LES SIGNES DU CORPS
Qu'on se souvienne de la description du harponneur dans le roman de Herman Melville, moby dick
«Ces tatouages avaient été l'œuvre d'un prophète et voyant décédé dans son île natale. Par le moyen de ses hiéroglyphes, il avait tracé sur le corps de Queequeg une théorie complète des cieux et de la terre et une sorte de ruse mystérieuse sur l’art d'atteindre la vérité. Le corps de Queequeg était donc une énigme à résoudre, une œuvre merveilleuse en un volume, mais il ne pouvait pas se lire lui-même, bien que son cœur vivant batte sous la page. Ces mystérieuses sciences étaient donc destinées à pourrir finalement avec le vivant parchemin sur lequel elles figuraient et à s'éteindre à jamais. Peut-être est-ce à cette pensée qu'Achab, un matin, s'exclama follement en se détournant du pauvre Queequeg : "Oh, diabolique tentation des dieux !"».
énigme du corps que souligne michel serres dans les « cinq sens » :
Voilà le tatouage : mon âme constamment présente, blanche, flamboie et se diffuse dans les rouges qui s'échangent, instables, avec les autres rouges, les déserts à manque d'âme sont noirs, vertes les prairies où l'âme, rarement, mais cependant parfois, se pose, ocre, mauve, bleu froid, orangée, turquoise... Telle, complexe et un peu effrayante, apparaît notre carte d'identité. Chacun porte la sienne, originale, comme l'empreinte de son pouce ou la marque de ses mâchoires, nulle carte ne ressemble à aucune autre, chacune change avec le temps; j'ai fait tant de progrès depuis ma jeunesse triste et porte sur la peau la trace et les chemins frayés par celles qui m'ont aidé à chercher mon âme diffuse.
Le dualisme ne fait connaître qu'un spectre en face d'un squelette. Tous les corps réels sont moirés, mélanges flous et en surface de corps et d'âme. Autant il paraît simple, quoique pervers ou dérisoire, de dire les amours d'une larve et d'un automate, d'un fantôme et d'une boîte noire, autant les amours du composite et du bigarré se consomment sans se dire.
les tatouages vus et visibles, imprimés à la pointe de feu, trouvent leur origine dans ce bariolage d'âme, labyrinthe complexe du sens qui ne sait décider sa tension vers l'interne ou l'externe et qui vibre à ces limites. tableau abstrait du tact. Abstrait pour abandonner le visible et rejoindre le tactile. La carte d'identité moirée, un peu fluente et comme élastique, suit la carte tendre du tact. Elle oublie la géométrie pour la topologie ; oublie la géométrie pour la géographie
La condition humaine est corporelle. Matière d'identité sur le plan individuel et collectif, le corps est l'espace qui se donne à l'appréciation des autres. C'est par lui que nous sommes nommés, reconnus, singularisés et identifiés à une appartenance sociale. La peau enclôt le corps, les limites de soi ; elle établit la frontière entre le dedans et le dehors, de manière vivante, poreuse, car elle est aussi ouverture au monde, mémoire vive. Elle enveloppe et incarne la personne en la distinguant des autres ou en la reliant à eux selon les signes utilisés.
Le regard confirme une véritable rencontre de tous les aspects de l'être de celui dont le corps est paré. Celui-ci se détermine d'abord comme passif au moment où s'opèrent les inscriptions qui le font entrer dans la culture ; mais l'être paré est également actif dans la mesure où son corps est producteur de signes. Ainsi dans la plupart des sociétés traditionnelles il y a un souci constant de la part des individus de prendre en charge les indices de leur appartenance, marques corporelles ou bijoux.
De même dans nos sociétés individualistes, quiconque ne se reconnaît pas dans son existence peut intervenir sur sa peau pour la ciseler autrement. Agir sur elle revient pour l'individu à modifier l'angle de sa relation au monde. Tailler dans sa chair, c'est tailler une image de soi désirable en en remaniant la forme. La profondeur de la peau est inépuisable pour fabriquer de l'identité. Sa texture, sa couleur, son teint, ses cicatrices, ses particularités (grains de beauté, etc.), dessinent un paysage unique. Elle conserve, à la manière d'archives, les traces d'une histoire comme un palimpseste dont seule la personne détient la clé : traces de brûlures, de blessures, d'opérations, de vaccins, de fractures, etc. À telle enseigne que des marques délibérément ajoutées deviennent des signes d'identité arborés sur soi. « Le corps constitue l'interface entre la culture et la nature, entre soi et l'autre, entre le dehors et le dedans ». david le breton
« la peau est surface d'inscription du sens et du lien, Écran où l'on projette une identité rêvée, en recourant aux innombrables mises en scène de l'apparence régissant les sociétés. Instance frontière qui protège des agressions extérieures ou des tensions intimes, elle donne à l'individu le «ressenti» des limites de sens qui l'autorisent à se sentir porté par son existence et non en proie au chaos ou à la vulnérabilité »
. Le rapport au monde de tout homme est une question de peau et de solidité de sa fonction contenante. Les marques corporelles sont bien des butées identitaires, des manières d'inscrire des limites de sens à même la peau. Sans doute aussi anciennes que les hommes, surtout sous leurs formes provisoires, qui renvoient aux manières de se coiffer ou de décorer sa peau avec des pigments naturels, elles participent de l'appropriation symbolique de soi et du monde environnant. Durables, comme le tatouage ou les scarifications, elles ont longtemps caractérisé les sociétés traditionnelles avant de gagner peu à peu les sociétés occidentales avec des significations bien différentes. Paradoxalement, longtemps combattues ailleurs au nom de l'hygiène, du progrès ou de Dieu, elles triomphent aujourd'hui dans nos cités, où le tatouage, le piercing, relèvent de la culture élémentaire des jeunes générations. Les scarifications, les brûlures et les implants sous-cutanés progressent lentement.
Les signes corporels sont des traces de démarcation d'avec la nature et les autres communautés d'appartenance, ou la recherche d'une singularité personnelle dans une trame commune. Ils sont susceptibles de revêtir maintes significations, parfois simultanées : sexualisation, nubilité, passage à l'âge d'homme, beauté, décoration, érotisme, fécondité, valeur personnelle, hiérarchie, protection, divination, deuil, stigmate... Ils sont indélébiles ou provisoires On ajoute au corps (tatouage, peinture, maquillage, scarification (ci-contre), bijou, implant sous-cutané, laquage des dents, incrustation dentaire, etc.), on soustrait (circoncision, excision, infibulation, épilation, mutilation, perforation, arrachage ou limage de dents, etc.), on façonne l'une ou l'autre de ses parties (cou, oreille, lèvres, pieds, crâne). Le tatouage ressort mieux sur les peaux claires que sur les peaux sombres, à l'inverse des scarifications. Déprimées ou en relief, ces dernières constituent parfois la première étape de l'insertion d'un objet sous la peau : bois, os, ornement en ivoire, coquillage, pierre, griffe, etc. Les couleurs appliquées au corps possèdent souvent une signification précise :
Les peintures corporelles qui participent fortement à établir la communication avec les forces de l'au-delà permettent à l'individu d'accéder à une dimension supra humaine. Elles facilitent le voyage initiatique ou le dédoublement dans les phases de possession ou de transe. L'acte pictural contribue à changer l'apparence pour mieux assurer la déshumanisation, la dépersonnalisation et pour annihiler toute identification ou référence à ce qui relève de la vie de tous les jours. En effet, la décoration corporelle, conçue comme une parure rituelle, à l'occasion d'un mariage, d'un deuil, ou d'un autre événement important confirme, en instaurant une modification du temps, une rupture dans l'ordre du quotidien.
Ainsi, les dessins constitués par des lignes droites, des triangles, des cercles et par d'autres figures géométriques, jouant sur le recouvrement et la dissymétrie, affirment une physionomie autre que celle assurée, au quotidien, par les traits naturels. L'application des fards entraîne, en effet, une certaine rigidité, s'opposant à la souplesse de la peau. À bien des égards, la peinture qui se distingue des tatouages et des scarifications, notamment par son caractère éphémère, « se rapproche du masque rituel, dont elle anticipe ou prolonge la stratégie de déshumanisation Certains peuples, n'ayant pas ou peu de masques, se peignent le visage et le crâne, à l'occasion de cérémonies rituelles. Mais le plus souvent, les deux pratiques coexistent.
Les couleurs confèrent aux parties sur lesquelles elles sont appliquées une valeur particulière, déterminée par des options culturelles rattachées aux choix chromatiques, aux motifs et à leurs compositions. Ainsi, la couleur blanche utilisée seule revêt, chez les Fang (Gabon, Cameroun), une dimension spirituelle. Obtenue à partir du kaolin, elle est l'attribut de ceux qui sont parvenus à l'achèvement de leur parcours initiatique. C'est à l'issue de la période de réclusion où sont dévoilés les secrets du rite du so que les garçons sortent pour la première fois, le corps enduit de kaolin. La couleur a pour but d'exprimer, dans un code optique,
le même message que celui qui pourrait l'être du point de vue physiologique : les initiés connaissent, après une mort symbolique, une renaissance. Ils doivent être considérés comme des êtres nouveaux.
La poudre de bois rouge le bois corail, était aussi très employée pour se teindre le corps. Les fards rouges intervenaient non seulement comme parures rituelles, mais aussi comme éléments de la toilette funéraire, en signe de deuil, ou comme stimulations pour le corps ou l'esprit d'un malade.
La plupart des sociétés africaines ont opéré des choix dans la gamme chromatique en retenant plus particulièrement les trois couleurs fondamentales, le blanc, le rouge, le noir et leurs variantes, servant souvent à diviser les différentes parties du corps.
diverses pratiques de décorations corporelles comme celles utilisées par les Maasai (Kenya) ou par les Nuba (Soudan), valorisent un corps théâtralisé dans sa nudité. Ces mises en scène intensifient le corps icone qui tend à s'affranchir radicalement des ultimes conventions pour devenir spectacle, visant ainsi une réelle transformation.
C'est peut-être dans le cadre du rituel que le corporel atteint au mieux cette fonction de théâtralisation. Car le corps est le support direct de la ritologie, puisque c'est sur lui que s'inscrivent les signes, garants parmi d'autres de l'efficience ; il est aussi source d'énergie sans laquelle l'acte ne pourrait trouver son aboutissement.
Les rites de séduction :les wodaabe
Au centre du Niger, entre le désert du Sahara et les prairies, s'étend une immense steppe, le Sahel, parsemé de buissons épineux et d'arbres squelettiques .C'est sur ce territoire que vivent les Wodaabe, une tribu de quarante-cinq mille éleveurs, parmi les dernières à maintenir une existence entièrement nomade en Afrique.
Les Wodaabe ou peul bororo se déplacent toute l'année avec leurs troupeaux de zébus, chameaux, chèvres et moutons à la recherche de pâturages et d'eau. La vie nomade est la seule qu'ils acceptent de mener parce que c'est la tradition - un droit sacré qu'ils acquièrent en naissant et auquel ils sont attachés jusqu'à la mort. Le terme wodaabe signifie « Peuple des Tabous », en référence aux règles sociales transmises par leurs ancêtres. 'ils ont ainsi « un code de conduite qui prône le semteende (la retenue et la modestie), le munyal (la patience et le courage), la hakkilo (l'attention et la prévoyance) et le amana (la loyauté). Les Peul Bororo constituent encore un peuple mystérieux. Nomades, donc ne pratiquant pas la sculpture, leur créativité s'exprime essentiellement à travers les bijoux et l'art corporel auquel s'attachent des rites de séduction.
Une fois par an, vers septembre ou octobre, ils plantent leurs tentes pour une longue halte, temps nécessaire aux troupeaux pour paître une herbe gorgée de sel, leur permet Pendant sept jours, jusqu'à mille hommes participent à des compétitions de danse sous le jugement des femmes, qui choisissent, parmi les hommes les plus désirables, maris et amants. De nombreuses alliances se nouent, un Wodaabe pouvant avoir jusqu'à quatre femmes. La première épouse doit être une cousine, désignée par les parents du marié à sa naissance. Les autres sont choisies par amour. Les rencontres permettant ces mariages d'amour ont lieu lors du geerewol. La fête est dominée par trois danses : le ruume, qui comporte une danse de bienvenue le jour et une danse de séduction la nuit; le yaake, une compétition de charme et de personnalité; le geerewol (au cours de laquelle les jeunes hommes rivalisent pour le titre de beauté. Pour les Wodaabe, le geerewol est la danse qui exprime le mieux le droit à la beauté, transmis par les ancêtres. Ils estiment aussi que cet héritage et leur talent à l'exprimer les distinguent des autres sociétés africaines.
Dès l'aube, assis à même le so,l les hommes se préparent avec le plus grand soin : ils enduisent leur visage ainsi que leurs cheveux séparés en plusieurs tresses, de beurre de karité. L'odeur serait, dit-on, aphrodisiaque. Puis ils se peignent le visage divisé en deux par un trait médian de couleur jaune. La peau est décorée de points ou de damiers et de petits traits blancs, jaunes et noirs pour mettre en valeur l'éclat des yeux, des dents et souligner la forme du front et celle des pommettes. Les lèvres recouvertes d'un fard foncé sont parfaitement redessinées. Après avoir absorbé une boisson stimulante, puis parés de leurs plus beaux atours, chapeaux coniques décorés de perles et de plumes, turbans, colliers, bracelets, verroteries et amulettes facilitant la victoire, les hommes peuvent enfin entamer, devant le cercle des anciens et des femmes réunis, les danses de parade qui dureront jusqu'au lendemain.
Rangés côte à côte, les danseurs jouent du regard, du battement de leurs mains et des mouvements de leur corps souple, ondulant aux rythmes de la musique et des chants, évoquant leur histoire, leurs mythes et leurs dieux. Mais ils se doivent aussi de séduire les femmes qui éliront le plus beau danseur. Ce dernier pourra choisir parmi elles sa compagne d'un temps, le gerewol suivant lui laissant la possibilité d'en préférer une autre.
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