CHAMAN AMERINDIEN:
Le dialogue avec les dieux appelle dans chaque religion des techniques corporelles spécifiques. La prière catholique exige à la fois humilité et recueillement, silence du corps ; elle est, sur le plan spirituel comme sur le plan physique, préparation à la mort, qui est ouverture sur le salut. L'activité du corps est suspendue, mise en veilleuse ; ceci est conforme à une métaphysique dualiste qui n'a cessé d'avoir cours, distance vertigineuse qui sépare l'âme du corps. Le fidèle ne participe pas au sacrifice, il est simple spectateur. Un seul acteur : le prêtre, soutenu par l'orgue et le chœur. L’émotion que la musique sacrée répand dans l'assistance ne s'accompagne d'aucune manifestation physique : elle est purement intérieure. Très tôt, le théâtre naissant fut chassé de l'église. Dans cette perspective, le dérèglement des sens dans la communication avec le sacré est d'essence diabolique. Mais les mystiques se hasardent, non sans provoquer la méfiance du clergé, à communiquer directement avec Dieu par des moyens aberrants, en se passant du prêtre. Ils pénètrent dans la zone du chamanisme et de la possession Leur comportement relève des religions extatiques
Toutes les techniques du corps chrétiennes s'opposent point par point aux techniques africaines et afro-américaines qui caractérisent les cultes de possession authentiques. La religion ici est un théâtre dansé, une explosion dramatique, une exubérance dionysiaque, une allégresse physique. Le corps humain est le véhicule du sacré, les dieux apparaissent sur terre, s'incarnent, « chevauchent » le fidèle, lui impriment des bondissements, lui prêtent leur voix. La personnalité propre du fidèle s'efface ; elle ne résiste pas à l'irruption de la personnalité divine. Le prêtre n'est que l'organisateur d'un spectacle rituel dont les acteurs ne peuvent se dérober à leur vocation : ils sont élus ou choisis.
Mais la possession authentique, celle dont le culte haïtien du vaudou ou son équivalent dahoméen nous offre les exemples les plus typiques, appartient à un ensemble complexe de phénomènes religieux Le terme de religions extatiques pourrait servir à les caractériser. Ce terme engloberait deux structures religieuses antinomiques, que les observateurs confondent parfois : le chamanisme d'une part, la possession d'autre part
Le chamanisme comme la possession sont deux modes d'approche du sacré par le moyen de techniques corporelles plus ou moins violentes, débouchant parfois sur l'extase. Ces techniques font appel à une curieuse disposition du corps et de l'esprit humain, que notre propre culture considère comme erratique ou névrotique : le changement de personnalité. Celui-ci s'opère au cours d'une crise nerveuse d'intensité variable qui n'est pas sans évoquer les « troubles » hystériques définis, de manière assez confuse, par la psychiatrie occidentale. Le fait singulier, qui n'a pas manqué d'attirer l'attention des ethnographes, est que cette crise nerveuse socialisée peut toucher parfois un nombre considérable d'hommes et de femmes, comme c'est le cas dans le vaudou haïtien. Dès lors, les ethnographes (Métraux, Bastide, Herskovits, Verger et bien d'autres) se désolidarisent des interprétations psychiatriques en insistant sur les caractères sociologiques du phénomène : la crise extatique n'est jamais anarchique, elle est réglée comme un rôle théâtral, elle s'intègre dans un culte organisé, qui possède ses prêtres, son panthéon, ses règles strictes
Luc DE HEUSH. POURQUOI L’EPOUSER ? p.228
La reconnaissance de ces faits, qui contrastent vigoureusement avec l'hystérie pure et simple, a été salutaire. Mais ces distinctions ayant été clairement reconnues, on ne se débarrasse pas pour autant de l'irritant problème des coïncidences étranges qui subsistent entre le comportement de 1' « hystérique » occidental et celui du possédé africain ou du chaman sibérien. Il est temps de rechercher un terrain commun de discussion entre l'ethnographie, l'histoire des religions et la psychiatrie, de proposer une perspective où toutes les manifestations « hystériformes » s'inséreraient dans une structure psychosociologique cohérente.
Sous leurs formes les plus pures, les cultes chamanistiques paraissent appartenir en propre aux populations mongoliques et amérindiennes ; les cultes de possession authentiques caractérisent largement le monde noir, tant en Afrique qu'en Amérique. Ces deux pôles structurent un vaste ensemble de techniques corporelles semblables ou comparables, en dépit de la variété évidente des contextes culturels.
Le chamanisme tout entier évolue dans le domaine de la magie : le chaman rivalise avec les dieux, les combat parfois, les trompe, monte vers eux dans un mouvement d'orgueil qui le pose comme l'égal ou le rival des dieux. C’est est une démarche ascensionnelle, fondée le plus souvent sur une cosmogonie étagée ; l'existence d'un axe du monde permet le voyage mystique, le déplacement vertigineux de l'âme du chaman dans l'espace, la montée au Ciel et la descente aux Enfers. Le chaman abandonne son corps, son âme s'évade, quitte la yourte où se rassemblent les tambourineurs et l'assistance empêtrée dans ses difficultés, prisonnière de ses maux. Le chaman est avant tout guérisseur, magicien. La quête de l'âme dérobée est un thème chamanistique constant parmi les populations sibériennes .Le malade a été «dépossède» de son âme et le chaman part à sa reconquête dans l'espace mythique. Il vole dans les airs, traverse les abîmes, descend aux Enfers : ces pouvoirs magiques extraordinaires, il les doit à la protection d'esprits bienveillants qui dialoguent avec lui. Le chaman donc conserve l'intégrité de sa personnalité psychique, dont les pouvoirs sont décuplés. Il est voyant, héros.
Sans doute, dans un certain nombre de cas, l'esprit protecteur qui élit le futur chaman se révèle-t-il à lui au cours d'une crise de fureur que l'on pourrait confondre avec une crise de possession. En fait, il semble que l'esprit se révèle en se montrant ; il ne s'empare pas du corps de l'élu. Cette révélation est une rencontre violente, non la substitution d'une âme à une autre. D'ailleurs, au cours de la cure chamanistique, le chaman invoque les esprits protecteurs. Il les interpelle parfois de manière impérative.
La technique extatique du chaman est requise comme riposte à une « dépossession » du malade. Le patient est amoindri, dépossédé de son âme. Le chaman part la reconquérir : la réintégration de l'âme est souvent symbolisée par l'ingestion d'un corps : le guérisseur pueblo introduit un grain de maïs, symbole de l'âme retrouvée, dans une boisson que le patient doit absorber Lévi-Strauss a montré que la pratique chamanistique est une psychanalyse inversée : « En fait, la culture chamanistique semble être un exact équivalent de la technique psychanalytique, mais avec une inversion de tous les termes. Toutes deux visent à provoquer une expérience et toutes deux y parviennent en reconstituant un mythe que le malade doit vivre, ou revivre. Mais, dans un cas, c'est un mythe individuel que le malade construit à l'aide d’éléments tirés de son passé ;dans l’autre c’est un mythe social que le malade reçoit de l’extérieur…le psychanalyste écoute pendant que le chaman parle…..
Dans les structures mythiques propres aux cultes de possession africains, nous trouvons une autre dans une autre perspective. La possession s'oppose en bloc au chamanisme: le chamanisme est apparu comme une montée l'homme vers les dieux, une technique et une métaphysique ascensionnelles ; la possession est une descente des dieux et une incarnation.
Ici, la présence étrangère-à-soi cesse d'être ressentie comme état pathologique, pour n'être plus que pure épiphanie. Loin d'être refusé comme un mal (possession B) l'esprit est accepté comme un bien : c'est la possession heureuse, authentiquement religieuse, pleinement assumée par une initiation: le fidèle élu par le dieu apprend sous la conduite d'un prêtre à être habité périodiquement par lui ; parfois même le dieu est fixé en lui par des rites appropriés après que sa propre âme lui a été retirée et mise à l'abri sur l'autel (vaudou haïtien). Cette possession authentique se retrouve chez les Songhay du Niger, chez les Éthiopiens de la région de Gondar, au Dahomey, chez les Yoruba du Nigeria, dans le vaudou haïtien, chez les Noirs brésiliens ; elle inverse toutes les valeurs et les symboles du chamanisme, celui qui se fonde résolument sur l'ascension du chaman, la conquête de l'âme dérobée, le caractère magique et héroïque de l'intervention humaine.
Dans la possession authentique le fidèle africain ne monte pas vers les dieux comme le chaman sibérien ; ce sont les dieux qui descendent vers lui, prennent « possession », au sens le plus fort du terme, de son corps, se substituant pleinement à la personnalité normale.
Cette pratique, loin de restituer l'équilibre de la personnalité ancienne comme c'est le cas dans la thérapeutique chamanistique, introduit une nouvelle personnalité, créant ainsi une situation sociale bénéfique, une communication directe entre les hommes et les dieux. En outre, le fidèle subit passivement, religieusement la transe ; il ne la recherche pas délibérément, par des moyens magiques, comme le chaman.
Le passage de la magie à la religion est très net cette fois. Le prêtre apparaît aux côtés du fidèle, surveillant les manifestations de la transe ; il initie les élus, leur apprend à jouer correctement un rôle théâtral. Michel Leiris a développé ce dernier aspect . Alors que le chaman est un acteur solitaire, les fidèles possédés se groupent en associations cultuelles qui donnent les dieux en spectacle ; ils leur offrent périodiquement le support de leur propre corps qui se mue en « monture ».
Le chaman au cours de la quête de l'âme dérobée recherche volontairement à reconstituer la personnalité ancienne, altérée, du malade qui implore son aide ; le possédé authentique subit passivement, pour les autres, pour le bénéfice de la communauté tout entière ( pour que les dieux puissent prendre langue avec les hommes) la présence en lui d'une personnalité divine nouvelle
Chez les Songhay du Niger comme en Haïti, la première crise de possession, brutale, anarchique, n'est pas une maladie mais le signe d'une élection. Le dieu ne veut pas tourmenter il cherche à communiquer par l'intermédiaire d'un corps humain.
Le point de départ est le même cependant, qu'il s'agisse de la possession authentique ou de la possession inauthentique (diabolique). Seuls varient le dénouement et le sens que la société accorde à ces manifestations. Chez les Songhay, étudié par J.Rouch, le possédé non initié apparaît bien, au cours de sa première crise, comme un malade mental : il est prostré, il ne parle plus, il est secoué de temps en temps par des attaques terribles, les Songhay s'efforcent d'imprimer à ce dérèglement initial un style religieux. A partir du chaos psychique, ils vont créer un ordre, il vont transformer la maladie mentale, qui est désordre, confusion et silence (le malade ne parle plus) en langage. Ce maître à parler, ce metteur en scène des dieux, est un prêtre, le zima. Le langage nouveau et le rôle qu'il apprend au malade sont bénéfiques à la fois pour le groupe tout entier (qui communique ainsi avec les dieux) et pour le malade même ; l'efficacité psychiatrique de cette technique (qui inverse radicalement les conceptions fondamentales de la psychanalyse, puisqu'elle accepte le mal, le canalise vers des fins nouvelles) ne peut être mise en doute : la crise qui était permanente au début, s'espace. Le génie ne possédera plus son « cheval » qu'au cours des cérémonies, au moment où le rythme de tambour spécifique, appartenant en propre au génie, retentira. Le zima impose donc encore, dans ce système religieux, sa volonté magique aux dieux. Du moins, il manœuvre les dieux, il ne cherche pas à annihiler leur action, il les contraint seulement à subir l'ordre humain.
Au lieu d'être un exorcisme, comme la psychanalyse, la guérison est une adaptation au désordre même, la transformation de la maladie (qui est par définition absence de communication) en structure de communication. La possession authentique est le langage des dieux. Les Thonga qui ont opté, comme la psychiatrie occidentale, pour l'exorcisme disent, au contraire : la possession est la folie des dieux.
Chez les Éthiopiens de la région de Gondar, décrits par Michel Leiris, nous trouvons au départ un homme ou une femme troublés par un mal ou accablés par un malheur qu'ils croient pouvoir imputer à l'action d'un génie, un zar. La présence étrangère-à-soi, qui est le moteur de la démarche, peut donc être aussi une présence maléfique autour de soi : « Dans l'ordinaire des cas, écrit Leiris, loin de représenter le trouble originel qu'il convient de soigner, les crises de possession n'apparaîtront qu'après l'intervention du guérisseur, quand ce dernier, dans le but de prendre langue avec le Persécuteur supposé pour parvenir à une entente, l'aura amené à s'emparer du patient d'une façon manifeste ou, plus exactement, aura habitué celui-ci à manifester dans son comportement (principalement au cours des assemblées d adeptes) les signes reconnus comme étant ceux de la possession » Sur ce terrain, Leiris not encore que le possédé sera « chevauché » au cours des cérémonies ultérieures par un esprit ou plusieurs esprits attitrés. » Ceux-là mêmes qui se sont déclarés au moment de la thérapeutique initiatique. Ces génies ont été attachés au possédé par un sacrifice.
C'est toujours un lien personnel entre le dieu et sa « monture » qu'établit le rituel initiatique du vaudou haïtien, bien qu'ultérieurement le fidèle pourra être possédé occasionnellement par d'autres dieux. Non seulement l'initiation assure la protection particulière d'un esprit (loa) mais encore elle apporte la force supplémentaire qui permet d'affronter la pénétration violente de celui-ci au cours de la transe. Les motifs qui poussent le fidèle à offrir son corps comme « monture » à un dieu, sont divers : l'initiation apparaît souvent comme le remède décisif contre une maladie, ou le complément d'un traitement médical. Le loa manifeste lui-même sa volonté de s'incarner dans un fidèle ; il peut l'exprimer par la bouche d'un possédé en état de crise, il peut aussi apparaître en songe à l'intéressé lui-même. Mais la plupart des néophytes ont déjà été possédés spontanément avant leur initiation ; ils se voueront au loa qui fut le premier à descendre sur eux ou à celui qui s'est manifesté le plus souvent.
La portée de l'initiation vaudouesque ne saurait être réduite à une action thérapeutique. Une prêtresse du culte affirme que la cérémonie « porte chance » Elle confère au corps et à l'esprit une vigueur nouvelle. Elle est thérapeutique de choc et ou transformation de la personnalité.
Nous sommes bien en présence ici d'un scénario initiatique authentique : retraite, purifications, mise à mort symbolique, résurrection.
Rites intitiatiques VOUDOU: Porto-Novo:
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