Si nous voulons une véritable leçon d’altérité, Il ne faut pas entrer dans la querelle entre ethnologues et esthètes. Un fétiche, une statuette, un masque ne sont pas de purs objets d’études scientifiques sans considération de beauté ; il ne sont pas non plus de purs jeux de formes à contempler dans nos collections et nos musées.
Il y a de nos jours, un véritable messianisme idéologique des arts premiers, comme religion de l’art, et ce depuis Malraux.
« Les idoles, écrit Malraux deviennent des œuvres d'art en changeant de référence, en entrant dans le monde de l'art que nulle civilisation ne connut avant la nôtre».
L'entrée dans l'espace de l'art, c'est-à-dire, dans l'espace du musée, ne dégraderait pas une œuvre, elle la préserverait (d’utilisateurs incompétents ou démunis de nos moyens, qui la laissent dévorer par les termites). Elle la ressusciterait et l'élèverait au contraire au statut d'œuvre d'art, elle provoquerait une métamorphose accomplissant ce qui, en elle, n’était qu’en puissance : elle deviendrait œuvre d'art en échappant à son temps et à ses créateurs qui n'en comprenaient pas vraiment le sens, elle transcenderait ses limites culturelles pour acquérir une pleine universalité. En nous permettant d'accommoder notre vue sur l'essentiel, en éliminant toute contingence et en nous libérant de ces « idées » avec lesquelles nous appréhendons les choses, elle nous fait voir ce que nul n'avait vu jusqu'ici. Et en effet bien souvent nous ne savons rien des cultures, rien des génies, rien des espèces de dieux qui ont produit telle ou telle idole, mais cela ne nous empêche pas de vibrer et d'être ému, au contraire
le musée , nouveau temple, délivrerait ainsi l’objet de tout ce qui n'était pas lui en la révélant comme pure forme indépendamment de la fonction qu'elle pouvait revêtir, si bien que l'on peut dire que chaque œuvre n'est pleinement elle-même qu'au sein du musée imaginaire , selon l’historien d’art Zarader
C'est donc une véritable délivrance ou (rédemption) qu’accompliraient les missions occidentales, puisque pour la première fois elles ont fait entrer au musée les arts les plus étrangers à notre propre tradition. François Warin (la passion de l’origine.eds ellipses) résume ainsi cette conception « Ce n'est que dans le silence des musées et sous le feu de leurs projecteurs que masques et statuettes surgissent vraiment, dans leur splendeur sacrée, comme des apparitions saisissantes, immobiles et soudaines. Contre les prétentions des ethnologues, Les informations ne sont jamais qu'un écran entre les œuvres d'art et la fraîcheur de notre sensibilité. »
Si l’anthropologue a tort de réduire un masque et un fétiche à a leur fonction, on peut dire inversement que le « meilleur » masque est généralement le plus efficace et cette efficacité provient de la plénitude de son style. Le style en effet n'est pas une embellie accidentelle, une valeur ajoutée, il répond au contraire à une nécessité fondamentale. Loin d’être une qualité transculturelle reconnaissable en un coup d'œil, la notion même de beauté doit être complexifiée. Les articles précédents posaient par exemple que parce qu’il était captateur d’énergie et manipulation de celle-ci, une recherche obligée d’esthétique entrait dans la fabrication même du fétiche : celle d’une beauté agissante destinée à « charmer les dieux ! »Une beauté différente donc de celle de nos critères habituels.
Dans la logique qui préside à la fabrication du fétiche, les « esprits » ont une inclination particulière pour certaines substances et activités rituelles qui sont une des conditions de leur présentification, de leur capture ou de leur captation. Les objets sacrés combinent donc art et pouvoir et la façon dont l'objet est créé est une condition essentielle du pouvoir recherché. Les matières et activités rituelles sont destinées à opérer sur la sensibilité esthétique de esprits : parures, chants, danses, musiques. Certains éléments adventices, tels les cauris, plumes, perles, morceaux de verre, tissus, etc. ne sont pas potentiellement "chargés", de puissance magique mais favorisent cette "charge" par leur caractère ostentatoire et par leur portée visuelle (prospérité par exemple).
Qui plus est, les fonctions (religieuses, esthétiques, voire politiques) que nous séparons ou opposons désormais sont inséparables dans la production de l’objet « fort »
Chez les Kongo par exemple, l'artiste et le devin ont deux activités bien séparées mais néanmoins complémentaires. Zdenka Volavkova ( les figures nkisi du bas congo) décrit ainsi la répartition du travail entre les deux créateurs, "procédure complexe dans laquelle le nkisi (prendra) vie peu à peu, en tant qu'objet d'art et fétiche opérationnel" . L'achat d'un fétiche (teke chez les Kongo de l'est) est la première étape du processus visant à le rendre efficient. Le travail du sculpteur consiste donc à donner naissance à une forme. Il faut ensuite l'amener chez le nganga (devin) qui opère la métamorphose de ce teke en nkisi en y ajoutant les éléments disparates : médecines invisibles situées dans une cavité au niveau de la poitrine (mais parfois aussi dans ! la coiffure), éléments adventices tels les clous, les miroirs, etc. Le nganga complète donc le travail du sculpteur en assignant au fétiche, par l'ajout des éléments hétéroclites - mais surtout par le nom qu'il lui donnera lors de sa consécration- une fonction qui lui sera propre.
Son travail est d'ordre rituel : la consécration et les actions qui ont précédé cette consécration, permettent d'introduire une puissance dans la sculpture. Ainsi capturée, la force nkita et la statuette teke deviennent par le pouvoir de l'art et l'art du pouvoir, le Nkisi. Un corps et une âme. L'interaction entre les deux fonctions, artistique et religieuse, est primordiale "pour la finalité du Nkisi !. le sculpteur doit tenir compte des éléments divers que doit apposer ensuite le nganga et donc anticiper l'activité rituelle qui s'ensuivra. L'anticipation du sculpteur (...) apparaît dans quelques éléments artistiques de la figure. Un des arguments en faveur du manque de soin apporté dans la figure Nkisi est l'absence des avant-bras. (...). Ce motif, inhabituel dans l'ensemble de la statuaire africaine, exprime sans doute le respect du sculpteur pour l'achèvement de l'image par le nganga, en donnant à ce dernier toute liberté pour attacher un réceptacle . Inversement, "la forme finale du Nkisi (...) est affectée par la compréhension des intentions visuelles du sculpteur par le nganga". Par l'ajout des éléments adventices, il pourra ainsi "compléter et souligner l'équilibre des volumes et des formes de la statuette. Enfin, La part des esprits dans cette activité est, elle aussi, à prendre en considération. Certaines enquêtes révèlent en effet que ces derniers interviennent auprès des devins ou des sculpteurs, par le biais du rêve ou de la transe, pour leur soumettre les formes auxquelles ils sont sensibles et/ou qu'ils souhaitent revêtir. Ces formes leur sont donc imputables, charge à l'artiste ou à l'artisan de les traduire afin de rendre la présentification possible (parfois même, le sculpteur est écarté de cette création). L'esthétique est donc un des média choisis par les divinités et les hommes pour collaborer, communiquer Ce sont donc les esprits qui dictent leurs choix esthétiques aux hommes (à tel point que, mécontents du résultat, ils peuvent se venger de la communauté humaine).
Une esthétique de la forme privilégie l’achevé. La métamorphose du fétiche en œuvre d’art en pure forme le fait ainsi accéder selon Malraux à l’intemporel.Mais si comme dit précédemment la fonction esthétique est bien présente, l’exemple du fétiche tendrait à montrer que nous sommes dans une toute autre conception que celle qui prévaut dans notre tradition en particulier muséale
Analysant ainsi l’objet fétiche Didiro chez les Bwaba du Burkina Faso, Michelle CHOQUET (fétiches. dans système de pensée en Afrique noire) montre que c’est un objet éminemment historique. Paquet de forme vaguement ovoïde, il se présente sous la forme de peaux de chiens sacrifiés enroulées et superposées les unes aux autres jusqu’à faire paquet autour d’un noyau formé d’éléments animaux et végétaux. L’analyse de l’auteur montre que ce noyau est en rapport avec le mythe fondateur d’un clan, son identité primordiale qui situe les différents lignages qui vont constituer l’être humain
Si le noyau est la marque d’un évènement unique fondateur, on pourrait dire intemporel, l’enveloppe par contre, est constituée d’évènements multiples, graves, importants, qui concernent le clan dans ses rapports avec le village : les enveloppes de peaux situant le noyau dans un ensemble plus grand. Didiro est ainsi un objet historique écrit Michelle Choquet mêlant un temps rétrospectif et originel à un temps prospectif du groupe en histoire.
« Compris entre le point zéro et le non-fini d'un temps x, chaque enveloppement nécessite un événement pour être matérialisé par une trace (une peau). L'objet ne peut alors être considéré comme fini que lorsque le groupe lui-même n'est plus en mesure de continuer à le construire par de nouveaux ajouts de peaux (extinction ou dispersion des lignages, etc.). Si chaque trace (peau de chien) est celle d'un événement passé, - celui qui a occasionné le sacrifice -, il en résulte bien que Didiro n'est conçu comme "vivant", opérationnel, que dans la mesure où il est toujours en transformation. »
L’auteur conclut son analyse en pointant l’originalité esthétique du fétiche :
« A l'image du groupe humain vivant, Didiro est dans ce qu'on pourrait appeler un état de genèse, de formation continue. Sa forme visuelle, ses contours, sont toujours indéterminés puisque toujours susceptibles d'être modifiés. Il ne peut pas régresser dans sa forme, devenir plus petit, rétrécir : il est pris dans un procès d'accumulation régulière d'éléments identiques. Cette accumulation est un des facteurs qui composent l'esthétique qui lui est propre. Il est considéré comme beau, bon (le terme est le même dans les deux cas, si) lorsqu'il est de taille imposante. Nous retrouvons cela à propos des fétiches à clous du Zaïre, les Nkisi, jugés de façon similaire par leurs propriétaires : "Plus il y a de clous, plus le Nkisi est beau" (Lehuard, 1980) La somme des clous additionnés correspond là-aussi, comme pour les peaux de chiens, à autant d'actes rituels qui mettent en forme l'objet et l'inscrivent dans une temporalité déterminée. Dans certains cas, la forme anthropomorphe ou zoomorphe qui constitue l'armature centrale de l'objet disparaît sous l'amas de clous et d'instruments métalliques divers qui y sont plantés. Comme pour le Didiro, la morphologie est variable - la forme et ses contours demeurent changeants - par nécessité »
Notre vocabulaire esthétique (celui du théâtre ou de expositions) a évolué de manière critique: on ne parle plus de « représentation » mais plutôt de « performance » le terme est attesté au début des années 1970 dans le vocabulaire de la critique d'art aux États-Unis, et s'applique à toute manifestation artistique dans laquelle l'acte ou le geste de l'exécution a une valeur pour lui-même et donne lieu à une appréciation esthétique distincte.
Dans cette optique, Georges Duthuit opposait son « Musée inimaginable » à celui « Imaginaire » de Malraux : Comment rendre compte en effet des tensions qui animent toute l'histoire de l'art, qu'il s'agisse du contraste entre Athènes et Byzance, de l'opposition du gothique et du roman, ou encore de là bipolarité du musée et de la maison de thé ? D'un côté, il existe bien un art qui se veut en rupture avec le réel : c'est l'art comme « anti-destin » selon Malraux, le « paravent » derrière lequel il est toujours loisible de se réfugier et qui protège des orages de la vie... Cet art est celui des œuvres achevées, des objets solides et des valeurs sûres. Duthuit dénonce ce que la vision d'un Malraux présente d'unilatéral en faisant observer qu'elle conduit à négliger tout ce par quoi l'art nous aide à vivre, et il réclame que ne soit pas laissé pour compte l'autre côté, celui de l'œuvre-processus, de l'œuvre en procès, qui ne se coagule pas nécessairement en un objet mais assume éventuellement le risque de l'inachèvement, afin de mieux capter les forces qui l'environnent concrètement dans l'espace de la quotidienneté, de l'usage journalier ; l'œuvre attire à elle l'environnement, elle en est le rassemblement vivant, et, de plus, elle le piège- d'où l'expression d'« art-paratonnerre » comme le dit P. Schneider. « Il y a bien là deux arts distincts, l'un qui ne s'instaure qu'en divorce avec le quotidien et dont la fin dernière est la stabilité du musée, l'immortalité, pour ne pas dire l'éternité, et l'autre qui ne vise qu'à restaurer la continuité perdue. L'un qui est avant tout fin, l'autre moyen. la position de Malraux contiendrait , en dernier lieu, une apologie de l'esthétique (de l'art pour l'art), alors que la pensée de Duthuit tendrait à la dépasser, à la faire s'effacer devant une autre catégorie » : « Ce ne serait sans doute pas la faillite de l'art [...] mais cela signifierait certainement sa remise en place, très au second rang de nos préoccupations, et l'absorption de l'esthétique en quelque chose de plus vaste et d'autrement dynamique et poignant qui serait un art de vivre. »
Autour de ce concept de performance au sens où l’entend Duthuit, on peut considérer ce qu’est l’art des sociétés traditionnelles à étudier comme « phénomène social total »
Outre les exemples précédents montrant que la beauté joue un rôle dans l’effort déployé par les hommes pour manipuler les forces invisibles, il faut se rappeler que le masque, le fétiche sont inséparables d’un rituel. Si donc on peut parler d’art des sociétés traditionnelles, c’est au sens d’un un art total, toujours intégré à la performance qu'est la fête, à un acte, un rituel ou une cérémonie. « C'est donc un art qui modifie la vie, qui est au-delà des œuvres d'art et qui renvoie à une économie sacrificielle et à cette violence qui est au cœur du sacré. » François Warin.
Déjà, analysant les rituels de possession par les « génies »(zar) abyssins, Michel Leiris proposait d’en rendre compte avec la notion nouvelle de « théâtre vécu » par référence à la théâtralité de la possession(cf. mes articles).C’était donc aussi un phénomène esthétique .Seulement à la différence du théâtre occidental, l’art n’était pas coupé du vécu mais constitue un moment privilégié de la vie en société « ou c’est la vie collective elle même qui prend forme de théâtre. »
Le phénomène de possession loin d’être une curiosité aberrante, se situe dans ce que Leiris appelle « un monde intermédiaire » (pensez aux chamans), monde incertain et ambigu qui prend place entre les mondes matériels et spirituels : monde du fantastique du rêve, de la poésie de l’amour.
Redécouvert récemment , aby warburg, a totalement modifié la vision de l'histoire de l'art, en indiquant la voie qui permet de retrouver dans les arts figuratifs la «concrétion» d'une civilisation tout entière, prêtant attention aux mythes, à la magie, aux symboliques religieuses ou astrologiques et ouvrant l'histoire de l'art à la science et à l'anthropologie, à la sociologie, à la psychanalyse. Il mettra en vis-à-vis, chefs d’œuvre chrétiens de l’art florentin et procédures païennes, fêtes maniéristes et danses des indiens pueblos. là ou l’on voyait la renaissance comme la simplicité et la grandeur, Warburg y détecte l’élan dionysiaque de la danse , de la transe, de la nymphe échevelée .
Bien plus, dans son contact avec les Indiens Pueblo, il est très frappé par leurs cérémonies notamment le «rituel du serpent», où, au cours d'une danse masquée, le serpent vivant est «initié» et mué en éclair, annonciateur de la bienfaisante pluie et a l'impression de rencontrer une culture située entre magie et raison, où causalité logique et causalité fantastique restent en synchronie. Dans l’« incorporation visible de l'étrangeté » -s’établissait une nouvelle esthétique où la danse des hopis côtoyait la Renaissance, avec ses fêtes, ses représentations d'Apollon et du serpent Python, ses éléments dionysiaques et païens.
Dans la performance, l'action est destinée à produire des effets sur une audience qui, d'ailleurs, est souvent appelée à participer. Dans le rituel vaudou, par exemple, la communication avec un autre monde - le monde invisible des ancêtres ou des dieux - passe moins par des discours que par des mises en scène suggestives, qui rapprochent le rituel de l'art. Les anthropologues ont souvent envisagé les rituels du point de vue de leurs effets sociaux, en ignorant leur dimension esthétique, à laquelle, pourtant, ils doivent certainement leur efficacité. L'art apparaissait surtout comme une source d'information sur les valeurs d'une société plutôt que sur une conception esthétique originale. L'analyse des catégories indigènes liées aux rituels fait pourtant apparaître des préoccupations d'ordre esthétique. Toute religion, dans la mesure où s'y joue la condition humaine, a besoin de beauté et d'horreur, de mise en scène et de drame, de spectacle et de mystère. Par esthétique, à l’inverse on ne saura plus entendre une simple mise à distance d'objets d'art à des fins de contemplation, mais au contraire le fait que dans le rituel se joue l'exploration des gouffres de la conscience humaine, les incertitudes du rapport au monde, l'inexorabilité du cycle de la vie et de la mort, le mystère de l'enfantement, la succession des générations, les dettes envers les anciens et les épreuves de force entre les vivants.
« Lorsque se profile, de nuit, à la faible lueur d'un feu de paille, un « masque » africain des plus secrets qui dresse ses mâchoires terrifiantes vers le ciel, il exerce sur les initiés un effet émotionnel. Sa danse se fonde sur l'alternance de l'apparition et de la disparition, du proche et du lointain, du départ et du retour. La chorégraphie rituelle joue de l'instabilité des formes, car l'apparition n'est qu'à peine entrevue, un peu comme une hallucination, voire comme un phantasme. Il en va de même d'une crise de possession nocturne au Togo, lorsqu'après des heures de percussions et de chants, soudainement, une mère de quatre enfants, habituellement d'un caractère pondéré, crie, se dénude le torse, roule des yeux, gesticule comme entraînée dans une farandole désordonnée par un maître invisible et court enlacer la monstrueuse statue de Djagli, ruisselante de gin, de bouillie de maïs et de sang de poulet. L'expérience de l'adepte n'est jamais seulement visuelle ; elle est de nature enthousiaste : il danse, chante, crie, interpelle le dieu ou lui répond. Cette mise en scène de l’à peine visible - quand les esprits de la brousse descendent au village et que s'estompe la frontière entre les vivants et les morts - tranche avec l'esthétique bon enfant des spectacles divertissants. »jp colleyn( secrets .fetiches d’afrique.la découverte)
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