Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.
J'aimais les peintures idiotes, dessus des portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.
Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de meurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements. ALCHIMIE DU VERBE
Rimbaud ne séparait pas la poésie du vécu, le langage, de l'existence et du monde Sa vie brève ne fut jamais banale et surtout pas en Abyssinie.
À partir de 1880, Rimbaud rayonne dans le même espace, un vaste espace : Aden, les ports de la mer Rouge, Harar, l'Abyssinie. Mais d'autres noms hantent sa pensée : Zanzibar, le canal de Panamá et même le Japon. Il va bientôt gagner la ville de Harar (dans la corne orientale de l'Afrique) qui semble au fil des années lui avoir offert le lieu le plus supportable. Agent d'un comptoir, il mène une vie presque ascétique. Ses lettres trahissent le sentiment d'une fatalité, d'un destin négatif qu'il doit suivre jusqu'au bout, coûte que coûte, subissant la loi du travail, attaché à l'or et paradoxalement ébloui par la perspective d'un lointain repos qu'il sait se confondre avec la mort. Parfois, ce Rimbaud perdu prend les dimensions d'un véritable aventurier, reconnaissant de nouveaux territoires (l'Ogadine ou, plus tard, la route d'Ankober à Harar), ou bien se lançant dans des expéditions au long cours comme celle qu'il tente en 1886 pour, depuis Tadjourah, livrer à Ménélik, roi du Choa, plusieurs milliers de vieux fusils. Lors d'un court séjour au Caire où il se repose, il confie au Bosphore égyptien le récit de son dernier voyage (publié les 25 et 27 août 1887) ; il n'a donc pas renoncé à une forme d’écriture : le journalisme qu’il avait déjà envisagé.
Cependant une mal étrange frappe, celui qui était d’abord un marcheur. Une tumeur au genou le fait souffrir de plus en plus Il doit tout quitter. A Aden, mal équipé pour certaines opérations, le diagnostic médical des plus alarmants, le force à revenir en France. Puis, ultime ironie macabre et dérisoire du destin, c'est l'amputation de la jambe droite à Marseille, la remontée, comme une fuite nouvelle, à Roche, un ultime mois de campagne française, enfin la redescente à Marseille, comme pour embarquer à tout prix, avant qu'il ne soit trop tard , Ultime aventure ! Il sautille sur des béquilles, tombe, se relève, se fait porter dans des wagons lits, gagne la maison paternelle, retourne aux hôpitaux. Course à la mort et au temps dont l’ultime demande sera celle de l’heure du bateau ! Atteint d'un cancer généralisé, Rimbaud entre à l'hôpital Saint-Jean. Il attend d'y mourir. Délirant, le 9 novembre, il dicte à sa sœur Isabelle une lettre pour le directeur des Messageries maritimes : « Je désire me trouver de bonne heure à bord »... Il meurt le lendemain.
Toi, mort, mort, mort ! Mais mort du moins tel que tu veux,
En nègre blanc, en sauvage splendidement
Civilisé, civilisant négligemment ...
Ah, mort! Vivant plutôt en moi de mille feux.
D'admiration sainte et de souvenirs feux
Mieux que tous les aspects vivants même comment
Grandioses ! de mille feux brûlant vraiment
De bonne foi dans l'amour, chaste aux fiers aveux.
Poète qui mourus comme tu le voulais
En dehors de ces Paris-Londres moins que laids,
Je t'admire en ces traits naïfs de ce croquis, paul verlaine A ARTHUR RIMBAUD .. SUR UN CROQUIS DE LUI PAR SA SOEUR
Rimbaud marchait…« je suis un piéton, rien de plus». Il donnait à son ami Delahaye le conseil de « lire et de marcher...la grande route par tous les temps… ». « Passant considérable » selon Mallarmé, « homme au semelles de vent » d’après Verlaine, il semble dans sa marche vouloir effacer sa trace, devenir un vivant sans passé, assoiffé d’oubli.. « mieux vaut mieux même à Aden qu'ailleurs, où je suis inconnu, où l'on m'a oublié complètement » .Alain Borer fait remarquer que cet effacement concerne aussi son image, comme un reniement du corps ancien, où rien ne semble plus commun entre le poète au visage d’ange, et la « figure de momie aux cheveux gris » de Rimbaud en Abyssinie(d’ailleurs les photographies qui le représentent alors sont elles-mêmes floues, comme incertaines).les témoins rapportent que jamais il ne parlait de ses œuvres poétiques.
Sans passé, il ne sait où il va, ni pourquoi il va ; sinon dans la marche, dans les plus grands espaces, le fait d’éprouver sa liberté. « Vivre toujours au même lieu, je trouverais toujours cela très malheureux « La grandeur de Rimbaud restera d'avoir refusé le peu de liberté que, dans son lieu et dans son siècle, il aurait pu faire sien », écrira justement Yves Bonnefoy, et il distinguera la liberté comme un choix entre divers possibles et l'absolu du désir de liberté. C'est bien cet absolu que porte Rimbaud, que sa sœur Isabelle avait compris en veillant sa mort (« il avait trop le goût du rare et de l'unique ».
Mais la prison était en lui. Il était prisonnier de sa cage thoracique — de cet absolu en lui qui ne pouvait se libérer, s'élargir, que dans le mouvement, la plénitude affirmative du monde fini qui, du même coup, brise ses limites et retourne à l'infini de la substance ; dans l'abandon du corps — dans la mort qui se charge de rendre le corps invisible, d'en dissiper l'unité ; quand l'âme enfin délivrée d'Arthur Rimbaud quitta ce corps de bagnard pour errer définitivement sur les déserts d'Abyssinie, aérienne, solaire.» .Alain Borer. Rimbaud en Abyssinie.
Sur les routes, par les nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon coeur gelé: "Faiblesse ou force: te voilà, c'est la force. Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre." Au matin j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu.
Si Rimbaud semble en effet incapable d’être là, c’est d’abord, comme plus tard Leiris , pour fuir l’ennui, un cafard de l’existence, un « absolu de l’ennui , fait de tourment et d’impatience. Aden est pour lui l’endroit le plus ennuyeux du monde et à peine arrivé à Harar, il écrit : Enfin, puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie ;(...) puisqu'on ne peut s'imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci. Et à sa sœur peu avant de mourir : « je marchais et travaillais beaucoup, plus que jamais »
« J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie.
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines ». Chanson de la plus haute tour
Le paradoxe c’est que cet ennui n’est pas oisif mais s’exerce dans l'action, la dépense d'énergie, le dynamisme constant. « Il souffre de l'acte d'ennui. Il déploie une activité ahurissante dans cet empire indolent, se donne tout entier, jusqu'à l'épuisement, sans trouver à quoi se vouer vraiment. L'absolu de l'ennui, c'est peut-être même que l'action ne trouve jamais son objet juste, Qu'est-ce qui fait courir Arthur Rimbaud ? Quel but se donne-t-il pour se précipiter sur les pistes ? On croit toujours que l'objectif de Rimbaud en Abyssinie est de s'enrichir. Pas du tout ! Son seul but, c'est le repos. Seulement, il fait passer le travail avant ». alain borer
Désabusé, Rimbaud poursuit dans le réel une recherche commencée dans la poésie, celle insatiable de l’Ailleurs. Partout dans ses lettres d’Afrique, fait remarquer a.borer dominent les verbes qui marquent un commencement d’action : partir, déguerpir, m’en aller. . « Dans l'« ici » indifférent, Rimbaud songe sans cesse à l'« ailleurs », il est en Ethiopie au pays d'utopie, utopia, l'autre lieu, et cherche toujours l'Eldorado, l'Eden, Cythère, les îles Fortunées, les Pays de Cocagne de ses premières lectures. Il est déjà bien loin : aller plus en avant ; trouver mieux un peu plus loin. »
Matin : « Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l'étoile d'argent, toujours, sans que s'émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le coeur, l'âme, l'esprit. Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer - les premiers ! - Noël sur la terre !
Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves, ne maudissons pas la vie. »
Il y une dialectique du temps et de l’espace, de l’illusion et du réel. Le voyage dans l’espace, même s’il s’agit d’une « Odyssée », trouve son aboutissement satisfaisant dans le retour et le repos : l’heureux Ulysse, « plein d’usage et raisons » doit retrouver Pénélope. Mais ce sera sans doute pour éprouver, du coté du temps, qu’elle a vieilli de vingt ans et que lui-même est bien sur différent. Rimbaud toujours en retard par rapport à ses désirs, cherche lui à tuer le temps en demeurant sourd aux conseils de sa mère qui le presse de rentrer au pays. Le temps presse et il faut le tuer par l’action. Mais il a beau accélérer les rotations de celle-ci, tout vieillit et change plus vite : les journaux dont les nouvelles sont périmées quand ils arrivent, l’argent qui se dévalue plus rapidement qu’ailleurs, aussi la décrépitude physique qui le gagne : « une année ici en vaut cinq ailleurs(..)Le temps passe et je n'amasse rien ». Plus tard le poète Leiris éprouvera l’impossible distance, du fait du temps, entre sa vie et son œuvre : « tout se passe comme si dans la course qui c’est engagée entre moi et le temps, j’étais constamment distancé et comme si ma plume s’efforçait vainement de poursuivre une actualité qui me fuit ». Le Rimbaud des illuminations fut justement celui des impatiences absolues, ou sont poursuivis l'exigence (impossible ?) de brièveté, de juxtaposition, de jet, la simultanéité du dire et de l'instant d'écriture.
Ce charme! Il prit âme et corps,
Et dispersa tous efforts.
Que comprendre à ma parole?
Il faut qu'elle fuie et vole!
O saisons, ô châteaux,
Mais, en Abyssinie, écrit Alain Borer, où tout acte est reporté aux lendemains, cet impatient qui se disait jadis « pressé de trouver » (le lieu et la formule) subit les affres de l'attente infinie, la patience, au sens étymologique de souffrir, d'endurer. Il va mourir dans l'impatience du départ (ou bien cette impatience l'aura mené à la mort), quand il presse Isabelle de boucler sa valise, douze jours avant de rendre l'âme : « Vite, vite (...) fermons la valise et partons . ! »
Il y a une dialectique du temps et du désir ,du désir de conjonction avec ce dont on sait désormais qu’on en est radicalement séparé. il faut supprimer la coupure mais pour la voir réapparaitre –il faut que quelque chose échappe ,sans manque pas de quête . L’impossible quête est d’entrer en contact (en (communication pour le poète) avec ce qui nous est fondamentalement étrange puisque nous faisons tous l’expérience de la division (du déchirement) en entités distinctes ce qui n’est somme toute que la marque du chaos originel. Ce qu’on peut nommer le « sacré » prendra alternativement la forme d’objets dans un monde extérieur et étrange, dans des instants privilégiés (mais fugitifs), moyen dira Leiris à son tour de’ » sortir de soi », de posséder, de contraindre l’univers tout entier. Il ira lui aussi chercher « l’objet » en Afrique et singulièrement en Abyssinie dans la figure d’Emawayish « princesse au visage de cire ». c’est que le sujet désirant, sujet du manque poursuit le rêve de coïncidence avec l’objet lui-même dans sa dureté intemporelle. Rimbaud et plus tard Leiris poursuivront ainsi un même rêve de minéralité. L’être qui se sent rongé en proie à l’effritement et à la désagrégation cherche à édifier ce monde minéral et géométrique auquel il voudrait se confondre, îlot d’éternité dans le temps, nature sèche et pétrifiée. Pour enfin combler le manque l’objet doit être plein, compact, solide : « ramasser ma vie en un seul bloc solide, objet que je pourrais toucher, comme pour m’assurer contre la mort », écrira Leiris. Dans la corne de l’Afrique, Rimbaud fait retour à la terre - pas celle ,nourricière, paysanne et maternelle, mais la terre sèche et dure sous la poussière, où chaque pas résonne .Ici, « les cailloux sonnent comme dans un poème ancien, »
« Rimbaud a soif de pierre, il met en œuvre un devenir-pierre, une sécheresse en lui-même, la sécheresse mentale et somatique, dans l'être-au-monde physique confondu à l'être-là géologique. » .A.BORER
« Si j'ai du goût, ce n'est guère
Que pour la terre et les pierres.
Je déjeune toujours d'air,
De roc, de charbon, de fer. ….
Mangez les cailloux qu'on brise »… saison en enfer. faim
Avec l'abandon de la littérature, et de toute relation symbolique, Rimbaud se trouve — en se perdant — dans le Réel, sans au-delà, tout lien religieux, culturel, affectif coupé, dans « son vœu bien formulé d'indépendance et de haut dédain de n'importe quelle adhésion à ce qu'il ne lui plaisait pas de faire ni d'être ». Il prend le large dans la nature, en d'immenses distances où rien n'est nommé, où rien ne mérite un nom. Il disparaît et s'incorpore, la sécheresse de la terre devient celle de son corps ; sa soif de terre, sa dureté. On dirait qu'il a trouvé le pays le plus aride pour y consacrer sa propre aridité. « Pur, à force d'avoir purgé tous les dégoûts », dirait Tristan Corbière .. Usé par les saisons et les actions, résigné au pire, préservant sa solitude par la violence, il accentue le silence en lui, jusqu'à la mutité.
Pourtant ,nous apprend Borer, le désert n’a pas guéri Arthur Rimbaud
Il apprend lentement les valeurs du désert, l'attente et la souffrance. Ses chances se réduisent de surmonter longtemps la désillusion. Quand le voyant avait pris conscience de la vanité de son entreprise, l'appel du crime en lui prenait la forme d'une aspiration aux délices de la damnation, d'une transgression libératrice : « Un crime vite, que je tombe au néant, de par la loi humaine. » le désert n’a pas désarmé Rimbaud. La colère est un état du corps, une façon de retourner les armes contre lui, pour finir. « Chacun porte son cadavre en soi », disait Roger Gilbert-Lecomte. Rimbaud se tue à la tâche, à la marche ; rendu au sol et au soleil, il aura cherché le lieu où sa vie s'en irait ; il accomplit contre lui-même son seul vrai crime ; il court à la perte, la pure perte, dans l'errance et la désespérance... Lire à Harar Bannières de mai, mot à mot, comme si ce poème s'était réalisé pleinement en Abyssinie :
Je veux bien que les saisons m'usent.
A toi, Nature, je me rends ;
Et ma faim et toute ma soif.
(...)
Rien de rien ne m'illusionne ;
C'est rire aux parents, qu'au soleil,
Mais moi je ne veux rire à rien ;
Et libre soit cette infortune.
Rimbaud serait mort de cesser d'écrire aux yeux de ceux qui continuent et qui en vivent : tel littérateur contemporain déplorait encore -mauvais exemple pour la jeunesse- qu’il ait ainsi délaissé son pays où il aurait été plus « utile ». —A l’opposé de ce mépris et de la banalisation, Yves Bonnefoy soulignait justement, le formidable et signifiant silence de Rimbaud en Afrique (ce dernier écrivait qu’il n’avait rien à en dire). le Harar ne serait donc pas la négation de sa vie passée, mais plutôt son prolongement — concret et symbolique :
« Nous avons à penser l'opposition d'un tel silence, intermittent puis final, à l’encontre du mutisme, profond, des rhétoriques ».
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