(...)L'Aragne cependant se campe en un lambris,
Comme si de ces lieux elle eût fait bail à vie,
Travaille à demeurer : voilà sa toile ourdie,
Voilà des moucherons de pris.
Une servante vient balayer tout l'ouvrage.
Autre toile tissue, autre coup de balai(...)
Jean de la Fontaine, La Goutte et l'Araignée
benjamin ou WARBURG, comme penseurs hors normes, nous convient à nous interroger sur ce que peut être « l’objet originaire » en anthropologie historique : que faut il qu’entendre exactement par originaire ?. Pour eux le passé n’est pas un moment d’une genèse, il n’est même pas passé.. Warburg pensait par exemple l’histoire (de l’art) en terme de survivance et de pathosformeln (figures inconscientes et prégnantes ).Il retrouvait les ménades dans la peinture de la renaissance, les ex votos antiques comme figurines de cires dans la naissance de l’art du portait. Traquant la nymphe antique et son image serpentine, il la retrouvait dans les rites des indiens pueblos.
La survivance (Nachleben) touche bien au « fondement de l'histoire en général ». C'est qu'elle dit à la fois un résultat et un processus : elle dit les traces et elle dit le travail du temps dans l'histoire. D'une part, elle nous donne accès à une matérialité du temps que Benjamin exprime dans son attention aux vestiges, aux « déchets de l'histoire », D'autre part, elle ouvre un accès à l'essentielle spectralité du temps : elle
vise la « préhistoire » des choses sous l'angle d'une archéologie qui n'est pas seulement matérielle, mais encore psychique.G DIDI HUBERMAN
Le fait, pour une chose, d'être passée ne signifie donc pas seulement qu'elle est loin de nous dans le temps. Elle demeure lointaine, mais son éloignement même peut surgir au plus près de nous - c'est, selon Benjamin, le phénomène auratique par excellence -, tel un fantôme, tel un revenant .Un symbole sera ainsi ce en quoi l'Autrefois rencontre le Maintenant pour former une « constellation », selon les termes de benjamin.
«L'origine, bien qu'étant une catégorie tout à fait historique, n'a pourtant rien à voir avec la genèse des choses. L'origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. L'origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir, et elle entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d'apparaître. L'origine ne se donne jamais à connaître dans l'existence nue, évidente, du factuel, et sa rythmique ne peut être perçue que dans une double optique. Elle demande à être reconnue d'une part comme une restauration, une restitution, d'autre part comme quelque chose qui est par là même inachevé, toujours ouvert.»
W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand
Qu’en est il donc de la survivance d’un symbole comme celui de l’araignée, de la « constellation » que forme la tarentule ou l’argia étudiées sur le terrain par de Martino et Clara Gallini dans l’Italie du sud ou en Sardaigne ? Survivance d’un symbole, dont l’origine a à voir avec les ménades antiques, le mythe de la femme araignée, voire le chamanisme. Mais une survivance qui nécessite comme le montre Clara Gallini une pensée de l’origine qui ne soit pas pas simple retour de celle ci mais réamènagement , bricolage culturel, altération et une « mise à l’étrange ». »Il y a donc un travail, un tissage autour du mythe.
Le passé vient à l’anthropologue dans son présent comme présent réminiscent. Le savoir historien doit donc complexifier ses propres modèles de temps, traverser l’expérience de mémoires multiples, retisser des fibres de temps hétérogènes. Tel est donc le paradoxe de l’araignée à la fois symbole du retour d’un passé mythique dans le tarentisme dont l’origine est hellénique et symbole même de cette origine comme tisserande du temps
Pour De Martino le tarentulisme, et surtout la danse qui en est la raison d'être, reste essentiellement un moyen de défoulement sexuel et social, caractérisant la condition féminine et sa misère.
Dans une société catholique, où la femme est le plus souvent mariée pour des raisons de convenance familiale, la morsure de la tarentule joue un rôle salutaire en permettant « aux désirs inavoués et aux sentiments refoulés du premier amour contrarié » de se manifester ». Pendant la danse et grâce à elle, la femme possédée par la tarentule ébauche et parfois accomplit des gestes qui sont de vraies confessions et qui la libèrent. La danse convulsionnaire, rythmée et sonore, est donc un langage conventionnel et traditionnel, à travers lequel la femme peut « librement » exprimer ce qui, enfoui en elle, aurait pu autrement déboucher en névrose. Et l’auteur de souligner que les observateurs ne s’étaient pas trompés sur cet aspect de la danse des « tarentulées » Par exemple, les voyageurs du XVII et XVIII siècle ont fait le rapprochement entre les anciennes Bacchantes et ces femmes. On verra même dans la tarentule un moyen grâce auquel les adeptes de Dionysos déguisèrent jadis leur ferveur pour le dieu lorsqu'il fut interdit.
« En d'autres termes plus explicites, il est possible de retrouver, sur le plan du symbolisme mythico-rituel propre au tarentisme les racines existentielles de l'horizon symbolique, de la morsure de la tarentule qui « maintient l'homme dans son propos, c'est-à-dire dans ce qu'il pensait quand il fut mordu ». En effet la « morsure de la tarentule » et le « venin » sont des images mythiques à travers lesquelles le tarentisme donne un horizon symbolique à des conflits psychiques inconscients, perdus pour le souvenir fécond et pour le choix résolutif et qui, de ce fait (pour paraphraser la notation de Vinci en termes modernes), gardent l'homme lié à l'épisode critique irrésolu, dans le sens que cet épisode revient indéfiniment se présenter comme symptôme névrosique indéchiffrable. En face de ce risque le tarentisme représente avant tout un système de recherche et de configuration de la crise, un système dont le centre unificateur est donné par la tarentule qui mord et empoisonne, par la morsure périodiquement renouvelée de l'araignée et par l'exorcisme musical dansé.
… Le symbole de la tarentule met en action un dispositif de sécurité qui a tous les caractères d'une élaboration culturelle ; grâce à son propre horizon et aux horizons symboliques auxquels il préside, chaque crise individuelle échappe à son incommunicabilité névrotique pour se remodeler communément sur le comportement de l'empoisonné et pour jouir d'un commun traitement résolutif au moyen de la musique, de la danse, des couleurs et de tout ce dont dispose le dispositif en action. Dans le symbole de la tarentule le remords paraît aliéné dans la première morsure et dans la répétition saisonnière du rapport crise-exorcisme, mais l'aventure mythico-rituelle est orientée dans l'ensemble vers la liquidation des passivités psychiques, suivant une posologie « pro anno » qui utilise, avec la collaboration de la communauté le plan d'évocation et de défoulement du mythe et du rite. »
de martino la terre du remords
Cette perspective sera à la fois reprise, critiquée et élargie par Clara Gallini . Enseignante en anthropologie culturelle à l'université de Naples ,elle a publié en 1960 une étude éditée en France sous le titre " LA DANSE DE L'ARGIA " « fête et guérison en Sardaigne. »
« Finalement, j'ai compris qu'il ne suffisait pas d'étudier la possession comme envers de la rationalité, mais qu'il fallait la situer dans le contexte des dynamiques sociales et culturelles. Entre-temps, la fréquentation de De Martino m'avait fait découvrir la question fondamentale des dynamiques culturelles, des rapports entre culture lettrée et basse culture. »
L'Argia « la bariolée », est le nom d'un être mythique entre araignée et fourmi dont la piqûre venimeuse menacerait la vie des paysans. L’agression engendre un état toxique et un désordre psychique. Elle tient sa victime, elle l’habite, elle parle par elle ; elle la réduit à une sorte de folie. L’araignée Lactrodectus est bien réelle et sa piqûre provoque des douleurs intenses, des crampes abdominales, et un état de profonde dépression, symptômes qui durent trois jours. Mais ces symptômes sont interprétés par les paysans sardes comme la conséquence d’une possession car les argia incarnent l’âme d’un mort ou d’un enfant. Durant ces trois journées, toute la vie s’organise autour de cette intrusion en un drame collectif dont l’argia est le centre. L’argia ne s'avouera vaincue qu'après une cérémonie qui mêle cure et fête, musique et danse, chants d'amour et danses licencieuses voire érotiques, lamentations allant des pleurs aux rires. Comment écarter cet intrus ? En accompagnant le possédé, en lui proposant des musiques dont l’une, peu à peu, ordonnera sa transe, en lui présentant des objets, des couleurs qui l’apaisent et, ce faisant, maîtrisent la petite bête qui, le plus souvent, s’enfuit au bout de trois jours. Mais en Sardaigne, à la différence du tarentisme, la musique et la danse ne se limitent plus aux seuls rythmes de la tarentelle, la piqûre guérie n’est pas chaque année réactivée comme un « remords », l’argia habite bien plus souvent les hommes que les femmes et l’éventail des rites est plus ouvert, plus « bariolé ».
Venue d’un village voisin ou du monde des morts mais toujours d’extraction sociale prestigieuse, avant de s’avouer vaincue, l’argia contraint celui qu’elle possède à devenir, pour trois jours et trois nuits, jeune fille en mal de fiancé, femme en proie aux douleurs de l’accouchement, veuve pleurant son mari défunt. Provisoirement, l’irruption de la maladie suspend aussi pour l’ensemble de la communauté les règles habituelles du partage des sexes et de la bonne conduite féminine. Tandis que les gestes du travail acquièrent une dimension curative, chants d’amour, danses licencieuses, lamentations oscillant entre les pleurs et le rire composent une bruyante dramaturgie qui mobilise de multiples réseaux symboliques. dans certaine partie de l’ile , le malade reste immobile et c’est et le village entier qui propose à ses oreilles et à son regard des identités changeantes. Jeunes filles ou épouses, veuves ou enfants dansent en groupes stables et chantent des berceuses, des poèmes amoureux ou des lamentations funèbres proposent des cures symboliques particulières : la « panification » du possédé dans un four chauffé aux sept sarments de vigne, son ensevelissement dans le fumier à l’exception de la tête, son accouchement symbolique, son retour dans le lieu de la morsure, le travestissement du malade ou de ceux qui constituent le corps exorciste, sont autant de thèmes qui caractérisent les rituels sardes.
À cette occasion, la communauté lutte avec les moyens du symbolique et du rite contre les désordres qu’elle porte cachés en son sein. C’est un jeu où l’ordre ravivé surgit du désordre montré par le recours aux procédés de l’inversion, de l’obscénité, de la provocation et de l’agression. Un jeu qui débouche sur la fête, sur l’accord rétabli et sur la réintégration de la victime qui retrouve sa norme et sa place dans les rapports sociaux. .
« De Martino a observé le rite lorsque, probablement, il était en train de disparaître, et il l'a peut-être lu de manière excessivement pathétique. Lui-même sait que le tarentisme était une grande fête dans les siècles passés, cela s'appelait « les petits carnavals de femmes », il donne tous les documents autorisant une lecture qui devrait prendre en compte le thème, très présent, de l'érotisme. Alors ne voir là, maintenant, que réponses à une série de frustrations me laisse un peu perplexe. Les frustrations sont bien présentes mais elles sont tellement anciennes qu'elles ne peuvent rendre compte de la dynamique du rituel. On ne doit pas nécessairement, je crois, partir de l'unique hypothèse de la souffrance, même là où la maladie est bien présente ….
Il y a bien dispositif mythique mais il s'agit de modèles extrêmement flexibles, qui s'adaptent et se transforment selon les situations auxquelles on se réfère. Ce sont, en effet, des formes plurifonctionnelles mais qui, dans le même temps, sont soumises à des transformations. On pleure tout autant dans le Carnaval que dans les lamentations funèbres des funérailles, mais avec des accentuations diverses : l'élément parodique est davantage présent dans le carnaval ; le rire, de la même manière, varie. Je peux rire d'un malade ou d'un mort.. C'est tout un jeu qui s'instaure entre les sujets sociaux, à travers ces instruments symboliques que l'on transforme en les soumettant à des intentionnalités différentes. Les éléments symboliques sont les mêmes et en même temps ils ne sont plus les mêmes lorsqu'ils sont refonctionnalisés »
Le rite de l'Argia « tisse « des pratiques symboliques qui réapparaissent dans d'autres rituels : la lamentation funèbre que l'on retrouve dans les funérailles et le Carnaval, l'accouchement symbolique lui aussi présent dans le Carnaval tout comme le travestissement
« Je me demande ,écrit gallini à propos des travestissements ,si l'on ne peut pas, tout aussi bien, y voir une proposition positive d'assumer une identité différente à travers laquelle le malade se revoit lui-même et en sort guéri Le rite est perçu comme un rite ambigu qui fait à la fois rire et pleurer, et donc qui, d'une certaine façon, est lié à l'inquiétante question des limites. Le « possédé » est quelqu'un qui joue sur les limites et qui en même temps se dégrade. Tout le monde dit : « Le pauvre, le voir habillé en femme, avec des jambes poilues, il nous faisait rire et pleurer à la fois, c'était grotesque ! » C'est là un jeu extrêmement ambigu …énigme enfin que constitue pour moi le fait de rire devant une personne qui se définit et que le groupe définit lui-même comme malade. »
Il 'apparaît en fin de compte, comme le montre clara gallini ,que les pratiques médico-magiques qui sont mises en scène en Italie méridionale et en Sicile, ne sauraient être réduites à leurs conditions psychologiques et sociologiques d'émergence. Dire, par exemple, que la tarentule est un désordre et le symptôme d’une misère matérielle et psychologique reste parfaitement exact, mais risque de négliger la luxuriance d'un phénomène symbolique qui les déborde infiniment.
« fait social total » caractéristique d’un société paysanne ,la morsure de la tarentule ou de l’argia est à peine une maladie mais plutôt un stigmate, un signe dans un certain sens prestigieux qui engage la victime et son entourage familial dans des dépenses considérables comme pour une fête .Il s’agit bien d'une fête comme le mariage ou les funérailles et en même temps un rite commémoratif auquel les assistants participent aussi financièrement fait très significatif par des offrandes argent .Pendant quelques jours la sombre pièce où vit toute la famille du tarentulé devient non seulement un centre intérêt mais un une scène où se joue le drame de la tarentule et où s'affirme l'unité du groupe dans son articulation triangulaire malade musiciens assistants. Les choses sont ordonnées selon un ordre consacré e On a vu des tarentulés si conscients, une fois l' exhibition terminée , qu’ils se saluaient par un au revoir pour l’année suivante . Nous sommes la limite entre le théâtre vécu et le théâtre joué dont parle Michel Leiris .( la possession, est définie par Leiris comme une ambivalence entre comédie et inconscience des individus possédés, en état de transe extatique, le tout dans un cadre culturel ritualisé).
Tarentisme et argia sont un ce jeu dramatique et ce circuit fantastique du sort jeté et levé, de l'agression subie et retournée de l'impuissance et de la fécondité, de la castration et de l'érotisme, de la vie et de la mort. Et c'est aussi l'autonomie réelle de l'efficacité symbolique de la musique et de la danse.
La morsure fictive puis la remorsure, le venin, l'animal mythique, la crise, la cure et sont les différentes significations qui échappent certes à la logique rationaliste d'un Occident méfiant à l'égard de l'imagination collective. Il n'empêche qu'ils forment entre eux une chaîne logique, une « toile » de temps. Ces rituels joués, ces cérémonies cathartiques d’exaltation s’efforcent de redonner un sens au désordre en le socialisant. comme la tragédie grecque théâtralisant , au seuil de la démocratie, l’ambivalence entre mythe et raison , ils ont donc une dimension esthétique.
« Rues de passage - c'est ainsi qu'on appelle dans le folklore les cérémonies qui se rattachent à la mort, à la naissance, au mariage, à la puberté.
Dans la vie moderne ces transitions sont devenues de moins en moins perceptibles et il est devenu de plus en plus rare d'en faire l'expérience vécue. Nous sommes devenus très pauvres en expériences de seuil). L'endormissement est peut-être la seule qui nous soit restée (mais avec le réveil aussi). [...]Il faut distinguer soigneusement le seuil de la frontière. Le seuil est une zone. Les idées de variation, de passage d'un état a un autre, de flux sont contenues dans le terme schwellen (gonfler, enfler, se dilater) et l'étymologie ne doit pas les négliger. Il importe, d'autre part, d'établir le contexte tectonique et céré-moniel immédiat qui a donné au mot sa signification. »
benjamin paris capitale du 19è siècle.
Si tarentisme et argia peuvent encore fasciner, ce n’est pas par nostalgie de l’exotisme ou gout de de l’occultisme. Malgré la misère paysanne à laquelle les auteurs sont sensibles d’abord, il y a la découverte d’une véritable culture méprisée et taxée de superstition.
l’araignée y tisse un « lieu », une zone pourvue de la qualité de ce benjamin appelle l’aura : une trame singulière ,étrange ,d’espace et de temps.
« Ceux qu'elle pique se prennent par la main et se mettent à danser la ronde qui ne s'arrête pas ; les pieds s'y usent ; les pieds usés, on danse sur les tibias ; les tibias s'usent, on danse sur les genoux ; les genoux s'usent, on danse sur les fémurs ; les fémurs s'usent, on danse sur le torse devenu moignon ; le torse s'use et les danseurs finissent par n'être plus que des têtes sautelant et se tenant par la main, avec des tronçons de côtes autour du cou imitant les pattes, et l'on dirait des énormes tarentules, de sorte que l'araignée les a faites araignées. » victor hugo
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