Leiris célébrait dans le travail de certains ethnologues ou sinologues (Leenhardt, Granet) le retour au Tout, l’ambition totalitaire. Il les retrouvait à la fois dans la pensée chinoise traditionnelle, comme dans les cérémonies de la place Tien An Men à l’invite des dirigeants communistes chinois. S’y trouvaient ainsi réunis pour lui unité et dualité, comme dans l’opposition dynamique du yin et du yang. « Conjugaisons rythmique de deux aspects concrets antithétiques. ».Il y avait bien antithèse, opposition mais dans une action « concertante » au sens musical et harmonieux. Cette harmonie était justement visible, en outre, dans certains « instants sacrés »comme la fête où l’on restaurait le temps que dure celle-ci, des noces collectives, moment de fusion, de communion, d’union des contraires.
L’existence même de Leiris se situa dans la dualité(pour ne pas dire le déchirement) : entre la poésie et l’ethnologie, le désir de libération et le respect des normes logiques l’enthousiasme et le désenchantement, le « sacré et le profane, la vie et la mort(y compris le suicide).existence et œuvre prennent place dans une dynamique spatiale, que marque le symbolisme de la gauche et la droite(au sens topologique, politique mais aussi tauromachique. .).ainsi paris et son fleuve à l’instar d’un village bororo divisait il son quotidien, entre rive droite et rive gauche, lieu de travail et domicile, travail ethnologique et travail poétique, marqués donc par l’alternance, le va et vient, le déménagement oscillatoire..FIBRILLES. développe ainsi tout un vocabulaire « jeu de bascule » « mouvement pendulaire »,qui cherche à saisir l’existentiel d’un amoureux du mouvement soucieux à la fois de totalité et de distanciation, d’un amoureux des objets doubles ou multiples où l’on tient dans sa main toutes sortes de possibilités : le mouvement et le voyage (comme le mouvement symbolique de l’écriture autobiographique) seront une manière d’entretenir sa vie en prenant ses distances avec ce qui la ferait sombrer dans la monotonie.: la configuration géographique illustre bien le moi partagé, voire déchiré du personnage ,tel qu'il nous est présenté dans son œuvre : un moi déchiré entre deux « pôles » ou deux « côtés », mais qui ne renoncera à aucun des deux ,s’installant à jamais dans la bipolarisation.
« Prendre en chaque cas mes distances, soit avec l'ethnologie quand je pratique la littérature, soit avec celle-ci quand je me tourne vers celle-là, et [...] changer de cap suivant l'horaire mais diriger toujours une pointe contre l'une ou l'autre de ces activités [...] (FB »
La rive gauche a pour elle la beauté - la beauté d'un certain passé, telles « les richesses artistiques d'une cité ancienne » ; elle apparaissait jusqu'alors à Leiris comme une sorte d'ailleurs, de là-bas exotique, « pittoresque », renvoyant à des lointains situés aussi dans le temps, dans l'autrefois. La rive droite, à l'inverse, correspond à « la partie domestiquée de la ville » ; y dominent l'ordre, la froideur fonctionnelle : elle a « ses rues tirées au cordeau, des chaussées spacieuses, des trottoirs nets », ses « constructions sont les plus confortables, les plus civilisées, aussi les plus laides » (Bf).
Ainsi tout se produit toujours un jeu de forces contradictoires, selon un double mouvement.
Que reste- t-il au poète(nous sacrant ainsi «grand-pourchassé-par-un-sort-qui-jamais-ne-[nous]-concédera-le-repos » (Fi) - c'est-à-dire : poète ) devant un moi toujours fugitif, devant ce «miel amer», et devant l’écartèlement .entre le moi profond et la société, devant la Mort et tous ces «démons» qui ne lâchent pas prise, sinon se consoler dans son art, où il pouvait «à tout le moins cesser d'exister à médiocre hauteur d'état civil».
L’age d’homme consacrera la division symbolique de l’existence dans les deux figures féminines et tragiques de Judith et Lucrèce : à la fois une volonté de « mainmise sur la vie », sur ce réel qui semble à portée de main - et que pourtant on ne parvient qu'à faire se dissiper, en aidant à sa destruction ; l'espoir de voir ce dont on rêvait se manifester et ne se révéler « concret » que dans la mesure où il nous tourmente :
« Étant toujours ou au-dessous ou au-dessus des événements concrets, je reste prisonnier de cette alternative : le monde, objet réel, qui me domine et me dévore (telle Judith) par la souffrance et par la peur, ou bien le monde, pur phantasme, qui se dissout entre mes mains, que je détruis (telle Lucrèce poignardée) sans jamais parvenir à le posséder (AH »
Mais les deux figures antiques comme par ailleurs celles d’un Oedipe ou de la méduse possèdent de multiples significations ambivalentes .ce sont d’abord des figures mythiques, de peinture(Cranach), de théâtre, d’opéra. Ainsi la Méduse à la fois évocation de la Judith biblique et de la marguerite de Faust. «une figure magique, sans vie, une idole… c’est de la magie, pauvre fou ! » raillera Méphisto pour en dissiper le pouvoir de fascination.
théâtre, corrida, mais aussi littérature (autobiographique) jouent justement le rôle du miroir qui permet d’échapper (momentanément) à la Méduse . Un miroir qui plongerait au plus profond de notre être, qui mettrait soudainement en lumière ses parties les plus obscures, les plus troubles, les faisant affleurer à la surface avant de les laisser retourner à leur « obscurité fangeuse
Il est ainsi des sites, des événements, des objets, des circonstances qui, fortuitement, un bref instant, nous mettent en contact avec le plus intime de nous-mêmes ou de l’existence (moment où la corne du taureau frole la cuisse du matador écrira leiris) ; ce sont, dit Leiris, dans Miroir de la Tauromachie.
« des sortes de nœuds ou points critiques que l’on pourrait géométriquement représenter comme les lieux où l'on se sent tangent au monde et à soi-même.
On y éprouve une plénitude, on s'y sent comblé, et comme « en accord » avec soi-même aussi bien qu'avec « la nature ambiante » (MT)
on peut y avoir une communion avec le sacré.
Comme dans les fêtes chinoises, traditionnelles ou politiques, Leiris pensera trouver ainsi en Abyssinie certains instants sacrés dans les rituels de possession, dans la possession par les zar, dans les sacrifices, surtout dans la figure pale d’Emawayish, à la fois Judith, Lucrèce et méduse.
Les instants, spontanément apparus, sont « très rares ». Aussi faut-il les provoquer artificiellement ; dans d'autres siècles, dans d'autres cultures, il existait ainsi des rites, des jeux, des fêtes qui servaient de « naturel exutoire aux mouvements de l'affectivité », qui permettaient aux hommes de s'imaginer « avoir signé un pacte avec le monde » et de se retrouver avec eux-mêmes.
S'opèrait alors la purgation cathartique, par l'extériorisation de ces « poussées de fièvre », et dans la mesure où se produit à nos yeux, « objectivée déjà et comme préfigurée, l'image même de notre émotion ». Tel était le cas de la tragédie antique où le drame du héros rejaillissait « sympathiquement » sur le spectateur.tel est pour Leiris le spectacle tauromachique.les deux genres alliant tragique et représentation(mimesis) qui permettent d'échapper à l'horreur de l'innommable, de ce qui ne peut être contemplé(méduse, soleil ou mort) en lui donnant forme à la fois semblable et différente).
À la différence de ce que la vie réelle peut nous proposer d’émotions sacrées tragédie et tauromachie sont des spectacles), affichés comme tels ;(il en sera de même de la possession, mais comme théâtre « vécu »). L’esthétique y a une large part, non seulement dans l'ordonnance de ses parties, dans la mise en scène, dans les couleurs ou les jeux de formes, mais comme illustration de la beauté -d'une certaine beauté : la beauté « baudelairienne, une beauté classique idéale dans laquelle apparaît une faille, une fêlure, passage que s'est frayé le malheur qu'elle doit forcément receler ». Un élément éternel, immuable joint à un élément circonstanciel, « aux métamorphoses incessantes », qui joue un rôle moteur, qui empêche la beauté de se figer, de se glacer ; « d'une part, l'élément droit de beauté immortelle, souveraine, plastique ; d'autre part, l'élément gauche, sinistre, situé du côté du malheur, de l'accident… ».
(Leiris retrouvera cette beauté ambivalente et agissante dans l’art africain à l’encontre de la conception simplement esthétisante qui semble prévaloir de nos jours.)
Ainsi le torero, image de la beauté géométrique est en contact permanent avec la puissance vitale du taureau, « monstre ou corps étranger qui fait fi des règles ». Se produit alors un frôlement de la mort, une quasi-tangence (la tangence complète impliquerait que l'homme fût encorné par l'animal mais l’accident est toujours possible) .c’est le moment tragique de la « passe à gauche », la plus serrée possible ; le taureau doit frôler l'homme de sa corne et passer devant lui en entier, « de la tête à la queue » . C'est là le point d'ambiguïté, où droit et gauche convergent, presque confondus, chacun basculant « dans l'élément opposé »,
Se mêlent alors désir, terreur et déception, pour qui regarde et voudrait qu'il y ait rencontre réelle, totale, entre l'homme et la bête - qui le voudrait mais le redoute, tout en sachant que l'art, précisément, exige qu'il y ait ce léger écart par quoi le spectacle évite de sombrer dans le drame réel où se dissoudrait sa belle ordonnance. Mais seule cette ambiguïté donne « le sentiment d'une connaissance absolue » :
Ce sentiment de connaissance absolue est éprouvé quand, d'une part, on approche la tangence d'assez près pour qu'on ait l'illusion de la tangence réelle et quand on a, d'autre part, perception de l'échec, connaissance pertinente de la faille . Aussi le spectateur éprouve-t-il quelque chose d'analogue, dans la tragédie comme dans la corrida : il découvre son propre rapport au monde et à lui-même ; il voit apparaître tout ce qu'il ressent comme fondamentalement étranger (sauvage) dans ce qui l'entoure et au plus intime de lui-même. Il sent l'impossibilité d'une fusion, d'une tangence réelle qui ne pourrait qu'entraîner la mort. Reste que c'est un paroxysme, mais non pas encore celui qui met fin au spectacle. Car vie et mort doivent s’équilibrer pour que le spectacle continue : la fin tragique est indécidable pour le héros par exemple dans son conflit de valeurs : la menace que représente le taureau ne triomphe pas du torero, quand bien même celui-ci s'expose au plus haut point.
Il en est ainsi de la tragédie ou du spectacle tauromachique, il en est de même de l’écriture autobiographique telle qu’elle se précisera après l’Afrique fantôme.il faut une « règle du jeu ». celle ci doit allier figuration, mise en scène théâtrale et authenticité (la corne du taureau), fidélité du miroir, pour qu'on puisse se reconnaître. La règle agit ainsi sur deux plans : forme et fond elle impose l'authenticité en même temps qu'elle implique une certaine « composition » ; elle est à la fois éthique et esthétique. Elle se veut sévère, comme celles qui régissent une œuvre classique ; mais elle n'exclut pas la démesure .
Tel est l’art, telle est la beauté tragique : le beau, n’existe pour Leiris(à l’instar de Nietzsche, de Warburg ou de benjamin) qu'en fonction de ce qui se détruit et de ce qui se régénère .il se présentera tantôt comme un calme dévoré par la tempête en puissance, tantôt comme une frénésie qui s'ordonne et cherche à contenir sous un masque impassible son orage intérieur : Soulèvement de la beauté apollinienne par les forces dionysiaques.
La révélation, la connaissance tragique, n'apprennent rien qu'il ne faille toujours redécouvrir ; et si le déchirement l'accompagne, c'est aussi qu'elle est révélation d'une blessure cachée, mais toujours ouverte. « tout déchirement prendra réciproquement figure de route ouverte, de prix payé pour un nouveau départ et d'appel d'air, en même temps que, mesure de notre vide - c'est-à-dire de notre infini -, il apparaîtra comme une révélation. »
Cette révélation, comme cette déchirure, Leiris ira justement les éprouver en Afrique, en 1931 lors de la mission Dakar-Djibouti à laquelle il participe en tant que secrétaire archiviste(cf mon article, « l’homme qui déroba le kono »).cette expédition fut elle même précédée par un séjour signifiant en Egypte, auprès de son ami serge Limbourg..Ce qu’il espère y retrouver, nous dit il, c’est sa rive gauche , l’Afrique mais aussi la poésie, représentée par Rimbaud, un Rimbaud bien vivant « quelqu'un que j'ai toujours regardé comme sorti à peu près sans retouches du moule où se font les Rimbaud, nous dit il de Limbourg. Toujours est-il que le départ est l’occasion d’une « pensée du voyage », comme ce moment où le bateau quitte Marseille :
« Le paquebot lentement s'arrachant, je vis le bras d'eau se former puis grandir entre le bastingage et le quai. Minute d'une plénitude déchirante (c’est moi qui souligne !) qu'il est impossible de retrouver une fois perdue cette virginité du premier départ. On y prend la mesure des choses, la distance. qui vous en sépare, de sorte que l'on parvient pour une fois, se ressentant intensément debout devant les choses, à prendre sa propre mesure (AH).
Une philosophie du voyage ambivalente que reprendra fibrilles en évocation du héros tragique: Leiris ne supporte plus le monde où il vit (échec du militantisme politique , mariage comme signe d’embourgeoisement, divergence avec sa famille sur l’art,) et pourtant il a de la peine à quitter celle à laquelle il s'est lié un an plus tôt ; il rejoint enfin ce continent africain qui l'attire - et qu'il redoute, dès lors qu'il y sera livré à lui-même.
« comme si un destin tragique entre tous - signe brûlant de l'attention des dieux - m'avait amené à entreprendre un fabuleux périple » (Fi), déclare l'auteur. « et voilà que, privé [...] de tout encadrement, j'allais devoir me débrouiller dans les eaux où m'aurait jeté ce qu'un restant d'impotence infantile me montrait comme un plongeon vertigineux ». D'où un profond désarroi, et des sentiments ambigus.
Leiris quitte ce monde trop ordonné mais il n'est en aucun cas question de rompre définitivement avec son milieu de départ : il s'agit de se regarder voyager et d'« être vu voyageant » de connaître cette distance (par rapport à soi-même autant que par rapport à autrui) qui est le propre du héros tragique.
Plus concrètement, grâce au voyage et à l’éthnographie, il espère changer ses habitudes intellectuelles, «abattre des cloisons « entre lesquelles il étouffe et élargir son horizon. Surtout la quête va devenir écriture autobiographique : Leiris entreprend très vite de rédiger son journal intime qu’il mêle aux fiches ethnographiques : le journal de l’expédition deviendra ainsi l’afrique fantôme : projet d’une écriture authentique où le face à face constant avec soi-même lui permettra, espère-t- il, d'échapper temporairement à l'obsession de la mort, de se rapprocher, à des moments privilégiés, d'une connaissance de soi. Cette écriture permet aussi un retour à l'humanité tout en étant un repli sur soi puisqu'elle est tentative de connaissance de soi à partager avec les autres pour les amener à réfléchir sur leur propre condition. Telle serait ainsi une ethnographie de soi.
« C'est en poussant le particulier jusqu'au bout qu'on atteint au général, et par le maximum de subjectivité qu'on touche à l'objectivité », car l'exposition du « coefficient personnel au grand jour », permet « le calcul de l'erreur, ce qui est la meilleure garantie possible d'objectivité. »
« A quelle algèbre invraisemblable ma vie est-elle livrée ? Si je voyage, c'est pour tenter de donner corps à cette image que je porte accrochée au firmament de mon esprit, comme l'étoile des rois mages…. »
Cette image va s’incarner justement dans l’expérience d’Abyssinie où vont se mêler, le travail ethnographique, l’ ’approche du « sacré » et du merveilleux, comme les « démons » ou les fantasmes personnels érotiques de transgression(à l’image de Bataille) ; occasion d'aller «nager dans les eaux du primitivisme», dans l'espoir de voir s'opérer sur lui la métamorphose que la poésie n'a pas pu effectuer.
Lors de son enquête sur le culte des zar en Gondar, va se dessiner le jeu troublant de regards croisés entre les communautés africaines qu’il rencontre et sa vision de jeune ethnographe en formation ;s’y découvrira aussi un de ces moments de ces points de tangence, de «vertige dionysiaque [où] le haut et le bas se confondent »
Leiris, aidé par l'intellectuel éthiopien Abba Jérôme, sera en fait le grand contact de la mission Dakar Djibouti avec le groupe de Malkam Ayyahu, maitresse d’une secte, adonnée au culte des génies ZAR. Elle a une fille, héritière à la direction de la secte: Emawayish. Belle et, paraît-il, possédée par de puissants zâr. Leiris se trouve brusquement face à son fantasme double de la beauté idéale, menace et vulnérabilité attrayante, Judith et Lucrèce …l’âge d’homme en placera plus tard la réminiscence sous le signe de l’ambivalente dualité. Emawayish, la princesse au beau visage de cire, devenue une figure emblématique de la parole poétique, appartiendra au monde privé des effusions intimes, de la mise en forme de l'angoisse, tandis que sa mère, Malkam Ayyahou, la célèbre guérisseuse, objet d'investigations scientifiques, sera le l’heroine publique de l’afrique fantome.
«Gondar
Huttes de paille et de pierre
Dans des ruines s'écroulant en morceaux
Des jours durant
J’y fus amoureux d'une Abyssine
Claire comme la paille
Froide comme la pierre
Sa voix si pure me tordait bras et jambes
À sa vue
Ma tête se lézardait
Et mon cœur s'écroulait
Lui aussi
Comme une ruine. »
a suivre…
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