«Je sens toutes les pierres du monde et le phosphore de l'étendue que mon passage entraîne faire leur chemin à travers moi. Ils forment les mots d'une syllabe noire dans les pacages de mon cerveau. »
(...)
«La terre et ses nerfs, et ses préhistoriques solitudes, la terre aux géologies primitives, où se découvrent des pans du monde dans une ombre noire comme le charbon. »
«Je ne veux pas être le poète de mon poète, de ce qui a voulu me choisir poète, mais le poète créateur, en rébellion contre le moi et le soi... C'est par la révolte contre le moi et le soi que je me suis débarrassé de toutes les mauvaises incarnations du verbe qui ne furent jamais pour l'homme qu'un compromis de lâcheté et d'illusion ...
Le moi et le soi sont ces états catastrophiques de l'Etre où le Vivant se laisse emprisonner par les formes qu'il perçoit de lui. ».
Le goût de l’ailleurs et la fascination de l'Autre habitent la pensée et la littérature occidentale depuis le XVIe siècle. Si la Renaissance a vu l’affrontement de rêves antagonistes et impossibles comme le raconte j .m le clezio dans le rêve mexicain ,(le rêve magique de l’ indien contre celui du conquérant, ivre de découverte mais aussi d’or et de massacres,) nait en même temps une mauvaise conscience, comme une nostalgie du Paradis perdu .Comme si déjà , au lieu de mépriser, on attendait des solutions, des modèles, à partir desquels une civilisation complexe, tardive et usée pourrait être régénérée». Dans la pensée politique du XVIIIe siècle, l'«Autre» sert d'appui à la critique de la société et les grands thèmes : liberté, égalité, vont apparaître dans le cadre de la réflexion sur les sociétés exotiques. La société «civilisée» se voit mise en cause par sa confrontation avec les sociétés «naturelles».
En fait, ce mouvement de regard vers l'Autre est apparu chaque fois qu'il y a eu crise de la conscience européenne. Dès lors qu’on cessait de réduire l'inconnu au connu ou de plaquer nos propres catégories, s’appréhendait une logique autre à coté de la logique rationnelle. Cette logique sert encore à une critique de notre propre civilisation. Critique de cet espace qui est le nôtre où l'homme contemporain est autrement relié à la nature et à sa propre nature, où il se trouve confronté à une temporalité éclatée après le double vide laissé par la perte des mythes fondateurs et l'abandon de l'idéologie de progrès .
Un des aspects fondamentaux de l'anthropologie contemporaine (l’anthropologie est née de notre mauvaise conscience coloniale) est justement d’avoir mis en relief l'existence de cultures qui fonctionnent comme des totalités, où l'économique n'est pas séparé du symbolique et du religieux, l'individuel du collectif, ni l'homme de la nature. Si l’on en croit Georges Balandier, l'anthropologie, sans proposer la transformation des sociétés autres en modèles, peut donc nourrir une pratique du «détour» pour repenser notre propre culture, avec les «fragmentations qu'elle provoque et les pertes de sens qu'elle entraîne ».
Toutefois, il n'est pas sans importance de voir combien, dans les questionnements d’hier et d'aujourd'hui sur une modernité en quête de bases nouvelles et dans la contestation de sa culture, on retrouve non seulement l'esprit des interrogations des anthropologues mais aussi, celle des plasticiens(le primitivisme aux sources de l’art moderne,) des avants gardes(dada ou le surréalisme ,le collège de sociologie avec Caillois, Leiris et Bataille) des poètes(saint john perse, leiris, Michaux, Segalen, plus récemment Kenneth white) .Au delà des spécialisations et des séparations, cette quête d’un autre monde requiert ce que kenneth white (inventeur du concept de géopoétique) a appelé une activité nomade, "dérivante", aussi bien physique que spirituelle . A l’inverse, la « conscience séparée » selon l’expression d’Artaud, est le signe de l'incapacité d'une culture à penser le réel comme cosmos, comme totalité, tant y règne l’obsédante séparation entre l'homme et le monde, le corps et l'esprit, entre les parties de la société, mais aussi entre le visible et le caché, la surface et la profondeur.
La seule pensée, ne serait donc pas celle qui établit des délimitations ou clôture des espaces d'analyse, mais celles qui établit des relations, ouvre des espaces d'analogies, conduit à la synthèse par la traversée du multiple.
Nul n’a été aussi loin dans cette voie, dans la radicalité et la différence du détour, dans le procès de notre culture, comme dans une totale ouverture du sens et au sens, qu’antonin Artaud : une pensée qui avance perpétuellement et conquiert son expression à partir d'un déracinement intégral ; contre le monde, contre la société, contre le langage ; mais aussi contre son propre corps, pour autant qu'il reste soumis au carcan de la banalité ; Maurice Blanchot l’a souligné : " Ce qu’il dit, il le dit non par sa vie même (ce serait trop simple), mais par l’ébranlement de ce qui l’appelle hors de la vie ordinaire. "
Antonin Artaud a traversé le siècle dernier en météore halluciné et visionnaire ; une de ses biographes, florence de mérédieu, précise que ce qu’elle nomme son « délire » était lui-même d’ordre biographique. Il multiplia en effet les changements d’identité et les généalogies imaginaires)
« Quand on a affaire à un paysage aussi puissamment grotesque (j'entends, plein de rochers et de grottes) que celui d'Artaud, un paysage jonché d'éléments si noirement clairs, on ne peut pas (à moins d'être ce qu'Artaud appelle un cochon des lettres) le prendre comme un «ensemble» et le réduire à je ne sais quelle bouillie pour esprits consommateurs, quelle tambouille infantile (servie, bien sûr, avec «du style»). Il faut s'y promener, il faut prendre le temps d'aller de saillie en trou, de sentier en piste, il faut s'y exposer, s'y aventurer.
Le retour au paysage avant l'homme, ou à côté de l'homme (mais n'oublions pas que c'est un homme qui peint), n'était-il pas nécessaire? Afin, peut-être, de sortir d'une certaine intellectualité, d'une certaine humanité, et de découvrir d'autres possibilités d'être? C'est ainsi que je vois le paysage d'Artaud : un paysage aux confins de la vie, pour emprunter le titre du livre de Chestov, un paysage du dépaysement, où il n'y a pas d'idée générale exploitable par les détaillants ; de la nous avons affaire à un paysage fragmentaire, aux lumières fugaces, qui deviendra, peut-être, avec du temps et de l'espace, monde. »kenneth whie Le Monde d'Antonin Artaud ou Pour une culture cosmopoétique .éd. complexe
Artaud fut à la fois poète flamboyant dans la mouvance du surréalisme(avec qui il rompit avec fracas), homme de théâtre de cinéma et de radio : on se souvient du comédien au regard magnétique à la silhouette inoubliable alors qu’il joue plutôt des rôles secondaires (le moine de Drayer ou Marat chez Abel Gance).Il fut un voyageur : voyageur et chercheur de vérité chez les indiens Tarahumaras du Mexique pour y partager le rite du peyotl .Son « destin » se scelle surtout dans un dernier voyage »initiatique » en Irlande à la suite duquel il est expulsé puis enfermé dans les asiles psychiatriques pendant une dizaine d'années au moment de la folie humaine collective de la guerre . Dans la solitude des asiles d'aliénés français (où il subit la famine,la promiscuité, l’incompréhension médicale puis des séries d’électrochocs )va pourtant s’élaborer une œuvre (il refusait le mot)où il va tenter de recréer le monde, la durée, l'espace, le corps, la vie, la mort, le Mythe,. Antonin Artaud réapparait au sortir de ces « ténébres », pour quelques conférences convulsives qui marquent encore les esprits de ceux qui ont eu la chance d'y assister. Il a particulièrement révolutionné le théâtre, en écrivant en 1936 « le Théâtre et son double » ou "Théâtre de la Cruauté".
Ce nouveau théâtre réclame tout simplement l'intégration de la vie, c'est à dire l'intégration du corps, du cri, des émotions viscérales, de la cruauté, de la catharsis des forces refoulées de l'inconscient, de leur alchimie pour retrouver le sens de la spiritualité et de la métaphysique...
Ce texte est une grande métaphore poétique pour appeler de tous ses vœux un autre théâtre que celui de son époque, réduit aux figures de style du seul texte, ou embourbé dans les méandres douteuses du théâtre de boulevard.
«La société est cette zone d'esprit qui a consenti de tout temps à être vile parce qu'elle était bien dans son vit, et après avoir vécu dix ans nuit et jour avec les fous, ayant parmi eux vécu avec mon délire et ma folie qui consistait à trouver ce monde stupide, et à penser que je peux quelque chose pour le réformer, par ma folie, mes écrits, mon théâtre et le souffle de ma personnelle magie, après avoir vécu, dis-je, dix ans parmi les fous et dans leurs pets, leurs rots, leurs délires, leurs toux, leurs morves, et les chiées au milieu du communal bacquet, je peux dire qu'aucun aliéné ne m'a paru délirer, et que j'ai toujours au fond de tout réputé délire retrouvé le fil de la vérité, inhabituelle peut-être, mais très recevable, que le fou réputé cherchait. »
« Nul n'a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l'enfer. »
« Là où d'autres proposent des œuvres je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit. »
« La vie est de brûler des questions » . Antonin artaud
Dans sa recherche d’un autre théâtre, Artaud parlera de l'abâtardissement du goût, de la «santé esthétique » menacée du public, et évoquera «tout le hideux décor de l'appartement d'aujourd’hui» où l'homme moderne «macère dans la laideur». Ailleurs, il stigmatisera la presse :«II faut que l'on se rende compte, une fois pour toutes, qu'au point de vue théâtre, art pictural et littéraire, la presse en France ne compte plus ». Il analysera aussi un certain état de choses psycho-culturel français, un certain blocage des esprits: «Pour moi, qui dit France en matière d'art ou en quelque matière que ce soit dit contention, stérilité, cristallisation, barrière, je ne dis pas mesure, ordre, composition, je dis stratification (...) l'art français manque d'un vrai tourment moral, je ne dis pas d'une inquiétude, d'une tristesse, je dis d'un vrai tourment central, essentiel, préoccupant. Désabusement, oui, et encore, détresse (quoique si peu) mais interrogations, abîme, rupture, jamais ! » Il insistera sur la nécessité d'un ressourcement, de l'art d'abord, de la société ensuite: «Tous les anciens poètes ont puisé à des sources que nous ne connaissons pas ». Et il constate une désorientation générale, parlant du «niveau intellectuel de ce temps, qui prouve sa bassesse et sa complète désorientation. « Désorientation. Absence de repères. «On perd vraiment le nord ». Le nord intellectuel, s'entend».
La recherche de nouveaux repères va prendre alors la forme du « détour » précédemment défini, la recherche des origines : elles lui fournissent une première notion d'un domaine dont le théâtre s'est totalement déshabitué. Il poursuit une sorte d'équation passionnée entre l'Homme, la Société, la Nature et les Objets et évoque le totémisme : « Le vieux totémisme des bêtes, des pierres, des objets chargés de foudre, des costumes bestialement imprégnés, tout ce qui sert en un mot à capter, à diriger, et à dériver des forces . Vouloir, comme Artaud, faire éclater notre système de représentation occidental, c’est retrouver l’univers de la pensée magique et du paganisme un univers couvert de signes où l’appropriation des signes ouvre la conquête d'un pouvoir, ce monde d'avant l'âge classique, selon Michel Foucault, où le langage existait comme écriture matérielle des choses, comme figure du monde » .
« Cet univers où les mots et les choses n'étaient pas séparés, ce monde d'avant la coupure entre la représentation et l'être, seul y accèderait aujourd'hui le fou ou le poète, celui qui, pour reprendre Foucault, s'est « aliéné dans l'analogie » et joue de façon déréglée avec le Même et l’Autre ou celui qui retrouve les ressemblances cachées, la force des analogies
. Ils maintiennent au bord extérieur de notre culture cette situation « à la limite » qui est la leur, posture marginale et archaïque, où fait retour le discours de la similitude, et où les signes qui en sont la marque renvoient à un savoir non encore raisonnable. À ce couple sans doute faudrait-il ajouter le sauvage, le primitif, gardien ou garant, lui aussi, de ce monde perdu de la similitude. C'est en tout cas bien ainsi qu'il apparaît dans un certain discours moderne sur le primitif.ou le fou ». Monique Borie.antonin artaud. le theatre et le retour aux sources.
Artaud recherche donc un nouvel espace théâtral mais par delà celui-ci, une nouvelle culture :une « culture dans l’espace »(selon le mot de Kenneth White et que ce dernier conceptualisera comme géopoétique); il écrit lors d’un tournage au Sahara :
« Ici l'énergie est dans les pierres, non chez les gens, mais cela même est une leçon, le premier mot, ma première notion d'un immense secret, secret de force pour les forts... A travers 12 heures d'automobile des impressions de désert avec mirages vous accrochent au passage, et une odeur obsédante et capiteuse vous poursuit, mais arrivé à Laghovat on arrive d'un coup, on plonge à 500 ans en arrière en plein passé musulman, une ville irréelle, de décor, de tableau, de légende est là authentique et comme miraculeusement conservéeLaghovat est en plein Sahara, mais sur la frontière, et pour un homme qui de sa vie n'avait quitté la civilisation occidentale, ce contact dans l'espace, avec une manifestation aussi anachronique, avec la preuve que les choses peuvent se conserver dans le temps, sans bouger et absolument fidèles à elles-mêmes, est surprenant et on a peine à y croire... » »
Le mythe du monde perdu, enfoui dans le sol et que l’on peut déterrer, ou bien situé là-bas aux confins de l'univers connu, ce mythe est sans cesse présent dans l'imaginaire d'Artaud. Les sources, les temps premiers sont là dans une géologie, une géographie dont mille métaphores telluriques dessinent poétiquement les lignes. Un mythe puisque géographie et géologie comportent chez lui une grande part de fiction
Lorsqu'il publie, en 1932, «Galapagos, les îles du bout du monde», c'est pour évoquer «l'idée d'un monde interdit et perdu, et dont un génie maléfique aurait brouillé les routes, situé dans quelque contrée encore inexplorée de la terre», et qui «fait partie de nos rêves d'enfance». Ce monde qui est autre et lointain, et que nous aspirons à matérialiser, les Galapagos vont en fournir une image, l'inscrire dans une géographie — celle des territoires inexplorés, hésitant entre le réel et l'imaginaire et dont les descriptions «nous enchantent parce qu'elles éveillent en nous tout un lot brillant d'images ataviques qui nous viennent des premiers âges de l'humanité».
« A un demi-méridien des côtes de la Colombie se dressent sur la mer les vestiges déchiquetés de monstrueuses convulsions volcaniques, rappelant, soit l'existence d'un continent enseveli, soit les colères minérales du feu terrestre, aux premiers temps de ses manifestations. Ces îles ont vu un air et un ciel qu'ont dû respirer les Atlantes ou des peuplades anciennes, de race composée d'hommes infiniment plus profonds et plus sages que nous. En tout cas, si l'idée d'un monde perdu, où des espèces d'animaux disparus et datant d'avant le déluge continuent à vivre actuellement, a des bases terrestres, c'est aux Galapagos qu'il faut aller les chercher... »
Vers ces îles, Artaud s'imagine voyageur à travers un autre, puisqu'il parle pour le peintre qu'il rencontre à la terrasse de la Coupole — un homme épuisé mais qui garde un «œil brûlé d'une fièvre sourde, intense, un œil de rêveur, de poète ou d'aventurier» — et qui le charge d'écrire à sa place ses impressions de voyage au bout du monde. Ce peintre, très probablement imaginaire, est-il autre chose qu'une figure de soi ? Ce voyage imaginaire préfigure des voyages plus concrets vers d'autres territoires des sources qu'Artaud entreprendra, à travers les documents des historiens pour la Syrie d'Héliogabale, ou même sur le terrain pour le Mexique et la terre des Tarahumaras. Dans ces voyages vers les sources, le travail de l'imagination se mêlera toujours à l'enquête. Artaud est ici de la famille d’esprit d’un Melville ou d’un Edgar Poe ; pour K.White il ressuscite à l’instar de D.H Lawrence l’esprit du paganisme .Dans son livre, Monique Borie le rapprochera de Nietzsche et de Bataille :
« Artaud est de ceux, en tout cas, qui — comme Nietzsche ou Bataille — en rupture avec le religieux institué, se sont réclamés de cette «anthropologie» autre (au sens d'une autre définition de l'homme dans son identité et son rapport au monde) qu'est l'anthropologie païenne. Or, ce qui peut faire l'actualité du paganisme dans nos sociétés — Artaud en a eu l'intuition juste — c'est, précisément, sa dimension anthropologique. Si la pensée païenne peut être actuelle, c'est comme construction d'une vision du monde où l'individu se définit autrement dans son identité par ses relations à autrui, au monde, à des forces invisibles qu'on appelle des dieux. Une construction qui, orientant l'espace et le temps, donne sens et limite à la pratique humaine, rétablissant ainsi toute la force du symbolique. »monique borie op.cité
Artaud recherche un univers de l’entre deux :une « sorcellerie naturelle » par laquelle la nature source d’énergie, compose d’étranges figures et concilie les inconciliables :il le fait dans des œuvres à la fois mi-document historique, mi recréation fictive comme la Syrie d’Héliogabale (Varius Avitus Bassianus, grand prêtre d'Émèse, fut proclamé empereur de Rome en 219 sous le nom d'Elagabal ou Héliogabale );mais sa géographie mise en scène dans Héliogabale n’a rien à voir avec la science du même nom qui mesure et encadre ;c’est un espace paradoxal à la fois, terre volcanique habitée par les forces des profondeurs souterraines, et espace offert à l'énergie d'or du Soleil :le monde intermédiaire de l’art (la peinture de Van Gogh) y trouve justement son sens dans une sorte de danse originaire de la terre.
Ce sont ces soulèvements
où la rencontre de deux mondes inouïs
se peint sans cesse
qui ont fait la peinture du Moyen Age comme d'ailleurs toute peinture toute histoire et je dirai toute géographie
La terre se peint et se décrit sous l'action d'une terrible danse à qui on n 'a pas encore fait donner épidermiquement tous ses fruits... (Cette intuition lui fera écrire van Gogh ou le suicidé de la société.
La Syrie est la terre des pierres pour Artaud : Le bétyle noir du temple d'Emèse (analogue à la kaaba de la Mecque) symbolise un territoire investi d'une mystérieuse puissance de genèse. Cette pierre conique «garde son feu et s'apprête à le rendre, car les Bétyles sont sortis du feu. Ils sont comme les étincelles carbonisées du feu céleste. Et creuser leur histoire c'est en revenir à la genèse du monde créé ; La Syrie est la terre des pierres qui parlent, des oracles et des horoscopes, des apparitions, un monde où l'on converse sans cesse avec l'invisible. Territoire primitif et originaire de la croyance à la magie, «à des zones d'esprits, à des lignes mystiques d'influences, à une sorte de magnétisme errant, et qui prend forme». Terre où tout est signe, où tout fait signe et où tout parle.
«Le sol de la Syrie est pareil aux rives de la mer Morte : il appelle l'idée de la cendre et de la poussière d'ossements. C'est sur ce sol brûlé que se dresse le temple d'Emèse, à deux kilomètres environ du fleuve avec qui il est souterrainement relié. Autour de lui la ville sème des maisons rares, tels des cailloux oubliés dans un désert. Je me plais à la rêver, cette ville, un jour du monde ancien, dans l'aboi de la lumière solaire, qui détache chaque bruit comme une flèche, une flèche ébarbée d'un bout. Toute la terre soulevée de remous vagues déferle vers l'horizon sans arbres, sans une ligne où reposer le regard. Deci delà, des plaques d'herbes rares, résidu d'on ne sait quelle gale qui aurait dévoré ce qui affleure des sous-sols. Car on sent que sous le désert le sol bouge, que les feuillets successifs des laves montrent en clair pour qui sait les voir le travail géologique et premier de la terre avec ses vagues refroidies, qui s'entassent l'une sur l'autre en lames, révélatrices comme les lames du Tarot»
antonin artaud. heliogabale ou l’anarchiste couronné
Artaud n’interroge pas seulement les roches et les pierres du désert mais l’architecture sacrée, les pierres des temples pour en déchiffrer les signes et y lire les traces d'un secret sur les origines de la vie.. C'est surtout dans ses longues évocations fantastiques du temple d'Emèse qu'Artaud formule sa vision d'un espace des sources où géologie, géographie et architecture sacrées se fondent pour soutenir tout à la fois la description concrète d'une vaste construction et sa vision poétique. Le temple d'Emèse, entouré de vide et de silence, domine un monticule élevé. Et «ce monticule est fait des entrailles d'autres temples, de débris de palais, et des vestiges d'antiques convulsions terrestres ».
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