Le corps, comme le souligne David Le Breton, est le lieu de rencontre d'une « trajectoire individuelle et d'une dimension collective ; il est le révélateur par excellence de la complexité et de la pluralité du champ social, le microcosme qui recueille à son échelle aussi bien les grandes affirmations du social que ses bruissements les plus secrets, ses cris comme ses chuchotements1 ».
Chez les mélanésiens, il n’est pas conçu comme une forme et une matière isolées du monde,mais participe en son entier d'une nature qui, à la fois, l'assimile et le baigne. les mêmes matières sont à l'œuvre au sein du monde et de la chair ; elles établissent une intimité, une solidarité entre les hommes et leur environnement :
Ainsi le terme karo (corps selon m.leenhard dans do kamo) :
Karo rhe - - le corps de l'eau, qui est la masse du fleuve.
Karo sô -- le corps de la danse. C'est le poteau sculpté autour duquel se déroulent les évolutions des danseurs.
Karo bara — le corps de la crainte. On désigne par là le rameau dont les femmes se font un écran pour ne point voir le frère aîné tabou et n'être point vues de lui.
Karo boe - - le corps de la nuit. C'est la voie lactée, ossature du ciel.
Karo nevo - - le corps du trou. C'est son vide (rien entouré de quelque chose).
Karo gi - - le corps de la hache ; c'est-à-dire son manche.
Karo pâ - - le corps des guerriers (corps d'armée). Karo kamo — le corps de l'homme, la personne. Karo iapëre — le corps de la table, son pied
Chez les Canaques, ainsi, le corps emprunte donc ses caractères au règne végétal. il entrelace son existence aux arbres, aux fruits, aux plantes et obéit aux pulsations du végétal, confondu à cette communauté de tout ce qui vit. Kara désigne à la fois la peau de l'homme et l'écorce de l'arbre. L'unité de la chair et des muscles renvoie à la pulpe ou au noyau des fruits. Les noms des différents viscères puisent également au sein d'un vocabulaire végétal :Les reins et les autres glandes de l'intérieur portent le nom d'un fruit dont l'apparence est proche de la leur. Les poumons dont l'enveloppe rappelle la forme de l'arbre totémique des Canaques : Kuni sont identifiés sous ce nom. Quant aux intestins, ils sont assimilés aux entrelacs de lianes qui densifient la forêt
.structure de la plante, structure du corps humain se répondent ,conclut m.leenhardt qui parle de « vue ’cosmomorphique »
Le livre fourmille d’anecdotes dans ce sens :--de l’apparence du jeune séducteur oint d’huile de coco ce qui fait dire à sa belle que « l’eau et la sève transparaissent sous sa peau » jusqu’au « divorce » d’un couple où l’un retourne à son arbre initial pour reprendre sa « place de fruit » auprès des descendants de la souche première. l’enfant enfin dont la croissance» est identiqueà une pousse d'arbre, d'abord aqueuse, puis avec le temps, ligneuse et dure.
Dans la cosmogonie canaque, tout homme sait de quel arbre de la forêt est issu chacun de ces ancêtres. L'arbre symbolise l'appartenance au groupe en enracinant l'homme à la terre de ses ancêtres et en lui attribuant au sein de la nature une place singulière, fondue parmi les innombrables arbres qui peuplent la forêt. A la naissance de l'enfant, là où se trouve enterré le cordon ombilical, on plante une pousse qui peu à peu s'affirme et grandit au fur et à mesure du mûrissement de l'enfant
On comprend que la notion occidentale de personne est sans consistance dans la société mélanésienne. Si le corps est en liaison avec l'univers végétal, entre les vivants et les morts, il n'existe pas davantage de frontières. La mort n est pas conçue sous la forme de l'anéantissement, elle marque l’accès à une autre forme d'existence où le défunt peut prendre la place d'un animal, d'un arbre, d'un esprit. Il peut même revenir dans le village ou la ville et se mêler aux vivants .
De son vivant, chaque sujet n'existe que dans ses relations aux autres. L’épaisseur humaine, ne tient que dans la somme de ses liens avec ses partenaires .L'existence du Canaque est donc celle d'un foyer d'échanges au sein d'une communauté où nul ne peut être caractérisé comme individu. La notion de personne au sens occidental n'est donc pas repérable dans la socialité et la cosmogonie traditionnelle canaque. on pourrait dire que le corps n'existe pas, du moins pas au sens où nous l'entendons aujourd'hui dans nos sociétés, il n'est pas le support ou la preuve d'une individualité, puisque celle-ci n'est pas fixée, que la personne repose sur des fondements qui la rendent perméable à toutes les effluves de l'environnement. Le « corps » n'est pas frontière, atome, mais élément indiscernable d'un ensemble symbolique. Nulle aspérité entre la chair de l'homme et la chair du monde ».d.lebreton.
c’est ici le lieu de rapporter et de discuter une anecdote célèbre devenue une sorte de « scène primitive de l’anthropologie du corps . Maurice Leenhardt, soucieux de cerner l'apport des valeurs occidentales sur les mentalités traditionnelles, interroge un vieillard canaque son informateur et celui-ci répond, à la grande stupeur de Leenhardt, « ce que vous nous avez apporté, c'est le corps !! »
Soit une individualisation qui reproduirait celle des sociétés occidentales. Le Mélanésien conquis à ces valeurs nouvelles, se détacherait du tissu de sens traditionnel qui intègre sa présence au monde au sein d'un continuum. des frontières délimitées par son corps le distinguent dorénavant de ses compagnons, même de ceux qui ont accompli le même cheminement. Mise à distance de la dimension communautaire et développement d'une dimension sociétale où les liens entre les acteurs sont plus lâches. Un certain nombre de Mélanésiens finissent donc par se sentir davantage individu dans une société que membre à peine discernable d'une communauté.
[ le même vieillard boesoou opère une réapparition spectaculaire comme symbole d’une réponse de « vieux païen » à la question de l’ethnologue missionnaire dans le contexte de l’exposition du quai Branly « qu’est ce qu’un corps ?
Je parle ici du catalogue parce que l’exposition elle-même, baignée (sinon totalement occultée) dans une pénombre mystérieuse destinée sûrement à souligner le mystère de l’altérité des corps, n’apportait pas grande réponse à la question malgré la force des pièces présentées.
Dans le catalogue en question, l’anecdote ci dessus servait de mythe fondateur à une série d’appositions et de parti pris visant à opposer le dualisme occidental, de nature religieuse, à d’autre universaux comme «l’Afrique de l’ouest, l’Amazonie etc…Un parti pris d’abstraction excluait d’entrée toute méthodologie(qualifiée de « fétichiste ») du contexte , en particulier historique.-- La véracité de l’anecdote elle-même est remise en question par nombre d’ethnologues ..Au fond le vieux païen servait à deux fins : montrer d’une part un jeu croisé de regards anthropologiques : celui du canaque révélant au missionnaire occidental son « impensé » religieux, comme l’ethnologue révèle au canaque son impensé culturel (notons qu’en en définitive l’ethnologue reste pourtant le « maître des mots puisqu’il interprète la pensée de boessoou qui n’en a pas tant dit hormis peut être la phrase précitée ).
l’apologue avait aussi comme fin par exclusion de l’histoire de fonder un parti pris( et donc discutable quant à sa véracité), celui de considérer le dualisme comme d’essence chrétienne « d’où vous nous avez apporté le péché, la chair la souillure avec le corps »).--au moins rousseau fondant cette mythologie « quand il commençait par exclure les fait » à propos de l’état de nature, postulait clairement que celui-ci n’avait jamais sans doute existé sinon comme concept critique.]
C’est,le platonisme (cf. le Phédon) et au-delà l’orphisme bien avant le christianisme qui ont jeté les bases du dualisme. On ne peut pas non plus faire remonter l’origine de celui au monothéisme puisque le judaïsme n’est pas dualiste quant au corps et n'envisage pas la condition humaine sous la forme d'une chute dans le corps, L'hébreu, dit Claude Tresmontant, est une langue concrète qui ne nomme que ce qui existe. Aussi, n'a-t-il pas de mot pour signifier la "matière", pas plus que pour le "corps", puisqu ces concepts ne visent pas des réalités empiriques contrairement à ce que nos vieilles habitudes dualistes et cartésienne nous portent à croire.
L'incarnation est le fait de l'homme « Je ne perçois pas un "corps", lequel contiendrait une "âme" ; je perçois immédiatement une âme vivante, avec toute la richesse de son intelligibilité que je déchiffre dans le sensible qui m'est donné... Aussi l'hébreu emploie-t-il indifféremment pour désigner l'homme vivant les termes "âme" ou "chair", qui visent une seule et même réalité, l'homme vivant dans le monde.
la notion de personne cristallisée autour du moi, c'est-à-dire l'individu, est elle-même d'une apparition récente au sein de l'histoire du monde occidental et avec la personne, le libre arbitre, la dualité de l’âme et du corps ( le corps machine de DESCARTES) Facteur d'individuation au plan social, au plan des représentations, le corps est dissocié du sujet et perçu comme l'un de ses attributs. Les sociétés occidentales ont fait du corps un avoir plus qu'une souche identitaire,'héritage historique du retrait dans la conception de la personne, de la composante communautaire et cosmique et effet de la coupure opérée au sein même de l'homme.
La définition du corps est toujours donnée en creux par celle de la personne. Ce n'est nullement une réalité évidente, une matière incontestable : le « corps » n'existe que construit culturellement par l'homme. C'est un regard porté sur la personne par les sociétés humaines qui en balisent les contours sans le distinguer la plupart du temps de l'homme qu'il incarne. D'où le paradoxe de sociétés pour qui le « corps » n'existe pas. Ou de sociétés pour qui le « corps » est une réalité si complexe qu'elle défie l'entendement de l'occidental. De même la forêt est évidente à première vue, mais il y a la forêt de l'Indien et celle du chercheur d'or, celle du militaire et celle du touriste, celle de l'herboriste et celle de l'ornithologue, celle de l'enfant et celle de l'adulte, celle du fugitif ou celle du voyageur... De même le corps ne prend sens qu'avec le regard culturel de l'homme .D.LE BRETON
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