Simplifier, réduire le sujet à l'essentiel, n'était qu'une première étape primitiviste . Il s'agissait aussi pour l'artiste de généraliser à la fois l'espace et les figures de façon à leur ôter tout aspect circonstanciel, que ces aspects se trouvent liés à un état d'esprit particulier, où associés à un lieu et à un temps définis. Il s'agit, en somme, de bannir « l'épisode ». C'est sur ce point que le modèle de l'« art nègre » semble jouer un premier rôle crucial : comme C. Einstein l'écrira quelques années plus tard à propos de la sculpture africaine, « l'art des primitifs connaît le masque, mais ignore le portrait ». Pour qu'une image soit intense à la manière imaginée par les primitivistes, il n'est nullement nécessaire d'insister sur la caractérisation psychologique de la figure humaine. Il faut au contraire qu'elle soit relativement impersonnelle, presque anonyme. C'est par cette voie qu'elle peut devenir généralisable à la manière d'un symbole :
« Ce qui caractérise les sculptures nègres, c'est une forte autonomie des parties ; ceci aussi est fixé par une règle religieuse. L'orientation de ces parties est fixée non en fonction du spectateur mais en fonction d'elles-mêmes ; elles sont ressenties à partir de la masse compacte, et non avec un recul qui les affaiblirait. C'est ainsi qu'elles-mêmes et leurs limites s'en trouvent renforcées…
Un tel art matérialisera rarement l'aspect métaphysique, puisque c'est pour lui un préalable évident. Il lui faudra se révéler entièrement dans la perfection de la forme et se concentrer en elle avec une étonnante intensité, c'est-à-dire que la forme sera élaborée jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement refermée sur elle-même. Un puissant réalisme de la forme va apparaître, car c'est ainsi seulement qu'entrent en action les forces qui ne parviennent pas à la forme par des voies abstraites ou celles de la réaction polémique, mais qui sont immédiatement forme.
Dans un réalisme formel — nous n'entendons pas par là un réalisme de l'imitation — la transcendance existe ; car l'imitation est exclue ; qui donc un dieu pourrait-il imiter, à qui pourrait-il se soumettre ? Il s'ensuit un réalisme logique de la forme transcendantale. L'œuvre d'art ne sera pas perçue comme une création arbitraire et superficielle, mais au contraire comme une réalité mythique qui dépasse en force la réalité naturelle. L'œuvre d'art est réelle grâce à sa forme close ; comme elle est autonome et surpuissante, le sentiment de distance va contraindre à un art prodigieux d'intensité.
L'œuvre d'art nègre n'a, pour des raisons formelles, et religieuses aussi, qu'une seule interprétation possible. Elle ne signifie rien, elle n'est pas symbole ; elle est le dieu qui conserve sa réalité mythique close, dans laquelle il inclut l'adorateur, le transforme lui aussi en être mythique et abolit son existence humaine. »Carl Einstein.Negerplastick
A l'automne 1906 lorsque Matisse revint à Paris, son intérêt pour l'art africain était devenu assez puissant pour qu'il fît l'acquisition d'une petite sculpture africaine. Peu de temps après, peut-être vers la fin de 1906, il entreprit la seule nature morte dans laquelle il représenta une véritable sculpture africaine mais laissa l'œuvre inachevée, ce qui indique peut-être une incertitude pour lui-même à l'égard de l'exotique, en même temps que sa conscience du besoin de travailler dans la direction d'une synthèse. Ce développement ne devait pas se faire attendre. Lorsqu'il retourna à Collioure au début de 1907, il commença à travailler à l'une de ses sculptures les plus importantes, le Nu couché I, et il peignit peu après le Nu bleu (Souvenir de Biskra) qui marquait un tournant crucial dans son art.
« L'intervention de l'art nègre entre 1906 et 1911 s'est produite, dans la sculpture de Matisse, à plusieurs niveaux de plus en plus complexes. Matisse d'abord retenu un encouragement dans sa volonté de généraliser les figures, J'en donner des expressions visuellement simples mais synthétiques ; il a été amené progressivement à voir dans la statuaire africaine, - en premier lieu par le biais de problèmes techniques limités, comme celui des articulations, puis par celui de l'architecture et de la spécification des masses - un ensemble équilibré de masses pondérables, créant le rythme indépendamment du mouvement et de l'attitude imposés à la figure. Ce problème résolu et maîtrisé, Matisse situe les hypothèses au niveau de l'agencement des masses, sans recourir à leur développement dans l'espace. Et il se pose un problème dont la solution si limitée apparaisse-t-elle aujourd'hui par rapport à celle qui lui fut donnée ultérieurement pèsera sur le développement de la sculpture d'avant-garde : le problème de la concentration des éléments dans un organisme plastique clos mène, au-delà des sculpteurs cubistes, à Brancusi. Il devait également conduire Matisse à la notion de « montage » qui est à l'origine d'un autre aspect de la sculpture d'avant-garde. ». Jean Laude .La Peinture Française Et L'art Nègre
Jusque-là, Matisse avait sculpté d'après le modèle vivant ; son modelé combinait des notations tactiles et visuelles définissant des surfaces qui respectaient la structure anatomique sous-jacente. Sa sculpture reprend la pose de « l'Ariane endormie » antique. Cette pose aux jambes repliées, avec un bras au-dessus de la tête, avait aussi été utilisée depuis la fin du XVe siècle pour représenter Vénus et d'autres figures erotiques.. Le motif avait persisté jusqu'au XIXe siècle ; Ingres l'avait repris pour certaines de ses odalisques,L'élaboration par Matisse d'une pose semblable au début de 1907 dans le Nu couché I comme dans le Nu bleu témoignait de son désir de créer à la fois un moderne équivalent de la Vénus ancienne, mais d'une façon plus significative encore, une sorte de Vénus primitive. elle devint un des motifs importants de ses peintures, dont la Joie De Vivre.
« Le Nu couché I » n'a pas été exécuté directement d'après le modèle mais de mémoire et d'imagination, ce qui permit à Matisse de restructurer le corps humain avec une plus grande liberté. Jean Laude y voit plusieurs traits caractéristiques selon ce Matisse appelait « les plans et les proportions inventés » de la sculpture africaine, et attestent une inflexion africaine. La tête assez grosse, les seins sphériques et les fesses bulbeuses rappelleraient des caractères courants dans cette sculpture, de même que la forte accentuation des diverses parties du corps et la façon dont ces volumes forment un contrepoint à l'articulation anatomique de la figure, plutôt qu'ils ne s'harmonisent avec elle. « Ainsi, bien que la pose de cette sculpture soit traditionnellement européenne, elle montre dans le traitement formel une réponse subtile mais très réelle à la restructuration imaginative du corps humain que Matisse admirait dans l'art africain. »
le Nu couché de 1907, plus qu'un emploi formel à l'art africain reste dans l'esprit de celui-ci. Il ne vise pas à figurer telle ou telle femme définie. L'absence des traits du visage indique qu'il ne s'agit pas d'un portrait et que toute psychologie est exclue . le Nu couché ne nous renvoie donc à rien et à personne d'autre qu'à lui-même, tel qu'il résulte d'un agencement de volumes. Matisse dira plus tard à propos de ses tableaux de nus : « je ne peins pas une femme, je peins un tableau ! ». Sa sculpture paraphrase ainsi ce que Maurice Denis avait dit de la peinture : avant d'être une femme, elle est une œuvre à trois dimensions composées de volumes assemblées en un certain ordre. Il rompait ainsi avec l'académisme mais surtout avec l'art tel qu'il existait depuis la Renaissance. Ni psychologique, ni allégorique, une sculpture de Matisse, dès le Nu couché, exprime un effort pour ouvrir des voies nouvelles. .
Pour être des œuvres autonomes et parfaitement abouties, les sculptures de Matisse ne présentent qu'une part quantitativement peu importante de la production de l'artiste. Indépendamment de leur valeur intrinsèque, elles possèdent cependant une valeur historique indéniable : elles scandent les moments où Matisse prend possession de nouveaux problèmes et s'engage dans un approfondissement des hypothèses précédentes : elles ont agi sur l'évolution ultérieure de la sculpture d'avant-garde
« Dans le domaine de la sculpture, le dialogue de Matisse avec la statuaire nègre fut poursuivi sur les bases mêmes où il avait été amorcé. Les emprunts de formes à l'art africain furent limités à des détails n'ayant guère une réelle valeur démonstrative. Par contre, au niveau des conceptions et du rôle qui était dévolu, par Matisse, à sa propre sculpture, la méditation fut plus poussée.
À de rares exceptions près, le sculpteur africain ne réalise pas de portraits. Pas davantage, il ne réalise des allégories plus ou moins déguisées. Les sculptures, répandues dans certains groupes africains et qui figurent une femme allaitant son enfant ou le portant, ne sont pas des maternités. Ou du moins, elles ne le sont pas au sens de la sculpture académique européenne. Elles sont débarrassées de l'attirail sentimental qu'elles pourraient susciter et qui généralement passe en fraude sous le couvert des idées abstraites. Elles visent beaucoup moins à donner une image touchante et attendrie d'un spectacle familier qu'à s'approprier des forces éparses dans la nature, qu'à incarner l'idée de la fécondité. Elles ne sont pas des symboles de ces forces et n'en proposent pas une image dans la distance du regard. Ce sont des instruments 'lui, par leur manipulation rituelle, permettent d'assurer la continuité de la famille et la production des biens terrestres. » . Jean Laude .La Peinture Française Et L'art Nègre
Matisse entreprit le Nu bleu après avoir travaillé pendant un certain temps au Nu couché I (qui avait failli être détruit à la suite d'un incident dans l'atelier).C'est la première peinture importante que Matisse exécuta après la mort de Cézanne survenue en octobre 1906. A la fois donc, une sorte d'hommage à Cézanne et l'affirmation d'une nouvelle liberté par rapport à ses conventions, à laquelle Matisse était parvenu en partie grâce à son étude de l'art africain. En vérité, le Nu bleu, qui était clairement voulu comme un nu « anti-Salon », constituait une sorte de défi à La Grande Odalisque d'Ingres et à l'Olympia de Manet qui venaient juste d'être accrochées ensemble au Louvre.
Dans le Nu bleu, Matisse poussait plus loin les possibilités symboliques qu'il avait commencées à explorer l'année précédente. Pour mettre au point l'image, il utilisa ses souvenirs de l'oasis de Biskra en Algérie qui conféraient au tableau un sujet nord-africain, ainsi qu'une référence formelle noire africaine. Cette peinture ne constitue pas une transcription littérale de quelque chose que Matisse avait vu, mais plutôt, comme dit précédemment à propos de ses voyages, l'image symbolique de l'effet qu'avait produit sur son imagination son expérience de l'Afrique. Une oasis fraiche au milieu des palmiers avec une abondance d'eau, une luxuriance de plantes et de jardins contrastant avec le désert. Aussi chercha –t-il dans le Nu bleu à incarner cette force de vie par le dynamisme de l'œuvre. Une composition d'arcs et de courbes reliant la figure au paysage comme si la femme puisait son énergie de la terre.
« Ce qui donne à l'image sa cohérence, outre les « rimes » continues du corps de la femme et du paysage environnant, c'est la technique picturale : la figure dégage une force irradiante, manifestée par les pentimenti qui font écho et donnent de l'amplitude aux bras, aux fesses, aux jambes et à la partie supérieure des seins. La figure, qui n'est ni vue d'un point unique, ni fixée à un seul emplacement, est rendue avec un dynamisme et une fluidité plus intenses que dans aucune autre œuvre antérieure de Matisse. Le jeu très riche de renvois entre la figure et le fond, et entre l'image et la surface peinte transmet un sentiment de matérialisation et d'érosion de l'espace lui-même. Il suggère aussi un flux temporel : la réalité est appréhendée dans les termes d'une interaction de l'énergie et de la matière ; la forme génératrice de la femme à la fois contenue par la terre qui l'entoure et jaillissant d'elle semble réellement donner vie aux formes environnantes. Les métaphores du sujet sont inséparables de son incarnation formelle. C'est ici, plutôt que dans les Baigneuses de Derain, que nous voyons la première peinture « à associer ce qui [...] venait de Cézanne et ce qui [...] venait de l'art nègre ». Ainsi, le Nu bleu était une étape importante non seulement dans le développement formel de l'art de Matisse, mais encore dans le développement de son répertoire symbolique. Il anticipe les compositions de figures primitivistes telles que Les Baigneuses à la tortue et enfin La Danse, qui allaient l'occuper pendant les quelques années qui suivirent.
« Une femme nue, laide, étendue dans l'herbe d'un bleu opaque, sous des palmiers », voilà ce qu'écrivait Louis Vaux-celles du Nu bleu. Matisse défendit son tableau en répondant par une analyse dont on trouvera des échos chez Braque et d'autres, affirmant que s'il rencontrait une telle femme dans la rue, il s'enfuirait terrorisé, mais que son propos n'était pas de créer une femme mais de faire un tableau. Cette concentration sur les moyens formels plutôt que sur le sujet de la peinture sous-tend également l'appréciation par Matisse des qualités de la sculpture africaine, avec ses « plans et ses proportions inventés ». Max Weber se rappelait que, à peu près un an plus tard, quand Matisse montrait à ses étudiants des pièces africaines de sa collection, « il prenait une statuette dans ses mains, nous faisant remarquer ses qualités sculpturales authentiques et instinctives telles que la merveilleuse exécution, le sens unique des proportions, la subtile et palpitante plénitude de la forme et de l'équilibre qui étaient en elles. » Jack D. Flam. Matisse Et Les fauves. Dans. W.Rubin.Le Primitivisme Dans L'art Du 20ème Siècle
J.D.Flams'est attaché à étudier et à souligner les influences ultérieures du tribal sur l'art de Matisse. Ainsi Jeannette V la dernière tête de la série des Jeannette, généralement datée entre 1910 et 1913. L' 'inspiration pour cette tête renverrait à une figure Bambara figurant dans la collection du peintre et présente dans le tryptique des trois sœurs. On retrouverait aussi des proportions de la sculpture africaine dans les deux versions de Luxe(1907) comme la partie supérieure du torse, le développement de la tête, ou le cou étiré .
Vers les années 1912/13, Matisse connut une période « dite de tension ou d'austérité où Les schémas de construction tendent à devenir plus rigides avec de larges plans, de préférence à l'aide de lignes droites et de contours anguleux. Il s'est engagé dans cette «synthèse géométrique» que l'on avait déjà décelée dans les œuvres dites de «Moscou» telles que La Danse, La Conversation et qui a triomphé dans Les Demoiselles à la rivière et Les Marocains de 1916.Devint-il alors cubiste ? Ce serait oublier que le cubisme, hormis Juan Gris, délaisse la couleur. Ce serait méconnaitre que l'époque est au malheur de la guerre et quelle requiert de la gravité. On ne peint pas, en effet, de la même façon par temps d'euphorie et d'abondance ou en période de drame et de misère.
Ainsi le tableau Vue de Notre-Dame, 1914 où la simplification géométrique est des plus poussée : Avec ses diagonales créant la profondeur, ses verticales et horizontales formant une structure abstraite sur le fond bleu accentué par le bouquet vert c'est comme si le peintre, instinctivement, par la géométrie de l'église, s'isolait du monde réel.
« Il m'apparaît que ce mystère de La Porte-fenêtre tient d'abord à ce qu'à la différence de toutes les Fenêtre ouverte si nombreuses chez Matisse et bien d'autres peintres avec ou après lui, qui ouvrent sur un extérieur lumineux, l'ouverture de la porte-fenêtre est faite à l'inverse sur un espace ténébreux, que ce soit le jardin ou ce que nous verrons dans la suite des temps dans le silence habité des maisons. Mais, de plus, et je ne sais si Matisse en avait conscience ou non, aujourd'hui soudain, quand nous en voyons la date, 1914, et ce devait être l'été, ce mystère me donne le frisson. Que le peintre l'ait ou non voulu, cette porte-fenêtre, ce sur quoi elle ouvrait, elle est demeurée ouverte. C'était sur la guerre, c'est toujours sur l'événement qui va bouleverser dans l'obscurité la vie des hommes et des femmes invisible? L'avenir noir, le silence habité de l'avenir ». Aragon. Henri Matisse. Roman. Quarto. Gallimard.
C'est à ce moment que le peintre élaborera des structures durables les compositions sont marquées par de très nettes oppositions entre lignes droites et courbes, tension que l'on retrouve dans les nouveaux intérieurs et natures mortes géométriques ou encore les portraits que Matisse peint alors. Ainsi Les Coloquintes, Les pommes sur la table, sur fond vert, Portrait de Sarah Stein et d'Auguste Pellerin II. La géométrie a toujours joué un rôle capital chez Matisse, bien avant l'avènement du Cubisme. Il dit lui-même : «Je suis arrivé à posséder le sentiment de l'horizontale et de la verticale de façon à rendre expressives les obliques qui en résultent, ce qui n'est pas si facile ».Si pour le cubisme, la géométrie est une fin en soi, elle exprime chez lui et paradoxalement l'émotion ou un moyen de la libérer.la géométrie reste « dramatique » selon Pierre Schneider. Comme une œuvre « primitive elle introduit le « mystère ».
Matisse s'est ainsi toujours refusé à « l'abstraction pure » qu'il trouvait desséchante. Cela se marque dans sa peinture, par l'habitude constante de ne pas effacer les repentirs, de laisser dans le tableau des empreintes, des traces du parcours. Il y a toujours des symptômes du rôle séminal de certaines sensations, de certaines observations, même dans les œuvres de facture très schématique. À l'origine d'une œuvre, il peut donc y avoir une sensation-émotion que l'artiste ne peut ni renier ni oublier, l'anecdote peut avoir quelque chose d'irréductible. De même, au cours du travail pictural, le physique et le mental s'entremêlent plus que ne voudrait le reconnaître un peintre chez qui l'intelligence et la volonté n'abdiquent jamais. D'où sa surprise de voir dans l'escalier de Chtchoukine, plusieurs années après qu'il se fut séparé de ces œuvres, que l'exécution de la Danse et de la Musique était moins plate et impersonnelle qu'il ne le croyait, que le travail de la main avait compté, rendant plus complexe le rapport des surfaces et des couleurs. Les souvenirs laissés en place du travail sont donc, en même temps que les doublons, la preuve que l'anecdotique que Matisse dénonçait »(il n'est plus besoin d'un art anecdotique ») ne se laisse pas facilement éclipser dans un schéma abstrait .
La finalité n'est donc pas celle de ses contemporains qui ont inventés l'abstraction. Malevitch et Mondrian (comme ensuite Rothko) se sont voués à la recherche et à l'illustration d'un sigle unique, synthétique, condensant plastiquement et symbolisant l'univers : la rencontre de l'horizontale et de la verticale, le quadrillage de l'un, la croix de l'autre. Comme Kandinsky (Du Spirituel Dans L'art), la peinture s'accompagnait de gnoses théosophiques et de visée d'un sens totalitaire de l'univers. Matisse revendiquait bien son sens religieux de la vie (tout en étant parfaitement agnostique et indifférent quant aux dogmes religieux et ne pratiquant aucun culte) mais l'accès au sacré, à l'absolu passait toujours chez lui par la médiation de la singularité.(le sacré de la famille par exemple dans la Conversation ou les portraits iconiques de madame Matisse ou de Sarah Stein (dont il voulait exprimer le spiritualité.).
« Le visage humain m'a toujours beaucoup intéressé. J'ai même une assez remarquable mémoire pour les visages, même pour ceux que je n'ai vus qu'une seule fois. En les regardant je ne fais aucune psychologie mais je suis frappé par leur expression souvent particulière et profonde. Je n'ai pas besoin de formuler avec des mots l'intérêt qu'ils suscitent en moi; ils me retiennent probablement par leur particularité expressive et par un intérêt qui est entièrement d'ordre plastique.
C'est du premier choc de la contemplation d'un visage que dépend la sensation principale qui me conduit constamment pendant toute l'exécution d'un portrait.
J'ai beaucoup étudié la représentation du visage humain par le dessin pur et pour ne pas donner au résultat de mes efforts le caractère de mon travail personnel — comme un portrait de Raphaël est avant tout un portrait de Raphaël —je me suis efforcé, vers 1900, de copier littéralement le visage d'après des photographies ce qui me maintenait dans les limites du caractère apparent d'un modèle. Depuis j'ai quelquefois repris cette marche de travail. Tout en suivant l'impression produite sur moi par un visage, j'ai cherché à ne pas m'éloigner de sa construction anatomique.
J'ai fini par découvrir que la ressemblance d'un portrait vient de l'opposition qui existe entre le visage du modèle et les autres visages, en un mot de son asymétrie particulière. Chaque figure a son rythme particulier et c'est ce rythme qui crée la ressemblance. Pour les Occidentaux, les portraits les plus caractéristiques se trouvent chez les Allemands : Holbein, Durer et Lucas Cranach. Ils jouent avec l'asymétrie, la dissemblance des visages, à l'encontre des Méridionaux qui tendent le plus souvent à tout ramener à un type régulier, à une construction symétrique.
Pourtant je crois que l'expression essentielle d'une œuvre dépend presque entièrement de la projection du sentiment de l'artiste; d'après son modèle et non de l'exactitude organique de celui-ci ». Matisse. Entretiens. Dans Ecrits Et Propos Sur L'art.
S'engageant dans cette voie d'austérité, Matisse, afin de sauvegarder l'unité expressive, traite les visages d'une façon plus générale et en quelque sorte plus impersonnelle comme le célèbre portrait de Madame Matisse, de 1913 128. Le dessin du contour est net et précis et décrit un ovale parfait. Les détails du visage sont réduits à des formes simples. (Les yeux sont figurés par des sourcils en arc de cercle ; La bouche est une incision en forme d'un mince croissant). Tout le visage donne l'impression d'un masque. Dans le domaine du portrait, il avait été amené à généraliser les éléments principaux du visage afin de réserver l'expression, non pas à des indications psychologiques individuelles, mais à la composition prise dans son ensemble. Cette généralisation l'amène à raidir les visages et à les géométriser : à les ramener au masque, à un relief peu accentué. Dans cette recherche, les masques africains ne pouvaient que le guider ,comme des surfaces de reflexion.
« Selon Guillaume et Munro, « presque tous les masques nègres sont uniformisés, simplifiés » ; ils ne sont pas « individuels et ne suggèrent aucune idiosyncrasie particulière ». On y rencontre « rarement l'accentuation d'une expression de la face ». Ainsi la courbe descendante de la bouche peut être déterminée non pas tant par le chagrin que pour faire réplique à une autre courbe descendante du front et arriver à une unité plastique » En 1919' H. Clouzot et A. Level avaient déjà effectué la même remarque et signalé que le « mode d'expression des masques nègres ne consiste jamais pour ainsi dire en une contorsion de traits, une grimace : ils ne rient ni ne pleurent ».
Ces analyses sont précieuses par les témoignages qu'elles constituent, par la personnalité de ceux qui les ont effectuées : elles montrent comment ceux qui soutenaient les peintres d'avant-garde et étaient en liaison avec eux considéraient l'art nègre. Elles recoupent en partie celles que faisaient les peintres eux-mêmes. Matisse refusait de lier l'expression « à la passion qui éclate sur un visage » et l'on voit bien tout ce qu'il pouvait tirer de la vue de ces masques. Singulièrement, l'art baoulé se signale par l'aspect de gravité sereine qui se dégage des visages traités en faible relief, dont les surfaces de réflexion sont, soigneusement modulées, sans intervention des contrastes de formes que l'on rencontre en d'autres styles africains. Mais Matisse ne se contenta pas d'emprunter des formes aux masques baoulé : il adopta ces formes en les soumettant à la ressemblance de son modèle, en les intégrant à l'unité expressive de, sa composition ». . . Jean Laude .La Peinture Française Et L'art Nègre
Cette systématisation va se poursuivre Avec le Portrait de Mlle Landsberg,
La réduction du visage au masque y est d'autant plus sensible qu'elle est effectuée au sein d'un milieu chromatique à dominantes froides. Sur un fond d'outremer avec des passages d'émeraude, le portrait la jeune femme est construit par des axes verticaux soutenus à angles vifs par des lignes obliques. Elle est enveloppée par un système de courbes ocres à double foyer, Il est difficile ici de situer avec précision la référence qui aurait été faite par Matisse à un masque africain déterminé mais l'artiste a traité sa figure dans l'esprit des sculpteurs noirs. S'il ne s'est pas soucié de reproduire une œuvre précise, il a agencé quelques formes qu'il a pu emprunter (Les yeux lentilles, sans indication des pupilles se rencontrent dans certains styles africains, notamment congolais) en fonction du visage .Ces analogies formelles sont renforcées par l'aspect rigide du visage de Mlle Landsberg, aspect encore accentué par la couleur. Ce visage immobile dont tout détail psychologique est exclu, est posé sur un corps dont la sévérité des lignes de force et de soutien provoque une impression de stabilité hiératique,,sorte d'idole dressée dans l'espace indifférencié avec lequel elle fait corps.
«Selon le témoignage du frère d'Yvonne Landsberg, « à la fin de la première pose, le portrait correspondait fidèlement au modèle; mais à chaque séance de travail, il devint plus abstrait et comparable... à une icône byzantine ». S'il ressemblait au modèle, ce fut toutefois « beaucoup moins physiquement mais davantage spirituellement ». Il semble bien que Matisse ait voulu au cours de son travail accentuer l'aspect qui, sous les espèces d'une ressemblance avec une icône byzantine, se dégageait dès la première pose. Et qu'il ait accentué cet aspect en se rapprochant de plus en plus des arts africains et des arts océaniens. »
Plus d'une fois, Matisse a eu des conflits avec ceux (ou celles) dont il faisait le portrait quand ils s'apercevaient qu'il ne les peignait pas pour présenter leur personne mais pour leur faire jouer un rôle. Le but était de produire ce qu'on a appelé, à cause de l'intérêt de Matisse pour les œuvres byzantines ou russes, des icônes : des images à la fois caractérisées individuellement et signifiantes, tournées vers l'extérieur. Peindre des icônes est difficile pour un moderne qu'il ne dispose plus d'aucun système de signes et d'emblèmes légué par la tradition à l'époque de la « mort de Dieu » ou de la reproduction technique, comme aurait dit W.Benjamin ; il n'a donc pour élever la représentation à la signification, que les ressources propres de la peinture. Matisse a produit nombre d'icônes. Cette force, cette capacité nouvelle, iconique et créatrice d'espace, de la peinture investit beaucoup de portraits comme ceux de Sarah Stein (1916), d'Yvonne Landsberg (1914) ou le troisième Mademoiselle Matisse (Marguerite) de 1918.qui associent un sens et une représentation en même temps qu'elles engendrent un nouvel espace, dit à l'occasion « spirituel. »
« Désignant à un visiteur un «portrait de jeune femme, avec une plume d'autruche au chapeau», Matisse déclare: «Je veux à la fois rendre ce qui est typique et ce qui est individuel, un résumé de tout ce que je vois et que je sens devant un sujet.» Faire à la fois un «vrai portrait» et un «vrai Matisse» peut paraître plus facile en 1918, date de cet entretien, qui marque un retour au réalisme, que pendant la douzaine d'années précédentes. Mais, encore une fois, c'est la difficulté qui attire Matisse: réussir un portrait sans sacrifier sa manière serait se prouver à soi-même que la dichotomie, en ce qu'elle a de plus déchirant, peut être surmontée En s'attaquant à maintes reprises à cette tâche à l'époque où l'abstraction de son style semble rendre la pratique du portrait quasiment impossible, Matisse s'oblige à formuler des solutions concrètes ou, à tout le moins, des justifications théoriques à l'absence de solution pleinement satisfaisante, dont la variété et l'originalité exigent d'être relevées.
Réunir le «typique» et l'«individuel», les données du sentiment et celles de l'observation. le mode abstrait et le mode réaliste: l'impossible gageure est cependant tenue par un groupe d'œuvres presque toutes majeures où posent des modèles d'une catégorie à vrai dire spéciale: les membres de la famille du peintre. Rappelons qu'ils doivent leur statut d'exception au fait que la famille propose une expérience de l'origine, source du sacré et fondement du système matissien, sur le plan vécu et non plus seulement mythique. En elle, coïncident sacré et histoire. Elle se situe donc au carrefour de l'abstraction, langage du sacré, et du réalisme, langage de l'histoire et, par-là, permet de produire des œuvres qui fonctionnent à la fois comme icônes et comme portraits. Certes, les sujets familiaux ne peuvent partager ce privilège avec d'autres, mais indirectement ils leur servent de caution. Tant que la famille fournira des modèles à Matisse, celui-ci gardera la conviction que l'impossible synthèse pourra malgré tout s'opérer, que l'adoption d'un style général ne le contraindra pas à sacrifier totalement «les particuliers». Ce n'est que lorsque Matisse renonce aux modèles familiaux que les visages se vident peu à peu des traits qui les individualisent, jusqu'à n'être plus, à l'occasion, que des ovales vides…
… «Mes modèles, figures humaines, ne sont pas des figurantes», proclame-t-il avec insistance. L'intérêt, pour lui, du portrait l'individu saisi dans sa différence - est précisément qu'il offre l'assurance que l'autre a sa vie propre: qu'il n'est pas indifférent. Or l'expression qui se lit sur le visage du modèle professionnel est inévitablement l'indifférence. Il faut donc que le peintre s'oriente vers une autre définition du portrait. «Je cherche, dit Matisse, je veux autre chose.» L'une de ses démarches sera d'affirmer que ce qu'il cherche à portraiturer, ce ne sont pas les apparences - les ressemblances - superficielles, mais la vie profonde. Celle-ci affleure d'autant plus facilement à la surface des êtres que la «personnalité» ne la cache pas: l'indifférence inexpressive des traits du modèle devient ainsi l'expression de la vie qui l'habite. La généralité du style pictural s'accorde à l'expression de ce qui fait qu'un être est vivant, à l'expression du génétique. Pour expliquer à George Besson le caractère plus abstrait de son deuxième portrait, Matisse lui dit: «Je voudrais qu'il ressemble à vos ancêtres et à votre descendance.»
Matisse s'attachera donc à peindre des modèles qui, tout en étant des personnalités affirmées, font preuve d'intérêt, voire de sympathie et non d'indifférence envers son œuvre, c'est-à-dire envers le travail d'abstraction auquel il soumet leur représentation. C'est pourquoi, mis à part les membres de sa famille, le portrait le plus réussi est celui de son amie et amateur Sarah Stein. Le vertigineux chemin parcouru entre la femme empâtée que représentent les dessins préparatoires et le visage rongé jusqu'à la transparence par l'esprit que montre le tableau achevé s'autorise de la compréhension dont fit preuve la belle-sœur de Gertrude Stein envers la démarche picturale de Matisse. D'autant plus que le processus d'abstraction qui transforme l'effigie réaliste en icône rend compte d'un trait dominant de la dame de la rue de Fleurus: l'acharnement qu'elle mettait à substituer aux entraves d'un corps qu'elle méprisait le règne de l'esprit… »Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
Comme le signale, Paul Thibaud, dans son article sur « Matisse Insatisfait », un problème va hanter l'œuvre de Matisse, d'où ses hésitations, ses tâtonnements.Il va trouver dans les figures iconiques et un primitivisme « élargi »( outre les arts tribaux,les dessins d'enfants, l'art égyptien , les primitifs médiévaux ou l'art byzantin) une solution chaque fois provisoire de la tension entre fond et forme, comme du refus de l'abstraction pure .Mais Matisse peint à l'époque de la « Mort De Dieu », du recul du sacré collectif. Le sacré ne serait donc plus que personnel (sauf dans son expérience marocaine en pays musulman où il avait rencontré à la place de l'individualisme européen une manière commune d'exister.cf le Café Arabe 1913), d'autant plus qu'il refusait les tentations de l'exotisme. Comment construire un espace qui procure paix, bonheur et élévations spirituelle ,( l'art de Matisse se voulant « utile » et thérapeutique) tout en reposant sur les émotions et la seule expérience personnelle du peintre et ainsi faire entrer le spectateur dans cet espace. Et Paul Thibaud de souligner le contraste entre le café marocain dans sa vie traditionnelle et la cathédrale qui ne révèle aucune présence humaine , presque inhumaine dans son abstraction.
Pourtant Matisse poursuivra un programme qui entrainera certaines de ses œuvres majeures, de la Joie De Vivre et de la « Danse « à la Chapelle De Vence, celui de redonner un contenu sacré et mythique à la peinture comme celui de l'Age d'Or .Il y fondera une esthétique « primitiviste », la metexis au lieu de la mimesis qu'il nomme l'amour(« la caractéristique de l'art moderne est de participer à notre vie ). Selon une sorte de pensée « sauvage » de la participation, l'artiste doit s'identifier au modèle par son émotion (le peintre qui peint un arbre doit s'élever comme lui) de la même façon que le spectateur à l'œuvre. L'émotion ne serait plus alors strictement individuelle mais spirituelle. l'œuvre, quel que soit le sujet comme une « conversation » ou une scène bucolique, doit s'imposera au spectateur par son effet « numineux » véhicule du sacré. Rudolf Otto et Carl Gustaf Jung ont nommé numineux ce qui saisit l'individu, ce qui venant « d'ailleurs », lui donne le sentiment d'être dépendant à l'égard d'un « tout autre » .On rejoint ainsi les analyses d'Alfred Gell sur « l'agency », la fascination qu'exercent des œuvres ou des « idoles » (aussi bien Michel Ange qu'une pirogue trobriandaise) ,un caractère « magique » que n'expliquent pas les simples propriétés esthétiques et qui peut susciter la peur, la colère, comme la paix l'admiration , le bien être, ou l'angoisse existentielle.
« Le sacré, rappelons-le, est identique à l'origine et tout ce qui est initial est numineux. Or l'émotion, clé de voûte de la méthode, est suscitée par la première impression. Celle-ci contient donc toujours une parcelle du feu éblouissant du sacré: le coup de foudre qu'elle provoque chez le peintre n'est-il pas le mode habituel de l'apparition du numineux? Aussi, comme le notait déjà Novalis, «c'est par l'émotion que reviendront les temps anciens, les temps désirés...». De surcroît, l'émotion conduit à l'identification qui, selon Jung, est l'expérience première et en tout cas, l'ethnologie de l'époque était en train de le redécouvrir, l'expérience des peuples premiers ou, comme on disait à l'époque, des «primitifs». Ces recherches étant alors encore peu connues, Matisse puise dans l'Orient des répondants culturels à sa notion de l'identification. Néanmoins, son intérêt pour l'art nègre, dès 1906, montre qu'inconsciemment il était déjà attiré vers des productions dont C. Einstein définira, peu après, la structure métexique. Loin de s'opposer au sacré, la méthode l'introduit dans la pratique quotidienne. Parce qu'il y a toujours une première rencontre avec la réalité la plus banale et que cette initialité, quelle que soit l'insignifiance du spectacle, participe fatalement de l'éclat de l'origine, il n'existe entre les natures mortes qui expriment «le premier choc de la contemplation» d'un objet et les décorations qui évoquent le mythe de l'Age d'or, aucune différence de nature. La production selon la méthode est la monnaie courante du sacré véhiculé par les mythes. Ou plutôt, les compositions abstraites qui commencent avec La Joie de vivre sont le récit symbolique, la traduction mythique de l'expérience concrète, ordinaire, universelle de la rencontre vécue avec le sacré des origines que ménage, seule, l'émotion. Matisse pouvait vraiment faire sienne l'affirmation de son contemporain Gide: «Mes émotions se sont ouvertes comme une religion.» Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
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