« Peut-on comparer ['efficacité symbolique des différentes catégories d'images ?
Certains théologiens, tout en condamnant l'idolâtrie, ont admis le recours aux images comme auxiliaires de la mémoire,mais l’importance accordée aux images culturelles chrétiennes dépasse largement cette fonction. Les historiens distinguent ['imago de la praesentia, un mot désignant la véritable divinité incorporée en l'objet.
En matière de praesentia, la proclamation du dogme de l'eucharistie consacre l'idée de transsubstantiation et confirme la présence authentique du Christ dans l'hostie.
L'attrait exercé par les images et les objets, dans un monde judéo-chrétien pourtant profondément marqué par des tendances hostiles à l'image, invite donc à envisager avec une grande tolérance la révérence manifestée par d'autres hommes où qu'ils habitent envers des objets chargés d'aura.
Jean-Paul Colleyn et catherine de clippel (photographe) : secrets. fetiches d’afrique. la martiniere
Lucien Stephan (la sculpture africaine, ed citadelles mazenod « déconstruit » ainsi le concept de représentation, support de notre conception de l’idolâtrie. Celui-ci doit être replacé dans son contexte d'origine occidentale (les croyances que l'on accorde à l'imagerie religieuse ne doivent pas oublier leur caractère de représentation sous peine d'errance idolâtrique). « En Afrique, les croyances attachées aux objets de culte sont d'une nature autrement pragmatique ; ceux-ci font "autre chose ou davantage que représenter". Il nous faut ainsi "abandonner le primat naturaliste de la représentation, reconnaître dans le concept de représentation une anticipation qui oriente mal l'enquête, et (...) chercher une anticipation de rechange». Une seule n'y suffira pas...
La première anticipation, Lucien Stephan l'emprunte à J. P. Vernant :.présentification.
« La présentification est l'action ou l'opération par laquelle une entité appartenant au monde invisible devient présente dans le monde visible des humains »
Une fois "l'individu invisible présent dans l'objet", celui-ci devient "un individu et, de façon tout à fait cohérente, l'usager se comporte envers lui comme envers un individu" "ce qui est présentifié et ce qui le présentifie ne sont pas différents, mais constituent un même être"l
La seconde anticipation est empruntée à l'historien Peter Brown : potentialité.
A la présence est associé le pouvoir. L'Invisible possède un pouvoir, une force, une capacité d'agir qui rend actives les choses visibles en lesquelles il se présentifie.
Présentification et potentialité permettent ainsi de comprendre le but des manipulations rituelles : donner à une entité d'être matérialisée pour la faire agir en retour.
Nous sommes alors en présence d'un véritable dispositif qui frappe à la fois par la richesse baroque de sa matière et par ses incessants effets de dédoublement. L'exubérante matérialité des objets-fétiches, « ces dieux de pleine terre », infirme par avance toute interprétation qui voudrait y voir la représentation d'autre chose : ils sont d'abord eux-mêmes, pur amoncellement de substances organiques, minérales et végétales, agressivement matériels.
Etudiant les fameux « boliw bamana »,j.bazin (in "Le temps de la réflexion", le corps des dieux 1987.gallimard) note à ce propos :
« Posons-les un instant, sauvées de nos machineries symboliques, notre passion négatrice à les réduire à l'état de signe, je peux considérer ces mystérieux boli non comme des objets mais comme des choses qui, dans leur souveraine muette indépendance, ne renvoient enfin qu'à elles-mêmes »
Les objets forts bamana, et les représentations qui y sont liées sont porteuses de deux altérités fondamentales : la différence sexuelle et la hiérarchie aînés - cadets. Les boliw se transmettent sur le modèle du mariage : pour les avoir, il faut les épouser et ce sont les aînés qui contrôlent les mariages. Les boliw sont des puissances reproductrices : ils assurent la descendance des individus et la perpétuation de la société. Leur pouvoir repose sur la force accumulée par des générations de savants (somaw). Ces objets, qui procèdent le plus souvent d’une révélation miraculeuse à une époque mythique, sont faits d’un amalgame de centaines de fragments provenant des règnes animal, végétal et minéral : racines, os, griffes, plumes, crocs, minerai de fer, armes et outils miniatures, fils de coton, terre provenant d’une fourmilière, parcelles du corps d’ancêtres, etc. Le boli dépend de celui qui en prend soin : s’il est mal entretenu, il ne produit aucun effet, se délabre et puis meurt, non sans avoir auparavant provoqué des catastrophes. La collecte des parties constitutives, leur arrangement, leur entretien et leur traitement, mobilisent des capacités intellectuelles et artisanales considérables. Les fabricants sont des "hommes de l’art", car de toutes les compétences, c’était naguère la plus grande et la plus appréciée. Celui qui « épouse un boli sait il doit s’y connaître, sous peine d’y laisser la vie.
Si les boliw n'étaient que supports, tabernacles ou symboles du dieu, ils seraient interchangeables : le dieu n'a pas qu'un seul autel. Mais toute la « force » du boli tient au contraire à ce qu'il est cette chose-ci à laquelle aucune autre n'est substituable.. Dans le monde des objets règne l'échange; ils occupent un champ défini par les possibilités réglées de leurs permutations : et si je dis « cet objet-ci », il n'a cette détermination que relativement à moi qui l'observe. La chose-dieu, elle, même achetée au marché, est absolument singulière; c'est cette qualité qui fait sa «valeur», comme dans le système de parenté,on dit d'ailleurs d'un boli non pas qu'on l'acquiert, mais qu'on l'épouse et son installation est célébrée comme une noce. D'abord un boli a son histoire propre : "On connaît, l'origine de chacun; un initié, tant soit peu instruit dans ses rites, saura vous dire s'il vient du nord ou du sud, de l'est ou de l'ouest, s'il est mâle ou femelle, et toute barbe blanche peut vous en dresser l'arbre généalogique . » Pour une « famille » donnée de boli, il y a généralement un lieu d'émergence ancestral qui peut être indiqué. L'histoire singulière d'un boli est aussi celle de ses « effets », c'est-à-dire des différents événements qui lui ont été imputés : décès d'individus soupçonnés de sorcellerie, catastrophes naturelles miraculeusement évitées, armées dévastatrices qui passent en vue du village sans le voir, ennemis soudain privés de toute énergie ou cloués sur place dans leur fuite... "Les troupes de Segu emportaient en expédition des boli doués de cette vertu paralysante ; avant l'assaut, un guerrier présumé invulnérable exhibait le dieu aux ennemis et criait « il les a pris!». On peut supposer que plus se diffusaient les récits de ses succès, plus grandissait sa réputation, plus s'accroissait sa puissance efficace. Un boli a pour ainsi dire une personnalité sociale qui se perpétue à travers les générations de ses fidèles et qui s'exprime dans les multiples anecdotes dont s'enrichit progressivement son histoire.
C'est dire qu'un boli a une identité tout à fait particulère par sa composition intime et son histoire singulière; c'est toujours du multiple fait un, de la diversité condensée. Ou bien on agglomère (avec de la cire ou du sang coagulé) une série de choses autour d'un noyau; l'un de ces dieux-choses est ainsi constitué : autour d'une boule d'or, une enclume et des armes en miniature, une griffe de lion, un bec de vautour, des têtes de grue couronnée, de cigogne, de coq de brousse, une boule de coton, des parcelles de trois espèces d'arbres . Ou bien on remplit un récipient (crâne, corne, poterie) d'une substance éminemment composite. L'un des « autels » du Kôrè étudié par est un crâne de bœuf rempli d'une poudre issue de la calcination de quatorze éléments végétaux et animaux . Un autre de ces « autels » est un vase de terre rempli de trois eaux différentes (de fleuve, de pluie, d'un puits intarissable) dans lesquelles baignent dix-huit ingrédients végétaux et animaux .
Selon jean bazin le fétiche ne représente donc pas le divin, il fabrique du divin, selon les principes et l’esprit du paganisme :
Nous partageons ordinairement le monde en deux sortes d'êtres : les objets, que nous rangeons en classes selon des concepts, et les personnes (humaines, divines et même éventuellement animales), que nous désignons par des noms propres. Pour nous, un objet peut être la marque ou la trace d'une personne, mais il n'a d'identité que par délégation (par délégation divine pour les objets « sacrés »). Pour comprendre ce qu'est une chose-dieu, il faut procéder selon une autre ontologie et supposer que tous les êtres peuvent être placés sur une échelle hiérarchique en fonction de leur degré d'individuation : un rocher pointant à l'horizon est de ce point de vue supérieur à un caillou sur la plage, un lion solitaire « vaut mieux » qu'un perdreau, de même que le souverain africain est par son unicité radicalement dissemblable de chacun de ses sujets. Dans un continuum allant du particulier au singulier, du commun à l'original, du massif au ponctuel, le divin ne serait que l'un des extrêmes : une chose plus singulière que toutes les autres, plus personnelle que les personnes,
« Un boli ne signifie rien, il est. Il tient sa place unique de chose unique. Il peut être objet de discours, d'exégèses, de croyances : mais « ce qui fait de la chose une chose ne réside pas en ceci que la chose est un objet représenté ». Le principe qui préside à sa production est d'individuation, pas de représentation. Il ne s'agit pas tant de figurer l'univers par un concentré de tout ce qui le remplit, que d'y engendrer et d'y réengendrer sans cesse un corps singulier nouveau qui par son unicité même ordonne autour de lui un espace ».
Armé de ce principe, je peux à loisir « fabriquer » du divin, et même du divin de plus en plus divin. Il suffit d'accroître la complexité d'un corps singulier donné, soit en ajoutant des ingrédients rares, sinon même uniques, à tel boli, soit en combinant plusieurs boli en une sorte de dieu pluriel : la plupart des cultes collectifs réputés sont en fait rendus à des ensembles complexes de boli construits par l'adjonction à une pièce centrale (dite « père », boliden fa) de pièces annexes.
« Les choses-dieux ont l'intérêt de pouvoir être indéfiniment collectionnées, accumulées et fondues en une entité supérieure qui additionne les pouvoirs de chacune. On m'a parlé à Ségou d'un boli qui se nommait N'nyin kan n'jugu (« mon allié l'emporte sur mon ennemi ») : c'était une grande statue faite de matériaux multiples qu'on n'arrosait pas de sang mais qu'on « enrichissait » par fumigation, en brûlant à ses pieds d'autres boli. C'est le même principe d'accumulation de capital divin que mettaient en œuvre les rois de Segu en confisquant les boli de tous les groupes vaincus de manière à se constituer ainsi, de guerre en guerre, une sorte d'énorme bazar de dieux à lui seul éminemment plus divin que tous les dieux des autres…"
Que des choses soient traitées comme des personnes devient de ce point de vue un comportement rationnel; il est clair, en effet, que, selon une telle ontologie, notre distinction de la matière et de l'esprit n'a pas de sens. »
Il est donc inutile de supposer caché derrière chaque boli un esprit ou une âme. L’habitude des premiers ethnographes d'imputer cette croyance à ceux dont ils observent les « aberrantes » coutumes est surtout symptomatique de leurs intimes certitudes et du poids irréfléchi qu'y tient notre dualisme substantiel. ce n'est pourtant nullement une masse matérielle qui est « adorée », mais un corps suffisamment complexe pour être tenu pour plus individuel que le moi humain lui-même. L'abbé Henry, missionnaire à Ségou au début du siècle, était bien sur persuadé que le culte des boliw était « diabolique » : ce n'est pas l'objet que vous célébrez, explique-t-il sans relâche, mais l'esprit satanique qui l'habite. Un vieillard de ses amis lui répliquait dans sa logique : « Moi, je te dis, si tu honores) ton ami, est-ce son corps (fari) ou son âme (son cœur) que tu honores? Tu honores ton ami, n'est-ce pas? Il en est de même pour les boli. Est-ce que nous honorons un satan ou bien son objet (fèn, u sa chose ")? Eh bien c'est le boli que nous honorons »
un boli est un individu matériel, non point une chose personnifiée, mais une chose-personne. Faute d'âme, il a ce qui ici en tient lieu : un nom propre. Ce nom, à la différence du nom de la famille ou du genre qui peut être aisément connu, est tenu rigoureusement secret (comme d'ailleurs celui de tout personnage important); il est partie constituante de son être et son énonciation est sans doute l'un des moments forts du rite.
Encore nous faudrait-il tenter de comprendre comment cette chose qui, si singulière soit-elle, n'en est pas moins chose, se trouve investie d'un pouvoir divin; comment ce conglomérat d'éléments trouvés dans ce que nous appelons la nature peut apparaître comme doué d'une puissance « surnaturelle
Une entité, parce qu'elle est unique dans un espace, y introduit un certain ordre, c'est une expérience que nous faisons quotidiennement. Il suffit de se représenter l'effet qu'a la présence d'un rocher solitaire dans une plaine : il en fait un paysage distinct; il en devient le centre ; il marque un point de référence obligé par rapport auquel se définissent les itinéraires, les distances, les limites. On va peut-être lui rendre un culte; il va à coup sûr susciter des légendes. Mais, comme dit Kafka, une fois épuisées toutes les versions possibles du mythe de Prométhée, « reste l'inexplicable rocher ». Si la création est une mise en forme, une morphogenèse et non une fabrication ex nihilo, on peut bien dire que ce rocher est à sa manière créateur. L'idée d'une naissance du cosmos à partir du chaos sous l'action d'un dieu unique est une projection narrative à l'infini de cette expérience modeste.
Chaque « village » (dugu : à la fois la communauté sociopolitique on terroir) « doit » ainsi son identité à quelque trait insolite du paysage qui, après consultation des devins, a marqué le lieu de la fondation : arbre rare ou isolé qu'on maintient bien visible au milieu des champs et autour duquel on préserve du défrichage un épais fourré en guise de trace commémorative de la nature sauvage primordiale, pierre tombée on ne sait d'où dans cette savane sans pierre, mare ou source surprenantes dans cette terre desséchée : l'espace s'est organisé autour de ce point. Chaque année, avant les pluies, on vient rendre culte à ce lieu : le représentant de la famille fondatrice, au nom de tous, arrose par exemple d'« eau de farine », de bière de mil et de sang le tronc de l'arbre ou bien une poterie enfouie à son pied . La collectivité réinstaure ainsi son « lien » à la terre, remet son terroir « en travail » des acteurs expliqueront qu'un génie protecteur habite le lieu et qu'il convient de lui faire offrande - autre manière d'interpréter cet étrange effet d'attraction qui le rend « sacré ».
Un boli est une chose du même ordre, un corps singulier créant et recréant son microcosme. La différence est qu'au lieu d'être visible, il est secret, qu'au lieu d'être naturellement trouvé là, il est « inventé », produit par une activité complexe de synthèse. Dans une aire donnée, variable selon son « rayon d'action », il crée un champ de forces qui annule les perturbations externes, ou certaines d'entre elles, selon l'intensité et le registre plus ou moins spécifique de sa puissance. L'espace concerné peut être simplement le corps propre, l'intégrité physique du moi : il y a des boli personnels censés dévier la trajectoire des balles ou empêcher la pénétration des poisons. D'autres, comme celui cité ci-dessus, ferment l'intimité domestique aux agressions sorcières.
Pour s'expliquer l'étrange pouvoir de ces choses-dieux et en interpréter les effets, les acteurs disposent d'une notion quotidiennement manipulée et infiniment riche dans ses applications rituelles, celle de nyama. On considère que l'individuation est non pas une modalité de l'être mais un principe dynamique : l'essence singulière d'une entité quelconque (vivante ou non) est corrélative de sa capacité offensive et défensive à l'égard de tout ce qui n'est pas elle, de sa puissance à repousser tout empiétement des autres.
. Plus un être est haut placé dans l'échelle de l'individuation, plus son nyama est redoutable. Dominique Zahan remarque qu'en « analysant des séries d'animaux, de plantes ou d'objets censés posséder un nyama puissant », on constate que « plus un être se singularise et se complexifie plus il renferme de nyama ». Si tuer du petit giber courant est sans conséquence majeure, tout gibier rare nécessite que le chasseur se protège grâce à des boli spécialisés contre les effets du nyama. Il en va de même bien sûr pour les humains : un personnage unique en son genre (roi, chef...) ou monstrueux (albinos, par exemple) est porteur d'un nyama beaucoup plus intense que le commun des mortels.
NB/ .
Le philosophe hollandais SPINOZA qui fut de son vivant, l'objet de toutes les excommunications, a développé , au 17ème,une pensée proche de celle exposée ici; il définissait et classait les êtres par référence à leur "conatus", puissance naturelle d'être ou de "persévérer dans son être qui pouvait s'augmenter par la multiplication de repports avec d'autres conatus et donc en se complexifiant. c'est aussi le sens du terme souvent mal compris de "volonté de puissance" chez NIEZSCHE.il y a donc ici une véritable philosophie et non une aberrante ou primitive idôlatrie
« La question "de qui est-ce le culte ? " devient donc "de quoi est-ce fait?" comme s'il fallait se mettre en quête d'un tableau des éléments, non d'un Olympe .
Ce dont il est fait, justement, permet de le distinguer des autres boli. L'accent est sans doute à mettre sur son caractère unique : Jean Bazin parle d'"identité tout à fait singulière par sa composition intime". Il n'est pas seulement "une préparation médicinale ou magique ; il n'est pas définissable par une recette ; il a une identité qui peut être évoquée par des récits.
Il n'appartient pas à la sphère familière des outils, mais au monde non maîtrisable des choses trouvées, des découvertes étranges au détour d'un chemin (...). Ce n'est pas un objet fabriqué par un travail, c'est le résultat d'une histoire locale concrète, des découvertes et adjonctions diverses faites par des générations successives d"experts". Certes, ces experts utilisent un savoir commun, manipulent par exemple les mêmes catégories zoologiques ou phytologiques, mais c'est pour en tirer, par d'infinies variations sur quelques thèmes connus, des produits toujours uniques». Unique au point que sa destruction entraîne l'anéantissement du culte qui s'y rapporte, le boli "est cette chose-ci à laquelle aucune autre n'est substituable" . Il serait donc vain de chercher à découvrir ce qu'il représente car il ne représente rien.
Michele tobia-chadelsson : le fétiche africain. chronique d’un malentendu. l’harmattan.
(a suivre)
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