Les jurys citoyens berlinois et le tirage au sort : un nouveau modèle de démocratie participative ?
Il est symptomatique que tous ceux tournent en dérision la proposition de « jurys citoyens »( tout en s’affirmant par ailleurs des constructeurs de l’Europe ), méconnaissent systématiquement les expériences de nos voisin en matière de « démocratie participative ».il est vrai que le jacobinisme, le technocratisme ou la professionnalisation politique( pouvoir des élus, cumul des mandats etc…) n’y incitent guère.
Le but de ce premier article est de présenter l’exemple berlinois.
« Le tirage au sort des magistrats paraît aujourd'hui une telle absurdité que nous avons peine à concevoir qu'un peuple intelligent ait pu imaginer et maintenir un pareil système. »
G. GLOTZ, La Cité grecque, II, 5.
« Le jury, qui est le moyen le plus énergique de faire régner le peuple, est aussi le moyen le plus efficace de lui apprendre à régner. »
Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, I, 2, ch. VIII.
Depuis quelques années s'est développé en Allemagne un discours sur la participation citoyenne qui s'est concrétisé par la montée en puissance de dispositifs existants (comme le référendum) et par la mise en place de procédures nouvelles, l'échelon local apparaissant de ce point de vue comme privilégié Les jurys citoyens berlinois ont constitué l'un des exemples les plus intéressants de ces nouvelles procédures participatives. Dans chacun des dix-sept quartiers ciblés par la politique fédérale de régénération urbaine ,un groupe d'habitants composé pour moitié de personnes tirées au sort sur la liste des résidents et pour moitié de citoyens organisés ou actifs sur leur quartier a disposé librement d'une somme de 500 000 € pour soutenir des projets micro-locaux. Ce projet pilote d'une durée de deux ans a pris fin en décembre 2003 Les acteurs impliqués ont tiré un bilan globalement positif de l'expérience
Pour les responsables politiques et administratifs du sénat berlinois, La gestion d’argent public par les citoyens, débouchant sur des projets concrets et visibles, constitue un succès non négligeable. Les managers de quartier, qui ont animé le dispositif au quotidien, ont pu grâce à cette activité augmenter leur influence vis-à-vis des habitants et de l'administration centrale. De nombreux jurés se sont sentis reconnus, voire « honorés » de la responsabilité qui leur a été confiée, des liens se sont créés, l'impression d'avoir effectué un travail utile pour leur quartier a été clairement exprimée, même si des réserves ont été émises sur tel ou tel point du dispositif.
Quels ont été les effets concrets de ce dispositif participatif ? Le recours au tirage au sort a-t-il permis d'affronter des problèmes classiques qui affectent la participation, comme la sous-représentation des individus des couches les plus dominées ? Les délibérations ont-elles été de qualité ? Quelles ont été ses caractéristiques ? Au-delà de l'expérience ponctuelle, les jurys berlinois représentent-ils, ne serait-ce que potentiellement, un nouveau modèle de démocratie participative ou délibérative ?
La mise en place des jurys citoyens s'inscrit dans un triple contexte. Berlin constitue tout d'abord un lieu emblématique des mouvements sociaux urbains, qui y trouvèrent un terrain favorable dès les années 1970 dans la partie Ouest de la ville. Les jeunes qui y habitaient étaient exemptés de service militaire, la vie était bon marché et une forte sous-culture alternative s'y développa. Les protestations contre les grandes opérations immobilières se multiplièrent, de même que les squats et les actions venues de la société civile. Suite à ces critiques, les citoyens furent pour la première fois impliqués dans le domaine des politiques urbaines. Au début des années 2000, si ces mouvements sont sur le recul, ils ont suffisamment modifié les perceptions des citoyens et des élus pour que la thématique participationniste fasse partie des univers de justification des uns et des autres, dans un contexte de crise de légitimité politique marqué notamment par des scandales financiers sur la ville. Des initiatives comme celles des jurys peuvent en ce sens être lues comme des tentatives des dirigeants politiques d'intégrer une partie des critiques qui leur ont été adressées afin d'augmenter leur légitimité politique.
Parallèlement, le lancement d'une politique de régénération urbaine au niveau fédéral, impliquant une coopération entre le Bund, les Lànder et les municipalités, a permis la mise en place d'un cadre politique et administratif qui a été utilisé pour les jurys. Cette politique, intitulée « Ville sociale » a été lancée avec un décalage temporel notable par rapport à la France ou à la Grande-Bretagne, sans doute parce que la crise urbaine a été beaucoup moins marquée outre-Rhin .Son objectif déclaré est d'inverser les « spirales négatives » affectant certains quartiers à travers une gamme d'actions relevant de logiques d'action affirmative et visant une action intégrée et le développement de partenariats entre les différents acteurs. Dans cette perspective, la participation des habitants est décrite comme un « but stratégique ». Cette proclamation n'est en soi pas originale et se retrouve peu ou prou dans la grande majorité des politiques de régénération urbaine contemporaines, mais la « stimulation » de la population des quartiers sensibles développée outre-Rhin s'inspire plus particulièrement de la thématique saxonne de « l’empowerment ». L'idée est que les groupes sociaux défavorisés nécessitent une aide spéciale et des dispositifs participatifs pour pouvoir s'organiser socialement et participer à la vie du quartier
Enfin, les actions entreprises dans ces quartiers ont pu bénéficier du mouvement plus large de réforme de l'administration engagé dès le début des années 1990. Ce mouvement a concerné en priorité les communes et s'est encore renforcé à partir de la fin des années 1990 avec la stagnation économique et une réforme fiscale défavorable qui ont plongé beaucoup de villes dans une situation financière difficile. Largement inspirée par les théories du New Public Management, la réforme entend favoriser une action plus transversale et le fonctionnement par objectifs, la transparence, le contrôle et la responsabilité à tous les échelons administratifs ainsi que la réduction des échelles hiérarchiques. Le « nouveau modèle de management public » doit aussi se comprendre dans le cadre du développement de dispositifs de gouvernance impliquant plusieurs types d'acteurs, le tout reposant sur une nouvelle conception de l'État résumée dans le leitmotiv de l'« État stimulateur »].
La mise en place d'un management de quartier dans les zones concernées par le programme de régénération urbaine se situe à la croisée entre ce mouvement de réforme administrative et la politique « ville sociale ». Mis en place en 1999 pour une période initiale de trois ans, le management de quartier a été reconduit jusqu'à 2008. Les managers, provenant généralement de bureaux d'urbanisme, ont un rôle d'interface entre les responsables politiques, l'administration et les citoyens. Le management de quartier vise à favoriser à la fois l’empowerment de la population et la modernisation administrative. Cela est assez original au regard des États-Unis, où les deux thématiques se développent théoriquement et pratiquement de façon séparée, comme au regard de la France, où le projet initial de faire de la politique de la ville le point de départ d'une réforme générale des politiques publiques a largement avorté.
Parmi les buts officiellement avancés dans la mise en place des jurys, l'élargissement de la participation figurait en bonne place. Le tirage au sort est censé élargir le cercle des citoyens au-delà des habitués de la participation » et renforcer sa représentativité, en particulier en termes de classe d'âge, de sexe et de nationalité.
L'inclusion de citoyens actifs, quant à elle, doit favoriser l'implication de la société civile structurée (y compris des acteurs économiques) dans la coopération avec les autorités et avec les simples citoyens. En pratique, de 200 à 300 personnes par quartier ont été tirées au sort et contactées par lettre. Environ un quart ont répondu et 14 % ont participé aux sessions. Dans certains cas, une partie des places de suppléants n'a pu être pourvue. Dans d'autres, les managers ont procédé à un nouveau tirage au sort ou à une relance de ceux qui n'avaient pas répondu pour mieux respecter les critères de diversité concernant l'âge, le sexe ou la nationalité. La disponibilité demandée aux jurés était assez importante puisqu'ils devaient en moyenne prendre part à une quinzaine de séances réparties régulièrement durant six à douze mois. Cela s'est traduit par un absentéisme parfois élevé et quelques sessions durent même être annulées faute de quorum. Cependant, la participation des présents aux discussions fut assez notable et eut tendance à se renforcer généralement au fil des séances. En règle générale, un cinquième des jurés intervenaient de façon particulièrement active tandis que 15 % restaient passifs (il s'agissait surtout de jeunes, de personnes âgées et d'immigrés, en particulier de sexe féminin). Il n'existait pas d'asymétrie tranchée entre jurés tirés au sort et jurés cooptés, ce qui peut en soi être considéré comme un succès. En termes de diversité sociale, le bilan a varié fortement selon les jurys. Si une certaine sous-représentation des jeunes, des personnes n'ayant pas le baccalauréat et surtout des immigrés a souvent été constatée, elle s'est avérée réduite en comparaison d'autres dispositifs basés sur la participation volontaire, tels les conseils ou les assemblées de quartier.
DISPOSITIFS PARTICIPATIFS
Les concepteurs des jurys berlinois se sont inspirés principalement du modèle des « cellules de planification », que l’on retrouve aussi en Espagne ou en Grande-Bretagne. Dans sa version originale, ce dispositif implique qu'un petit groupe de citoyens ordinaires (entre 15 et 30 personnes} tirés au sort se réunisse plusieurs jours d'affilée, par exemple un week-end, afin de discuter avec l'aide d'un animateur professionnel d'un thème précis en procédant à des auditions d'experts ou de parties prenantes et en alternant assemblées générales et sessions en petits groupes. À la fin des travaux, un rapport citoyen à valeur consultative est remis aux autorités ayant convoqué la cellule de planification.
Les jurys citoyens berlinois diffèrent notamment de cette méthodologie parce qu'ils font également appel à des citoyens organisés. Ils constituent un « forum hybride où participent directement ou indirectement des acteurs de statuts fort divers. Le management de quartier y a un rôle central : il intervient dans la composition du jury, prépare activement ses sessions en aidant en particulier au montage des projets présentés, anime ou co-anime les discussions et contrôle les projets qui en sont issus. Les associations y sont aussi très actives : elles présentent les deux tiers des projets examinés par les jurys, c'est en leur sein que sont recrutés une petite moitié des membres qui délibèrent, et ce sont encore elles qui, souvent, mettent en œuvre les projets retenus. Les simples citoyens ont en regard un poids plus réduit. S'ils contribuent pour moitié au recrutement des jurés, ils présentent plus rarement des projets (environ un tiers de ceux-ci, l'initiative revenant le plus souvent à des artistes) et contribuent encore moins fréquemment à leur réalisation. C'est dans le déroulement même des discussions des jurys et dans la prise de décision que leur rôle est le plus manifeste. Les élus et responsables administratifs, quant à eux, interviennent surtout en amont et en aval du dispositif. C'est d'eux qu'est venue la décision de constituer les jurys et de ne pas renouveler l'expérience. Leur présence est importante au cours des premières sessions, lorsqu'il s'agit de lancer et d'expliquer la dynamique. Par la suite, ils interviennent indirectement dans le fonctionnement des jurys (en particulier au travers de l'expertise des projets qui est parfois demandée aux services techniques de la ville-Land et dans le cas de décisions considérées comme problématiques) et jouent un rôle non négligeable dans la réalisation des projets.
Le tirage au sort
Le tirage au sort représente l'un des éléments les plus novateurs du dispositif D'une part, il peut constituer une procédure de résolution des conflits. D’autre part, le recours à cette procédure aléatoire peut servir à éviter la corruption à travers le contournement de toute possibilité de manipulation. Ensuite, le tirage au sort facilite la rotation des fonctions, c'est-à-dire l'égale chance d'accès aux charges publiques sur la base d'une présomption de compétence des citoyens.
Cette procédure permet aux « profanes » que sont les simples citoyens de prendre part à des décisions ordinairement monopolisées par des professionnels, qu'ils soient politiques, juristes, scientifiques ou techniciens. Une variante de cet objectif a été de permettre à des citoyens « ordinaires » de ne pas s'effacer devant des personnes qui, tout en étant bénévoles, sont organisées dans des associations et deviennent des « professionnels de la participation » (voire des professionnels tout court dans le cas de nombreuses ONG). Enfin, le tirage au sort peut être considéré comme une procédure qui favorise la représentativité sociologique des citoyens qui participent en fonction de critères comme l'âge, le sexe, le capital scolaire ou le niveau social. Dans ces trois derniers cas de figure, le tirage au sort constitue donc un outil allant à rencontre de mécanismes de distinction liés à la division du travail et à la procédure de l'élection ou de la délégation
Dans les dernières années, de nombreux dispositifs ayant recours au tirage au sort ont été expérimentés dans la vie politique et les politiques publiques en Europe. Les méthodologies ne sont qu'en partie standardisées et les termes employés varient d'un pays à l'autre, voire d'un cas à l'autre. Analytiquement, sous l'angle de la participation, il est possible de distinguer trois grands types. Le premier est le sondage délibératif : un échantillon de citoyens tirés au sort, assez large pour être véritablement représentatif (il peut aller jusqu'à plusieurs centaines de personnes), discute d'une question précise en auditionnant des experts, des responsables politiques et des associatifs. L'idée est que l'opinion ainsi formée correspond à ce que serait l'opinion du peuple s'il pouvait avoir les moyens d'une délibération de qualité — à la différence des sondages habituels. Les jurys citoyens et les cellules de planification reprennent une logique assez proche mais se contentent d’effectifs plus restreints, d'une quinzaine à quelques dizaines de personnes ; cela rend le dispositif beaucoup moins coûteux et l'organisation de discussions plus facile Enfin, les conférences de citoyens ont comme caractéristiques la « nature technique » des sujets discutés (OGM, l'énergie nucléaire, thèmes médicaux, etc.) - sans ses sujets soient complètement absents des deux autres dispositifs. Ces dernières ne reposent cependant pas sur le tirage au sort, mais sélectionnent un groupe des « citoyens ordinaires » par la procédure des quotas (parmi un groupe de citoyens volontaires suite à une campagne de presse), qui ensuite discute avec des professionnels et des Pensables administratifs. Contrairement à la fonction purement consultative des conférence citoyens, l'avis des conférences de consensus a potentiellement une portée normative .
Tous ces dispositifs contribuent à des titres divers au développement de la « démocratie »
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