« Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m'apprête à raconter mes expéditions. Mais que de temps pour m'y résoudre! Quinze ans ont passé depuis que j'ai quitté pour la dernière fois le Brésil et, pendant toutes ces années, j'ai souvent projeté d'entreprendre ce livre; chaque fois, une sorte de honte et de dégoût m'en ont empêché. Eh quoi? Faut-il narrer par le menu tant de détails insipides, d'événements insignifiants? »tristes tropiques
Qui était Claude Lévi-Straus? Surement, l’anthropologue traduit dans le plus grand nombre de langues au XXe siècle et, dans notre mémoire collective,le père fondateur du structuralisme. En réalité, l’anthropologie de C. Lévi-Strauss est bien autre chose qu’une série d’emprunts de méthode à la linguistique structurale: théorie des échanges, de la communication, du savoir, vue sur l’histoire humaine et son sens, vues sur la civilisation, l’oralité, l’écriture, vues sur la nature, la religion, l’art, la diversité culturelle, la musique, la science, les mathématiques… c’est donc une pensée multidimensionnelle plus qu’un système, une vision du monde avec ses thématiques et sa tonalité propre. La force de cette pensée est qu’elle va de l’observation à l’abstraction, en quête incessante à la fois de structures invariantes mais toujours au contact de l’éblouissante diversité des phénomènes, avide, de saisir le « phénomène social total »cher à Mauss et ne se contentant jamais de ne le saisir pas ; le penseur n’était pas de ceux qui peuvent s’ arrêter, allant d’ouest en est, des Amériques au Japon, de sa maison de campagne solitaire aux salles de cours, où ses disciples, mais aussi plus tard un plus large public, viendront recueillir sa parole, J'ai l'intelligence néolithique», écrivait Lévi-Strauss au chapitre VI de Tristes Tropiques . « Pareille aux feux de brousse indigènes, elle embrase des sols parfois inexplorés ; elle les féconde peut-être pour en tirer hâtivement quelques récoltes, et laisse derrière elle un territoire dévasté. » C'est cette intelligence qui préside à l'écriture du livre : une volonté de « faire place nette », à un tournant difficile et stratégique de sa vie et en trouvant une affectation aux restes (strates, carnets mais aussi « essais littéraires) accumulés au long des années.
« Cette évolution intellectuelle, que j'ai subie de concert avec d'autres hommes de ma génération, se colorait toutefois d'une nuance particulière en raison de l'intense curiosité qui, dès l'enfance, m'avait poussé vers la géologie; je range encore parmi mes plus chers souvenirs, moins telle équipée dans une zone inconnue du Brésil central que la poursuite au flanc d'un causse languedocien de la ligne de contact entre deux couches géologiques. Il s'agit là de bien autre chose que d'une promenade ou d'une simple exploration de l'espace : cette quête incohérente pour un observateur non prévenu offre à mes yeux l'image même de la connaissance, des difficultés qu'elle oppose, des joies qu'on peut en espérer. (’C’est ici moi qui souligne)
« Tout paysage se présente d'abord comme un immense désordre qui laisse libre de choisir le sens qu'on préfère lui donner. Mais, au delà des spéculations agricoles, des accidents géographiques, des avatars de l'histoire et de la préhistoire, le sens auguste entre tous n'est-il pas celui qui précède, commande et, dans une large mesure, explique les autres ? Cette ligne pâle et brouillée, cette différence souvent imperceptible dans la forme et la consistance des débris rocheux témoignent que là où je vois aujourd'hui un terroir aride, deux océans se sont jadis succédé. Suivant à la trace les preuves de leur stagnation millénaire et franchissant tous les obstacles — parois abruptes, éboulements, broussailles, cultures — indifférent aux sentiers comme aux barrières, on paraît agir à contresens. Or, cette insubordination a pour seul but de recouvrer un maître-sens, obscur sans doute, mais dont chacun des autres est la transposition partielle ou déformée
. Que le miracle se produise, comme il arrive parfois; que, de part et d'autre de la secrète fêlure, surgissent côte à côte deux vertes plantes d'espèces différentes, dont chacune a choisi le sol le plus propice; et qu'au même moment se devinent dans la roche deux ammonites aux involutions inégalement compliquées, attestant à leur manière un écart de quelques dizaines de millénaires : soudain l'espace et le temps se confondent; la diversité vivante de l'instant juxtapose et perpétue les âges. La pensée et la sensibilité accèdent à une dimension nouvelle où chaque goutte de sueur, chaque flexion musculaire, chaque halètement deviennent autant de symboles d'une histoire dont mon corps reproduit le mouvement propre, en même temps que ma pensée en embrasse la signification. Je me sens baigné par une intelligibilité plus dense, au sein de laquelle les siècles et les lieux se répondent et parlent des langages enfin réconciliés.
TRISTES TROPIQUES/comment on devient ethnologue.
Tristes tropiques, paru en 1955, est sans aucun doute l’ouvrage le plus lu et le plus singulier de Claude Lévi-Strauss. En 2006, l’ouvrage était traduit en 26 langues. C’est le texte le plus littéraire, le moins scientifique, d’un auteur dont les travaux sont par ailleurs d’une technicité exigeante et difficile. Nombreux furent d’ailleurs les articles critiques qui s’évertuèrent à le faire entrer simplement dans la littérature : on a célébré un style digne de Chateaubriand ; on a relevé son dialogue avec des grands noms - Montesquieu, Montaigne, Rousseau) et plus récemment Marcel Proust. Paradoxalement, c’est le livre qui lui a apporté la reconnaissance académique qu’il n’avait pu obtenir jusqu’alors. C. Lévi-Strauss avait échoué deux fois au Collège de France en 1949 et 1950. Il y est reçu finalement en 1958, certes en raison de ses travaux novateurs sur la parenté et sur l’organisation sociale, mais surtout parce qu’entre-temps Tristes tropiques a fait de lui un penseur connu de tous.
Ce succès continu, et qui s’est poursuivi pendant plus de cinquante ans, s’explique bien sûr par la qualité du livre, mais aussi parce qu’il a touché successivement différents publics. Chaque époque semble s’être reconnue pour des raisons à chaque fois différentes, comme si le livre offrait une réponse aux préoccupations du temps.
Tristes tropiques fut publié en 1955 dans la collection « Terre humaine », créée par l'ethnologue Jean Malaurie dans le but de diffuser un nouveau genre de livre, à mi-chemin entre l'essai littéraire et l'ouvrage savant : il s'agissait à l’époque de sensibiliser un large public à la démarche anthropologique, en permettant à l'ethnologue de sortir du registre scientifique habituel pour endosser la peau d'un écrivain et livrer impressions, souvenirs et états d'âme. Le livre s'inscrivait pleinement dans cette ligne éditoriale, fut aussitôt un gros succès de librairie.
Un grand livre »écrivait à sa publication Georges Bataille, dans la revue Critique, à (1955), « un livre humain [...]. Peu d'ouvrages soulèvent des problèmes aussi vastes, aussi fondamentaux ». La plupart des contemporains ne s'y sont pas trompés. Raymond Aron, Maurice Blanchot, Georges Balandier furent parmi les premiers à le saluer. Ils furent bientôt suivis par des études détaillées (Michel Leiris par exemple), dans un accueil à ce point triomphal que l'on vit le jury du prix Goncourt publier un communiqué pour exprimer ses regrets de ne pouvoir couronner un essai...
Il y a pourtant quelque chose de surprenant dans ce succès. Ni vraiment scientifique, ni explicitement philosophique, ni simplement littéraire, et cependant tout cela ; l’ouvrage est à la fois récit de voyage, témoignage de savant, méditation de philosophe (non au sens académique du terme, que l'auteur abomine, mais compris comme une recherche authentique(terme qui résumera éthique et politique pendant toute toute la vie de l’auteur) de la vérité et de la sagesse.il défie donc le résumé : Serait-ce, comme l'indiquait le prière d'insérer de l'époque, une "autobiographie intellectuelle" ? Ou bien une méditation sur le savoir des anthropologues, son étrange densité comme sa vaine ambition ? Ou encore un divertissement savant sur la pluralité des mondes humains, leur égale dignité et leur inégale puissance de destruction ? Une dénonciation de notre suffisance ? Un constat d'échec de la civilisation ?
Au premier plan de sa réflexion figurent le désenchantement de la diversité, la mort de l'exotisme, la fin des voyages qui existaient autrefois, au temps où il y avait des "autres".
« Pourtant, ce genre de récit rencontre une faveur qui reste pour moi inexplicable. L'Amazonie, le Tibet et l'Afrique envahissent les boutiques sous forme de livres de voyage, comptes rendus d'expédition et albums de photographies où le souci de l'effet domine trop pour que le lecteur puisse apprécier la valeur du témoignage qu'on apporte. Loin que son esprit critique s'éveille, il demande toujours davantage de cette pâture, il en engloutit des quantités prodigieuses. C'est un métier, maintenant, que d'être explorateur; métier qui consiste, non pas, comme on pourrait le croire, à découvrir au ternie d'années studieuses des faits restés inconnus, mais à parcourir un nombre élevé de kilomètres et à rassembler des projections fixes ou animées, de préférence en couleurs, grâce à quoi on remplira une salle, plusieurs jours de suite, d'une foule d'auditeurs auxquels des platitudes et des banalités sembleront miraculeusement transmutées en révélations pour la seule raison qu'au lieu de les démarquer sur place leur auteur les aura sanctifiées par un parcours de vingt mille kilomètres.
Qu'entendons-nous dans ces conférences et que lisons-nous dans ces livres ? Le détail des caisses emportées, les méfaits du petit chien du bord, et, mêlées aux anecdotes, des bribes d'information délavées, traînant depuis un demi-siècle dans tous les manuels, et qu'une dose d'impudence peu commune, mais en juste rapport avec la naïveté et l'ignorance des consommateurs, ne craint pas de présenter comme un témoignage, que dis-je, une découverte originale. Sans doute il y a des exceptions, et chaque époque a connu des voyageurs honnêtes; parmi ceux qui se partagent aujourd'hui les faveurs du public, j'en citerais volontiers un ou deux. Mon but n'est pas de dénoncer les mystifications ou de décerner des diplômes, mais plutôt de comprendre un phénomène moral et social, très particulier à la France et d'apparition récente, même chez nous. »
Bien sûr, l'auteur décrit avec force détails les particularités culturelles des Indiens Bororos, Nambikwaras, Tupis vivant sur le plateau du Mato Grosso (Brésil), qu'il a côtoyés pendant des années, Mais, au fil des paragraphes, il passe inopinément d'un continent à l'autre, de l'Ancien au Nouveau Monde ; il se rappelle son exode vers New York au moment de l'occupation allemande en France, son passage par les Antilles... En réalité, en même temps qu'il dépeint ses pérégrinations passées, il propose sa vision du voyage. On ne peut, selon lui, percevoir l'autre tel qu'il est que par une opération de « triple décentrement » ce qu’il appellera plus tard le « regard éloigne »: le voyageur doit garder à l'esprit le fait qu'il a certes changé de lieu, mais aussi de temporalité, puisque le « progrès » ne touche pas toutes les parties du monde à la même vitesse, et enfin de classe sociale, car l'argent dont on dispose n'a plus la même valeur en un autre point du globe. Toutefois, ce regard particulier est rarement de mise. Ainsi, la célèbre phrase d'introduction du livre - « Je hais les voyages et les explorateurs » - doit se comprendre comme une critique de l'exotisme et du sensationnel présents dans tant de récits d'aventures et qui débouchent sur la fabrication de stéréotypes, dont se repaissent les touristes.
Témoin cette page où il décrit une bande indienne Nambikwara :
Pour moi, qui les ai connus à une époque où les maladies introduites par l'homme blanc les avaient déjà décimés, mais où — depuis les tentatives toujours humaines de Rondon — nul n'avait entrepris de les soumettre, je voudrais oublier cette description navrante et ne rien conserver dans la mémoire, que ce tableau repris de mes carnets de notes où je le griffonnai une nuit à la lueur de ma lampe de poche :
« Dans la savane obscure, les feux de campement brillent. Autour du foyer, seule protection contre le froid qui descend, derrière le frêle paravent de palmes et de branchages hâtivement planté dans le sol du côté d'où on redoute le vent ou la pluie; auprès des hottes emplies des pauvres objets qui constituent toute une richesse terrestre; couchés à même la terre qui s'étend alentour, hantée par d'autres bandes également hostiles et craintives, les époux, étroitement enlacés, se perçoivent comme étant l'un pour l'autre le soutien, le réconfort, l'unique secours contre les difficultés quotidiennes et la mélancolie rêveuse qui, de temps à autre, envahit l'âme Nambikwara. Le visiteur qui, pour la première fois, campe dans la brousse avec les Indiens, se sent pris d'angoisse et de pitié devant le spectacle de cette humanité si totalement démunie; écrasée, emble-t-il, contre le sol d'une terre hostile par quelque implacable cataclysme; nue, grelottante auprès des feux vacillants. Il circule à tâtons parmi les broussailles, évitant de heurter une main, un bras, un torse, dont on devine les chauds reflets à la lueur des feux. Mais cette misère est animée de chuchotements et de rires. Les couples s'étreignent comme dans la nostalgie d'une unité perdue; les caresses ne s'interrompent pas au passage de l'étranger. On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance, une naïve et charmante satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers, quelque chose comme l'expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine. ». tristes tropiques.nambikwara
Comme le montre l’extrait précédent, Tristes tropiques est magnifiquement écrit, mais dans un style très classique: Lévi-Strauss reconnaît volontiers Rousseau et Chateaubriand comme ses principales influences. C’est une œuvre composite un « collage » qui mêle aux réflexions sociologiques, une éloquence, un sens ironique de la formule et des colères de moraliste qui rappellent, parfois explicitement, la littérature du XVIIe siècle. Surtout une logique caustique ou sarcastique qui s’inscrit dans un projet de démystification.Par sa forme, Tristes tropiques est donc tout à fait décalé en cette décennie qui va bientôt voir naître la « nouvelle vague » et le « nouveau roman ». la première raison du succès vient donc d’ailleurs et doit d’abord être rattaché au contexte des années 1950. Les souvenirs d’Auschwitz et d’Hiroshima sont encore vifs, et les avancées de la science et du machinisme suscitent les plus grandes inquiétudes. En prenant la civilisation occidentale pour objet, en la comparant aux cultures les plus « primitives » du globe, en montrant que tout progrès technologique se paye par une perte sur un autre plan, cette civilisation n’apparaît que comme une option parmi d’autres offertes à l’humanité. Aussi divers soient-ils, tous les comptes rendus de l’époque s’attardent sur cette question.
« Ce grand échec de l'Inde apporte un enseignement : en devenant trop nombreuse et malgré le génie de ses penseurs, une société ne se perpétue qu'en sécrétant la servitude. Lorsque les hommes commencent à se sentir à l'étroit dans leurs espaces géographique, social et mental, une solution simple risque de les séduire : celle qui consiste à refuser la qualité humaine à une partie de l'espèce. Pour quelques dizaines d'années, les autres retrouveront les coudées franches. Ensuite il faudra procéder à une nouvelle expulsion. Dans cette lumière, les événements dont l'Europe a été depuis vingt ans le théâtre, résumant un siècle au cours duquel son chiffre de population a doublé, ne peuvent plus m'apparaître comme le résultat de l'aberration d'un peuple, d'une doctrine ou d'un groupe d'hommes. J'y vois plutôt un signe annonciateur d'une évolution vers le monde fini, dont l'Asie du Sud a fait l'expérience un millénaire ou deux avant nous et dont, à moins de grandes décisions, nous ne parviendrons peut-être pas à nous affranchir. Car cette dévalorisation systématique de l'homme par l'homme se répand, et ce serait trop d'hypocrisie et d'inconscience que d'écarter le problème par l'excuse d'une contamination momentanée.
Ce qui m'effraye en Asie, c'est l'image de notre futur, par elle anticipée. Avec l'Amérique indienne je chéris le reflet, fugitif même là-bas, d'une ère où l'espèce était à la mesure de son univers et où persistait un rapport adéquat entre l'exercice de la liberté et ses signes. »
Outre son succès public immédiat, Tristes Tropiques marque ensuite le début d'une révolution dans les sciences humaines. Jusqu'alors connu des seuls spécialistes, son auteur accède d'un coup à une notoriété considérable, comparable à celle de Sartre ; elle va faire de lui, fût-ce contre sa volonté, le porte-parole du structuralisme, aux côtés de Roland Barthes et de Jacques Lacan. Tristes Tropiques ouvre le projet de l'Anthropologie structurale (1958) et des Mythologiques (1964-1971).
« A un niveau différent de la réalité, le marxisme me semblait procéder de la même façon que la géologie et la psychanalyse entendue au sens que lui avait donné son fondateur : tous trois démontrent que comprendre consiste à réduire un type de réalité à un autre; que la réalité vraie n'est jamais la plus manifeste; et que la nature du vrai transparaît déjà dans le soin qu'il met à se dérober. Dans tous les cas, le même problème se pose, qui est celui du rapport entre le sensible et le rationnel et le but cherché est le même : une sorte de super-rationalisme, visant à intégrer le premier au second sans rien sacrifier de ses propriétés. »
Mais paradoxalement cet accueil coïncide avec une nouvelle donne pour les intellectuels français : vient le temps des désillusions de l'engagement, de l'entrée en scène du « Tiers Monde » avec la conférence de Bandung, puis de la décolonisation Cette nouvelle orientation va correspondre plus largement à une remise en cause des sciences sociales et de la posture du savant qui prétend parler pour les indigènes( On fait l’apologie de la subjectivité contre la démarche objectivante et froide des universitaires) tout aussi paradoxalement ,une telle approche est aux antipodes de la pensée de C. Lévi-Strauss et pourtant, Tristes tropiques échappe à la critique : son mélange de confessions et d’autobiographie intellectuelle de la part d’un savant aux théories austères est la preuve que la subjectivité est en jeu même dans les constructions anthropologiques les plus abstraites. On peut donc placer le livre au coté de L’Afrique fantôme de Leiris, comme précurseur d’un mouvement qui, dans les années1980, invitera les anthropologues à s’interroger sur leurs modes d’écriture et sur les interactions entre l’enquêteur et ceux qu’il étudie.
« On a dit parfois que la société occidentale était la seule à avoir produit des ethnographes; que c'était là sa grandeur et, à défaut des autres supériorités que ceux-ci lui contestent, la seule qui les oblige à s'incliner devant elle puisque, sans elle, ils n'existeraient pas
. On pourrait aussi bien prétendre le contraire : si l'Occident a produit des ethnographes, c'est qu'un bien puissant remords devait le tourmenter, l'obligeant à confronter son image à celle de sociétés différentes dans l'espoir qu'elles réfléchiront les mêmes tares ou l'aideront à expliquer comment les siennes se sont développées dans son sein. Mais, même s'il est vrai que la comparaison de notre société avec toutes les autres, contemporaines ou disparues, provoque l'effondrement de ses bases, d'autres subiront le même sort. Cette moyenne générale que j'évoquais tout à l’heure fait ressortir quelques ogres : il se trouve que nous sommes du nombre; non point par hasard, car, n'en eussions-nous pas été et n'eussions-nous pas, dans ce triste concours, mérité la première place, l'ethnographie ne serait point apparue parmi nous : nous n'en aurions pas ressenti le besoin. L'ethnographe peut d'autant moins se désintéresser de sa civilisation et se désolidariser de ses fautes que son existence même est incompréhensible, sinon comme une tentative de rachat : il est le symbole de l'expiation ».Aujourd’hui, on insiste et on découvre dans le livre une réflexion sur les rapports de l’homme à son environnement qui apparaît brusquement très contemporaine, mais aussi sur l’influence de Marcel Proust et du surréalisme En effet, si Tristes tropiques est bien un récit de voyage, c’est moins l’ethnologue en personne que sa mémoire que l’on voit à l’œuvre. . Dans « Regarder écouter lire, » Lévi-Strauss évoque la «technique de montages, et de collages» mise en œuvre par Marcel Proust (comme déconstruction d’une conception du roman et de l’art), lorsqu’il écrivait la recherche du temps perdu ; cette technique est aussi la sienne appliquée à sa propre biographie.
Proust compose la sonate de Vinteuil et sa « petite phrase » à partir d'impressions ressenties en écoutant Schubert, Wagner, Franck, Saint-Saëns, Faur1. Quand il décrit la peinture d'ElStir, on ne sait jamais s'il pense plutôt à Manet, à Monet, ou bien à Patinir. Même incertitude sur l'identité des écrivains rassemblés dans le personnage de Bergotte.
Ce syncrétisme étranger au temps va de pair avec un autre, qui convoque et confond dans le moment présent des événements ou incidents de dates différentes. Par ses propos, ses réflexions, le narrateur paraît avoir dans la même page tantôt huit, tantôt douze, tantôt dix-huit ans. Ainsi lors du séjour avec sa grand-mère à Balbec : «Notre vie étant si peu chronologique. »
Vue sous cet angle, la mémoire involontaire ne s'oppose pas simplement à la mémoire consciente, celle qui renseigne sans faire revivre. Ses interventions dans la trame du récit compensent, rééquilibrent un procédé de composition qui altère systématiquement le cours des événements et leur ordre dans une durée qu'en fait Proust traite avec désinvolture «Quelques-uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé cinématographique des choses. Cette conception était absurde. Rien ne s'éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu'une telle vue cinématographique-
Les raisons de ce parti pris ne sont pas seulement, peut-être pas surtout, d'ordre philosophique ou esthétique. Elles sont indissociables d'une technique. la Recherche est faite de morceaux écrits dans des circonstances et des époques différentes. Il s'agit pour l'auteur de les disposer dans un ordre satisfaisant, je veux dire conforme à la conception qu'il se fait de la véracité, au moins dans les débuts ; mais de plus en plus difficile à respecter au fur et à mesure que la composition avance. En certaines occasions il faut travailler avec des « restes », et les disparates deviennent plus visibles. À la fin du Temps retrouvé, Proust compare son travail à celui d'une couturière qui monte une robe avec des pièces déjà découpées en forme ; ou, si la robe est trop usée, la rapièce. De la même façon, il aboute dans son livre et colle des fragments les uns aux autres «pour recréer la réalité, en emmanchant, sur le mouvement d'épaules de l'un, un mouvement de cou fait par un autre », et bâtir une seule sonate, une seule église, une seule jeune fille, avec des impressions reçues de plusieurs » .regarder, écouter, lire.
A suivre
Commentaires