Le 21 avril1923. Warburg présente à un public composé tout autant de soignants que de patients de la clinique, (certains célèbres comme Nijinski ou Anna O) une conférence sur les rituels des indiens Hopis .Il était persuadé que sa guérison coïnciderait avec la possibilité retrouvée de se consacrer à son travail scientifique. D'où le pari, formidable, qu'il lance ;la conférence va porter sur le «rituel du serpent» et exploiter tout le matériau anthropologique recueilli lors de son voyage chez les Indiens, vingt-six ans auparavant. De cette performance qui explore les origines du paganisme et de la magie, jusqu'aux liens avec l'art du Quattrocento, Ernst Gombrich dira qu'elle «contient en réalité la formulation la plus explicite que Warburg ait jamais donnée de ses idées» .
J'ai pu parler librement pendant une heure et demie, sans perdre le fil, et j'ai pu construire des enchaînements relatifs à la psychologie de la culture en relation étroite avec mes recherches antérieures. Il m'apparaît, j'y insiste, que dans cette conférence mes médecins virent un symptôme très encourageant du recouvrement de mes capacités et non la traduction et l'illustration directe de mes recherches entreprises au temps où j'étais en bonne santé. »
À l'époque du voyage de Warburg au Nouveau-Mexique, les cultures indiennes d'Amérique du Nord étaient l'objet d'une attention croissante de la part des chercheurs (archéologues, ethnologues et linguistes), attention dont témoignent la constitution des premières collections d'ethno-archéologie dans les musées des États-Unis puis d'Europe, et le travail d'enquête et d'analyse entrepris par les anthropologues de la Smithsonian Institution, à Washington, ou encore du Field Columbian Muséum, à Chicago. Or la transformation de ces cultures en objet de savoir et le souci d'en conserver les traces était le signe irréfutable de leur disparition réelle. Avec l'extermination des derniers grands troupeaux de bisons et la colonisation des territoires de l'Ouest, la « pacification » des Indiens d'Amérique du Nord était entrée dans sa phase ultime.
Lors de son séjour à la Smithsonian Institution, Warburg a pu reconnaître, dans ses conversations avec les ethnologues et au fil de ses lectures, des phénomènes qui allaient servir de révélateurs à ceux qu'il observait dans sa propre discipline : l'histoire de l’art, en s'ouvrant à la conscience du temps entendu comme négativité, se révèle à elle-même comme un dispositif de sauvegarde. C'est ainsi que la constitution d'une archive conçue comme un lieu de conservation des images et des discours deviendra, pour Warburg, l'activité primordiale.
il avait entrepris en 1895-1896 un long périple aux Etats-Unis, de New York à la côte Ouest, au cours duquel il passe quelque temps à l’ouest de Santa Fe et du Rio Grande, chez les Pueblos du Nouveau-Mexique et ceux de l’Arizona, les Hopis. Il avait rapporté de ce voyage des poteries à la subtile ornementation symbolique, des photographies et surtout une conviction : l’art et l’anthropologie s’éclairent réciproquement
A l’instar de Gauguin aux Marquises, ce voyage représentait d’abord pour Aby Warburg une fuite hors de la civilisation occidentale –(il la qualifiera lui-même plus tard de « romantique » et « primitif », signe du vocabulaire de l’époque prendra en fait un tout autre sens dans sa pensée) il s’agissait de retrouver dans cette « enclave d’humanité païenne primitive » un état antérieur -. Pour l’historien, qui avait, comme on sait, rassemblé à Hambourg une vaste et « labyrinthique » bibliothèque d’histoire de la civilisation occidentale, dans l’organisation originale de laquelle Cassirer avait perçu une stimulante « collection de problèmes », le paganisme symbolique des danses indiennes devait éclairer d’un jour nouveau la Grèce antique, avec ses ménades extatiques et ses nymphes en transe, comme la Renaissance elle-même. Il s’agit surtout d’expliquer pourquoi l’homme moderne se révèle incapable de surmonter ce que Freud appelait le « malaise » de la civilisation, et, d’une certaine manière, pourquoi il se trouve désarmé devant certaines angoisses.
On retrouve encore la trace du voyage dans le projet auquel l'historien de l'art consacrera les dernières années de sa vie, et auquel il donnera le nom de Mnémosyne («Mémoire»). Dans ce grand montage de reproductions photographiques, Warburg, substituant à la question de la transmission du savoir celle de son exposition, organise un réseau de tensions et d'anachronismes entre les images et marque ainsi la fonction de l'autre et du lointain dans la connaissance du passé. G.didi hubermann écrit à ce propos :
« Quel genre d'objet Warburg rencontrait-il donc sur ce terrain d'expérience ? Quelque chose qui, probablement, demeurait encore - c'était en 1895 - innommé. Quelque chose qui fût image, mais aussi acte (corporel, social) et symbole (psychique, culturel, un amas de serpent - celui-là même qui grouille en acte dans le rituel d'Oraibi, celui-là même qui darde en symbole ses éclairs célestes; celui-là, encore, qui traverse en image la vision de stalactites reptiliennes du Nouveau-Mexique ou les torsades d'un retable baroque devant lequel prient quelques Indiens à Acoma..
Il cherchait une parité ou une disparité relativement à ses objets de travail occidentaux, florentins, renaissants. Était-il là pour établir une analogie avec la Renaissance, avec ses fêtes, ses représentations d'Apollon et du serpent Python, ses éléments dionysiaques et païen? Ou bien était-il là pour expérimenter un renversement complet du point de vue occidental et classique? La réponse devrait être dialectique : c'est dans l’« incorporation visible de l'étrangeté » - que Warburg chercha sans doute une base, non pas commune et archétypale, mais différentielle et comparative, aux polarités que manifestaient, selon lui, tout phénomène de culture. »
En fait, Aby Warburg, dans son voyage du printemps 1896, n’a pas véritablement assisté au rituel au cours duquel les Hopis dansent en tenant un serpent à sonnette vivant dans leur bouche. Il a assisté à d’autres cérémonies au cours desquelles il est fait usage de masques, comme médiateurs démoniques, dont les fameuses poupées katcina, qui figuraient en bonne place dans la collection d’André Breton, sont l’énigmatique reproduction. C’est au cœur de l’été, en août, quand la culture du maïs est menacée par la sécheresse et dépend des pluies d’orage que les Hopis, lors de « festivités paysannes », pratiquent la danse des serpents. Le serpent, en effet, est comme l’éclair, zigzaguant, il est l’éclair, et manipuler l’animal dangereux est une manière de maîtriser les forces naturelles dont dépend l’existence même de ces Indiens agriculteurs et sédentaires. .
Pendant la danse de la pluie, les Hopis tiennent le serpent venimeux – le crotale - dans leur bouche. Dans leur perspective « mythopoétique », dompter le serpent, c'est maîtriser la pluie. Le serpent apparaît comme un symbole efficace et, comme tel, il accomplit le travail de la culture, travail qui - aux yeux de Warburg - consiste essentiellement à rapporter des angoisses dénuées de forme à des causes spécifiques, qu'elles soient magiques, divines ou naturelles. Après qu'on les a utilisés lors de la danse, on relâche les serpents, de sorte que le sacrifice sanglant est déplacé sur le plan symbolique, la « croyance fétichiste » est déjà en passe de devenir une « pure religion du salut ». À la fois poison et remède, maladie et thérapie, le serpent montre comment l'angoisse fait naître des symboles qui, à leur tour, engendrent la pensée, et comment la pensée rend possible l'état de clarté, de sérénité et de détachement que les Grecs louaient sous le nom de sophrosyne, et que les médecins de Kreuzlingen saluaient comme l'expression de la santé mentale.
En obligeant le serpent à participer à la cérémonie, sans le sacrifier, en surmontant la peur qu’il inspire, on influe sur le cours de la nature, dans un étrange, instable et pourtant efficace mélange de magie rituelle et de finalité pratique. Entre la main, et la pensée, entre le geste et l’intellect, il y a place pour le symbole qui permet de surmonter la terreur que suscitent les phénomènes naturels incompréhensibles et les périls de l’immédiat environnement
il apparaît donc que la conférence de Warburg est susceptible de lectures concurrentes, et demeure elle-même assez ambivalente. Elle peut paraître inviter à un retour aux sources vitales du paganisme, contre les illusions de la rationalité technicienne ; elle peut aussi montrer comment les sociétés humaines se déprennent des sacrifices sanglants, et s’apaisent par la voie du symbolique.
Warburg entendait démontrer que la culture des Pueblos semble « divisée »(schize) par les effets de l'ambivalence dans laquelle l'Indien se tient, ambivalence qui le fait passer librement de l'activité pragmatique à l'interprétation symbolique des phénomènes de la nature
Ce contraste entre magie fantastique et finalité matérielle apparaît comme un symptôme de la division. Pour les Indiens, il n'y a là rien de schizoïde au contraire, il s'agit de la libre manifestation de l'absence de barrières entre l'homme et le monde qui l’environne.
Ces deux modes de connaissance qui gouvernent l'existence des Pueblos conditionnent aussi l'expérience du chercheur, sa circulation à la fois laborieuse et intuitive dans l'univers des discours et des représentations. Au lien méthodologique entre histoire de l'art warburgienne et anthropologie se superpose une relation d'identification plus secrète qui fait de la pensée indienne non seulement le modèle expérimental d'une formation historique, mais aussi et plus profondément, par cette ambivalence même, le double de l'historien qui la reconstitue dans une oscillation constante entre pragmatisme et symbolisme. L'analogie n'est plus entre deux cultures placées sous un éclairage unique, mais entre le savant et l'objet même de son savoir.
À un point de la conférence, Warburg fait retour sur l'Europe pour observer qu'à l'origine le culte dionysiaque du serpent, en Grèce tout comme les cultes du serpent diabolisés dans l'Ancien Testament, était de nature sacrificielle et que, d'une manière générale, les peuples d'Occident, à l'instar des Pueblos d'Amérique - qui sont encore plus à l'Ouest que l'Occident - exprimaient le passage du sacrifice au symbolisme en recourant à l'imagerie. La pensée symbolique, en luttant pour donner une dimension spirituelle à la relation de l'homme à son environnement, a fait de l'espace une zone de contemplation ou de pensée.
La comparution en acte du serpent au cours du rituel tel que Warburg l'évoque au cours de la conférence de 1923, marque la résolution et, en quelque sorte, le passage à la limite de sa longue recherche autour des figures en mouvement. La représentation des états transitoires que l'historien de l'art observait, dès 1893, dans l'art de la Renaissance florentine le reconduisait obstinément au motif du serpent : il apparaît dans les nymphes aux cheveux et aux voiles agités par le vent que dessinait Botticelli et réapparaît dans les figures des Intermezzi de 1589 dont Rossi décrivait avec insistance la silhouette comme un entrelacs de formes serpentines.
On retrouve ses reliefs ondulants sur la vingt-cinquième planche de Mnémosyne comme une variation sur la forme serpentine où Warburg reconnaîtra, de plus en plus nettement au fil de ses recherches, la «forme pathétique universelle» de la représentation du mouvement.
En 1893, l'historien de l'art cherchait à retrouver les questions que les artistes florentins s'étaient posées à eux-mêmes lorsqu'ils interprétaient des formes anciennes : il apparaît désormais qu'ils se sont tournés vers l'Antiquité non pour en conserver la dimension apollinienne, mais pour y découvrir des formules pathétiques. L'attention portée au mouvement fait basculer l'interprétation des œuvres vers leur composante dionysiaque : c'est le sens le plus profond de la recherche de Warburg qui devait le conduire à une réévaluation profonde de l'art de la Renaissance. Sous les yeux de l'historien de l'art guidé par la question du mouvement dans l'œuvre des artistes de la Renaissance, au berger de la pastorale se substitue le satyre de la tragédie, aux nymphes harmonieuses les ménades extatiques dont Nietzsche décrivait avant lui la transformation et l'entrée dans le cortège de Dionysos :
Les jeunes filles, les jeunes femmes et les femmes plus âgées se lèvent, laissent d'abord les boucles de leurs cheveux tomber sur leurs épaules et mettant en ordre la peau de faon dont les lacets et les rubans sont défaits,
Dans la performance des danseurs manipulant des serpents vivants ressurgissait donc la ligne serpentine au moyen de laquelle les artistes de la Renaissance ont traduit la figure en mouvement, mais aussi le souvenir du troisième «Intermède» de 1589 montrant la lutte d'Apollon et du serpent Python et la transformation du sacrifice sanglant en représentation.
Outre le sujet novateur et les intuitions fascinantes de l’auteur (quoique discutées évidemment par l’ethnologie contemporaine), la conférence avait un autre pouvoir de fascination : la proximité qu'elle révèle entre l'auteur et son sujet. Warburg pouvait expliquer le caractère irrationnel des « images » parce que lui-même avait fait l'expérience du délire. À l'inverse, ces images irrationnelles, une fois expliquées, pouvaient servir à Warburg d'outils thérapeutiques puisqu'elles fondaient des mécanismes culturels de maîtrise de soi. Warburg opère ce renversement en demandant, avec les termes mêmes de son propre diagnostic, si les Pueblos sont réellement « schizoïdes » et ce que cela signifie de vivre dans un « état mixte » entre délire et raison. Pour le public particulier de la clinique, la conférence elle-même,devait sûrement paraître d'autant plus troublante — comme une forme de magie sympathique en action. De même que les Hopis mordaient les serpents sans être mordus, Warburg exprimait sa terreur sans manifester d'effroi. Dans les notes préparatoires le sa conférence, il notait :
Je ne veux pas [...] que l'on trouve la moindre pédanterie scientifique blasphématoire dans cette quête comparative de l'indianité éternelle qui se découvre dans l'âme humaine désemparée. Les images et les mots doivent être un secours pour la postérité dans sa tentative de réfléchir sur elle-même, de se défendre contre le tragique de la tension entre l'instinct magique et l'inhibition, pour ceux qui, après moi, voudront accéder à la connaissance de soi et abolir la tension tragique entre magie instinctive et logique discursive. La confession d'un schizoïde (incurable), versée aux archives des médecins de l'âme2.
Laissons une première conclusion à g.didi-hubermann
Bref, il(warburg) sait la teneur autobiographique de toute construction de savoir : l'indianité fantasmatique de sa jeunesse devient alors matériau pour construire l'hypothèse d'une « indestructibilité de l'homme primitif. Chacun n'a pas manqué de trouver chez les Anciens ce dont il avait le besoin ou le désir ; et tout d'abord soi-même Warburg renverse la perspective : dans chaque « soi-même » vivent et survivent les fantômes de toute notre culture, y compris l'antique.
Voilà pourquoi une construction dans la folie aura pu donner lieu à la fondation d'un savoir rigoureux sur la culture et les formes de son historicité. À la fin de sa vie, Freud reconnaissait que, comme l'hystérique, tout délirant « souffre de réminiscences », pour la raison que c'est l'humanité en général qui souffre du même mal.
Au tragique de l’existence warburg opposait dans sa conférence, la puissance du mythopoethique , tel le rituel du serpent, comme .« gai savoir » .y fait écho, en conclusion et comme signification prophétique ,l’ incantation du ZARATHOuSTRA de nietzsche
Et en vérité, ce que je vis là, jamais je n'ai rien vu de semblable. Je vis un jeune berger qui se tordait, râlant, convulsé, grimaçant, et un lourd serpent noir qui lui pendait de la bouche. Vis-je jamais sur un visage tant de dégoût et d'épouvanté blême ? Il avait sans doute dormi ? Et le serpent était entré dans sa gorge - et avait planté ses dents. Ma main tirait, tirait sur le serpent : - en vain ! Elle n'arrachait pas le serpent de sa gorge. Alors quelque chose cria en moi : mords ! mords ! La tête ! Mords-lui la tête ! -Tel fut le cri qui sortit de moi, mon épouvante, ma haine, mon dégoût, ma pitié, tout ce que j'ai de bon et de mauvais en un seul cri sortit de moi. [...] - Mais le pâtre a mordu comme mon cri le lui conseillait ; il a mordu d'un bon coup de dent ! Il cracha loin de lui la tête du serpent : - et bondit. Il n'était plus ni berger ni homme - il était métamorphosé, auréolé, et il riait l Jamais encore un homme sur terre n'a ri comme il riait
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