Collecteurs d'Âmes,
Du cabinet de curiosités
Aux collections extra-européennes des musées bretons
06 décembre 2006 – 11 mars 2007
Musée des beaux-arts de Rennes
www.mbar.org
cette exposition dont les organisateurs déclarent d’entrée qu’elle n’a rien à voir avec l’ouverture du musée du quai Branly, puisque préparée depuis de nombreuses années, se veut un dialogue nous et les autres en prenant ses distances avec l’ethnocentrisme mais aussi avec l’exotisme pur et l’esthétisme.
je reproduis ici une analyse du texte qui accompagne le catalogue avec de nombreux extraits (italiques bleus)
A l'origine de cette exposition en gestation depuis bientôt douze ans, se trouve cette question sans réponse : « Mais que penseraient des Inuits, des Kanaks, des Indiens, des Fangs etc. de notre façon de présenter leurs objets et de nos discours à leur endroit ? Quelle serait leur réaction s'il leur était possible de s'exprimer ? Tout encartés que nous sommes dans des modes de pensée que nous croyons universels dès lors qu'il s'agit de rationalité scientifique, nous n'imaginons pas un instant qu'il puisse exister une autre façon efficiente de voir et de décrire le monde. Pour autant, n'allons pas imaginer qu'autrui connaisse une situation très différente : chacun pense l'Autre selon sa culture, sans nécessairement rechercher à relativiser sa position. Mais l'histoire expansionniste de l'Europe l'amène à se poser la question de la relation de façon brûlante car en mêlant irrémédiablement son histoire à celle des autres, l'Occident ne peut plus monologuer sur autrui.
Un effort donc pour un dialogue conscient de ses difficultés et en particulier du poids d’une rationalité trop souvent « suffisante » dans sa prétention à l’universalité parce qu' appuyée sur sa supériorité technologique .Cette rationalité trouve son expression y compris dans la muséographie, d’où , dans la scénographie de l’exposition ,une volonté de renouer avec une tradition délaissée par notre histoire. L'Occident en effet est passé en deux siècles, d'une façon de penser majoritairement analogique, à une autre rationnelle, s'appuyant sur de la taxinomie pour parvenir de façon très pragmatique à une hiérarchisation d'objectifs qui permet l'action et garantit son efficacité. Le dressage par la raison et le refoulement muséographique peuvent ainsi s’opposer à la subjectivité du GOUT
. Il s'agit donc de retrouver ici, dans nos pratiques muséographiques, peut-être un peu du processus historique qui fit passer l'Occident de l'analogie au naturalisme, afin d'en amortir la prétention. On entendra par analogie l'usage systématisé d'une association d'idée formelle entre des sujets, des objets ou des processus par essence différents pour en saisir le sens. Les cabinets de curiosités européens, ancêtres directs des premiers musées que l'on appelait Chambre des merveilles aux XVème-XVIème siècles voire jusqu'au XVIIème en partie, sont les incarnations plastiques pourrait-on dire, de cette pensée qui semble passer d'une pertinence à une autre sans autre logique que celle des formes ou d'associations d'idées aujourd'hui incompréhensibles.
Les organisateurs y voient un enjeu d’actualité : désormais des voix parmi les anciens peuples colonisés se font entendre pour revendiquer une place à l’intérieur des dispositifs d’exposition de leurs cultures ou réclament plus simplement le rapatriement de leurs patrimoines. qu’on se souvienne de la grande voix d’aminata traore à propos du musée du quai branly :
Les oeuvres d’art, qui sont aujourd’hui à l’honneur au Musée du Quai Branly, appartiennent d’abord et avant tout aux peuples déshérités du Mali, du Bénin, de la Guinée, du Niger, du Burkina-Faso, du Cameroun, du Congo... Elles constituent une part substantielle du patrimoine culturel et artistique de ces « sans visa » dont certains sont morts par balles à Ceuta et Melilla et des « sans papiers » qui sont quotidiennement traqués au cœur de l’Europe et, quand ils sont arrêtés, rendus, menottes aux poings à leurs pays d’origine. Dans ma « Lettre au Président des Français à propos de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique en général », je retiens le Musée du Quai Branly comme l’une des expressions parfaites de ces contradictions, incohérences et paradoxes de la France dans ses rapports à l’Afrique. A l’heure où celui-ci ouvre ses portes au public, je continue de me demander jusqu’où iront les puissants de ce monde dans l’arrogance et le viol de notre imaginaire .
Conscients de cette douloureuse problématique, les organisateurs rennais en tirent comme conséquence la volonté d'une modification nécessaire de la pratique muséale,ce qui les conduit d’une part à établir des liens avec des interlocuteurs d’autres cultures, y compris dans les quartiers mais aussi à identifier clairement le « mandat « de leur travail et le sens de leur action. La relation souhaitée s'inscrit par nécessité dans le temps de l'expérience, et la muséographie se devra par conséquent de réintroduire une diversité des représentations : pas seulement la vision occidentale.
La question posée reste donc qu’est ce qu’un musée ?
Le musée est une création de l'Occident. Son statut d'institution vénérable dotée d'une généalogie prestigieuse (le Mouséïon d'Alexandrie ; les trésors d'églises ; les collections princières et royales ; la taxinomie scientifique, etc.) l'empêche parfois de rappeler des évidences qu'il est bon d'avoir présentes à l'esprit. Il est un paradoxe, contestable et salutaire à la fois, de la mise en retrait d'objets insignes dont on n'a plus accès qu'à partir de leur nouveau statut symbolique. Il est à la fois ce lieu de nulle part, abstrait, vanté par Proust qui dit y saisir mieux, pour les beaux-arts, le geste artistique dégagé de son contexte, et décrié par Valéry comme un espace ennuyeux qui tient à la fois du "salon et du cimetière, du temple et de l'école". L'objet, par définition polysémique (artistique et/ou utilitaire, social et/ou individuel, etc.), exhibé mais inaccessible dans un hors-temps et un hors-lieu de la vie quotidienne se voit entouré du nouveau contexte des dispositifs muséographiques élaborés, assortis de force textes pédagogiques. C'est là la nouvelle vie du retable d'autel, de l'instrument de musique ou du masque africain. Michel Leiris (1901-1990) n'écrit-il pas en 1931 au cours de la mission Dakar-Djibouti qui le mène à collecter des objets pour le Muséum et l'Institut d'ethnologie qu'une fois en France ces statues africaines "auront perdu toute fraîcheur et tomberont au rang d'abjects objets de collection" ?
D’où le refus de ne rendre compte que d’un seul scénario d’exposition, proposant au public un discours univoque et prétendant à une objectivité exhaustive(comme si ce n’était pas un autre parti pris), façon qui est la notre de voir le monde sans laisser place à autrui.
Nous touchons là du doigt l'une des spécificités de la civilisation occidentale qui a décidé, à partir du XVIIème siècle de privilégier un certain classement objectif du monde, plutôt que de rendre visibles les liens qui le tissent et qui sont faits d'expériences collectives et/ou individuelles sensibles. Concrètement, cette catégorisation de l'univers, fondée sur ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui une approche naturaliste de celui-ci, produit une grande ambiguïté en prétendant séparer ce qui parfois ne peut l'être. Or, dans ce classement, des motivations subjectives sont à l'œuvre de façon occultée comme autant de croyances personnelles qui se parent d'objectivité. C'est sans doute pourquoi, nos dispositifs muséographiques ne font souvent que traduire un retour systématique à la subjectivité alors que nous prétendons rechercher, comme une quête à peine déguisée de La Vérité, une présentation la plus objective possible… Qu'il s'agît en définitive des vitrines des armuriers, des collections particulières ou des musées, le même type d'exposition fut systématiquement proposé, selon une sensibilité tout occidentale, sans aucun rapport avec les artefacts. Il était par conséquent certain d'aboutir à un conflit entre la mise en valeur esthétique des objets extra-européens et le message anthropologique qui les concernait.
Le constat est donc qu’une révolution de l’intellect opérée aux abords du XVIIème siècle, et qui vit l'Occident passer d'une réflexion analogique à une vision rationnelle ou naturaliste monde ne nous permet plus d'accéder à ces antiques formes de raisonnements qui furent nôtres pourtant pendant des siècles. Pire , elle nous ferme à la compréhension de la richesse du métissage. L’anthropologie et aujourd’hui certains musées "prestigieux" se nourrissent ainsi d’un fantasme d'étudier ou d’exposer une culture de l'Autre, "pure et sans mélange" ..Ce fantasme est d’ailleurs renforcé par le tourisme « instruit ».On pourra ainsi s’extasier sur le vaudou Fon ou Yoruba tout en considérant comme pure superstition, le syncrétisme haïtien né de l’esclavage. J’ai ainsi dans un précédent article souligné l’appauvrissement des mascarades dogon devant les exigences des touristes lecteurs de Griaule (ce qui oblige les guides locaux à apprendre certains passages de l’œuvre)
. Même des marchands d'art sont confronté à ce phénomène : un masque africain ayant dansé et servi au cours de rituels important donc un objet vivant de culture, mais qui au lieu d'arborer fièrement les anciens et harmonieux raphias qui camouflent le danseur exhibe plutôt les prosaïques fibres synthétiques outrageusement colorées des sacs de légumes d'aujourd'hui, est invendable. A amateur n'achètera ce qui lui semble un artefact bâtard, parce que métissé, même si celui ci présente une plastique tout à fait intéressante. Ce n'est que l'ancien, le patiné, catégorisé comme "authentique" (sous-entendu non pollué par l'Occident) qui fait sens.
Notre rationalisme est-il définitivement un paradigme qui doit valoir pour l'humanité tout entière, ou bien plus modestement une phase historique dans l'aventure de la pensée humaine ?
La conclusion du catalogue souligne ainsi le projet de l’exposition
Si pour le scientifique qui est sans cesse stimulé par la recherche et ses découvertes, il n'est pas question de désenchantement, il n'en est pas de même pour tout un chacun dont l'univers professionnel est loin d'être égayé de trouvailles et réflexions spéculatives qui font sens. C'est là une autre des ruptures introduites par Copernic, une véritable discontinuité humaine et sociale, car la connaissance désormais diffère non plus en degré, mais en nature Pourtant, il n'en a pas toujours été ainsi, et la Raison de l'Occident on l'a vu a été analogique jusqu'au XVIIème siècle. Le musée des beaux-arts conserve les restes du cabinet de curiosités du marquis de Robien (1698-1756), dans lequel les commissaires à la saisie révolutionnaire en 1794 ne voient qu'un incroyable désordre. ce qui les choque est l'absence de classement.
Bien au contraire, dans ces vitrines curieusement agencées pour nous, ne règne que l'ordre personnel du collectionneur, de ses idées indissociablement liées à celles de son époque et celui de ses goûts et de ses connaissances. Le plus important est donc bien de donner à voir le lien métamorphique qui est établi d'un item à un autre, et qui déroule ainsi la pensée du collectionneur.
Au terme de ce parcours, qui ressemble davantage à une promenade d'herboriste à travers les expériences muséographiques qu'à une thèse, il pourrait être tentant de conclure ; mais ce serait immanquablement fermer les possibles de cette aventure dont l'objectif est d'accorder une place à autrui dans le cadre d'un dialogue à construire au musée. Ceci ne sera envisageable qu'à partir du moment où, sans pour autant abandonner l'ancrage de nos convictions, nous reconnaîtrons avoir produit un discours d'autorité délétère d'avec lequel il nous faille nécessairement prendre quelques distances. Alors, dans cette relation riche de pensers et de sentirs autres et nouveaux pour nous, nous deviendrons davantage les sujets conscients de l'acte de comprendre qui est "l'acte même du devenir de l'esprit" (Bachelard).
Les commentaires récents