« Peut-être la réalité n'est-elle que la douleur et la représentation est-elle née de là »–
Warburg fut, en son temps - mais aujourd'hui plus que jamais - le feu follet ou, mieux, le passe-muraille de l'histoire de l'art. Déjà, son déplacement vers l'histoire de l'art - vers l'érudition et les images en général - avait été le résultat d'un processus critique vis-à-vis de l'espace familial : un malaise dans la bourgeoisie d'affaires comme dans l'orthodoxie juive. Mais, surtout, son déplacement à travers l'histoire de l'art, à ses bordures et par-delà, aura créé dans la discipline même un violent processus critique, une crise et une véritable déconstruction des frontières disciplinaires. G.didi-hubermann
Son projet relève d’une anthropologie de la culture occidentale dans laquelle une pluralité de disciplines comme la philologie, l’ethnologie mais aussi la biologie et l’histoire convergent pour répondre à une question qui semble fondamentale à Warburg : que reste-t-il d’une image? Quelles sont ses survivances, ses traces?
. En 1888 - il n'avait alors que vingt-deux ans -, Warburg fustigeait déjà, dans son journal intime, l'histoire de l'art pour « gens cultivés », l'histoire de l'art « esthétisante » de ceux qui se contentent d'évaluer les œuvres figuratives en termes de beauté ; il en appelait déjà à, une « science de l'art » spécifique, écrivant que sans elle il serait un jour aussi vain de parler des images que pour un non-médecin de gloser sur une symptomatologie.
Tout au long de sa vie, il aura exigé du savoir sur les images un questionnement beaucoup plus radical que toute cette « curiosité gourmande » qualifiés par lui d'« admirateurs professionnels » ; ainsi évoque-t-il sarcastiquement dans ses carnets « le touriste-surhomme en vacances de Pâques » qui vient visiter Florence « avec le Zarathoustra dans la poche de son loden ».la contemplation formelle de l’art ne saurait qu’engendrer des bavardages stériles.
L'histoire des images fut donc pour WARBURG une « question de vie ».Il s'est explicitement présenté comme un sismographe un appareil capable d’enregistrer les « ondes de chocs, les fractures, les mouvements souterrains. qui se trament sous notre sol,qui attendent le moment, pour nous inattendu, de se manifester soudain. Comme dans les œuvres qu’il analysait, le tracé (la figure) du sismographe, est la manifestation d’une énergie s’actualisant dans un corps. L’historien sismographe enregistre les symptômes du temps, son style pour les transmettre au regard d’autrui.
[...] il me semble que ma mission est de fonctionner comme un sismographe de l'âme sur la ligne de partage entre les cultures. Placé par ma naissance entre l'Orient et l'Occident, poussé par une affinité élective vers l'Italie, qui doit chercher à se construire une nouvelle personnalité autour de la ligne de partage des eaux entre l'Antiquité païenne et la Renaissance chrétienne du XVe siècle, je fus poussé vers l'Amérique, (??) un objet mis au service d'une cause supra-personnelle, pour y connaître la vie dans sa tension entre les deux pôles que sont l'énergie naturelle, instinctive et païenne, et l'intelligence organisée.
L’oscillation sismographique va s’incarner dans les figures symboliques de l’historien de la renaissance Burckhardt et du philosophe Nietzsche : ils furent, dit il, les « récepteurs »
,les capteurs des « pathologies du temps »
« Nous devons reconnaître en Burckhardt et en Nietzsche les récepteurs d'ondes mnésiques et comprendre comment la conscience du monde affecte chacun d'eux d'une manière différente. Nous devons tenter de faire en sorte que chacun éclaire l'autre, et que cette réflexion nous aide à comprendre Burckhardt comme subissant l'épreuve de son propre métier [d'historien]. Tous deux sont de très sensibles sismographes dont les bases tremblent lorsqu'ils reçoivent et transmettent les ondes [de choc, de mémoire] »
C'est à partir de là que les styles respectifs de Burckhardt et de Nietzsche seront, en une nouvelle polarité, distingués par Warburg comme un écho de lui-même et de sa recherche. D'un côté vibre le sismographe Burckhardt : il reçoit les ondes du temps passé, en éprouve toutes les menaces. Mais, vibrant, il déplace et ouvre tout le savoir historique : il laisse apparaître de nouvelles régions de l'histoire, des « morceaux de vie élémentaire » qu'il transcrit scrupuleusement et qui transformeront, au bout du compte, toute notre vision de l'histoire en général et de la Renaissance en particulier. Mais, vibrant, il refuse de rompre : il se protège comme il peut de l'expérience tellurique du temps,il tâche de garder sa « pleine conscience Il conjure donc les spectres de la survivance, éloigne la menace, se fait champion des Lumières). Il n'aspire, au fond, qu'à être l'intelligent enchanteur du passé. Il préserve sa stabilité en mortifiant sa capacité d'expérience et en demeurant, à vie, le « modeste enseignant » d'une université bâloise
Lorsque vibre le sismographe Nietzsche, tout se met a vaciller, tout tremble fort : Nietzsche reçoit de plein fouet les vagues du temps, il s'y plonge à l'excès et finira par s'y noyer. Lui aussi déplace et ouvre tout le savoir historique. Mais il s'ouvre - se crucifie - avec. Et donc il rompt, protégé d'aucune expérience, négligeant de préserver sa «pleine conscience », appelant à lui tous les spectres et toutes les menaces, renonçant à l'intelligence des Lumières et à la transmission du savoir. Toute la partie centrale du séminaire de Warburg sera consacrée à la description minutieuse des événements de Turin qui virent le philosophe sombrer dans la folie- Warburg conclura que Nietzsche représente un type de prophète opposé à celui de Burckhardt :«[...] le type du nabi : « le prophète antique qui court à travers rues, s'arrache les vêtements, hurle de douleur » Le sismographe aura eu à peine le temps d'inscrire la sentence du temps que, déjà, il vole en éclats.
Tout cela fascine Warburg qui saura, par expérience, ce que sombrer veut dire. Mais plus encore le fascine le fait que cette opposition stylistique entre deux « types de voyants » puisse prendre la forme d'un nœud si serré qu'il constitue une seule entité où se lirait toute la difficulté du travail de l'historien. Nietzsche, remarque-t-il, fut toujours attaché à Burckhardt : leur lien à l’instar de ces « formules du pathétique que traquera l’historien de l’art ou dont il fera l’expérience dans les rituels hopis, demeura constant et distant, nécessaire et impossible. Le philosophe, en effet, n'a jamais démenti sa déférence pour ce trop modeste historien qu'il considérait pourtant haut et fort comme l'un de ses seuls « maîtres ». Il partageait avec lui quelques vue essentielles sur les Grecs, sur la notion de culture, sur la façon de pratiquer l'histoire, sur la nécessaire solitude du penseur loin du monde académique il se rangeait avec Burckhardt parmi ceux qui « se tiennent sur la réserve par désespoir ». Et cela encore, Warburg aura pu le comprendre comme du dedans.
« L'un sent le souffle démonique du démon de la destruction (et se retire dans une tour, l'autre veut faire cause commune avec lui » L'un (Burckhardt) a choisi la distance, L’autre (Nietzsche) a choisi d'être atteint. L'un a choisi de transformer le savoir en l'enseignant: position tout à la fois modeste et prudente. L'autre :choisit de transformer le savoir par ce qu'il exige de toutes ses forces : position ambitieuse et désespérée. »
Il ne fait aucun doute que cette polarité -prend de plus, chez Warburg, une dimension autobiographique. Le binôme Burckhardt-Nietzsche apparaît, sous cet angle, comme la formule d'un autoportrait.
Lui même fut d’une part un savant attentif soucieux « d’abnégation scientifique », un patient collectionneur de fiches, de livres et d'images, de matériaux, de faits et de formes mais cette collection était celle des impuretés du temps, des « continents noirs », des symptômes perçus comme les « résidus vitaux » de l'histoire. La bibliothèque comme antre et outil du savoir, le projet mnémosyne et ces montages photographiques devenaient les réceptacles de tous les séismes des temps : les foules mussoliniennes y voisinaient avec « les intermèdes de la renaissances » ou les fastes du Vatican.
Comme w.benjamin, il aura été directement atteint par l'histoire, rejoint et dévoré par elle. Ils connaîtront tous les deux le vertige de l'écroulement où chaque fait, chaque forme, chaque continent noir devient une épreuve , une menace directe pour l'inventeur de ce savoir
Warburg s'est ainsi éprouvé, face aux convulsions où toute l'Europe fut plongée en 1914, comme un sismographe qui vacillait et menaçait de voler en éclats. Pendant la Grande Guerre, dans la période qui le conduisit à la folie, Warburg commença à rassembler et à collationner toutes les nouvelles disponibles, s'efforçant d'établir par les armes de la recherche qui, dans ce conflit, était innocent et qui était coupable. Enrôlant femme et enfants dans ce « maniaque » travail d'archives, il rassembla quelque 25 000 informations sur la guerre, emplissant de coupures de journaux et de notes tout l'espace dont il disposait. À l'approche de la défaite allemande, il en vint à croire qu’il était lui-même la cause du conflit parce que dans ses recherches, il aurait réveillé les « démons »
Commence dès lors une période de folie qui durera jusqu'en 1923 ; qualifiée de « psychose aiguë », celle-ci se manifeste par des angoisses, un sentiment de persécution et des passages délirants.
Ont ressurgi l'agitation et l'état d'esprit délirant qui avaient presque disparu.» 19 novembre. «Se plaint de visions terrifiantes : trois petits enfants ont été enfermés dans la salle de billard, ils n'avaient plus que la peau et les os. Croit que ces enfants ont été massacrés et ensuite dévorés par lui-même. Raconte qu'on va bientôt l'exécuter ; que l'oeuvre qu'il fait imprimer en ce moment sera mise au pilon parce qu'on le tient pour un criminel, et que l'on a déposé du poison dans sa nourriture.»
Après avoir été interné pendant trois années dans une clinique d'Hambourg, il intègre la clinique Bellevue située en Suisse, où il sera suivi par Ludwig Binswanger, un disciple de Sigmund Freud.
La rencontre peut être qualifiée de déterminante : malgré ou à cause de sa personnalité « psychotique » warburg était le génial inventeur d'une nouvelle science des images, l'iconologie, rétablissant le lien entre la force psychique, la «vie» des images, leur «capacité de revenance, de hantise» . et le pouvoir de blesser ou de guérir. Binswanger avait profondément de son coté renouvelé la conception de la psychiatrie rompant, quant au délire avec la conception psychologique traditionnelle de son « incohérence ». Le symptôme psychique, selon lui, ne relevait pas plus du défaut de signification que de la déficience de fonction (intellectuelle, par exemple). Il fallait comprendre ce qu’est le symptôme, non ce qu'il n'est pas. En ce sens devait-on l'interroger au même titre - et suivant la même dignité - que toute autre structure anthropologique.
Par une méthodologie innovante, « l’analyse existentielle», Binswanger déterminait
les diverses modalités qu’a l'homme de se rapporter au monde et aux autres, au nombre desquels il faisait entrer la maladie mentale. Il détruisait l'idée que le malade appartienne à un monde lointain, éloigné et radicalement séparé du monde normal, et interprétait l'aliénation comme tentative ou dernier projet possible d'habiter le monde.
Michel Foucault a dit que Binswanger, au contraire d'une vague philosophie « existentialiste », cherche le « point où viennent s'articuler formes et conditions de l’existence », ce qui sera exactement le projet warburgien. II est vain de qualifier un délire selon son inadéquation à la réalité : ce qu'il faut, écrit Binswanger dans Sur la fuite des idées, c'est « parvenir à la compréhension de [sa] forme de vécu esthétique», le style.
tout malheur, selon lui, toute « schize »(fêlure) de l'être sait prendre forme ; et toute forme doit mettre en jeu, à un moment ou à un autre, le domaine esthétique comme tel, la construction d'un style. Réciproquement, tout art est « art de guérir » - une transfiguration du symptôme - dans la mesure même où il ose plonger dans nos malaises les plus profonds.. Binswanger parlait d'un « chemin de l'autoréalisation par l'art».
Lacan écrira à ce propos en citant Binswanger dans un article de minotaure : que le symptôme ne saurait se réduire à une déficience localisée des fonctions psychiques, mais qu'il engage « la totalité de l'expérience vécue du malade ». le style est symbolique ; il rend le symptôme - fût-il tressé de « thèmes délirants » - comparable aux « créations mythiques du folklore », mais également aux « actes significatifs [des] productions plastiques et poétiques ». En sorte que l'analyse psychopathologique ne devrait plus, en droit, se passer d'une anthropologie culturelle (), d'une stylistique des formes (une histoire de l'art) et, même, d'une histoire politique des profondeurs : Lacan ajoutait pour finir, que les symptômes de la psychose « se produisent très fréquemment en un point névralgique des tensions sociales de l'actualité historique>.
Une dizaine d'années après avoir déclaré son patient « rendu à la vie normale » et cinq ans après la crise cardiaque qui emporta Aby en 1929, Binswanger réfléchissait encore à l'affinité, chez lui, entre maladie mentale et travail scientifique. Dans une lettre à Max M. Warburg, il se demande si un psychiatre ne devrait pas un jour travailler sur la maladie d'Aby : « [...] on peut trouver dans le cas de votre frère, écrit-il, des passages très intéressants entre positions scientifiques et fantasmes personnels ». Binswanger allait plus tard se faire le théoricien de tels « passages » entre les auteurs et leurs œuvres. A propos d'une pièce d'Ibsen, où un architecte tombe d'une tour qu'il a lui-même dessinée, il expose l'idée selon laquelle la création se produit lorsque l'esprit s'égare hors des sentiers battus de la pensée, et que les auteurs se « réalisent » dans leurs œuvres au moyen de cette extravagance qui ressemble à la folie. L'acte créateur franchit l'abîme qui sépare le « moi empirique » (le sujet individué présent dans le monde) et le « moi ontologique » (celui qui parle dans et à travers le texte). Warburg, pour sa part, soutenait que chez lui l'impulsion de la subjectivité extravagante était particulièrement forte. Dans une note jetée sur le papier quelques semaines seulement avant sa mort, il écrivait :
Souvent, il me vient à l'esprit que, en tant que psychohistorien, je cherche à établir la schizophrénie de la civilisation occidentale à partir de ses images par un réflexe autobiographique : la nymphe extatique (maniaque) d'un côté, et le dieu fluvial mélancolique (dépressif) de l'autre.
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