Face à la résistance que leur oppose leur milieu d’insertion les hommes s’inscrivent dans son épaisseur et construisent dans un débat permanent avec lui l’univers de sens et de valeurs qui permet l’existence collective. Existent donc des univers symboliques face à leur environnement et qui enchevêtrent la vie quotidienne des acteurs, rendant possible le lien social, potentialisant des énergies, animant le milieu où ils existent et le rendant propice à accueillir une entreprise humaine donnée.
Le corps est ainsi une réalité changeante d’une société à une autre, les images qui le définissent, les systèmes de connaissance qui cherchent à en élucider la nature, les rites qui le mettent socialement en scène, les performances qu’il accomplit sont étonnamment variées, contradictoires même, pour notre logique . Ainsi magie, sorcellerie sont des termes vagues, ("magie" nomme toutes les efficacités qui échappent à l’entendement rationnel, ) regroupant des pratiques et des représentations incroyablement diversifiées, lieu ici de l’ironie et de l’affrontement de visions du monde opposées. Soit le positivisme qui récuse par principe tout ce qui échappe à une vision étroitement rationaliste du monde, autre forme d’ethnocentrisme. Soit les délires, le charlatanisme et les illusions dont se nourrissent la parapsychologie ou l’irrationalisme, posés à leur tour comme principes fanatiques de vérité.
Le barreur de feu des campagnes européennes , écrit l’anthropologue D.Le Breton, guérit les brûlures en murmurant une prière et en effectuant quelques gestes sur la zone brûlée. L’expérience quotidienne à son sujet montre que la brûlure s’estompe sans laisser le plus souvent la moindre cicatrice. Plus étonnant encore, le barreur agit de la même façon sur un animal brûlé. Observation banale pour nombre d’ethnologues. Observation étonnante pour celui qui voudrait obstinément maintenir un cadre de pensée biomédical pour lequel cette action du barreur est impensable et donc jugée impossible. En fait le savoir biomédical et le savoir-faire du barreur ne se réfutent pas mutuellement, ils sont anthropologiquement d’un ordre différent. La condamnation de l’un ou de l’autre n’a de sens que dans la perspective d’une relation d’intimidation et donc de pouvoir exercé légalement ou politiquement par l’un sur l’autre [11]. Le médecin et le barreur ne visent pas le même "corps". Et si les savoirs populaires nés le plus souvent dans les campagnes européennes (panseurs de secret, magnétiseurs, radiesthésistes, phytothérapeutes, barreurs, rebouteux ou autres) continuent à exercer leur vocation encore aujourd’hui, c’est parce que les usagers y trouvent leur compte. Et si la médecine moderne est aujourd’hui en crise, c’est que le modèle hégémonique du corps, n’est plus perçu par les usagers comme étant la seule autorité .
Les articles précédents ont montré que l’action du chamane était d’assigner une forme et un sens là où se déployait auparavant un chaos de sensations brutes et absurdes. La mise en ordre qu’il opère, en attribuant à ce désordre une signification admise par la communauté et la malade, restitue cette dernière à l’ordre humanisé de la nature. Selon l’analyse de levi-strauss, la parturiante, un moment captive d’un univers sauvage qui ne lui accordait aucune prise et la broyait, est libérée de l’emprise de Muu ; elle reprend sa situation en main en l’affectant d’une signification qui implique aussi l’action en sa faveur du chamane. Elle peut dès lors mettre son enfant au monde. A travers la symbolisation qu’il opère, le chamane débloque une situation qui paraissait figée. Pour ce faire il s’est aussi appuyé sur deux axes :le savoir : c’est-à-dire qu’il a recouru à des choses bien connues de la femme, comme elles le sont de la communauté sociale à laquelle elle appartient. Le mythe évoqué ici est un partage commun, ce n’est pas un récit arbitraire ou aléatoire. D’autre part, en assignant une signification à ce désordre, en l’accompagnant au fil de la lutte, le chaman lui montre la valeur qui est la sienne, l’estime où elle est tenue. Le désordre de sa chair n’efface en rien sa dignité.
Le chamane comble une déchirure dans le tissu du sens, il colmate l’irruption douloureuse de l’incompréhensible. Par l’adjonction d’un sens nouveau, accrédité par l’acteur et la collectivité, ces actes contribuent à une humanisation ou mieux à une socialisation du trouble. Ils restituent l’acteur au symbolisme général de son groupe d’appartenance. Celui-ci doit participer, même de façon minime, à la représentation du corps à laquelle adhère le thérapeute qu’il consulte.
C’est ici qu’il faut mettre à distance critique le dualisme occidental: qui distingue le corps et l’âme, l’organique et le psychologique et débouche sur ce partage du travail qui donne dans nos sociétés le corps à l’analyse des médecins et l’esprit à la sagacité des psychologues ou des psychanalystes.( . selon c.l.s., le chamane agirait surtout psychologiquement en manipulant sur un plan mental des images qui ricocheraient sur un plan physique grâce à l’homologie symbolique entre ces plans différents de réalité, homologie postulée mais non démontrée) :
Selon d.le breton, au contraire, dans le récit évoqué le mythe fonctionne provisoirement comme une théorie de la chair (et non du corps) qui permet directement l’action symbolique du chaman, à travers l’adhésion de la communauté.
Dans nos cultures le collectif d’appartenance n’est plus qu’un cadre formel, un entourage a minima. En tant qu’individu chacun est le maître de ses choix et de son existence, moyennant l’allégeance relative à un ensemble formel de lois et de données nécessaires à la commodité de la vie sociale, et il est face à un immense bric-à-brac de repères, de valeurs, de systèmes de pensée plus ou moins investis les uns et les autres, au sein duquel il puise à sa guise. « la formule moderne du corps implique une triple rupture : l’homme est coupé de lui-même (le savoir du corps n’est plus dans nos sociétés un savoir sur l’homme), coupé des autres (passage du "nous autres" au "moi, je" qui fait du corps un facteur d’individuation), et coupé de la nature (le savoir officiel du corps dans nos sociétés, c’est-à-dire le savoir biomédical, puise dans le corps même ses principes d’analyse ; le corps n’est pas un écho de l’univers, un microcosme) ». David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité
Si lévi strauss compare le chamane à notre psychanalyste, la cure reste le lieu où le patient construit un mythe individuel par une longue démarche et l’analyste veille de surcroît au maintien de la distance avec son patient .
Dans une société "holiste", (dumont) communautaire, traditionnelle, le "nous autres" prime sur le "moi, je", la chair qui incarne la personne la relie à son collectif et aux différents systèmes symboliques qui donnent forme et sens à un ordre du monde. Dans ces sociétés la personne est fondue dans le collectif et sa singularité s’inscrit dans la consonance d’une même trame communautaire. Ici l’acteur puise directement au sein du collectif qui le porte les matériaux dont il a besoin pour penser et agir au regard de ses troubles, (ainsi à partir de la définition du sacrement comme “signe qui fait ce qu'il signifie”, les théologiens du Moyen Age qui évoluaient dans un de ces mondes holistes avaient ainsi forgé la notion de “signe efficace ).
Dans les sociétés « holistes »,, l’efficacité symbolique est une énergie de restauration qui se trame au cœur d’une relation sociale. Chamanes, guérisseurs, devins mais aussi barreurs de feu, panseurs de secret ou désorceleur, pratiquent des techniques qui reposent sur une vision du monde où l’homme est un microcosme, chair non coupée de l’univers qui la nourrit et lui donne ses rythmes. Le corps ici est relieur et non interrupteur (le breton.)
J.favret saada( ah la feline ! la sale voisine) écrit ainsi à propos du désorcellement dans notre bocage mayennais
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Pour la famille ensorcelée, observer tant de règles équivaut de toute évidence à changer de vie. L'espace est réorganisé par les protections magiques, le temps scandé par les opérations rituelles. Quoi qu'il arrive, même un malheur, les ensorcelés ne se sentiront plus seuls : le souvenir des schémas d'action minutieusement établis par Madame Flora les accompagnera tout au long des journées ; leurs conversations seront autant de débats sur des détails cérémoniels (à la prière du soir, qui doit avoir la main dans l'eau bénite ? Le chef de famille ou n'importe qui ?) ; leurs conversations seront autant de tentatives pour reconstituer le discours de la désorceleuse, autant d'esquisses du compte rendu qu'ils lui feront des événements.
Cette mobilisation constante produit deux types d'effets : d'une part, elle focalise l'attention des ensorcelés sur la sélection du ou des coupables, puis sur l'observation forcenée de ceux-ci ; d'autre part, les rituels, nombreux mais faciles à exécuter, vont détourner leur attention du malheur et de l'échec, et leur faire expérimenter le plaisir d'un agir efficace…
Ce qui fait l'unité profonde de la séance, c'est la voix de Madame Flora, qui « prend » le consultant dès l'arrivée, et ne le lâche plus une seule seconde : elle couvre tous les registres imaginables (le drame, la familiarité, la tendresse, la férocité...), mais surtout, elle passe de l'un à l'autre avec une souplesse sans pareille, et sans jamais laisser le consultant abandonné à lui-même. Cet enveloppement généralisé du « malade » par la voix de la thérapeute constitue un élément essentiel du « soin » qu'elle prodigue à ses consultants
Dans Le sens pratique , p.bourdieu a développé un ensemble de concepts propres à rendre compte de l’efficacité symbolique
« La croyance pratique n'est pas un « état d'âme » ou, moins encore, une sorte d'adhésion décisoire à un corps de dogmes et de doctrines instituées (« les croyances »), mais, si l'on permet l'expression, un état de corps. relation d'adhésion immédiate qui s'établit dans la pratique entre un habitus([ systèmes de dispositions durables et transposables l'habitus produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de l'histoire, conformément aux schèmes engendrés par l'histoire] et le champ auquel il est accordé, cette expérience muette du monde comme allant de soi que procure le sens pratique. La croyance en actes, inculquée par les apprentissages primaires qui, selon une logique typiquement pascalienne, traitent le corps comme un pense-bête, comme un automate « qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense » en même temps que comme un dépôt où sont conservées les valeurs les plus précieuses, est la forme par excellence de cette sorte de « pensée aveugle ou e symboliquet qui est le produit de dispositions quasi corporelles, schèmes opératoires, analogues au rythme d'un vers dont on a perdu les mots, ou au fil d'un discours qui s'improvise, procédés transposables, tours, trucs, coups ou astuces En ce sens ,on pourrait dire du chamane qu’il développe une forme particulièrement exemplaire du sens pratique comme ajustement anticipé aux exigences d'un champ, ce que le langage sportif appelle le « sens du jeu » (comme « sens du placement », art d' « anticiper », etc.).
On ne peut vivre réellement la croyance associée à des conditions d'existence profondément différentes, c'est-à-dire à d'autres jeux et à d'autres enjeux, et moins encore donner à d'autres le moyen de la revivre par la seule vertu du discours. Il est juste de dire en ce cas, comme on fait parfois devant l'évidence de l'ajustement réussi à des conditions d'existence perçues comme intolérables : « il faut y être né ». on naît dans le jeu, avec le jeu, et le rapport de croyance, d'investissement est d'autant plus total, inconditionnel, qu'il s'ignore comme tel.
Tous les efforts des ethnologues pour s'ensorceler ou s'enchanter des sorcelleries ou des mythologies des autres n'ont d'intérêt, pour si généreux qu'ils soient parfois, que de réaliser, dans leur volontarisme, toutes les antinomies de la décision de croire, qui font de la foi décisoire une création continue de la mauvaise foi et du double jeu (ou je). Ceux qui veulent croire de la croyance des autres se condamnent à ne ressaisir ni la vérité objective ni l'expérience subjective de la croyance : »
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