C'est presque une coïncidence que Jean Malaurie, nouveau centenaire, nous gratifie de ses mémoires, une somme de 600 pages qu'il aurait mis 10 ans à rédiger. Tout ceci écrit dans un style alerte, clair, sans préciosité ni langage codé, évoquant parfois l'oralité et multipliant les genres: De la méditation approfondie sur les limites de l'anthropologie aux descriptions fouillées des paysages arctiques, des travaux scientifiques jusqu'au long chapitre sur le piblokto, l'hystérie polaire.
On peut noter que l'accent porte principalement sur les rencontres, celle avec Levi-Strauss bien sûr, celle avec les isolats inuits parfois les plus démunis, mais surtout celle fondatrice avec le chaman Uutaaq qui sera son père spirituel. En bon lecteur de Gaston Bachelard chaque rencontre est une rupture mais une chance, l'annonce d'un autre temps, en y ajoutant que ces instants de rencontre sont largement le fruit du hasard. Comme ce directeur de banque inconnu qui lui offre le budget nécessaire à la mission Thulé, ou la découverte du pôle Nord magnétique. Surtout le même hasard le conduira dans la rue des éditions Plon, sans doute l'origine de la collection Terre Humaine.
La rencontre avec Claude Levi-Strauss opéra, comme le rappelle Jean Malaurie, un renversement total des mentalités dominantes jusqu'ici en ethnologie. Deux grands livres, Les Derniers Rois de Thulé et Tristes Tropiques inaugurant la collection Terre Humaine furent à l'origine de ce renversement. Ils révélèrent une pensée sauvage qui n'est plus celle des sauvages, mais bien en chacun de nous comme fabricatrice de mythes et de l'imaginaire.
Jean Malaurie ne partagea jamais le structuralisme de Levi-Strauss qui lui semblait nier l'histoire, mais leur amitié demeura intacte.
Deux éléments du texte permettent d'en saisir le sens conducteur. Tout d'abord cette recommandation d'un chapitre "je n'enseigne pas, je raconte". C'est à dire d'entrée que nous sommes dans le domaine de l'empirique et non dans celui des concepts et des théories. C'est une diversité d'expériences qui nous est contée.
Experiri a d'abord le sens d'une recherche hasardeuse, sinueuse, d'une quête initiatique. Comme dit plus haut, ces expériences ne sont pas ordinaires. Ainsi ce raid fondateur de notre auteur partant seul sur la banquise alors qu'il sait à peine conduire son attelage de chiens. Surtout comme déjà dit, cette énigmatique rencontre avec Uutaaq où ce dernier le scrute longtemps en silence avant de lui dire qu'il l'attendait. Loin de tout ordinaire enfin la description des isolats inuits, petits groupes parfois installés depuis 200 ans, toujours dans la plus grande précarité matérielle et toujours menacés de famines meurtrières.
Cela les conduit à des pratiques (infanticides, abandon des vieillards et des veuves) que bien sûr la morale occidentale réprouve et qui est pour eux la condition de leur survie et du contrôle de leur natalité. Les Inuits ont un mot pour résumer ce qu'on appellerait leur philosophie "tassa, c'est ainsi". Ils sont pourtant, dit Jean Malaurie, grâce à leur pensée animiste et chamanique pleins d'allégresse dans la danse et le chant.
Jean Malaurie nous adresse un autre avertissement. Il faut remarquer que de nombreux thèmes figurent dans ses livres précédents, en particulier celui de la Pierre à l'Homme, mais le livre, sous une apparence de répétitions, nous offre un nouvel éclairage de sa pensée et de sa vie.
C'est en effet un autre type d'expériences qui court tout au long des Mémoires, expériences qu'on pourrait qualifier de radicales au sens de débordement des limites telles par exemple l'érotisme chez Georges Bataille.
Ainsi Jean Malaurie va-t-il entreprendre de dépouiller le vieil homme occidental de sa rationalité arrogante pour y retrouver, y compris dans son intériorité, la sagesse animiste que les Inuits ont bâtie tout au long de leur évolution. Pour ce faire il lui fallut "s'inuitiser" comme il dit au prix d'une immersion totale (vêtements, viande de phoque crue, mode de vie), sorte d'exercice à la fois physique et spirituel faisant émerger sa personnalité profonde. On peut parler d'expérience mystique au sens premier de saisie de forces invisibles. Il accomplit ainsi 51 missions dans l'Arctique, Nord groenlandais, Canada. Les anciens chamans m'ont dit vivre, dans le secret et le silence, une grande paix intérieure. "Ecoute le Noir de la nuit. Isole-toi en toi-même et ouvre-toi à l'espace et aux Invisibles. Alors un itinéraire te sera indiqué par ton esprit protecteur." Notre auteur va donc désormais poursuivre sa part d'ombre et légitimer cette poursuite.
Tout processus d'initiation comporte un moment de mort symbolique avant qu'apparaisse l'homme nouveau. Jean Malaurie va ainsi connaître un "trou noir" de plusieurs semaines, sa plus grande dépression où il tourne inlassablement dans sa cabane, ne dort plus, ne se lave plus et doute surtout profondément du bien fondé de sa présence.
Parcourons en les divers moments :
L'enfance :
Gaston Bachelard dans la Poétique de l'Espace montre que tout chercheur a sa "maison onirique" qu'il parcourt de la cave au grenier. Si le grenier symbolise la rationalité, le clair, la cave plonge dans les archétypes inconscients parfois issus de l'enfance et donc aux sources de tout dynamisme imaginaire.
Jean Malaurie a souvent revendiqué ce dualisme. Deux êtres vont exister, l'un rationnel, méthodique, rigoureux dans l'expérimentation dont le géomorphologue témoigne, l'autre intuitif, imaginatif, rêveur, un moi sauvage comme il aime à le dire. Il y a ainsi chez lui une pensée du jour scientifique et une de la nuit animiste. L'origine en est peut-être dans ces moments d'enfance où il se promenait avec son père sur les bords du Rhin et où celui-ci lui racontait les grands récits mythologiques allemands. Il entendit ainsi parler de l'Hyperborée (au-delà de Borée), un ailleurs dont la pensée grecque faisait un lieu de félicité. C'est là aussi qu'il entendit le nom magique de Thulé dont il reproduit dans son texte la ballade de Goethe. S'est peut-être forgé ainsi l'Appel du Nord. On peut noter qu'il y a donc chez Jean Malaurie tout une épistémologie complexe issue des sciences, mais aussi des philosophes allemands de la nature ou de Goethe, unissant deux formes de pensée européenne que la langue séparait.
La pierre :
A l'instar de Caillois, Rimbaud, Artaud, il y a chez Jean Malaurie un "rêve de pierre", un imaginaire cristallin, présent dès sa jeunesse et qui constituera toute sa vie son travail scientifique, sa méditation philosophique, voire son expérience mystique d'inspiration chamanique.
A partir de sa thèse d'état de 1968, sa pensée se tourne vers l'écosystème des éboulis dans les falaises groenlandaises. Il distingue en effet un simple éboulement d'un éboulis, lequel est fait de couches successives et ordonnées. Paradoxe, l'éboulis aurait ainsi une sorte de vie, de jeunesse et de vieillesse. La conclusion qu'il en tire, c'est qu'il existe un système de régulation de la terre à l'œuvre. Il rejoint ainsi les thèses du physicien anglais James Lovelock, un des fondateurs de l'écologie. Gaïa, la terre serait un être vivant, la matière elle-même se régule par son système d'homéostasie.
On n'est pas si éloigné de l'animisme inuit et du chamanisme pour qui il y a des formes vivantes de la roche, des "esprits" qui parlent aux chamans ou provoquent ses transes. La pierre serait une réserve d'énergie. Il est conduit dans ce cheminement par ses aides inuits qui lui montrent telle pierre à ne surtout pas déplacer ou qui lui en apportent certaines marquées de signes ésotériques. Jean Malaurie y voit ainsi tout un ordre de la nature.
Surnommé par les Inuits "l'homme qui parlait avec les pierres" du fait de son travail de mesures, il tira la conclusion qu'il fallait aller plus loin que le savoir de son milieu d'origine et s'ouvrir à la pensée et à la mythologie des Inuits, passant ainsi de "la pierre à l'homme". " Pierre et homme, écrit-il, ont été dans leur dialogue constant mes maîtres d'une ouverture à cette poétique de sensations que je pourrais appeler l'animisme".
Les Inuits :
Une hyper sensorialité est en particulier la marque des sociétés de chasseurs cueilleurs dont les Inuits.
Jean Malaurie est souvent obsédé par le temps. Aussi céder à l'appel du Nord, c'est déjà remonter le temps en marchant sur les traces des chasseurs paléolithiques qui avaient franchi le détroit de Béring il y a dix mille ans.
Leurs itinéraires se sont mémorisés au fil du temps sous forme de cartes mentales qui les guident, ce qui nécessite des sens aiguisés, saisir la direction des vents, le déplacement des animaux, connaître les courants marins, observer le ciel. De même ont-ils la "prescience" des changements de temps sur une période de plusieurs mois. Tout parle à l'Inuit, aussi bien la pierre que la glace, l'herbe que le vent. Sont nécessaires aussi bien le son que la vue, l'environnement inuit étant un monde de vibrations avec lequel ils vivent étroitement (Jean Malaurie parle de connaturalité). La mythologie inuite voit en effet le monde issu d'un chaos toujours menaçant, mais qui s'ordonne progressivement selon des règles. C'est pourquoi il doit vivre étroitement en communion avec la nature qui lui fournit par exemple ses règles sociales et ses tabous que lui transmette le chaman. S'explique ainsi la philosophie inuite (« c'est ainsi") et leur paix intérieure que ne manque pas d'envier notre auteur.
Le savoir qui dénote la relation des chasseurs cueilleurs est en fait un mélange complexe entre le monde visible et le monde des Invisibles (un bruit insolite peut être l'appel d'un mort). Certains faits sont du domaine des choses, certains autres du domaine des esprits. Il n'y a pas de frontière imperméable entre le naturel et le surnaturel. Passer de l'un à l'autre est justement le propre des pouvoirs du chaman.
"De la Pierre à l'Âme » : animisme et chamanisme
On aura remarqué le changement de titre par rapport au précédent. Pourquoi l'âme ? Le mot est particulièrement ambigu du fait de la tradition occidentale. L'âme serait en effet une réalité substantielle, immortelle ce qui de fait arracherait l'homme aux lois de la nature et l'en rendrait maître et possesseur. Au contraire chez Jean Malaurie le mot qui court le long des pages signifie le fondement de la pensée animiste.
Celle-ci fut pourtant décriée tout au long du 19ème siècle dans une vision évolutionniste qui n'en voyait que le stade primitif de la religiosité ou encore des stades infantiles de la personnalité comme chez Freud ou Piaget.
L'animisme est en fait non une religion mais un système de pensée tout autre. C'est d'abord l'idée d'un cosmos, d'une totalité où rien n'est séparé, en particulier l'humanité et l'animalité. Le mythe y voit une origine indifférenciée et l'animal reste le cousin de l'homme.
Jean Malaurie consacre ainsi de nombreuses pages aux rapports avec ses chiens et y voit une interpsychologie possible. De même s'ils tuent des ours, les Inuits rendent hommage à leur dépouille.
Dans l'animisme, il n'y a donc pas de dualisme, de pensée de la transcendance, pas de créateur. Le cosmos est simplement divisé en étages superposés, visibles ou invisibles, où l'invisible n'est pas une surnature, mais simplement un autre mode d'existence. Le sacré est donc partout et le paysage est un monde de signes à déchiffrer si l'on veut vivre en harmonie avec le cosmos. Une même énergie (Uumaa) irrigue le cosmos à la manière de la circulation du sang et en assure la cohésion. C'est cette énergie que capte le chaman. Le chamanisme est en effet le corrélat de l'animisme. Le chaman est un passeur de sens, un passeur de mondes, un être lui même intermédiaire ( souvent transsexuel) qui retrouve par son voyage l'unité de ce qui s'était séparé à l'origine. Il renoue ainsi l'antique alliance avec le monde animal et végétal, mais pour ce faire il doit sortir de soi par la transe, utilisant le pouvoir vibratoire de certaines pierres.
On peut noter ici encore que Jean Malaurie pressent une écologie profonde qui va beaucoup plus loin que la simple défense de l'environnement. Un des buts des mémoires est pour lui de retisser les multiples liens de la matière à la vie, des hommes à l'ensemble des vivants. Il donne ainsi voix à la pluralité des êtres comme le fait par ailleurs la collection Terre Humaine. Aussi dans les dernières pages remercie-t-il ses compagnons inuits qui lui ont permis cette quête spirituelle.
Un dernier problème se pose pourtant. Notre auteur a-t-il atteint au contact de l'animisme cette paix, cet état zen, ce vide intérieur qu'il recherchait ? Il le semblerait dans une des dernières pages lorsqu'il est envahi par "un sentiment océanique" (Bachelard) qui le met en communion avec l'environnement. Mais très vite le langage du chercheur reprend le dessus, analyse, classe, catégorise.
Alors la main saisit une craie et un vélin, trace des rapports, des lignes de force. Surgissent le noir, le blanc, le gris sous le doigt compulsif. Des spirales, des ellipses se développent dans le sens du soleil, tout un alphabet ésotérique. "Il y a une aptitude libératrice des doigts qui est l'expression par le toucher d'une force psychique".
Un animiste ne s'exprime pas sur l'essentiel. Sa vie intime est secrète. Aussi Jean Malaurie va-t-il nous délivrer cette phrase énigmatique " l'homme intérieur n'a pas de langage, il est muet". Mais peut-être, au-delà du langage puisqu'il dit avoir écrit son dernier livre, s'exprimera-t-il désormais par l'art du pastel.
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