Sais-tu ce que je cherche à entrevoir au fond de mon oeil atone ? Ce qui est le plus caché en moi, l'invisible bordé de visible. Quoi donc ? Non pas les organes que je méconnais, les aponévroses que j'ignore, les palpitations obscures que je ne pressens même pas. Non ! Ce que je recherche, c'est la cache même, c'est le point aveugle de ma rétine qui origine ma vue et que je ne puis que deviner par ses contours, que je poursuis sans jamais pouvoir le fixer, la dérobade même….LE TROU NOIR DE MON CORPS
JEAN PIERRE KLEIN 2002
Mais qu’est-ce que le corps ? Comment le penser ? Sous quel registre le définir ? Ses formations relèvent-elles de l’essence intrinsèque d’une « chose » ou obéissent-elles aux aspects relationnels et métaphoriques inhérents à tout social et à toute symbolique ?
La pensée d'un corps-matière, détaché de l’âme, est consensuellement posée comme un élément constitutif de la civilisation occidentale moderne. Mais cette dernière introduit en outre l'idée d'un corps indissociable de l'individu, de l'extérieur de son image et de l'intérieur de son vécu. Comme l’a montré m.foucault, la culture du corps n’est plus, comme chez les Grecs, une figuration pour autrui qui évolue, tout au long des interactions, dans une altérité. Elle est plutôt, l’incorporation d’une subjectivité qui se déploie dans une identité stable, construite par identification et transmise socialement. Selon Freud, L’individu accède à la modernité par un processus historique d’« autocontrainte », qui socialise violence et pulsions et qui le fait, ainsi, se réaliser dans la sublimation. La valorisation contemporaine de l'éthique de la « maîtrise de soi » comme modèle de comportement, sur lequel repose d'ailleurs toute personnalisation incorporée de la domination, en est une bonne illustration.
Le corps se trouve alors au centre du phénomène d’individuation qui caractérise les sociétés modernes. Le surinvestissement narcissique dont il est actuellement l’objet, sur le plan social, est un des indicateurs majeurs de cette transformation. L’individu devient un être de droit, de jouissance et de besoin, défendant une intimité qui est indissociable du statut de la personne. A ce titre, son corps se donne à voir à l'interstice d'espaces juridiques, économiques, psychiques à l'intersection du public et du privé. Mais c'est par la science et par la publicité, et aussi par le sport, que les phénomènes du corps font une entrée dans l’espace public. Il apparaît, alors, dans un discours médiatisé qui est toujours un discours normatif parlant d’hygiène, de maladie et de santé, sous couvert de légitimité médicale.. La mesure, l’expérimentation et l’observation empirique sont, ici, les seules à être valorisées, ce qui, dans un contexte de « rationalisation du monde
L’approche « naturaliste a pour effet, si ce n’est pour objectif, d’« instrumentaliser » le corps. Il devient, alors, force de production, source d’énergie ou système d'adaptation. les cadres conceptuels, qui font de celui-ci un objet de savoir, conditionnent sa manipulation technique. Toutes ces problématiques participent, en effet, d’une histoire qui prétend être celle du corps réel, alors qu’elle n’est que celle de ses conceptions,produites et transmises par des institutions.
Par contre ici, le corps est pris comme fait culturel, comme objet anthropologique. Porteur de sens, il se construit à travers les pratiques et les institutions indépendamment de toute finalité biologique. Au-delà du biologisme, l’interprétation anthropologique du corps trouve sa spécificité en le construisant comme fait historique et social. Etabli par une symbolique collective qui l'intègre dans la complexité d’une culture, le corps en devient un des éléments indissociables
En effet, toutes les cultures connues, à l’exception des nôtres, font du corps une partie intégrante du social. Il est au coeur des pratiques magiques et thérapeutiques comme des croyances religieuses ou des mythologies. Il est inclus dans des systèmes de représentation où se mêlent imaginaires collectifs, observations empiriques, savoir-faire et interprétations. Dans toute « pensée sauvage » qui est aussi une pensée du double ; différents niveaux de la réalité, antinomiques pour nous, sont appréhendés dans une même cohérence d'ensemble.
. Dans les sociétés traditionnelles, à composante holiste, communautaire, où l'individu est indiscernable, le corps n'est pas l'objet d'une scission, et l'homme est mêlé au cosmos, à la nature, à la communauté
Ainsi, le mot corps peut exister ainsi dans de nombreuses sociétés africaines, mais recouvrir d'un lieu à un autre des notions très différentes. Dans les sociétés rurales, la personne n'est pas limitée par les contours de son corps, enfermée en soi. Sa peau et l'épaisseur de sa chair ne dessinent pas la frontière de son individualité. Ce que nous entendons par personne est conçu sous une forme complexe, plurale. L'opposition essentielle réside dans la structure holiste de ces sociétés où l'homme n'est pas un individu (c'est-à-dire indivisible et distinct), mais nœud de relations. L'homme est fondu dans une communauté destinale où son relief personnel n'est pas l'indice d'une individualité mais une différence favorable aux complémentarités nécessaires à la vie collective, « un motif singulier dans l'harmonie différentielle du groupe » (le breton.) il y a bien sur des gens timides et des gens audacieux, des gens cruels et des personnes aimables, mais ces caractères s'organisent dans un même univers, dans l'unité d'un ordre. Un ordre dans lequel la personne s'efface derrière le personnage puisqu'il est celui qui s'établit entre des 'statuts" différentiels et non celui de la complémentarité contingente de tempéraments multiples. Le breton » L'homme africain traditionnel est immergé au sein du cosmos, de sa communauté, il participe de la lignée de ses ancêtres, de son univers écologique et cela dans les fondements même de son être. Il demeure une sorte d'intensité, connectée à différents niveaux de relations. C'est de ce tissu d'échanges qu'il tire le principe de son existence. Dans les sociétés occidentales de type individualiste, le corps fonctionne comme interrupteur de l'énergie sociale ; dans les sociétés traditionnelles il est au contraire le relieur de l'énergie communautaire. Par son corps, l'être humain est en communication avec les différents champs symboliques qui donnent sens à l'existence collective
Prenons comme exemple la conception de la personne chez les Dogon telle que l’expose Germaine Calamé-Griaule, personne constituée de l'articulation de différents plans, incluant de façon très singulière ce que l'occidental a coutume de nommer le corps
un corps : la partie matérielle de l'homme et « le pôle d'attraction de ses principes spirituels », un « grain d'univers », sa substance mêle les quatre éléments comme toute chose qui existe : l'eau (le sang et les liquides du corps), la terre (le squelette), l'air (le souffle vital) et le feu (la chaleur animale). Le corps et le cosmos sont indistinctement mêlés, constitués des mêmes matériaux, selon les échelles différentes de grandeur. Le corps ne trouve donc pas son principe en lui-même comme dans l'anatomie et la physiologie occidentales ; les éléments qui lui donnent un sens sont à chercher ailleurs, dans la participation de l'homme au jeu du monde et de sa communauté. L'homme existe d'être parcelle du cosmos, non par soi-même, comme dans la tradition thomiste ou occidentale, où l'immanence du corps, en tant qu'il est matière, fonde l'existence du sujet. L'anatomie et la physiologie dogons articulent également l'homme au cosmos par tout un tissu de correspondances.
« Huit graines symboliques sont localisées dans les clavicules. Ces graines symboliques, principales céréales de la région, constituent la base de la nourriture des Dogon, qui sont essentiellement agriculteurs ; ce symbole exprime la "consubstantialité" de l'homme et de la graine sans laquelle il ne pourrait vivre » (, Les enfants reçoivent à leur naissance les mêmes graines que leurs parents. La bisexualité inhérente à l'être humain est ici marquée par le fait que généralement le Dogon reçoit dans sa clavicule droite quatre graines « masculines » de son père et de ses ascendants ignatiques et dans sa clavicule gauche, quatre graines « féminines » de sa mère et de ses ascendants utérins. Par ces graines, la personne est marquée dans la filiation du groupe et s'enracine aussi au principe écologique qui fonde la vie des Dogon. Les graines composent une sorte de balancier vital, l'existence de l'homme est liée à leur germination.
La force vitale (nàma) dont le principe réside dans le sang. Marcel Griaule la définit comme « une énergie en instance, impersonnelle, inconsciente, répartie dans tous les animaux, végétaux, dans les êtres surnaturels, dans les choses de la nature, et qui tend à faire persévérer dans son être, support auquel elle est affectée temporairement (être mortel), éternellement (être immortel) ». Le nàma résulte de la somme des namas donnés par son père, sa mère et l'ancêtre qui renaît en lui.
Les huit kikinu, principes spirituels de la personne, divisés en deux groupes de quatre (ils sont mâles ou femelles, intelligents ou bêtes), jumeaux deux à deux. Ils contribuent selon leur détermination à dessiner la psychologie de la personne, son humeur. Ils sont localisés dans divers organes du corps, peuvent aussi se tenir en réserve dans différents lieux (un autel, un animal...), selon les moments psychologiques vécus par ceux qui les portent.
L’homme marque ainsi sa présence au monde essentiellement par les relations qui le lient ou le différencient des autres. il s'affirme grâce à une polysémie du corps, investi par l'humain, l'animal, le végétal, le surnaturel et l'au-delà. La frontière entre les vivants et les défunts est fluctuante, la mort n'étant pas conçue comme une fin, un anéantissement, mais comme une voie d'accès à une autre forme d'existence. En nommant les esprits et les divinités, en leur rendant des cultes, les hommes organisent le monde. Il y a continuité et non séparation de ces domaines, l'univers des morts présent et agissant pénètre celui des vivants.
À travers ces idées, infiniment variées dans leurs approches et dans leurs représentations culturelles, le corps humain se révèle comme un vecteur d'intégration sociale et cosmique. C'est pourquoi il se donne à voir, pour marquer l'existence de l'individu et pour signifier ses relations avec autrui.
Dans un sentiment d'adhésion et de participation, l'homme exprime, à travers ses transformations, toutes les étapes de son évolution physique et spirituelle. La surface du corps devient un lieu où s'inscrit son destin défini par les rituels dont l'efficience repose en grande partie sur l'architectonique des gestes. Car « de la naissance au deuil, remarque Michel de Certeau, le droit se "saisit" des corps pour en faire son texte. Par toutes sortes d'initiations [...] il les transforme en tables de la loi, en tableaux vivants des règles et coutumes, en acteurs du théâtre organisé par un ordre social [...]. Pour que la loi s'écrive sur les corps, il faut un appareil qui médiatise la relation de l'une aux autres. Depuis les instruments de scarification, de tatouage et de l'initiation primitive jusqu'à ceux de la justice, des outils travaillent aux corps».
Les signes, tatouages ou scarifications, transmis par les hommes et les femmes, de génération en génération, en se reproduisant à travers de nouvelles chairs, s'affirment comme essence et existence, imaginaire et réel. Comme il ne peut y avoir d'affirmation de soi sans reconnaissance de l'autre . c'est tout naturellement l'œil qui est sollicité. Les marques corporelles, peintures ou scarifications, permettent de faire passer sur la face visible que représente la peau, les traces enfouies dans la face cachée. Celui dont le corps se transforme peu à peu, sous le tracé des motifs, est comme transpercé par une série de signes qui, momentanément, le submergent.
«le corps joue un rôle capital, non seulement parce qu'il n'est pas tenu à l'écart des rites et rituels qui jalonnent l’intégration au groupe, intégration de la naissance à la mort, mais parce qu'il en est un des termes les plus constants. Cérémonies, rites et rituels sont comme tels soumis au temps, mais le corps de l'individu garde la trace de ces temps forts, comme si le sujet devait pouvoir reconnaître dans son corps la preuve de son appartenance au groupe
».
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