Une des questions que pose encore le mythe est de savoir si le cortège est bien fait de revenants ou d'hommes porteurs de masque et de déguisements : la réponse varie selon l'importance qu'on donne au Roman de Fauvel. Déjà les romanistes français avaient exploré la piste du charivari en jouant encore sur l'étymologie de Herla(vieux français herler, « faire du tapage », et herle, « tumulte, bruit »).Si le texte du Roman de Fauvel ressemble à celui d'Orderic : même nom de la troupe, cortèges portant des objets, présence d'un géant, les habits mis à l'envers relèvent cette fois de l'inversion carnavalesque comme les déguisements, que les miniatures des manuscrits transforment en diables et en démons. On est dans le registre du désordre et de la rupture de l'ordre social et religieux, (par exemple la rupture avec l'ordre matrimonial--c'était la fonction du charivari de conspuer des mariages hors normes). La rupture est évidente quant il s'agit de liturgie précédant Pâques où les cloches sont muettes et la musique frappée d'interdit. Le vacarme du charivari est ainsi une contre musique, laquelle se faisait ,en outre entendre, lors des Douze jours, des carnavals et des fêtes de la Saint-Jean.
On a beaucoup glosé sur cette bizarre engin que traine le charivari ,fait de roues de charrette, dont le son produit un bruit de tonnerre : on y a vu les roues de la Fortune , ce que confirme d'autres passages du roman où Fauvel rencontre dame Fortune. « Devant Fortune sont deux grandes roues qui tournent sans cesse, l'une vite, l'autre lentement ; dans chacune d'elles sont agencées deux roues plus petites, animées d'un mouvement contraire. Les roues sur lesquelles sont échelonnés tous les hommes, sont le jeu auquel Fortune se divertit sans cesse ». Fortune ne serait qu'un des avatârs de « bonnes dames » qui conduisent des mesnies et viennent apporter l'abondance dans les maisons ,vers noël : Abundia, Satia, Percht. On a pu relever le rapport entre la mesnie Hellequin, Fortune et ces fées qui visitent les demeures : celui d'une parenté temporelle , une charnière de temps, marquant un recommencement. La mesnie est ainsi parfois conduite par Frau Holda antique déesse Mère du monde, maîtresse de la mort, de l'initiation et de la renaissance ; elle régnait sur le royaume chtonien de Hel ou d'Annwvyne
Une autre meneuse est Perchta , à l'origine une déesse de la végétation et de la fertilité. Elle possède plusieurs noms selon les régions : Berchta, Frau Holle. Elle est la déesse de l'hiver. Dans le folklore des Alpes (surtout le folklore bavarois, autrichien et suisse), Perchta est dite errer dans les campagnes durant l'hiver. Lorsque arrive la douzième nuit de la fête de Yule (autour du 31 décembre), elle entre dans les chaumières. Là, elle sait d'emblée si les enfants et les jeunes se sont bien conduits pendant la dernière année et s'ils ont bien travaillé. Elle se promène accompagnée des Perchten, créatures monstrueuses, symbolisant les forces démoniaques de l'hiver et des intempéries.
On sait qu'à l'origine, les seules fêtes à date fixe de l'Eglise primitive étaient celles qui rappelaient la mort des saints et des martyrs. Fêter une naissance relevait de moeurs païennes. Mais en dépit de leurs efforts, les chrétiens ne parvinrent pas à remplacer l'anniversaire (naissance biologique, entrée dans la vie) par la fête du saint patron, (souvenir du baptème, entrée dans l'Eglise), ni même à lui donner la même importance. Les Pères de l'Eglise se mirent donc en devoir de fixer une date calendaire et liturgique, correspondant à la naissance supposée de Jésus. Cela les contraignit à «Se livrer à toutes sortes de calculs, sans aboutir à un même résultat», dit Arnold Van Gennep. Les textes évangéliques brillaient en effet par leur imprécision. On proposa donc successivement le 18 avril (Clément d'Alexandrie), le 25 mars, le 6 janvier (saint-Epiphane), etc. Ce n'est qu'au IVème siècle (sur l'initiative du pape Liberus, d'après les uns, de Jules I, selon les autres), que l'on retint la date du 25 décembre. Entre temps, on s'était aperçu de la ténacité avec laquelle les païens défendaient leurs coutumes. En fixant au 25 décembre la naissance de Jésus, l'Eglise s'annexait du même coup les festivités indo-européennes du solstice d'hiver, les libations du Jul scandinave et la grande cérémonie annuelle du culte de Mithra Non seulement le temps des pères, mais aussi de ces « matres » (mères primordiales) celtiques ou pré-indo-européennes, considérées comme les «protectrices tutélaires des vivants, mais aussi de la tombe et des morts» Au cours de la nuit solsticiale, en Gaule et en Germanie méridionale, le culte des matres comportait un réveillon où la place était marquée pour les Mères et pour les morts.
La liaison entre chasse sauvage, charivari et carnaval est encore confirmée par des considérations étymologiques : en particulier celle de Mane-kine ,(main coupée) renvoyant à une légende hongroise où une princesse se coupe la main pour échapper à l'inceste avec son père. Il veut l'envoyer au bucher mais par un subterfuge, on brule à sa place un gigantesque « mannequin » origine du rite carnavalesque. Toutes les étymologies se recoupent lorsqu'on songe que ces récits autour de l'inceste royal font que les victimes y échappent en se transformant en oiseau (ANA) (on retrouve Ane-Quin). Dans les premiers carnavals on décapitait un coq , comme on décapitait le mannequin d'osier , qui fut plus tard brulé.La traque sauvage aurait donc le sens ici d'un mythe primordial ,ou la vierge primitive (la déesse celtique Ana) serait poursuivie par un homme/bête(tel un centaure, ou un canidé ) et échapperait au viol en ce changeant en oiseau. Philippe Walter en tire une hypothèse sur la chasse sauvage : le nom Hellequin reflèterait l'accouplement de deux animaux divins chargés d'exprimer l'acte cosmogonique primordial et la hiérogamie instauratrice de l'ordre universel se réalisant par l'union du coq et du chien , au moment de la rénovation solsticiale du temps.
Le carnaval est encore présent dans plusieurs récits (Orderic Vitalis et Fauvel) par le gigantisme du meneur La tradition médiévale conservait en outre sous le nom de Garganeus la mémoire d'un géant mythique qui juxtaposait dans son apparence physique elle-même une figure carnassière et un oiseau. Dans le roman d'Aymon de Varennes intitulé Florimont, Garganeus (alias Gargantua) est décrit avec une tête de léopard (équivalent du trait canin) et un corps de guivre volant (oiseau). Ce gigantisme rapproche évidemment Garganeus de Hellequin.
Le christianisme a repris la figure du géant préchrétien à travers saint Christophe. Une prière qu'on lui adressait permettait d'éloigner «la malice des esprits» et la «malignité des tempêtes», c'est-à-dire la mesnie Hellequin. Christophe se présenterait ainsi comme l'anti-Hellequin : il avait une tête de chien ,croyait-on et on lui on lui sacrifiait un coq.. Christophe se trouve ainsi associé doublement au coq et au chien comme Hellequin
D'autres mascarades illustrent ce rapport et évoquent à la fois la chasse infernale, le charivari et le carnaval.. Ainsi jusqu'au 20ème existait en Cornouailles, la fête du « hobby horse » : un homme un homme portant sur la tête un masque de démon et tenant une armature en bois recouverte de tissu de couleur sombre, terminée par une petite tête de cheval, réunissait un cortège de compagnons la nuit du 1ere mai (Dans le duché de Kent, la troupe s'appelait Hooden Horse et sévissait la nuit de Noël).Le lendemain matin, la troupe défilait dans le village, chaque compagnon plus ou moins déguisé, tenant un instrument de musique et faisant un vacarme d'enfer ; précédant le Hobby Horse, un homme avec un masque de gnome et armé d'une massue ouvrait le cortège On peut constater une indéniable parenté entre ces cortèges et le charivari du Roman de Fauvel, et nous retrouvons dans ces traditions certains éléments de la Chasse infernale, les clochettes et le meneur armé d'une massue par exemple
L'ensemble des cultures a toujours vu dans les masques une incarnation des morts.(dans de nombreuse langues le même mot désigne masque et mort ,tel le latin larva masque et fantômes).aussi les fêtes des morts, ancêtres ou revenants sont accompagnées de sorties de masques. Les mascarades, à l'instar du carnaval prennent place à des dates précises liées aux équinoxes et aux solstices, aux débuts de l'année qui, selon les époques et les civilisations, tombent à des moments différents. Ces mascarades inaugurent un temps neuf ; chaque acte et chaque objet ont une raison fonctionnelle d'ordre magique : on expulse les forces mauvaises (celles de l'hiver) du temps passé et on appelle le temps nouveau auquel on veut donner force et vigueur. En Scandinavie elles se concentrent sur les Douze jours, la période de Noël et la Sainte-Lucie. En Lombardie, Vénétie et Piémont on va en cortège « brûler la Vieille » ce qui doit être rapproché de l'ancienne fête romaine d'Anna perenna qui tombait pendant les Ides de mars. Les romains célébraient les lares, les bons morts : on y dressait de tables pour les défunts . En France et en Allemagne ,existait le repas des fées table dressée pour dame Abonde, Percht ou les Parques . Dans certains textes, les fées étaient annoncées par le messager de la Mesnie Hellequin, ce qui souligne leur collusion avec les trépassés. « On dit aussi que Dame Holle commence à passer dans la période de Noël. C'est pourquoi les servantes font rénover leurs fuseaux ou y enroulent beaucoup de lin ou d'ouvrage et les laissent là durant la nuit. Si Dame Holla voit cela, on dit qu'elle déclare : "Autant de fils, autant de bonnes années. »
Enfin, dans de nombreuses régions d'Europe, des Balkans à l'Europe du nord et du sud, des figures archaïques, mystérieuses hantent régulièrement les rites carnavalesques et ce depuis le Moyen Age (mais renvoyant selon certains à une lointaine antiquité chamanique et néolithique). Ce sont des masques (le mot comme en Afrique ne désigne pas seulement ce qui déguise le visage mais tout un ensemble) parés de peaux animales, de végétaux et de paille, entourés de cloches et d'os, souvent couronnés de cornes et de bois. Ainsi surgit l'homme sauvage au sein du carnaval, comme pour symboliser la renaissance de la nature émergeant de l'hiver (comme fait l'ours lié à l'origine du carnaval). Ces mascarades commencent généralement autour de Noël, allant jusqu'à Pâques. Les figures sont essentiellement ambiguës comme à la croisée de la nature et de la culture. Les masques parlent toujours des mystères de l'existence : dans des sociétés traditionnelles, ils étaient ou sont encore la figure des ancêtres et des esprits des morts, celles des esprits protecteurs ou malins(le christianisme en a fait la figure du diable). Il fut un temps ou ces créatures étaient les garants du village, les gardes des esprits malins, ils libéraient l'esprit des morts et assuraient la protection du bétail et des hommes.
Le mélange des traditions ne doit donc pas obscurcir le sens : les morts règnent sur la fertilité et la fécondité des hommes, du bétail et de la terre ; les fées et les destinées ont la même fonction. Les rituels qui tombent aux dates évoquées ont donc pour but d'expulser les morts nuisibles compris comme des démons et de se rendre favorables les autres trépassés, afin qu'ils contribuent au bien-être de tous au cours de l'année qui s'ouvre.
Le charivari de Fauvel est donc, lui aussi, un rite de fertilité (rite de 3ème fonction selon Dumézil) : le cortège bruyant et masqué appelle la fécondité sur le couple qui vient de se former. Il est donc pour ainsi dire normal qu'il mette en scène les puissances qui la régissent : les morts, et les destinées, symbolisées par l'engin de roues qui renvoie à Fortune. Les divers ustensiles — poêle, crochet, gril, pilon, pot, bassin — que portent les personnages masqués sont des instruments domestiques liés à la cuisine et à la nourriture qui ne doit pas manquer dans le nouveau foyer. Le mariage est non seulement un rite de passage mais aussi un nouveau début, le charivari prend donc place dans la liturgie des commencements.
Le rapport entre cohortes nocturnes et troisième fonction est très ancien, et c'est lui qui lie croyances, rites — mascarades, repas cultuel — et légendes. Les défunts ne sont jamais impuissants, ils continuent de se mêler des affaires des hommes et il faut compter avec eux. Ils ont coutume de se montrer aux dates où communiquent ici-bas et au-delà, instants qui sont déterminants pour la vie des hommes. La fête des Morts et le temps du carnaval sont communs à tous les peuples indo-européens avant la christianisation.
La présence de Hellequin s'explique ainsi : il représente les morts associés aux rites de troisième fonction, mais en même temps ce personnage a fait l'objet d'une « carnavalisation ». C'est le même processus qui fera d'Hellequin l'Arlecchino du théâtre italien. Devenu une figure popu-laire, il prend place dans les diableries accompagnant la représentation des mystères. Le manteau d'Arlequin désigne ainsi le rideau qui masque l'entrée de l'enfer, ou représente celui-ci sur la scène médiévale : une tête de diable y était peinte.
La récupération de la Mesnie Hellequin par le carnaval est aussi bien attestée outre-Rhin. Dans une farce de Christian August Vulpius, on aperçoit ceci dans le cortège carnavalesque :
« Derrière la queue du dragon se déchaînait l'Armée furieuse, des figures bien singulières : dotées de cornes, de becs, de queues, de griffes, de bosses, de longues oreilles, bruyantes et vociférantes, claquant, sifflant, sibilant, ronflant, bêlant et grondant, et derrière, sur un cheval noir et sauvage, Dame Holda, la sauvage chasseresse, sonnant du cor, brandissant un fouet qu'elle faisait claquer, secouant sa chevelure défaite... » CLAUDE LECOUTEUX OP.Cité.
Pour finir on peut dérouler un dernier fil de cette trame complexe avec les travaux de l'historien C. Ginzburg. Ceux-ci vont susciter beaucoup de débats par leur méthode qui se fonde ,à l'instar de celle des chasseurs cueilleurs sur les indices et les traces. L'historien veut aussi concilier la méthode structurale étudiant les rapports entre les mythes et l'histoire se déroulant au fil du temps. Ainsi va-t-il essayer en effet de démêler les croyances autour du sabbat des sorcières à partir des procès de l'inquisition, en particulier ,ceux en Frioul, des Bénandanti, vite assimilés au sabbat. les accusés étaient des gens du peuple, meuniers ou paysans qui assistaient en rêves à des processions de morts ou dont l'âme quittait le corps (toujours en rêve) pour mener des batailles nocturnes contre des « esprits »
Certains auteurs avaient marqué le rapport entre les récits de la cohorte infernale et le sabbat des sorcières :
« La mesnie Hellequin est une chevauchée aérienne comme celle des sorcières qui se rendent au sabbat sur leurs balais. Pour parler comme Burchard de Worms, on pourrait dire que le mesnie Hellequin, c'est la chevauchée de Di-Ane (de la déesse Ana), ou plus précisément encore de Di-ane-quin. C'est à nouveau le rite qui, comme souvent, permet de retrouver la convergence de trois motifs constitutifs du mythe livrés par le nom de Hellequin tel que nous avons pu le gloser: le coq et le chien d'une part, la figure du géant d'autre part.
Procès de sorcellerie: «Jeannette, veuve d'Hugues Brunier, a invoqué un diable nommé Brunet, qui est apparu sous forme d'un chien noir, puis d'un vieux nègre vêtu de drap noir, ayant la bouche rouge et fort laid, à qui elle sacrifiait une poule noire chaque premier mai»3.
La présence d'une date traditionnelle de sabbat (la nuit de Walpurgis, du 30 avril au 1er mai) signe le contexte mythique de ce rite de sorcellerie et vient associer opportunément la poule et le chien noirs à un personnage noir qui n'est autre qu'un avatar de Hellequin. On pourra rapprocher ce rituel d'une observation de Geza Roheim à propos de la sorcellerie. Il rappelle que les sorcières se tranforment souvent en oies pour aller au sabbat. En outre C. Ginzburg évoque le cas d'une sorcière conduite par un coq (mercurial) près du diable36. On connaît aussi le cas de la sorcière russe Baba Yaga qui possède une maison montée sur des pattes de poule.
On sait que la sorcellerie colporte une ancienne tradition mythique préchrétienne que le christianisme n'a pas voulu (ou pas pu) assimiler. On retrouve donc derrière ces croyances les vestiges souvent déformés des vieux rites et mythes préchrétiens. On ne s'étonnera pas d'y retrouver la tradition de Hellequin. La mesnie Hellequin est une chevauchée de sorcières (ou de sorciers).
On ne retrouve pas le chien dans cet autre témoignage dauphinois de désenvoûtement mais les rites respectent la même ordonnance que précédemment, avec un accent particulier porté sur la poule noire:
«Menez la Loyuze au carrefour des quatre chemins; qu'un homme très fort la maintienne en posant son pied sur le sien; qu'il tienne en même temps une poule noire; et la pauvre fille sera désensorcelée». Philippe Walter.Hellequin, Hannequin Dans Le Mythe De La Chasse Sauvage Dans L'europe Médiévale.
. Dans les annales des procès, Ginzburg décèle l'enchevêtrement de deux cultures, celle des « vainqueurs » juges, ecclésiastiques, fondée sur l'écrit, les codes et des dogmes(tel le fameux Marteau Des Sorcières) précis et l'autre ,celle des victimes tissée de croyances populaires ; d'où découle une incompréhension totale et l'étouffement de la seconde qui reste confuse et orale
« Evoquer les traces, c'est se référer à ce qui subsiste d'un passé. Ces survivances, ces vestiges, ces ruines, peuvent témoigner d'un climat, d'un événement, d'une filiation, d'une activité humaine, d'une culture. Ces traces ont toujours intéressé les hommes dans la mesure où elles matérialisent ce qui a disparu, lui donnent une image, permettent de se le représenter, de l'étudier, de se souvenir, de commémorer, de montrer une évolution en remontant le temps.... ...Dans certains cas, des gens demeurent totalement invisibles au sens où ils n'ont rien laissé comme inscription dans le temps Afin de retrouver la trace de cette culture populaire, Ginzburg recherche le « détail révélateur », l'indice, en pratiquant « l'histoire au ras du sol » avec variation des échelles pour passer à « l'analyse rapprochée de type microscopique » qui repère des « traces infinitésimales et qui permettent de saisir une réalité plus profonde..." Jean-Yves Boursier , « La mémoire comme trace des possibles », Socio-anthropologie
Fort de cette expérience, l'auteur entreprend une longue chasse sur la trace d'éléments qui s'intègrent mal au stéréotype du sabbat, comme les voyages extatiques à la suite d'une divinité féminine, les combats en extase, les déguisements sous forme d'animaux, les batailles rituelles de fécondité, les apparitions des morts, bref toutes ces anomalies qui, pour l'historien, sont autant d'indices et de pistes à suivre. Au terme de ce long voyage à travers le continent eurasiatique et à travers le temps, il aboutit à la conclusion que tous ces thèmes mal camouflés par la sorcellerie diabolique se rattachent à un même contexte religieux, bien connu des ethnologues, celui du chamanisme sibérien.
L'auteur émet donc l'hypothèse que, derrière la sorcellerie diabolique, se cachent d'anciens rituels chamaniques rendus à des divinités funéraires et fécondantes. Une vertigineuse remontée nous entraine alors dans le temps à travers les sources littéraires et archéologiques, et aboutit ainsi aux confins de notre histoire, dans les steppes du nord de la mer Noire. C'est là que, chassés du plateau iranien par les Perses, vers les 8e-7e siècles av. J.-C. s'installent les Scythes, un peuple nomade qui a noué des contacts avec les populations mongoles. Les Scythes transmettent leurs cultes extatiques aux Celtes et aux Grecs, leurs voisins, qui leur empruntent ainsi la divinité de la chasse, fécondante et funéraire (!'Artémis grecque, la Diane romaine, les Mères celtiques) et des héros mythologiques dont les récits rappellent étrangement les voyages initiatiques des chamanes sibériens (Œdipe, Dionysos, Thésée).on va ainsi vite retrouver bien des aspects de la chasse sauvage.
Le stéréotype du sabbat représente donc la fusion de deux images distinctes. La première, élaborée par la culture savante (juges, inquisiteurs, démonologues) était centrée sur la croyance en une secte hostile, inspirée par le diable, dans laquelle on entrait après avoir renoncé à la foi et profané la croix et les sacrements. La seconde, enracinée dans la culture folklorique, reposait sur la croyance en d'extraordinaires capacités d'individus déterminés, hommes et femmes, qui rejoignaient en extase, souvent sous forme d'animaux ou à cheval sur des animaux, le monde des morts, afin de procurer prospérité à la communauté
« En proposant la notion de « représentation claire » (comme alternative aux explications génétiques de Frazer, Wittgenstein souligne la nécessité de trouver des « connexions intermédiaires ». Dans notre cas, ceci implique l'adoption d'un point de vue résolument comparatiste. Pour les Benandanti « funèbres » qui assistent en rêve aux processions des morts, deux enchaînements ou parentés sautent aux yeux immédiatement. D'un côté, avec les témoignages axés sur le mythe de l'armée sauvage ou furieuse () ou sur la troupe des morts, guidée généralement par une divinité masculine : Herlechinus, Odin, Hérode, Artus, etc. De l'autre, avec les témoignages (surtout le fameux Canon Episcopi) sur les femmes qui rêvent de voler la nuit, à cheval sur des animaux, à la suite de Diane «, ou d'autres divinités féminines (Holda, Perchta, Hérodiade, etc.).
…
Tout cela constitue un dossier relativement épais, en substance franco-germanique, avec une importante ramification dans la plaine du Pô. Mais ce second dossier s'épaissit à son tour, jusqu'à comprendre une foule de personnages bien enracinés dans la culture folklorique européenne : zduhaci balkaniques, tâlltos hongrois(nés coiffés ils sont supposés quitter leur corps sous l'apparence d'une mouche, d'un crapaud, d'un insecte ou d'un chien pour errer la nuit), mazzeri corses(personnes qui en rêves voient les décès à venir et s'affrontent tous les ans dans des batailles a coups de tibias,) burkudzàutà ossètes, loups-garous baltes, chamanes lapons et sibériens. Que possèdent en commun ces personnages, énumérés ici de façon sciemment désordonnée ? Tout d'abord certes, ils sont les intermédiaires entre le monde des vivants et celui des morts qu'ils rejoignent au moyen de la léthargie et de l'extase. Mais cette sorte de réponse pourrait créer une équivoque, surtout à cause de la présence des chamanes dans cette troupe bariolée. On pourrait penser que le fil conducteur qui relie toutes ces figures est purement (et génériquement) typologique : après tout, des figures de médiateurs avec l'au-delà, de « chamanes » au sens vague du terme, ont été retrouvées dans les cultures les plus disparates. La ressemblance que j'ai retrouvée est au contraire spécifique, de même qu'est spécifique la référence aux chamanes de l'Eurasie, qui a d'ailleurs déjà été proposée pour plusieurs de ces personnages, en particulier pour les tâltos. .. Il suffira de souligner pour le moment que l'existence d'un lien profond permet d'approcher des variantes en apparence divergentes. Ainsi, les prédestinés au voyage extatique sont des individus nés avec certaines particularités physiques (coiffés comme les Benandanti, avec des dents comme les tâltos, etc.) ou à des périodes de l'année déterminées (les douze jours durant lesquels on pensait que le vagabondage des morts était plus fréquent) ; il s'agit parfois, au contraire, des individus qui ont surmonté des épreuves initiatiques déterminées. Le voyage extatique se fait généralement à cheval sur des animaux ou grâce à la transformation en animaux : mais on voit apparaître aussi des véhicules de remplacement, comme des épis, des bancs et des escabeaux (chez les Ossètes, ou à Mirandola, près de Modène) et naturellement des balais. Durant l'extase, les intermédiaires combattent avec des personnages diversement nommés (presque toujours sorciers ou morts) et pour des fins variables : la fertilité des champs, la victoire sur les maladies, la connaissance du futur. Il s'agit de capacités reconnues socialement, même si — sauf dans le cas des chamanes — le voyage extatique se fait en privé plutôt. C.Ginzburg Le Sabbat Des SORCIERES.GALLIMARD.
UNE SURVIVANCE DU CORTEGE FANTASTIQUE ? : LA RONDE DES MOTARD QUI MARQUENT LA FIN DE ROMA DE FELLINI
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