« Considérer l'art africain seulement en relation avec les principes qui inspirent l'art de nos jours »
Carl Einstein proclamant sa passion pour la pensée, est resté semblable à lui-même jusqu'à la fin de sa vie, remettant en question perpétuellement acquis et connaissances, « essayant jusqu'à son ultime et fatal geste de changer la façon de voir, de penser, et partant la réalité et le monde. Son style même est à l'image d'un monde de vitesse et d'efficacité, procédant par bonds et par fulgurances, par aphorismes et par formules, créant, inventant si nécessaire syntaxe et mots nouveaux ». Liliane meffre.
Par son audace, par l'ampleur de sa protestation opiniâtre et systématique, par son questionnement radical, il avait plus que tout autre, tenté et réussi, par ses écrits provocants et novateurs, à sortir l'art de son isolement, de cette esthétique où l'avaient confiné plusieurs siècles d'histoire de l'art traditionnelle. Par l'esthétique, dénonçait-il, on avait coupé l'art de l'histoire, on avait éludé le danger que constitue la force magique de l'œuvre d'art
« En dernière instance, ces tentatives de fuite, ces efforts destinés à permettre à l'homme de se distancer des données immédiates de la vie, exercent leurs répercussions sur le terrain social et politique. On s'aperçoit, en fin de compte, qu'en désertant on élimine, on détruit même la réalité. L'homme menacé et lâche se venge de la réalité ».
La Sculpture nègre (Negerplastik) de Cari Einstein compte au nombre des œuvres maîtresses du XXe siècle. Par une analyse formelle, audacieuse et novatrice, cet ouvrage a, en effet, conféré aux objets d'art africain un statut définitif d'œuvres d'art à part entière. La précocité de ce texte, publié en 1915 et réédité en 1920, a frappé tous les spécialistes : il précède de trois années le célèbre article de Guillaume Apollinaire sur les « Sculptures d'Afrique et d'Océanie » - texte qui, d'ailleurs, commence par rendre un hommage implicite au livre d'Einstein en énonçant le paradoxe selon lequel « cette nouvelle branche de la curiosité née en France a trouvé jusqu'ici plus de commentateurs hors de chez nous »
Véritable découvreur de l’art africain, Cari Einstein a, pour la première fois dans l'histoire de l'art occidental, porté un regard sans préjugé, sans a priori ni ethnocentrisme sur un art dit tribal, primitif. Ce court texte accompagné d'une riche iconographie, a constitué un choc, une révélation pour les contemporains d'Einstein.il a marqué l'époque et profondément modifié la perception par les Occidentaux des objets d'art « nègre », pour employer la terminologie du moment.
Dès le tout début du siècle, l'intérêt et la curiosité pour cet « art nègre » s'étaient manifestés chez les peintres fauves André Derain, Maurice de Vlaminck, Henri Matisse, puis chez les jeunes cubistes Pablo Picasso et Georges Braque. Très tôt venu à Paris (entre 1905 et 1907 vraisemblablement), et aussitôt entré en relation avec les peintres cubistes et Daniel-Henry Kahnweiler, Cari Einstein participa à cet engouement pour les objets rapportés d'Afrique et aux discussions passionnées qu'ils suscitaient dans ateliers et cafés. La plupart des peintres et de leurs amis, que fréquentait Einstein, collectionnaient des objets africains. Intimement mêlé aux recherches formelles des avant-gardes par ses propres travaux littéraires portant sur la perception des sensations et leur rendu par la langue, commencés en 1906 , Cari Einstein paraît avoir ressenti cette étude de l'art africain comme une nécessité qui s'imposait à lui, pour des raisons personnelles et pour soutenir ses amis cubistes. dans sa correspondance,. Il souligne, en effet, que les artistes marquants du moment ont été attirés par les «grandioses réalisations des peuples primitifs » et que « sans nul doute ces dernières ont fortement influencé la production actuelle ». C'est un marchand parisien, Joseph Brummer, sculpteur hongrois arrivé à Paris en 1906, qui finança l'édition de Negerplasîik. En relation avec le cercle du café du Dôme, Einstein et de nombreux artistes, il fut un des premiers à ouvrir une galerie d'objets d'art africain et océanien, Boulevard Raspail.
Dans l’ouvrage, son approche et sa démarche intellectuelle s'expliquent par la conjonction des recherches plastiques de ses amis peintres et de la découverte des œuvres d'art africain. L’oeuvre doit être lue comme un manifeste pour l'art moderne, celui des cubistes parisiens et non celui des expressionnistes allemands qui ne surent pas, selon lui, assimiler la « leçon nègre ».
Einstein entreprend alors de montrer la confusion qui s'est faite au cours des siècles entre « le pictural » et « le plastique ».
Les prémisses de la pensée d'Einstein se trouvent entièrement formulées dans un des grands livres de l'esthétique allemande du XIXe : Le problème de la forme de Hildebrand. Une des idées maîtresses de Hildebrand est que chaque modalité de la création artistique doit tendre vers un idéal de cohérence absolue avec la nature de la forme (au sens de modalité de la perception, et des opérations mentales qu'elle implique) qui lui est propre ). Sculpteur lui-même, Hildebrand avait par exemple montré comment l'influence du modèle optique de la perspective sur la sculpture, dont l'art académique et romantique avait fait un dogme, était une manière d'en trahir sa nature plastique. Faire prévaloir, dans la perception d'une figure sculptée, la vision frontale et le raccourci - comme l'avait fait par exemple Rodin (dans son Balzac, ou dans les Bourgeois de Calais), signifiait imposer au volume une modalité picturale d'appréhension. Il s'agissait là d'une manière d'introduire la contradiction dans la pensée et la pratique esthétique qu'Hildebrand condamnait vivement. Einstein reprend dans les mêmes termes, et avec certains des exemples analysés par Hildebrand, cet argument et le transforme en instrument de lecture de la sculpture africaine. « Il est permis de constater que la sculpture continentale est fortement mêlée de succédanés picturaux », écrit-il.
« (lorsqu'on adopte la vision frontale), on accentue les parties les plus proches du spectateur et on les ordonne en surface en considérant que les parties postérieures sont des modulations de la surface antérieure. On met ainsi l'accent sur les motifs placés à l'avant... et on escamote, par un mouvement de la forme, dessiné ou modelé, l'essentiel, l'expression immédiate de la troisième dimension. »
Ce mélange des genres a produit des œuvres à caractère impressionniste ou expressionniste, dans lesquelles domine le subjectivisme : « la charge émotionnelle abolissait la tridimensionnalité, l'écriture personnelle l'emportait….» Or, c'est sur la tridimensionnalité que se concentrent alors toutes les recherches et les efforts des cubistes. Dans le chapitre» « Vision à trois dimensions de l'espace », l'auteur analyse cette plastique pure que réalisent les Africains, réussissant la synthèse du sens et de la forme. Il démontre que l'art africain est le prototype des solutions possibles aux problèmes que se posent ses contemporains. Cet « art prodigieux d'intensité » transmet une vision plastique pure de l'espace et donne un équivalent du mouvement, remplissant idéalement la mission de la sculpture n qui est de « former une équation qui absorbe totalement les sensations naturalistes du mouvement, et de ce fait la masse, et qui transpose dans un ordre formel leur succession et diversité. » Achevée, l'œuvre d'art nègre s'impose comme « quelque chose d'indépendant, d'absolu et de clos ». (voir les extraits de l’ouvrage en fin d’article)
Comme l’a montré g.didi HUBERMAN, est à l’œuvre dans l’appréhension de l’objet africain toute une déconstruction de l’histoire de l’art(et de toute épistémologie historique), conçue comme évolution béate, optimiste et ethnocentrique. Sont à l’œuvre, pareillement, des déconstructions de l’ethnographie « fonctionnaliste » comme de tout fantasme d’un art pur.
Il s’agit de poser le devenir en termes non linéaires, sans finalité ethnocentrique de l’histoire, l’audace d’Einstein fut alors, de combiner « dialectiquement l’origine et la nouveauté »selon didi-huberman : l’origine n’est plus pensée comme simple source du futur et la nouveauté comme simple oubli du passé : il suffisait à Einstein, de relier ses deux passions :celle pour l’avant-garde cubiste et celle pour la sculpture africaine
« Seul un point de vue dialectique me semble rendre justice à la complexité d'une entreprise inaugurale qui analysait les formes plastiques au nom d'une contre-esthétique, et qui posait les jalons d'un modèle de temporalité assimilable à une contre-histoire de l'art. Telle serait donc la version einsteinienne de l'image dialectique : on n'invente de nouveaux objets historiques qu'en créant la collision - l'anachronisme - d'un Maintenant avec l'Autrefois ;l'anachronisme d'une collision où l'Autrefois se trouve interprété et « lu », c'est-à-dire mis au jour par l'advenue d'un Maintenant résolument nouveau. Et ce Maintenant de l'art africain n'est autre que le cubisme » g.didi huberman devant le temps ed. de minuit
c.einstein définit ainsi son projet
« Avoir examiné les œuvres d'art africaines d'un point de vue cubiste », et avoir pu ainsi « identifier en Afrique des exemples accomplis d'art cubiste »
D’abord une critique de l’ethnographie, coupable aux yeux d’Einstein du préjugé évolutionniste qui croit découvrit une fausse primitivité. Préjugé qui prive les formes africaines de toute historicité dès lors qu'elle se contente d'un modèle où «l'on espérait saisir dans l'Africain un témoignage des origines, d'un état qui n'aurait jamais évolué ».
le primitivisme n'est, aux yeux d'Einstein, qu'un exotisme déguisé qu'un romantisme infécond, « L'art nègre [dans l'optique du primitivisme] est la dernière et inutile ressource de l'artiste à court d'idées neuves ».
Mais l’ethnographie prive aussi l’objet africain de toute reconnaissance en le réduisant à une simple fonctionnalité ou produit d’un contexte, niant l'existence de ces objets comme œuvres, comme productions formelles.( . « Utiliser l'art à des fins anthropologiques ou ethnologiques, c'est à mon avis un procédé douteux, car la représentation artistique n'exprime presque rien des faits auxquels s'attache une telle connaissance scientifique ».
Ce changement méthodologique n’est pas pur épiphénomène dans le ciel des idées : la sculpture africaine va surgir, et les analyses précédentes être rendues possibles, non pas du champ de connaissance où elles étaient jusque-là retenues en otage, mais d'une valeur d'usage très particulière où un art moderne, le cubisme, n'a pas craint de l'utiliser, c'est-à-dire de la transformer, de la déplacer Inversement, le contact avec l'art africain permet à l'artiste européen de « repenser sa propre histoire » Il aura, ce faisant, levé un obstacle lié à la conception académique de la sculpture occidentale, y accusant le primat de l'« appréhension picturale du volume » et la « confusion totale entre le pictural et le sculptural » qu'il stigmatise violemment dans le psychologisme - la « conversation », la narrativité - de l'art baroque.
C’est par son « étrangeté « reconnue comme opératoire et art de combat par les artistes cubistes, que la sculpture africaine va naître comme objet de connaissance nouvelle :
II n'y a peut-être pas d'autre art que l'Européen aborder avec autant de méfiance que l'art africain. Son premier mouvement est de nier le fait même d' « art » et il exprime la distance qui sépare ces créations de l'état d'esprit européen par un mépris qui va jusqu'à créer une terminologie dépréciative. Cette distance et les préjugés qui en découlent rendent difficile tout jugement esthétique, le rendent même impossible car un tel jugement suppose en premier lieu une certaine familiarité. Le Nègre cependant passe depuis toujours pour la partie inférieure que l'on doit traiter sans ménagement et ce qu' il propose est condamné immédiatement comme insuffisant. Pour le juger on a fait appel à de bien vagues hypothèses évolutionnistes. Il lui fallait se livrer aux uns pour servir de faux concept de primitivité, d'autres paraient avec conviction cet objet sans défense de phrases fausses, parlaient de peuples venus du fond des âges, et de bien d'autres choses encore. On espérait saisir dans le Nègre un témoignage des origines, d'un état qui n'avait jamais évolué. La plupart des opinions avancées sur les Africains reposent sur de tels préjugés édifiés pour justifier une théorie commode. Dans ses jugements sur les Nègres l'Européen revendique un postulat, celui d'une supériorité absolue, vraiment exagérée
De fait, notre absence de considération pour le Nègre correspond simplement à une absence de connaissances à son sujet, ce qui ne fait que l'accabler injustement…. »
En conséquence, il paraît assez vain d'essayer de dire quoi que ce soit sur la sculpture africaine. D'autant plus que la majorité exige encore que l’on prouve que cette sculpture est vraiment de l’art, II faut alors craindre d'en rester à une description purement extérieure qui n'aura jamais d'autre résultat que de dire qu'un pagne est bien un pagne, qui nulle part n'aboutira à une conclusion générale, à savoir à quel ensemble appartiennent tous ces pagnes et toutes ces bouches lippues….
… À mon sens quelque chose s'avère plus sûr que toute connaissance possible d'ordre ethnographique ou autre : ce sont les sculptures africaines ! On va exclure tout ce qui est objet, éventuellement les objets procédant d'une relation avec l'environnement, et l'on analysera ces figures comme autant de créations. On essayera de voir s'il résulte des caractéristiques formelles des sculptures la représentation générale d'une forme analogue à celle que l'on a habituellement des formes artistiques. Deux impératifs absolus cependant, l'un à respecter, l'autre à éviter : il faudra s'en tenir à la vision et progresser dans le cadre de ses lois spécifiques. Mais que nulle part on n'aille substituer à la vision ou à la création recherchée la structure de ses propres réflexions : que l'on s'abstienne de déduire des théories évolutionnistes commodes et de mettre à égalité le processus de pensée et la création artistique La possibilité de faire une analyse formelle s'appuyant sur certains éléments spécifiques de la création de l'espace et de la vision, et les englobant, prouve implicitement que les créations données sont de l'art. On risque peut-être d'objecter qu'un penchant à la généralisation et qu'une volonté préétablie ont dicté en secret une telle conclusion. C’ est faux, car la forme particulière investit les éléments valables de la vision, les représente même, puisque ces éléments ne peuvent être présentés que comme forme
Il est à noter qu’Einstein tranchait ici par avance le débat contemporain (Musée de l’Homme ou Quai Branly, ethnologues, esthètes, ou marchands d’art) en le considérant comme faux débat : il renvoyait déjà dos à dos les protagonistes : l’ethnologue pour qui l’objet se réduisait au contexte et qui prétendait s’en tenir au faits. « un pagne est un pagne » ; l’esthète qui oubliait en ne voyant qu’un jeu de formes, qu’un tel art est d’bord « jeu de forces », ou comme le dit einstein « violence opératoire »(cf mes articles sur le fétiche comme illustration). IL répudiait aussi toute appréhension des objets selon le critère de l’émotion esthétique en remplacement du contexte cultuel. (ce qui semble être devenu le discours dominant en matière « d’arts premiers ») l’émotion esthétique était justement selon lui le critère de notre art, avant la rupture cubiste.
« L’arrangement consistait à avoir un créateur au sommet de son affectivité et en face un spectateur au comble de l'émotion ; la dynamique des processus individuels l'emportait ; ceux-ci faisaient loi et on y était attaché avec une particulière insistance. L'essentiel se trouvait alors dans ce qui précédait ou suivait, l'œuvre se réduisant de plus en plus au rôle de conducteur d'émotions psychologiques ; ce qui est mouvant dans l'individu, l'acte de création et son objet, prirent des formes fixes. Ces sculptures étaient plutôt des manifestations d'une génétique que des formes objectivées, plutôt un contact fulgurant de deux individus ; c’était, le plus souvent, au caractère dramatique du jugement sur les œuvres d'art davantage qu'à elles-mêmes que l'on accordait le plus d'importance….Un tel procédé détruit la distance par rapport aux objets et ne donne d'importance qu'à la fonction qu'ils continuent de conserver pour l'individu. Cette sorte d'art signifie l'accumulation potentielle du plus grand effet fonctionnel possible. »
L'antithèse consistera à reconnaître à la fois art, histoire et contexte cultuel dans la production sculpturale africaine, opération possible à condition de travailler à transformer radicalement les modèles épistémologiques de ce qu'on entend usuellement par histoire, ainsi que les modèles esthétiques de ce qu'on entend usuellement par art. A la lumière de l’expérience africaine, l’histoire de l’art ne peut que se situer dans un point de vue élargi, anthropologique, mais qui ne peut être appréhendé qu’à travers une analyse respectueuse de ses spécificités formelles. L’art africain est un art religieux, cultuel ,mais qui « présente » (et ne représente pas) son expérience cultuelle comme composante fondamentale de sa forme, comme dynamique de celle-ci. Carl Einstein montre que les artistes africains ont depuis longtemps trouvé une « formulation claire de la vision plastique pure » et donné en même temps une expression de la vision collective du monde.
« [...] L'art du Noir est avant tout déterminé par la religion. Les œuvres sculptées sont vénérées comme elles le furent par tout peuple de l'Antiquité. L'exécutant façonne son œuvre comme le ferait la divinité ou celui qui en a la garde, c'est-à-dire qu'il a, dès le début, pris ses distances par rapport à l'œuvre qui est le dieu ou son réceptacle. Son travail est une adoration à distance et ainsi l'œuvre est a priori quelque chose d'indépendant, de plus puissant que l'exécutant .(c’est presque ici la définition de l’aura selon W.Benjamin; d'autant plus que celui-ci fait passer toutes ses énergies dans son œuvre et se sacrifie, lui, l'inférieur, à elle. Par son travail, il accomplit une fonction religieuse. »
Cette ouverture de l’expérience formelle et la reconnaissance de « l’art nègre » en tant qu’art, refuse à l’avance tout esthétisme de la contemplation « effondrement du commerce de la beauté » qui serait justement une méconnaissance de la spécificité de celui là. L’expérience visuelle , à l’œuvre ici comme dans le cubisme, rompt avec le dispositif optique de la représentation qui éternise, fige l’espace et fossilise les objets dans un continuum idéal. La sculpture africaine n’est pas une variante stylistique de plus dans le Musée Imaginaire mais une expérience, plus fondamentale, capable de déterminer une autre réalité par une forme optique nouvelle, capable de modifier la vision « foyers d’énergie et croisements d’expériences décisives … les œuvres d’art n’acquièrent leur sens que grâce à la force insurrectionnelle qu’elles enferment » einstein,dans g.braque
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