Les jurys citoyens berlinois et le tirage au sort : un nouveau modèle de démocratie participative ?
Il est symptomatique que tous ceux tournent en dérision la proposition de « jurys citoyens »( tout en s’affirmant par ailleurs des constructeurs de l’Europe ), méconnaissent systématiquement les expériences de nos voisin en matière de « démocratie participative ».il est vrai que le jacobinisme, le technocratisme ou la professionnalisation politique( pouvoir des élus, cumul des mandats etc…) n’y incitent guère.
Le but de ce premier article est de présenter l’exemple berlinois.
« Le tirage au sort des magistrats paraît aujourd'hui une telle absurdité que nous avons peine à concevoir qu'un peuple intelligent ait pu imaginer et maintenir un pareil système. »
G. GLOTZ, La Cité grecque, II, 5.
« Le jury, qui est le moyen le plus énergique de faire régner le peuple, est aussi le moyen le plus efficace de lui apprendre à régner. »
Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, I, 2, ch. VIII.
Depuis quelques années s'est développé en Allemagne un discours sur la participation citoyenne qui s'est concrétisé par la montée en puissance de dispositifs existants (comme le référendum) et par la mise en place de procédures nouvelles, l'échelon local apparaissant de ce point de vue comme privilégié Les jurys citoyens berlinois ont constitué l'un des exemples les plus intéressants de ces nouvelles procédures participatives. Dans chacun des dix-sept quartiers ciblés par la politique fédérale de régénération urbaine ,un groupe d'habitants composé pour moitié de personnes tirées au sort sur la liste des résidents et pour moitié de citoyens organisés ou actifs sur leur quartier a disposé librement d'une somme de 500 000 € pour soutenir des projets micro-locaux. Ce projet pilote d'une durée de deux ans a pris fin en décembre 2003 Les acteurs impliqués ont tiré un bilan globalement positif de l'expérience
Pour les responsables politiques et administratifs du sénat berlinois, La gestion d’argent public par les citoyens, débouchant sur des projets concrets et visibles, constitue un succès non négligeable. Les managers de quartier, qui ont animé le dispositif au quotidien, ont pu grâce à cette activité augmenter leur influence vis-à-vis des habitants et de l'administration centrale. De nombreux jurés se sont sentis reconnus, voire « honorés » de la responsabilité qui leur a été confiée, des liens se sont créés, l'impression d'avoir effectué un travail utile pour leur quartier a été clairement exprimée, même si des réserves ont été émises sur tel ou tel point du dispositif.
Quels ont été les effets concrets de ce dispositif participatif ? Le recours au tirage au sort a-t-il permis d'affronter des problèmes classiques qui affectent la participation, comme la sous-représentation des individus des couches les plus dominées ? Les délibérations ont-elles été de qualité ? Quelles ont été ses caractéristiques ? Au-delà de l'expérience ponctuelle, les jurys berlinois représentent-ils, ne serait-ce que potentiellement, un nouveau modèle de démocratie participative ou délibérative ?
La mise en place des jurys citoyens s'inscrit dans un triple contexte. Berlin constitue tout d'abord un lieu emblématique des mouvements sociaux urbains, qui y trouvèrent un terrain favorable dès les années 1970 dans la partie Ouest de la ville. Les jeunes qui y habitaient étaient exemptés de service militaire, la vie était bon marché et une forte sous-culture alternative s'y développa. Les protestations contre les grandes opérations immobilières se multiplièrent, de même que les squats et les actions venues de la société civile. Suite à ces critiques, les citoyens furent pour la première fois impliqués dans le domaine des politiques urbaines. Au début des années 2000, si ces mouvements sont sur le recul, ils ont suffisamment modifié les perceptions des citoyens et des élus pour que la thématique participationniste fasse partie des univers de justification des uns et des autres, dans un contexte de crise de légitimité politique marqué notamment par des scandales financiers sur la ville. Des initiatives comme celles des jurys peuvent en ce sens être lues comme des tentatives des dirigeants politiques d'intégrer une partie des critiques qui leur ont été adressées afin d'augmenter leur légitimité politique.
Parallèlement, le lancement d'une politique de régénération urbaine au niveau fédéral, impliquant une coopération entre le Bund, les Lànder et les municipalités, a permis la mise en place d'un cadre politique et administratif qui a été utilisé pour les jurys. Cette politique, intitulée « Ville sociale » a été lancée avec un décalage temporel notable par rapport à la France ou à la Grande-Bretagne, sans doute parce que la crise urbaine a été beaucoup moins marquée outre-Rhin .Son objectif déclaré est d'inverser les « spirales négatives » affectant certains quartiers à travers une gamme d'actions relevant de logiques d'action affirmative et visant une action intégrée et le développement de partenariats entre les différents acteurs. Dans cette perspective, la participation des habitants est décrite comme un « but stratégique ». Cette proclamation n'est en soi pas originale et se retrouve peu ou prou dans la grande majorité des politiques de régénération urbaine contemporaines, mais la « stimulation » de la population des quartiers sensibles développée outre-Rhin s'inspire plus particulièrement de la thématique saxonne de « l’empowerment ». L'idée est que les groupes sociaux défavorisés nécessitent une aide spéciale et des dispositifs participatifs pour pouvoir s'organiser socialement et participer à la vie du quartier
Enfin, les actions entreprises dans ces quartiers ont pu bénéficier du mouvement plus large de réforme de l'administration engagé dès le début des années 1990. Ce mouvement a concerné en priorité les communes et s'est encore renforcé à partir de la fin des années 1990 avec la stagnation économique et une réforme fiscale défavorable qui ont plongé beaucoup de villes dans une situation financière difficile. Largement inspirée par les théories du New Public Management, la réforme entend favoriser une action plus transversale et le fonctionnement par objectifs, la transparence, le contrôle et la responsabilité à tous les échelons administratifs ainsi que la réduction des échelles hiérarchiques. Le « nouveau modèle de management public » doit aussi se comprendre dans le cadre du développement de dispositifs de gouvernance impliquant plusieurs types d'acteurs, le tout reposant sur une nouvelle conception de l'État résumée dans le leitmotiv de l'« État stimulateur »].
La mise en place d'un management de quartier dans les zones concernées par le programme de régénération urbaine se situe à la croisée entre ce mouvement de réforme administrative et la politique « ville sociale ». Mis en place en 1999 pour une période initiale de trois ans, le management de quartier a été reconduit jusqu'à 2008. Les managers, provenant généralement de bureaux d'urbanisme, ont un rôle d'interface entre les responsables politiques, l'administration et les citoyens. Le management de quartier vise à favoriser à la fois l’empowerment de la population et la modernisation administrative. Cela est assez original au regard des États-Unis, où les deux thématiques se développent théoriquement et pratiquement de façon séparée, comme au regard de la France, où le projet initial de faire de la politique de la ville le point de départ d'une réforme générale des politiques publiques a largement avorté.
Parmi les buts officiellement avancés dans la mise en place des jurys, l'élargissement de la participation figurait en bonne place. Le tirage au sort est censé élargir le cercle des citoyens au-delà des habitués de la participation » et renforcer sa représentativité, en particulier en termes de classe d'âge, de sexe et de nationalité.
L'inclusion de citoyens actifs, quant à elle, doit favoriser l'implication de la société civile structurée (y compris des acteurs économiques) dans la coopération avec les autorités et avec les simples citoyens. En pratique, de 200 à 300 personnes par quartier ont été tirées au sort et contactées par lettre. Environ un quart ont répondu et 14 % ont participé aux sessions. Dans certains cas, une partie des places de suppléants n'a pu être pourvue. Dans d'autres, les managers ont procédé à un nouveau tirage au sort ou à une relance de ceux qui n'avaient pas répondu pour mieux respecter les critères de diversité concernant l'âge, le sexe ou la nationalité. La disponibilité demandée aux jurés était assez importante puisqu'ils devaient en moyenne prendre part à une quinzaine de séances réparties régulièrement durant six à douze mois. Cela s'est traduit par un absentéisme parfois élevé et quelques sessions durent même être annulées faute de quorum. Cependant, la participation des présents aux discussions fut assez notable et eut tendance à se renforcer généralement au fil des séances. En règle générale, un cinquième des jurés intervenaient de façon particulièrement active tandis que 15 % restaient passifs (il s'agissait surtout de jeunes, de personnes âgées et d'immigrés, en particulier de sexe féminin). Il n'existait pas d'asymétrie tranchée entre jurés tirés au sort et jurés cooptés, ce qui peut en soi être considéré comme un succès. En termes de diversité sociale, le bilan a varié fortement selon les jurys. Si une certaine sous-représentation des jeunes, des personnes n'ayant pas le baccalauréat et surtout des immigrés a souvent été constatée, elle s'est avérée réduite en comparaison d'autres dispositifs basés sur la participation volontaire, tels les conseils ou les assemblées de quartier.
DISPOSITIFS PARTICIPATIFS
Les concepteurs des jurys berlinois se sont inspirés principalement du modèle des « cellules de planification », que l’on retrouve aussi en Espagne ou en Grande-Bretagne. Dans sa version originale, ce dispositif implique qu'un petit groupe de citoyens ordinaires (entre 15 et 30 personnes} tirés au sort se réunisse plusieurs jours d'affilée, par exemple un week-end, afin de discuter avec l'aide d'un animateur professionnel d'un thème précis en procédant à des auditions d'experts ou de parties prenantes et en alternant assemblées générales et sessions en petits groupes. À la fin des travaux, un rapport citoyen à valeur consultative est remis aux autorités ayant convoqué la cellule de planification.
Les jurys citoyens berlinois diffèrent notamment de cette méthodologie parce qu'ils font également appel à des citoyens organisés. Ils constituent un « forum hybride où participent directement ou indirectement des acteurs de statuts fort divers. Le management de quartier y a un rôle central : il intervient dans la composition du jury, prépare activement ses sessions en aidant en particulier au montage des projets présentés, anime ou co-anime les discussions et contrôle les projets qui en sont issus. Les associations y sont aussi très actives : elles présentent les deux tiers des projets examinés par les jurys, c'est en leur sein que sont recrutés une petite moitié des membres qui délibèrent, et ce sont encore elles qui, souvent, mettent en œuvre les projets retenus. Les simples citoyens ont en regard un poids plus réduit. S'ils contribuent pour moitié au recrutement des jurés, ils présentent plus rarement des projets (environ un tiers de ceux-ci, l'initiative revenant le plus souvent à des artistes) et contribuent encore moins fréquemment à leur réalisation. C'est dans le déroulement même des discussions des jurys et dans la prise de décision que leur rôle est le plus manifeste. Les élus et responsables administratifs, quant à eux, interviennent surtout en amont et en aval du dispositif. C'est d'eux qu'est venue la décision de constituer les jurys et de ne pas renouveler l'expérience. Leur présence est importante au cours des premières sessions, lorsqu'il s'agit de lancer et d'expliquer la dynamique. Par la suite, ils interviennent indirectement dans le fonctionnement des jurys (en particulier au travers de l'expertise des projets qui est parfois demandée aux services techniques de la ville-Land et dans le cas de décisions considérées comme problématiques) et jouent un rôle non négligeable dans la réalisation des projets.
Le tirage au sort
Le tirage au sort représente l'un des éléments les plus novateurs du dispositif D'une part, il peut constituer une procédure de résolution des conflits. D’autre part, le recours à cette procédure aléatoire peut servir à éviter la corruption à travers le contournement de toute possibilité de manipulation. Ensuite, le tirage au sort facilite la rotation des fonctions, c'est-à-dire l'égale chance d'accès aux charges publiques sur la base d'une présomption de compétence des citoyens.
Cette procédure permet aux « profanes » que sont les simples citoyens de prendre part à des décisions ordinairement monopolisées par des professionnels, qu'ils soient politiques, juristes, scientifiques ou techniciens. Une variante de cet objectif a été de permettre à des citoyens « ordinaires » de ne pas s'effacer devant des personnes qui, tout en étant bénévoles, sont organisées dans des associations et deviennent des « professionnels de la participation » (voire des professionnels tout court dans le cas de nombreuses ONG). Enfin, le tirage au sort peut être considéré comme une procédure qui favorise la représentativité sociologique des citoyens qui participent en fonction de critères comme l'âge, le sexe, le capital scolaire ou le niveau social. Dans ces trois derniers cas de figure, le tirage au sort constitue donc un outil allant à rencontre de mécanismes de distinction liés à la division du travail et à la procédure de l'élection ou de la délégation
Dans les dernières années, de nombreux dispositifs ayant recours au tirage au sort ont été expérimentés dans la vie politique et les politiques publiques en Europe. Les méthodologies ne sont qu'en partie standardisées et les termes employés varient d'un pays à l'autre, voire d'un cas à l'autre. Analytiquement, sous l'angle de la participation, il est possible de distinguer trois grands types. Le premier est le sondage délibératif : un échantillon de citoyens tirés au sort, assez large pour être véritablement représentatif (il peut aller jusqu'à plusieurs centaines de personnes), discute d'une question précise en auditionnant des experts, des responsables politiques et des associatifs. L'idée est que l'opinion ainsi formée correspond à ce que serait l'opinion du peuple s'il pouvait avoir les moyens d'une délibération de qualité — à la différence des sondages habituels. Les jurys citoyens et les cellules de planification reprennent une logique assez proche mais se contentent d’effectifs plus restreints, d'une quinzaine à quelques dizaines de personnes ; cela rend le dispositif beaucoup moins coûteux et l'organisation de discussions plus facile Enfin, les conférences de citoyens ont comme caractéristiques la « nature technique » des sujets discutés (OGM, l'énergie nucléaire, thèmes médicaux, etc.) - sans ses sujets soient complètement absents des deux autres dispositifs. Ces dernières ne reposent cependant pas sur le tirage au sort, mais sélectionnent un groupe des « citoyens ordinaires » par la procédure des quotas (parmi un groupe de citoyens volontaires suite à une campagne de presse), qui ensuite discute avec des professionnels et des Pensables administratifs. Contrairement à la fonction purement consultative des conférence citoyens, l'avis des conférences de consensus a potentiellement une portée normative .
Tous ces dispositifs contribuent à des titres divers au développement de la « démocratie »
VERS UNE DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE ?
Quoi qu'il en soit de ces limites, une autre originalité des jurys berlinois est qu'ils donnent aux citoyens un pouvoir décisionnel. La démocratie participative entendue au sens strict implique un système articulant des formes de démocratie directe au système représentatif; elle va au-delà du simple réaménagement délibératif de la démocratie représentative.
Un des objectifs des jurys était de permettre une prise de décision réelle sur sommes qui, si elles demeurent négligeables au regard du budget de Berlin ou de ses arrondissements, n'en sont pas moins conséquentes et de vingt à trente fois plus importantes que les habituels fonds d'investissement Cette capacité décisionnelle constitue une différence fondamentale par rapport à ce qu'étaient classiquement les conseils de quartier français, mais aussi par rapport aux jurys citoyens espagnols ou aux cellules de planification allemandes. Les jurys berlinois se rapprochent de ce point de vue des budgets participatifs latino-américains. Au total, 700 projets ont été subventionnés, partiellement ou en totalité, la majorité d'entre eux dirigés vers des publics d'enfants, d'adolescents ou déjeunes. En décidant réellement, les jurys se substituaient à des circuits administratifs potentiels D'un simple point de vue pratique, la procédure î s semble avoir bien fonctionné, au point que Peter Strieder, à l'époque sénateur pour le développement urbain et responsable de la mise en place des jurys, pouvait déclarer que « les jurys se sont donné du mal pour distribuer l'argent. Pour une même prestation, ils ont travaillé de façon moins coûteuse que ne l'aurait fait une administration ». Les réalisations concrètes qu'a permis le travail des jurys ont en retour donné une certaine publicité à leur existence.
Cependant, la capacité décisionnelle des jurés concernait exclusivement l'échelle microlocale, et cela a sans doute contribué à restreindre la montée en généralité dans les discussions des jurys et à donner un caractère explicitement apolitique aux discussions. Pour un observateur français habitué à des démarches participatives centrées sur l'interpellation des politiques par les habitants, l'absence de ces derniers dans l'essentiel des sessions des jurys berlinois était d'ailleurs notable. Plus qu'un exemple de démocratie participative, les jurys berlinois n'étaient-ils pas un dispositif essentiellement gestionnaire ?
Répondre à cette question conduit peut-être au cœur de la signification que revêtent la plupart des dispositifs de « démocratie participative en Europe »
.D'un côté, une dimension politique était sous-jacente dans les jurys, à travers la communication politique mise en œuvre par le Sénat berlinois, mais aussi et plus encore dans les motivations des jurés. L'un d'eux alla jusqu'à déclarer que « le peuple doit décider parce qu'il vit ici » ; beaucoup de membres avançaient qu'ils exerçaient leur citoyenneté en participant à l'expérience. En outre, même s'il s'agissait de sommes modestes, les décisions prises par les jurys sur les quartiers (ont pu parfois entrer en conflit avec les orientations qu'avaient prises les arrondissements sur les thèmes abordés, provoquant d'ailleurs l'irritation de ces derniers devant ce qu'ils ressentaient comme une intrusion sur leur domaine de compétence (les jurys avaient été mis en place par le Sénat de la ville-Land et dépendaient directement de lui). Plusieurs jurys demandèrent (sans succès) à sortir du rôle limité qui leur était imparti. C'est ainsi que la demande de pouvoir contrôler les projets acceptés fut régulièrement exprimée, et qu'un jury envoya une lettre de protestation parce que l'administration avait changé une équipe de managers de quartier sans le consulter. Ces quelques conflits de compétences entre jurys, Sénat et arrondissements sont révélateurs d'une dynamique politique embryonnaire. Cependant, donner aux jurys un droit de regard sur la gestion du management de quartier ou sur la possibilité de contrôler la réalisation des projets allait clairement au-delà des limites de ce que les responsables politiques étaient prêts à accepter.
Quoi d'étonnant dès lors si le bilan empirique de l'expérience quant à un autre but officiel des jurys, celui de la « stimulation » des habitants, est très mitigé ? Certes, les jurés ont été des citoyens actifs durant les sessions, mais il est difficile d'évaluer les répercussions de cette activité par la suite. On peut seulement noter que la participation au jury a pu constituer pour certaines personnes un déclencheur les amenant à s'engager dans des associations, et que des réseaux informels se sont réunis régulièrement dans une petite moitié des quartiers après que l'expérience a officiellement pris fin. Les associations qui ont été parties prenantes des jurys en ont bénéficié elles aussi. Cependant, le huis clos des sessions a incontestablement réduit l'écho du processus dans un public plus large et il est probable que la majorité de la population des quartiers concernés n'a pas été au courant de leur existence. Les projets soutenus ne sont en tout état de cause pas de nature à pouvoir véritablement inverser les spirales négatives affectant les quartiers, qui n'ont, dans le meilleur des cas, été compensées que partiellement par une telle initiative
Le potentiel politique des jurys ne devrait-il pas cependant être réévalué avec l'idée que, dans un autre contexte, il pourrait se déployer pleinement ?
Il est intéressant de noter qu'au XIXe siècle Tocqueville perçoit les jurys populaires aux États-Unis comme allant bien au-delà de leur rôle judiciaire. Pour lui, l'intérêt de cette institution est fondamentalement politique, « en ce qu'elle place la direction réelle de la société dans les mains des gouvernés ou d'une portion d'entre eux, et non dans celle des gouvernants. [...] Aux États-Unis, [...] chaque citoyen est électeur, éligible et juré. Le système du jury [...] me paraît une conséquence aussi directe et aussi extrême du dogme de la souveraineté du peuple que le vote universel ». Tocqueville ajoute que, parce qu'il est étendu aux affaires civiles au lieu d'être limité comme en Angleterre aux affaires criminelles, le jury américain a une fonction d'éducation à la citoyenneté, enseignant la pratique de l'équité et responsabilisant les individus devant leurs propres actes. Surtout, en les forçant « à s'occuper d'autre chose que de leurs propres affaires, il combat l'égoïsme individuel, qui est comme la rouille des sociétés. Le jury sert incroyablement à former le jugement et à augmenter les lumières du peuple. C'est là, à mon avis, son plus grand avantage. On doit le considérer comme une école gratuite et toujours ouverte. [...] Ainsi le jury, qui est le moyen le plus énergique de faire régner le peuple, est aussi le moyen le plus efficace de lui apprendre à régner » Le raisonnement de Tocqueville est il est vrai étroitement lié à sa valorisation de l'esprit légiste aux États-Unis, et son raisonnement n'est donc pas entièrement transposable à des jurys qui, comme dans le cas berlinois, s'occupent de politiques urbaines ou sociales plutôt que du droit civil
L’on pourrait se demander dans une perspective tocquevillienne si la multiplication des jurys de type berlinois ne pourrait pas avoir un effet similaire à celui que l'auteur de La Démocratie en Amérique analysait un siècle et demi plus tôt.
Est-ce cependant un hasard si le tirage au sort, qui constituait un mécanisme central de la démocratie antique et qui jouait encore un rôle non négligeable dans les républiques italiennes du Moyen Âge, avait disparu de la sphère politique dans la période ouverte par les révolutions démocratiques modernes et ne subsistait plus jusqu'à une date récente que dans le système judiciaire, dans certains exemples de jury
Pourquoi cette technique, si puissante durant des siècles, ne fut-elle pas prise en compte politiquement lorsque recommencèrent des expériences démocratiques à grande échelle ? Bernard Manin a argumenté de façon convaincante qu'elle contredisait la logique de distinction qui était si présente dans la tête des fondateurs des Républiques modernes. Sieyès n'avançait-il pas que les citoyens « nomment des représentants bien plus capables qu'eux-mêmes de connaître l'intérêt général et d'interpréter à cet égard leur propre volonté » La logique de la division croissante du travail et de la professionnalisation tendancielle de l'activité politique joua aussi pour récuser la prise de décision politique par des « profanes.
Les frontières du politique
Un conflit de compétences a opposé certains jurys et les responsables du Sénat. D'un côté, réunis pour délibérer sur des questions concernant le bien commun de leur quartier, les jurés s'engagent dans une dynamique où ils refusent d'être cantonnés dans des frontières trop étroites et, de proche en proche, s'estiment légitimes pour aborder d'autres thèmes, comme celui du management de quartier. De l'autre, les responsables estiment qu'ils dépasseraient les compétences qui leur ont été assignées et le cadre d'action qui leur a été concédé s'ils remettaient en cause le cadre global de ce processus. Tout se passe comme si le recours à des profanes tirés au sort était possible et légitime tant qu'ils ne s'occupent que de questions limitées, qui apparaissent comme relevant de l'intérêt général du quartier mais qui demeurent dans le particulier (le « subjectif ») du point de vue de la ville de Berlin prise dans son ensemble. Dans les thématiques républicaines classiques, c'est parce que seuls les élus peuvent légitimement définir l'intérêt général qu'ils ont le monopole des décisions politiques.
L'essentiel des développements qui sont qualifiés de « démocratie participative » en Europe ne ressortent-ils pas de la même logique, oscillant entre une codécision réelle mais limitée à l'échelle du quartier et une discussion publique sans codécision dès que cette échelle est dépassée ? Si le tirage au sort est réapparu comme outil politique dans les démocraties contemporaines après des siècles d'éclipse, c'est parce que la technique elle-même était au préalable redevenue un savoir-faire maîtrisé et politiquement légitime avec le développement des sondages. Mais c'est aussi parce qu'il est globalement resté cantonné dans cette logique de la « subjectivité » : jusqu'à aujourd'hui, aucune discussion publique n'a par exemple eu lieu sur l'introduction du tirage au sort pour la désignation des charges dans les institutions clefs au niveau national aussi bien que municipal.
Il n'en reste pas moins que cette frontière entre le « politique » et la « société civile » est contestée et qu'une fois engagé le processus les citoyens participants sont amenés à revendiquer plus de pouvoir et à contester la monopolisation du politique par les élus et le système des partis institutionnels.
L'expérience des jurys n'a pas été renouvelée à cause de la situation financière difficile de la capitale allemande, de la crise de compétences enclenchée entre le Sénat, les arrondissements et le management de quartier, et parce que les jurys sont restés pour l'essentiel une démarche top down et n'ont pas suscité une participation large de la société civile. Cependant, elle est explicitement mentionnée par le Sénat de Berlin comme une source d'inspiration des budgets participatifs qui se mettent en place dans certains arrondissements de la capitale allemande, et dont l'un au moins aura recours au tirage au sort. Dans un dispositif comme celui des jurys berlinois, celui-ci porte tout au plus l'embryon d'une nouvelle forme de représentation démocratique.
Mais par son caractère égalitaire (l'accès des profanes à la prise de décision) et sa vocation « participationniste », il questionne le fonctionnement de la démocratie représentative classique.
http://unhumainunevoix.com
Bonjour
voila pour moi la meilleur façon de mettre en place la démocratie.
Merci de faire passer.
cordialement.
Rédigé par : bong | 20 février 2007 à 01:08