VAUDOU (6). TRANSE ET POSSESSION: ESSAI D'INTERPRETATION
Les observateurs n'ont pas été sans noter que la transe reproduisait le schéma classique du dédoublement de personnalité dans l'attaque hystérique - à moins, objectent d'autres, qu'il ne s'agisse d'états simulés dans le cadre d'un rituel traditionnel agissant à la fois comme "défouloir" et comme "paravent
La transe procure, à ceux qui s'y réfugient, un moyen d'échapper à une situation désagréable. L'individu en état de transe n'est en aucune manière responsable de ses actes ni de ses paroles. Il a cessé d'exister en tant que personne. Un possédé peut donc, en toute impunité, exprimer des pensées que, dans son état normal, il hésiterait à formuler de vive voix." Roger Bastide, en conséquence, a proposé une interprétation freudienne des fonctions de la transe : la possession permettrait au refoulé de revenir "dans une atmosphère de joie et de fête, sans le caractère sinistre dont parle Freud",mais Métraux lui objecte le caractère "individuel" de son analyse : Peut-on parler d'impulsions refoulées quand le comportement du possédé est strictement dicté par la tradition, et personnifie un "être mythologique dont le caractère lui est, somme toute, étranger ?
Herskovitz de son côté s'est vigoureusement élevé contre l'interprétation "hystérique" en soulignant l'aspect contrôlé et "stylisé" du phénomène, ainsi que sa fréquence, vécu comme un moyen normal d'entrer en contact avec les puissances surnaturelles : "Le nombre de personnes sujettes à la possession est trop grand pour que leur soit accolée l'étiquette d'hystériques, à moins de considérer l'ensemble de la population comme atteinte de troubles mentaux." Métraux reconnaît donc dans la plupart des possessions un élément de comédie "qui suggère invinciblement un certain degré de simulation, ou, tout au moins, un élément de délusion volontaire. On est en droit de douter de l'authenticité de possessions qui surviennent, pour ainsi dire, sur commande lorsque le rituel l'exige."
Métraux esquisse alors une voie nouvelle de réflexion, échappant à l'alternative de "l'authentique" et du "simulé", lorsqu'il évoque le "rêve éveillé" de l'enfant qui joue à l'Indien au point d'être pris dans ses fictions :
Les adultes contribuent à ce rêve éveillé en se faisant complices d'une telle fiction et en lui procurant les déguisements qui la favorisent. Les possédés évoluent dans une atmosphère encore plus favorable : le public n'affecte pas de croire à la réalité de leur jeu, il y croit sincèrement. Dans les couches populaires et même dans certains milieux de la bourgeoisie haïtienne, l'existence des loa et leurs incarnations sont articles de foi. Le possédé partage cette conviction. Dans l'état de tension où il se trouve après avoir subi ou simulé une crise nerveuse, il ne distingue guère son moi du personnage qu'il représente. Il s'improvise acteur. La facilité avec laquelle il entre dans la peau de son personnage lui est une preuve de plus qu'il est ce personnage même. Il tient son rôle de bonne foi, l'attribuant à la volonté d'un esprit qui, de façon mystérieuse, s'est insinué en lui. Bref, il semblerait que le simple fait de se croire possédé suffise à provoquer chez le sujet le comportement des possédés, sans qu'il y ait véritablement intention de duperie. Quiconque se met en transe est obligé de mener le jeu jusqu'au bout. Simuler une possession n'implique pas forcément une attitude sceptique à l'égard du phénomène. Tel hungan dont les possessions étaient souvent de complaisance, était hanté par la crainte des loa et prenait très au sérieux — et même au tragique — les menaces et les avertissements qu'il en recevait par la bouche d'autres possédés.
L'état de possession s'explique donc par le climat intensément religieux des milieux vaudouisants. L'omniprésence des loa et leurs incarnations sont l'objet de croyances si profondes et si indiscutées que les possessions sont accueillies avec moins d'émotion que la visite d'un ami .
Le vaudou système symbolique :
CL.Lévi-Strauss a contribué le plus à mettre en lumière la richesse des systèmes culturels des sociétés traditionnelles et à les faire comprendre comme des langages valables à côté des autres langages produits par l'homme au cours de son histoire. Précisément, à propos du phénomène de la possession, Lévi-Strauss fait remarquer qu'on ne peut plus le considérer à la manière des états pathologiques observés dans la société moderne occidentale : la possession relève plutôt d'une interprétation sociologique :
« Dans les sociétés à séance de possession, explique-t-il, la possession est une conduite ouverte à tous ; les modalités en sont fixées par la tradition ; la valeur en est sanctionnée par la participation collective. Au nom de quoi affirmerait-on que des individus correspondant à la moyenne de leur groupe, disposant dans les actes de la vie courante de tous les moyens intellectuels et physiques, et manifestant occasionnellement une conduite significative et approuvée, devraient être traités* comme des anormaux ? ».
Si, pour d'autres types de sociétés, la possession pourrait inspirer de la répulsion ou de la honte, dans les cas de civilisation tradionnelle nous sommes en présence d'une conduite normale, d'une conduite qui assure l'équilibre social.
I
l n'y a donc aucune raison de considérer les possédés vaudouisants comme des malades et d'utiliser la psychiatrie pour les comprendre. Nous sommes seulement en présence d'un système collectif-symbolique, où le groupe social et la tradition mythique ancestrale sont déterminants et le sont si bien que l'individu possédé n'est jamais livré à lui-même : la société contrôle et régit l'épiphanie des esprits. Comme l'ont montré
Bastide pour les religions africaines au Brésil, Michel Leiris pour les Éthiopiens de Gondar, Jean Rouch pour les Songhai, Herskovitz pour le Dahomey et les Noirs d'Amérique, la possession par les esprits est réglée comme un drame liturgique, comme un théâtre où des modèles de comportement sont offerts et épousés.
L'aspect d'effervescence, de fête collective que présentent les cérémonies des cultes de possession n'est pas à considérer dans la perspective d'une pure sortie hors de la condition quotidienne, d'une pure recherche de compensation ou de consolation : ce qui importe désormais, c'est précisément le système total dans lequel se meut le vaudouisant, Tout cela est exprimé dans les rythmes de tambour, dans les danses et les mélodies appropriées, si bien que Bastide a pu appeler ce type d'extases « un discours écrit en gestes musicaux ».
Mais ce discours est d'autant plus à prendre au sérieux qu'il est celui par lequel le vaudouisant appréhende et subjectivise |, sa propre situation dans l'univers : le monde des esprits se répartit en effet les différents domaines de la nature. Il les relie entre eux en un cosmos. Et la transe mystique peut apparaître comme une participation vécue à la nature devenue cosmos.. A partir de là, la parole du vodouisant est libérée. Sa parole est celle de l'univers qui en quelque sorte le précède et à laquelle il s'abandonne. Comme celle de Césaire :
Mais ils s'abandonnent, saisis, à l'essence de toutes choses... Chair de la chair du monde, palpitant du mouvement même du monde... »
Le vodouisant découpe le réel, pour le réorganiser et pour vivre sa condition sociale. le monde des esprits, c'est un système symbolique qui, pour original qu'il puisse paraître, ne constitue pas une barrière entre le vodouisant et nous puisque toute société humaine repose sur un système symbolique par lequel les individus se situent les uns par rapport aux autres, et se comprennent ensemble.
L’exemple de la maladie :
CL.Lévi-Strauss distingue entre les sociétés modernes et les sociétés traditionnelles :
« On aurait ainsi les sociétés « anthropémiques », allergiques aux différences et qui tendent à les éliminer « hors du corps social » — comme le médecin cherche à expulser du corps organique le microbe, l'exorciste le démon, le chaman l'objet maléfique — et les sociétés « anthropophagiques » qui s'efforcent de les intégrer. Le cas de maladies « nerveuses » est ici crucial : les premières y voient précisément des maladies dont il faut se protéger et dont les victimes se trouvent plus ou moins dévalorisées ; les secondes, au contraire, font à ces mêmes victimes, parfois une place de choix, voyant en elles moins des malades que des élus, des gens qu'une vocation qualifie pour certaines fonctions ».
La possession dans le Vaudou apparaît justement intégrée à la société vaudouisante et est considérée comme une faveur, comme une fonction structurante, et non comme un processus névrotique. Dans cette perspective l'individu malade est un théâtre où vont s'exprimer les conflits de la culture et sa maladie ne sera pas une réalité isolée à côté d'autres, un drame à porter dans une solitude intérieure, comme il peut en être dans le monde occidental moderne. Ce qui est frappant chez les vodouisants, c'est qu'ils ne voient pas de difficultés à attribuer à, la même maladie à la fois des causes naturelles physiques et des causes extérieures à la maladie comme l'action de puissances invisibles que sont les esprits. Puisque la maladie est un état inorganisé, une négativité humaine, comme le dit Jean Pouillon, ou encore une mise en question de l'ordre social, la société va articuler cette situation inorganisée et confuse dans un langage. Il n'y a pas là inattention et légèreté devant la réalité objective et physiologique. La maladie sera plutôt inscrite dans un langage offert par la société et le premier bénéficiaire des procédés thérapeutiques sera la société, la société dans sa cohérence que le malade donnera l'occasion de confirmer. ce que Lévi-Strauss disait de la cure chamanistique permet de comprendre le système des loa dans la conception vaudouesque de la maladie
Les esprits protecteurs et les esprits malfaisants, les monstres surnaturels et les animaux magiques, font partie d'un système cohérent qui fonde la conception indigène de l'univers. La malade les accepte, ou, plus exactement, elle ne les a jamais mis en doute. Ce qu'elle n'accepte pas, ce sont les douleurs incohérentes et arbitraires, qui, elles, constituent un élément étranger à son système, mais que, par l'appel aux mythes, le chaman va replacer dans un ensemble où tout se tient ».
Danse des novices au Bénin: rite d'initiation.
Lévi-Strauss soulignait l'importance du langage socioculturel dans le processus de la maladie et de sa guérison. Si l'importance de ce langage est masquée dans la société moderne, elle apparaît fondamentale dans le Vaudou
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