Le vodu ,le boli ou le nkisi occupent un lieu incertain. Ce sont des objets que l'on crée, que l'on met à distance et que l'on soigne, mais ils peuvent aussi être, en nous et s'emparer éventuellement de notre esprit et de notre corps. » L’objet fort » à la fois intérieur et extérieur, attraction et répulsion, sujet et objet, brouille l'opposition entre existence et transcendance. Pas plus une sculpture vaguement anthropomorphe qu'un volumineux autel de guerre ne sert seulement aux fidèles à évoquer un esprit ou une divinité : l'objet est cette puissance, toute cette puissance, même si celle-ci réside également ailleurs, où elle demeure inaccessible.
Les religions ouest-africaines ne sauraient se comprendre indépendamment d'une théorie implicite de la compétence sociale et de la maîtrise de l'événement. Les objets puissants dont elles recommandent l'usage ont toujours une finalité pratique. Ces objets créés par "les ancêtres" - une humanité supérieure, héroïque, thaumaturge, fondatrice-se donnent comme dignes d'être recherchés, servis et craints. Chargés des souhaits prononcés par les générations successives, recouverts du sang séché des sacrifices cycliques, ils résument toutes les-recherches d'emprise et soulèvent la problématique du pouvoir
Cette présence divine investie dans un objet, différents auteurs ont essayé d'en traiter en évitant le terme fétiche, trop souvent employé en un sens péjoratif. Ils ont parlé, sans nécessairement y gagner en contenu, de réalisation de la divinité, d'effectuation, de présentification, d'actualisation, d'avatar, d'hypostase, d'autels, d'objets forts, d'objets de cultes, etc. Pour un public qui de bonne foi (sans jeu de mots) se croit éclairé, l'objet fétiche est mal famé parce qu'on y voit une représentation naïve d'un dieu ou carrément un dieu de bois ou de pierre. L'histoire du fétichisme s'inscrit dans le contexte d'une guerre de religions. C’est l'obsession de la pureté dans Les monothéismes abrahamiques qui explique L'horreur du gri-gri africain. Ainsi les prescriptions du Deutéronome selon lesquelles Les hommes ne peuvent donner d'âme à un corps, le commandement de L'Exode interdisant de faire un dieu en forme de statue, et le renchérissement de La Réforme niant le pouvoir des saints et des objets sacrés.
« Posséder, c'est vouloir posséder le monde à travers un objet particulier », disait Sartre. Si l'on entend par fétiche l'attribution à une image ou à un objet d'une valeur-symbole qui règle les relations entre désir et manque, il cesse d'être un thème primitif et prend toute sa place sur la scène universelle, aux confins de la religion et de l'art. Rendre des comptes aux ancêtres, se nourrir de leur force et de leur savoir, donner du sens, affermir ses liens au monde, répondre aux interrogations du présent, conjurer les menaces, surmonter le doute, apaiser les souffrances, orienter les espoirs : les pratiques artistiques et religieuses prennent la forme d'une quête incessante, main dans la main, pourrait-on dire…jp colleyn dans secrets.fetiches d’afrique.la martinière. photos de catherine van clippel
Pour les Africains de la vallée du Niger ou de la côte de Guinée qui ont produit ces œuvres destinées à intervenir dans leurs cérémonies et leurs rituels, elles ne représentent rien, elles présentent un monde .Visiblement, avec les Legba, les Sakpata, les Djagli et autres vodu des Ewhé, autant qu'avec les boliw bamana, nous ne sommes pas en présence d'une tradition fondée sur la mimesis, sur l'imitation la plus fidèle possible de la perception visuelle.
Si l'on considère l'histoire de la crise de la représentation dans l'art occidental, on sait que ces œuvres ont porté un éclairage critique sur nos propres formes d'expression artistique, dans la mesure où des créateurs « primitifs » initiés à travers de strictes traditions religieuses, semblent explorer des jeux de formes, des mises en scène et des installations que découvrent les concepteurs européens et américains les plus audacieux.
En effet, à la fin du xxe siècle, différentes formes d'art conceptuel apparurent en Occident, dans lesquelles l’idée était l'objet, fût-ce au prix d'un abandon du critère strictement esthétique : l’art désormais ne représente plus. Le ready-made ou l’objet d’un côté, l’abstraction de l’autre ont scellé la fin de la représentation. Tout ceci est résumé par Maurice Denis, dans sa proclamation fameuse: « Avant d’être une femme nue, un cheval de bataille, une quelconque anecdote, un tableau est avant tout une surface recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». La présentation sans médiation des objets est ainsi initiée par Picasso et Braque quand ils introduisent des fragments de réel au sein de la représentation picturale, de la même manière qu’un fon ou un Yoruba fabriquent leurs fétiches en y collant des ingrédients divers.
Mais il est un autre signe des temps, conséquence de cette reconnaissance par les artistes occidentaux et de l’évolution du regard qu’ils ont provoquée désormais. Avec les musées comme récemment l’ouverture du musée du quai BRANLY . le lieu où s’exposent les fétiches (qui auparavant étaient entourés de secret) c’est désormais le musée d’art. Par une métamorphose (cf les articles : les arts premiers existent-ils ?), l’objet « sacré » se métamorphose en œuvre d’art, objet d’exposition artistique.
Exposés, les fétiches, que deviennent-ils ? Ils nous parlent, nous dit-on, mais que nous disent-ils et de qui nous parlent-ils ?
D'eux-mêmes et de leur monde, de son « étrangèreté », à la fois étrange et étranger, ou de nous, de l'Occident qui les accueille et même les appelle, à la recherche d'on ne sait quelle illusoire origine ? Cette métamorphose «délivre» l'œuvre de sa fonction première, originelle, qui était d'ordre cultuel pour la faire accéder au statut d'œuvre d'art que nous lui reconnaissons. C'est au sein du Musée Imaginaire, création proprement occidentale, que celle-ci pourra en quelque sorte dialoguer avec toutes les autres œuvres, issues de toutes les civilisations. C'est que, comme l'affirmait Malraux, « des sculptures qui nous parlent, elles se parlent». Il y aurait donc un devenir-art des œuvres sacrées dont l'exposition serait le lieu et par là même apparaîtrait le lien avec d'autres œuvres, y compris les œuvres contemporaines qui leur sont apparentées.
L’expérience cruciale des fetiches. Jean pierre zarader. Catalogue de l’exposition « primitifs ? »abbaye de daoulas
Malraux, dans ses écrits sur l’art s’est fait le chantre de cette métamorphose: nous ne prions plus des statues de dieux, nous admirons des sculptures qui nous émeuvent, et qui nous émeuvent aujourd'hui par leur forme, une forme qui est parfois à la limite de l'informe. Telle est la présence des œuvres. Si ces fétiches nous parlent, ce n'est pas en tant qu'ils témoignent d'une culture autre, c'est qu'ils nous touchent alors même que nous ignorons tout de leur civilisation d'origine. Et d’invoquer le témoignage de Picasso: «De temps en temps, je pense : II y a eu le Petit Bonhomme des Cyclades. Il a voulu faire cette statue épatante exactement comme ça. Et moi à Paris, je sais ce qu'il a voulu faire : pas le dieu, la sculpture. Il ne reste rien de sa vie, rien de ses espèces de dieux, rien de rien.. Mais il reste ça, parce qu'il a voulu faire une sculpture. »
Pour Malraux, l'art n'est pas la beauté. Encore moins le respect de règles édictées par quelque sacerdoce. La thèse principale de La Métamorphose des dieux et du Musée imaginaire, reste que tout objet est éligible au registre des œuvres d'art, quelle que soit son origine, quelle que soit son époque, si elle s'inscrit dans ce dialogue de l'homme et d'un objet avec lequel il entre en résonance. La thèse secondaire est que ce phénomène qui rassemble en une catégorie - l'art - ces objets, d'où qu'ils viennent, est historiquement daté, depuis la Renaissance, et localisé à l'Occident. Une troisième thèse, corollaire, soutient que ce monde de l'art est composé des œuvres qu'une époque crée et de celles qu'elle adopte ou reconnaît parce qu'elle croit les comprendre et leur restitue un sens,(c’est donc nous qui reconnaissons dans le fétiche une œuvre d’art) et que les œuvres du passé ou exotiques déterminent la compréhension des œuvres contemporaines et réciproquement.(ce sont les artistes occidentaux qui ont opéré cette reconnaissance)
Évoquant «le plus grand des arts africains : la sculpture», Malraux affirme : «Ces œuvres sont nées comme des œuvres magiques, nous le savons tous: mais elles sont éprouvées par nous comme des œuvres esthétiques. On nous dit : par vous, Occidentaux. Je n'en crois rien. Je ne crois pas qu'un seul de mes amis africains écrivains, poètes, sculpteurs ressente l'art des masques ou des ancêtres comme le sculpteur qui a créé ces figures .il est vain et dangereux de croire que nous pouvons retrouver - même Africains - le monde magique, parce que c'est faux, et que notre erreur nous interdirait de tirer de cet art grandiose tout ce qu'il peut nous apporter, aux uns et aux autres ». (Les critères esthétiques étaient donc absents lors de la fabrication par l’artisan)
Mais résout-on ainsi le problème propre aux fétiches ? : Il y a toujours eu un problème de l'Occident dans son rapport aux fétiches - et donc à lui-même .qu’on se souvienne des réactions horrifiées il y à peine un siècle : s’il était possible à maurice delafosse de célébrer la beauté d’un masque baoulé(un de nos objets les plus recherchés ) : « beau morceau de sculpture mystique par la régularité de ses traits », que dire des fétiches : « si ils sont immondes c’est que les gens ne sont pas délicats ; dans ses fétiches, le noir n’est pas encore un raffiné ni un intellectuel »
Immonde, informe : « des formes indéfinissables en une sorte de nougat brun qui n’est autre que du sang coagulé, à gauche pendu au plafond un paquet innommable couvert de plumes »…c’est ainsi que m.leiris décrit l’antre du kono (boli)qu’il va bientôt dérober pour le musée de L’homme et qui se trouve désormais au quai branly .
Informe: ce qui colle, qui déborde, qui suinte l'épais, le gluant: déchets, déjections... Ce qui est sans nom, innommable [innommable veut dire à la fois sans nom, sans désignation possible et absolument repoussant!]. L'informe c'est l'organique le plus souvent, le corps envahissant, excessif, ouvert [le corps sexuel]. (Comme on l’a vu précédemment dans le texte de Sartre. La "chose" trop proche nous surprend, nous laisse désarmé, comme si elle avait déjà pénétré notre espace propre et qu'il était maintenant trop tard: notre intimité déjà forcée, blessée et nos pouvoirs réduits à presque rien.
La place que le Musée Imaginaire, notion proprement occidentale, accorde aux fétiches se complique donc : si le musée « accueille » le fétiche et croit même pouvoir affirmer que cet accueil ou cette «annexion» est une preuve de sa toute-puissance et de son ouverture – il n’est pas suffisant, pour en évacuer l’ethnocentrisme, d’invoquer l’évolution positive de notre regard..S’il y a un véritable musée imaginaire, qui ne serait pas simplement un simple inventaire des diverses civilisations, se contentant de les accueillir dans la diversité et l’émotion que suscite toujours l’exotisme, ce musée doit se mettre à l’épreuve du fétiche, de son « esthétique propre».
Malraux le pressentait, même s’il le faisait en des termes discutables et toujours ethnocentriques puisque le primitif incarnait d’abord pour lui mythe et part obscure de l’homme (la lumière nous resterait)- Les analyses de Nietzsche et plus récemment de Warburg ont monté que cette part obscure est au contraire bien présente dans l’art occidental grec ou Renaissant.
Car, pour que les fétiches entrent au Musée Imaginaire avec toute leur signification, il faudrait, écrit Malraux dans Les Voix du silence, «que l’homme blanc et non tel groupe d'artistes ou d'amateurs, renonçât à la Volonté qui depuis Rome le définit pour le monde. Il faudrait qu'il acceptât d'élire en lui sa part de profondeur »….le surnaturel sauvage, suggère un chemin, fût-il menaçant. Car vers l'immémorial, vers la caverne, le plus sinistre fétiche est un intercesseur. Le contraire du ciel étoile. Il nous mène vers la part brumeuse du monde, à travers la nôtre. Comme le mythe.)alors que tout se passe aujourd'hui comme si les œuvres les plus magiques aux yeux des artistes occidentaux étaient artistiquement les meilleures. »
Par un retournement paradoxal, le fétiche nous donnerait plutôt une leçon d’esthétique »autre » qu’il faut écouter, sauf à réduire son originalité à nos propres critères de contemplation, pour le rejeter ou, au contraire, l’anoblir
Si l’on voulait cesser de simplement accueillir le fétiche, pour en retenir une leçon de véritable altérité, on pourrait alors poser plusieurs questions paradoxales et d’un genre différent :
1. Si le fétiche est un captateur et un manipulateur, n’y a-t-il pas une recherche obligée d’esthétique dans sa fabrication même : une beauté agissante destinée à « charmer les dieux ! »une beauté différente de celle de nos critères habituels : Kant distinguait déjà le sublime du beau.
2. A l’encontre d’une esthétique prédominante de la forme - la forme étant nécessairement achevée-la fabrication d’un boli ou d’un nkisi, leur structure même, en tant que « condensés d’évènements historiques » ne relèvent-elles pas au contraire d’un « art de l’inachevé ».Dans ce cas, que dire de leur entrée dans « l’intemporel » d’un musée en évacuant toute contextualité et toute histoire ? Un boli est conçu comme VIVANT et non comme objet à contempler au fond d’une pseudo « grotte primitive ».
3. Qu’est ce qu’une esthétique de l’informe ? comment le fétiche « innommable », peut il ainsi nous questionner dans le malaise et rejoindre certaines problématiques de l’art contemporain ? Que dire alors d’un fétiche bien « nettoyé » à destination de spectateurs ou collectionneurs »
Dans des propos fameux, Picasso a parfaitement posé ces problématiques , il appréhendait le fétiche en terme de « puissance » et non simplement de formes:
«On parle toujours de l'influence des Nègres sur moi. Comment faire ? Tous, nous aimons les fétiches. Van Gogh dit : l'art japonais, on avait tous ça en commun. Nous, c'est les Nègres. Leurs formes n'ont pas eu plus d'influence sur moi que sur Matisse. Ou sur Derain. Mais pour eux, les masques étaient des sculptures comme les autres. Quand Matisse m'a montré sa première tête nègre, il m'a parlé d'art égyptien. Quand je suis allé au Trocadéro, c'était dégoûtant. Le marché aux puces. L'odeur. J'étais tout seul. Je voulais m'en aller. Je ne partais pas. Je restais. Je restais. J'ai compris que c'était très important : il m'arrivait quelque chose, non ? Les masques, ils n'étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils étaient des choses magiques. Et pourquoi pas les Égyptiens, les Chaldéens ? Nous ne nous en étions pas aperçus. Des primitifs, mais pas des magiques, les nègres ils étaient des intercesseurs depuis ce temps-là. Contre tout contre des esprits inconnus, menaçants. [...] Moi aussi, je pense que tout, c'est inconnu, c'est ennemi. J'ai compris à quoi elle servait, leur sculpture, aux Nègres. Pourquoi sculpter comme ça, et pas autrement. Ils n’étaient pas cubistes, tout de même ! Puisque le cubisme, il n'existait pas. Mais tous les fétiches, ils servaient à la même chose. Ils étaient des armes. Pour aider les gens à ne plus être les sujets des esprits, à devenir indépendants. Des outils. Si nous donnons une forme aux esprits, nous devenons indépendants. Les esprits, l'inconscient (on n'en parlait pas encore beaucoup), c'est la même chose. J'ai compris pourquoi j'étais peintre. [...] les Demoiselles d'Avignon ont dû arriver ce jour-là, mais pas du tout à cause des formes : parce que c'était ma première toile d'exorcisme, oui ! C'est pour ça que plus tard j'ai peint aussi des tableaux comme avant, le Portrait d'Olga, les portraits ! On n'est pas sorcier toute la journée ! Comment on pourrait vivre?»
PROCHAIN ARTICLE DANS UN MOIS POUR CAUSE DE VOYAGE EN ASIE.
MERCI A TOUS
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