un système de réciprocité. Entre ces deux principes, l'Air est le grand élément asexuel qui se répand entre ce monde-ci et le monde surnaturel, entre la biosphère et l'exosphère ; c'est donc l'élément médiateur à travers lequel un contact peut être établi
La création de l'Univers fut le résultat de « l'intention jaune » du Soleil, le jaune symbolisant, le sperme. On l’invoque selon ses nuances et tonalités : jaune clair, jaune transparent, jaune criard, jaune opaque, etc., toujours en rapport avec le sperme. Quand elles parlent du Soleil, les formules magiques ne se réfèrent pas directement aux concepts de chaleur ou de lumière; elles insistent, en revanche, sur la couleur jaune des rayons, conçus comme les porteurs du pouvoir fertilisant qui pénètre toutes les dimensions de l'espace. Cette couleur s'exprime alors de diverses manières dans la nature. Sous son aspect liquide, le sperme est symbolisé par la salive et le miel ; sous sa forme minérale, par le cristal ou le quartzite ; sous sa forme organique, par une série d'animaux de couleur jaune : l'écureuil, la poule de la forêt, l'ara, etc; sous sa forme végétale il est encore représenté par l'amidon de manioc, le coton et les fibres du palmier cumare. Tous ces éléments, qu'ils soient animés ou non, contiennent sans exception l’énergie fertilisante du Soleil8 et ont, par conséquent, une grande importance dans la religion et dans les pratiques chamaniques.
En tant que réalité suprême, les Desana nomment le principe créateur go'a-mëe, qu’on peut traduire par « force suprême » . Le terme go'a mëe est formé par l’étymologie de go'a, « os » et du suffixe mëe indiquant un état de puissance, de possibilité de produire quelque chose. D'une part donc, le nom se réfère à l'os, au squelette qui soutient le corps humain et par extension, à la société (le principe premier est un « os » en vertu de sa force, de sa résistance et de sa qualité d'axe et de centre. Il incarne la solidité du code moral; c'est la continuité des traditions et la garantie de leur validité. En comparant la divinité à un os, on lui attribue la stabilité que celui-ci confère à l'organisme ou, à l'Univers; d'autre part, cet os acquiert des caractéristiques nouvelles et sexuelles encore plus importantes. L'os divin est comparé à un tube et sous cet aspect il est désigné par le terme ve'e go'a. « roseau tubulaire », comme ceux qu'on utilise pour fabriquer une flûte mince ou une flèche. Ce tube est censé relier la sphère divine « du haut » avec la sphère divine « d'en bas », cette dernière étant à son tour conçue comme une matrice primitive située au-dessous de notre monde. L'os tubulaire qui représente la divinité, pénètre verticalement l'Univers sous la forme d'un immense phallus.
« L'os-dieu est un pénis », dit l'informateur et il ajoute : « ce tube, cet os, fait le contact entre l'homme et Axpikon-did ; c'est par lui que monte l'inspiration. C'est un conduit principal qui va et qui vient. L'os-dieu est le pénis, la partie fondamentale de la création. » Le processus de fécondation s'effectue grâce à l'os-tube qui unit les niveaux cosmiques dans un coït permanent. L'informateur pré¬cise : « Entre le monde visible et le monde invisible il y a un rapport sexuel. »
Mais le sperme solaire, de même que le sperme humain, n'est pas nécessairement un élément bienfaisant; il peut aussi, dans certains cas, provoquer le mal. La foudre serait essentiellement l'éjaculation du Soleil : elle peut féconder la terre mais peut aussi être destructrice. A l'endroit où la foudre est tombée, le payé espère trouver des morceaux de cristal qu'il gardera soigneusement pour qu'ils n'apportent pas de maladies. Le même payé peut provoquer la foudre en lançant, de façon imaginaire, son cristal, c'est-à-dire, l'ornement cylindrique en quartzite qu'il porte au cou et qui est un élément phallique. Le hochet du payé contient des petits morceaux de cristal qui peuvent devenir des agents pathogènes s'ils s'introduisent dans l'organisme d'une personne victime d'une agression magique. Pour guérir les maladies on invoque fréquemment les animaux solaires de couleur jaune pour qu'ils viennent en aide, en qualité d'éléments phalliques, c'est-à-dire, générateurs.
La structure principale de la zone supérieure est la Voie Lactée. La Voie Lactée est conçue comme un grand écheveau de fibres de cumare (palmier ) flottant sur un courant tumultueux comme un jet de sperme qui forme un arc au-dessus de la terre.; il jaillit de la zone inférieure et coule d'est en ouest. Les fibres de cumare, de couleur jaune ou blanchâtre, symbolisent donc pour la pensée Desana le sperme, et la Voie Lactée est donc conçue comme un immense flux séminal qui féconde toute la zone intermédiaire c'est-à-dire, la biosphère sous-jacente.
Ce principe de fécondation a cependant un caractère ambivalent. En premier lieu la Voie Lactée est la zone de communication où se fait le contact entre les êtres terrestres et les êtres surnaturels. Ces contacts s'obtiennent au moyen d'hallucinogènes ou du moins, de visions provoquées par un état de concentration profonde. La Voie Lactée est alors désignée directement comme étant la zone des hallucinations et des visions, où pénètrent le payé et ceux qui ont bu un narcotique et qui peuvent se déplacer d'un niveau cosmique à un autre. Cette zone est dominée par Vixo-maxsë, personnification divine de la poudre de Vixô.. Quand il entre en transes, le payé s'élève jusqu'à la Voie Lactée pour demander à Vixo-maxsë de lui servir d'intermédiaire auprès des autres incarnations divines. Mais la Voie Lactée est aussi la demeure des maladies. Dans ce grand fleuve séminal, les eaux troubles et écumantes charrient des résidus et des détritus, qui sont l'essence du pourri et par conséquent, des facteurs pathogènes très dangereux pour les êtres vivants. Le pourri est maladie et Vixo-maxsë peut orienter le courant de façon à ce que les maladies contaminent la terre
La région inférieure du Cosmos, Axpikon-did, comprend plusieurs parties , selon un principe de base relatif à la physiologie sexuelle et qui renvoie étymologiquement aux racines ax, axp, gaxp . Gaxkiest est synonyme de « pénis »; axpiri signifie le « sein », axpiritô, les « testicules », nyaxpi, la « patate douce », dont le fruit rappelle le sein féminin ; gaxsiro, le « placenta ». et axpikon, le lait maternel . Axpikon-did est le « fleuve de lait », la contrée paradisiaque baignée pour l'éternité d'une lumière verte et ténue, qui est la couleur des feuilles de coca (axpi ) assimilées ainsi au lait . Axpikon-did, le « fleuve de lait », est constamment fécondé par Axpikon-yéba, la « terre de lait », et tous les deux sont encadrés et contenus dans la « maison de lait », conçue comme un placenta. C'est là que vont les âmes des morts, à la manière d'un retour au sein maternel et au paradis utérin.
Le pouvoir du Soleil n'agit pas seulement ou principalement en ligne droite, fécondant tel aspect de la création; il constitue, au contraire, un circuit fermé auquel participe toute la biosphère. Selon les Desana, ce circuit est chargé d'une quantité fixe d'énergie qui oscille continûment entre l'homme et l'animal, entre la Société et la Nature. Comme la quantité d'énergie est fixe, l'homme ne doit soustraire ce dont il a besoin que sous certaines conditions; il doit transformer cette particule d'énergie soustraite en une matière qui puisse se réincorporer au circuit. Par exemple, en tuant un animal on diminue l'énergie de la faune; en transformant le gibier en nourriture, le courant se poursuit mais cette fois-ci, dans le cadre de la société puisque le consommateur acquiert l'énergie qui appartenait auparavant à l'animal. Cette énergie est à nouveau fournie de deux manières : si on la considère comme une énergie spermatique, on peut la refouler et elle retourne alors intégrer le capital d'énergie totale auquel participent de nouveau tous les animaux; si on la considère comme une simple force vitale, synonyme de santé et de bien-être, on la restitue à l'énergie totale de la biosphère. C'est un processus de feed-back. Toute action humaine qui rentre dans le circuit a des répercussions sur la nature qui, à son tour, agit sur la société. L'individu ne doit jamais causer une interruption du circuit, c'est-à-dire, utiliser l'énergie sans la restituer"
.G.REICHEL-DOLMATOF. DESANA LA PENSEE SYMBOLIQUE DES INDIENS TUKANO .GALLIMARD
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